2. Défis de l'islam au christianisme
Par Christian DUQUOC, op, Juillet 2005
Recenser les défis que l'islam pose au christianisme est une épreuve. Cette investigation
présuppose en effet, de la part des chrétiens, la reconnaissance que leur foi et l'institution qui
en témoigne présentent des maillons faibles et que ceux-ci, occultés par l'évidence des
convictions, sont dévoilés par une autre religion. L'islam, par sa présence, rendrait visible ce
que le christianisme se cache à lui-même.
Recenser les défis est une épreuve. La forme, souvent agressive de la provocation, génère une
réaction polémique qui rend quasi impraticable un dialogue vrai. Je renonce à cette attitude
très répandue : elle ne fait ni progresser la connaissance de soi, ni celle de l'autre. La
polémique d'un Michel Onfray contre l'islam se justifie de la sélection qu'il opère : il pense
l'islam à partir des extrémistes. Ceux-ci, que ce soit en religion, en politique ou dans la
culture, sont de mauvais témoins de ce qui se joue dans le groupe dont ils prétendent exprimer
l'essence. Sans doute leurs excès doivent-ils pousser à la vigilance sur des dérives possibles,
mais on ne saurait juger de la valeur et de la fiabilité d'une orientation à partir de quelques
folies criminelles de ses adhérents. Ce choix des extrémistes dans les religions monothéistes
n'est pas fondé. Les lectures communes s'élèvent contre des interprétations si partisanes. Aussi
mettrai-je entre guillemets ce qui se donne à entendre sur l'islam dans l'opinion courante
frappée par le terrorisme et horrifiée par certaines pratiques sociales liées au statut de la
femme. Une culture, fût-elle religieuse, ne saurait être jugée à partir de l'extériorité supposée
normative d'une autre culture, cette dernière prétendant bénéficier, de part le mouvement
progressif de l'histoire, d'une universalité qui relativise toutes les autres.
Ceci me permet d'entendre les défis comme des questions dérangeantes et non comme des
agressions. J'ai retenu quatre défis principaux. Ce choix n'est pas exhaustif et peut être
contesté. Je l'ai établi à partir de points en discussion dans le christianisme et dans le monde
contemporain. Les voici :
La naissance post-chrétienne de l'islam justifie sa prétention à clore la révélation
historique.
La rigueur monothéiste de l'islam rejette la compromission du Dieu biblique avec
l'histoire.
La simplicité dogmatique et morale de l'islam rompt avec la complexité du
christianisme.
La modernité, individu contre communauté : un défi controversé.
A. La naissance post-chrétienne de l'islam justifie sa prétention à
clore la révélation historique
L'islam est né tardivement, au VIIe siècle de notre ère. Quelles que soient les raisons que l'on
puisse historiquement et sociologiquement attribuer à cette émergence d'une religion qui
affirme opérer la synthèse des apports précédents en en corrigeant les déviations, il n'en reste
pas moins que, du point de vue de la théologie chrétienne, l'islam pose une question
redoutable liée à son apparition tardive. Pour la foi chrétienne, les Ecritures saintes se closent
avec le témoignage porté à la résurrection de Jésus. Le Christ étant la parole définitive de
Dieu met le point final au mouvement de la révélation. Selon Jean de la Croix, le Verbe
s'étant incarné, Dieu n'a plus rien à ajouter. Le défi est donc le suivant : l'islam met en porte à
faux l'affirmation la plus forte de la foi chrétienne exposée à Vatican II, le Christ, en vertu de
sa filiation et de sa résurrection est l'unique Seigneur et Maître de l'histoire. Peut-on imaginer
que Dieu s'adonne à une nouvelle révélation après l'événement décisif de Pâques donnant sens
à l'Ancien Testament ?
Il existe un moyen simpliste d'écarter ce défi : Jésus a annoncé qu'il viendrait beaucoup de
faux prophètes parlant en son nom. L'Apocalypse les traite d'antéchrists. Aux derniers jours,
le Ressuscité les anéantira d'un souffle de sa bouche. Dans cette perspective, les religions qui
assoient publiquement leur autorité sur des prophéties étrangères à l'Evangile relèvent de
l'imposture. De nombreux chrétiens ont jugé que l'islam est un mensonge en raison même de
sa postériorité par rapport à Jésus et de sa prétention à purifier son message qui aurait été
détourné de son vrai sens par ses disciples. Vatican II a écarté ce jugement en affirmant que
ce qu'il y a de bon et de vrai dans cette religion ne contredit pas le chemin ouvert par le
Christ.
Cette positivité relève du défi car elle donne à entendre qu'un chemin vers Dieu différent et
séparé du christianisme serait légitimement apparu dans le temps sur lequel le Christ a
maîtrise. L'émergence post-chrétienne d'une foi religieuse (ce qui n'est le cas d'aucune des
autres grandes religions) pose question en raison d'une inscription dans l'histoire qui en
déstabilise l'interprétation chrétienne. Vatican II s'est gardé de traiter cette question. Dans le
Coran cette inscription historique est présentée non comme négation des révélations
précédentes, juive et chrétienne, mais comme leur sceau. Le Coran est le message ultime de
Dieu, réduisant à un caractère provisoire ceux de Moïse et de Jésus. Ces derniers annonçaient
d'ailleurs l'ultime révélation faite à Mahomet. En conséquence, la parole de Jésus, Verbe de
Dieu et Christ ressuscité, ne clôt pas la révélation qui court depuis l'origine dans la Bible, seul
le Coran assume véritablement les vérités précédentes sans cesse réaffirmées et sans cesse
falsifiées. Le Coran est la correction dernière, l'écrit désormais immuable, il n'est en rien
dépendant du contexte historique de sa production. Le défi posé au christianisme provient
donc du caractère post-chrétien de l'islam. Il est la véritable révélation, les précédentes ayant
été exprimées de façon aléatoire depuis l'origine.
Indépendamment du contenu religieux du Coran, le fait post-chrétien de sa manifestation par
un homme charismatique prétendant mettre par cet écrit un terme au processus de la
révélation est un défi à la façon chrétienne d'entendre l'histoire de la relation entre Dieu et les
hommes. S'il ne s'agit pas d'une imposture, mais d'une religion légitime, quel sens théologique
chrétien attribuer à cette irruption non programmée par la Bible ? Ceci mérite discussion : je
ne suis pas sûr que dans l'état actuel de la recherche on puisse donner une réponse définitive.
B. La rigueur monothéiste de l'islam rejette la compromission du
Dieu biblique avec l'histoire
Le Coran est essentiellement une correction aux déformations juives et chrétiennes infligées à
la révélation première faite à Adam, révélation comprise comme ultime.
La Bible vétéro-testamentaire offre une révélation de Dieu fondée sur une relation aléatoire,
l'alliance. Elle est le résultat ou le produit d'un jeu jamais achevé, aussi prend-elle la forme de
récits qui ne se développent pas selon une argumentation, mais selon un mode plus ou moins
chaotique d'actions dont les prophètes et les sages s'efforcent de préciser le sens : la révélation
demeura donc en suspens en raison même de la forme littéraire qui représente l'ossature de la
Bible.
Le Nouveau Testament ne se démarque pas complètement de cette forme littéraire : il raconte,
selon des points divers, le parcours historique d'un homme charismatique que les
commentaires épistolaires consacreront comme le révélateur ultime. Il accomplit en lui-même
le sens des prophéties et des récits antiques, avec une réserve cependant : l'accomplissement
n'est pas l'abolition du chemin antérieur (cf. Rm 9-11).
L'histoire en son mouvement antagonique (le Ressuscité est le condamné à mort, comme chez
Isaïe le révélateur suprême est le serviteur humilié) est le lieu de la parole de Dieu assumant la
précarité humaine. Au point que cette précarité donne à entendre l'intimité de Dieu comme
échange : Dieu Père est l'origine absolue, Dieu le Fils le Révélateur humain, Dieu l'Esprit
l'exégète du récit biblique pour le temps en suspens.
C'est cette précarité comme lieu de parole divine et d'expression de l'intimité de Dieu que le
Coran affirme dépasser au nom d'un écrit ne devant rien à l'histoire mais tout à Dieu, un Dieu
sans le compromis incontournable de l'alliance. Le Coran porte ainsi un défi radical à la
tradition chrétienne. En quoi consiste-t-il ?
La révélation première dont le Coran est la rédaction écrite se résume en une affirmation :
Dieu est unique, il n'a ni compagnon, ni associé, ni concurrent, il est solitaire. Sa grandeur, sa
majesté relèvent de cette solitude, et sa toute-puissance en est la démonstration. Le
monothéisme est absolument rigoureux. La révélation coranique, manifestation de l'absolu
divin, n'a pas de substrat historique, elle n'est pas le résultat d'un compromis sans cesse
remodelé et dont la métaphore est l'alliance. Dieu est absolument transcendant : il ne soumet
pas sa révélation aux lois humaines d'une histoire événementielle dont l'incarnation est
l'ultime compromis.
Les déviations opérées par rapport à la révélation originaire confiée à Adam sont toutes liées
au caractère narratif de l'alliance, elles ne sont les conséquences de la méchanceté des
hommes que pour autant que celles-ci relèvent du mode du récit et que le partenaire humain
appartient à la structure immanente de l'alliance. Le Dieu judéo-chrétien en se manifestant de
cette manière prend le risque de déviations par rapport à la rigueur originelle. Celles-ci, loin
d'être extérieures à la révélation, lui sont internes, elles sont nécessaires dans le cadre choisi,
un échange précaire.
Le Coran corrige ces dérives en assignant Dieu à la transcendance et à la solitude. Faire de
l'histoire, par la métaphore de l'alliance, le lieu de la révélation de Dieu aboutit
nécessairement à la corruption de la rigueur monothéiste, même si cette corruption a revêtu
des aspects divers dans le judaïsme et le christianisme. Le judaïsme, par son interprétation de
l'alliance comme le lieu d'un débat avec Dieu arbitré par une loi sujette à commentaire
indéfini, annonce le dérèglement chrétien qui importe Dieu dans la condition humaine et
projette dans son intimité la communauté nécessaire à une aventure de partenariat. On assiste
ainsi à la répartition de jeux de rôles qui transcrivent dans l'histoire un mouvement immanent
à Dieu lui-même et qu'on désigna par le terme « Trinité ». Selon le Coran, le récit comme
base de la révélation conduit ainsi à relativiser la transcendance de Dieu en lui infusant
l'aléatoire relationnel du monde humain. Le monothéisme s'oriente dès lors vers une version
païenne de la pluralité divine, malmenant la transcendance originaire au profit de
compromissions avec les variations humaines relatives à une alliance où le partenaire humain
joue un rôle excessif.
Le défi premier qui avait pour contenu la naissance tardive de l'islam n'est pas dénué de
rapport avec le second. Bien au contraire : l'islam est né au moment où le christianisme
n'arrivait pas à réguler les excès de la projection en Dieu d'une révélation soumise aux aléas
de l'histoire. Des interprétations contradictoires et des brisures doctrinales portant sur Dieu et
sur le Christ appelaient un contre-pouvoir : ramener Dieu à sa solitude et à sa plénitude
originaires hors de l'histoire et donc hors de la révélation par mode de récit. La rigueur
monothéiste dont la révélation fut simultanée de la naissance de l'homme représentait la
réponse à ces dérives. Dieu n'appartient pas à l'histoire, il en est le maître sans compromis en
opposition à la maîtrise de l'histoire par le Ressuscité qui se définit par l'acceptation de
l'humiliation : être le serviteur jusqu'à la mort injuste. La dialectique de l'alliance est récusée
comme errance sur le vrai visage du Dieu Un. La révélation originaire reprise par l'islam est
moins dérangeante que celle annoncée par le christianisme.
C. La simplicité dogmatique et morale de l'islam rompt avec la
complexité du christianisme
Les dogmes chrétiens, tels qu'ils ont été élaborés pour l'essentiel dans les quatre premiers
siècles et discutés de façon subtile ensuite, ont fait du christianisme une religion à deux
vitesses : un aspect savant et jouissant du privilège de l'inaccessible au peuple ordinaire, un
aspect populaire qui tenait à l'idée monothéiste de Dieu auquel il identifiait le Christ et qui
accordait à Marie une confiance très forte comme si elle atténuait le jugement de Dieu ; elle
représentait l'icône féminine de sa tendresse et de sa miséricorde.
Ce hiatus entre la complexité des dogmes et la piété populaire a certainement favorisé
l'extension de l'islam qui se centrait sur l'unité divine. L'islam simplifiait ainsi deux dogmes
chrétiens fondamentaux : l'incarnation et la trinité. Il écartait également la conviction
chrétienne d'une médiation rédemptrice (« Il est mort pour nos péchés ») dont l'explication
paraissait encore plus subtile que celle des deux autres dogmes.
Ce défi dogmatique n'est pas l'un des moindres ; il soulève en effet des complicités dans le
christianisme lui-même. Dès les deuxième et troisième siècles des protestations se sont
élevées contre la complexité de la théologie chrétienne, soit par mimétisme à l'égard du
judaïsme, soit par emprunt à l'hellénisme. A la fin du troisième siècle, le mouvement lancé par
Arius pour revenir à un monothéisme strict représente la réaction majeure en ce sens.
Aujourd'hui la volonté de rompre avec l'accumulation dogmatique depuis l'Antiquité se
manifeste dans divers mouvements évangéliques, dans la théologie protestante et chez
beaucoup de catholiques qui jugent inassimilables cette brassée doctrinale dont la cohérence
n'est pas apparente. On désire revenir à l'essentiel : un Dieu, un témoin : Jésus, un dessein : la
fraternité dans l'amour et la compassion. L'idée d'un fonds commun des religions s'enracine
dans ce retour à ce qui est jugé essentiel.
La morale soulève le même problème. Elle est relativement simple dans le Coran, elle reprend
les données du décalogue, usant de plus de largesse sur certains points. Elle représente une
sorte de morale naturelle ou commune accoudée à quelques interdits et prescriptions rituels.
Elle n'est pas divisée comme l'est la morale chrétienne entre le soutien à la loi et sa critique.
Naturelle, la morale de l'islam est adaptée à une vie communautaire sans excès ascétique et
mystique, sans culpabilisation en raison d'un manque d'idéal perfectionniste. C'est sur ce
dernier point que porte sans doute le défi.
La morale chrétienne veut articuler une morale naturelle empruntée au décalogue et un idéal
de perfection se détachant de sa modération. Cet idéal s'oriente vers une coupure avec le train
du monde : les Béatitudes en sont l'expression. Elle est donc en même temps approbative et
subversive. De plus, son rapport à la loi demeure ambivalent en raison d'une revendication de
liberté qui est l'une des sources de la notion occidentale de liberté de conscience.
L'approbation de la morale naturelle, nécessité pour la coexistence, et sa subversion, mise en
cause de sa médiocrité face à Dieu, conduisent à la fois à une célébration de la création et à un
risque de dénégation de sa valeur.
Un signe sépare le christianisme du judaïsme et de l'islam : la valorisation du célibat pour le
Royaume. Le célibat est souvent présenté comme en harmonie avec le Règne futur. Il tend à
insinuer une certaine méfiance à l'égard de ce monde-ci. Aussi bien le judaïsme que l'islam
voient dans la procréation une dynamique correspondant à la bénédiction de Dieu sur le
monde : « Croissez et multipliez-vous ». Cette reconnaissance de la continuité de l'œuvre de
Dieu par la continuité de la croissance humaine se démarque profondément de la rupture
entretenue par le christianisme, plus sensible au monachisme. Cette rupture montre que le
rapport de la morale à la création dans le judaïsme et l'islam n'est pas identique à celui que
suppose le christianisme. Dans le cas de l'islam, la morale approbatrice de l'œuvre de création
est le rappel de la bénédiction de Dieu, il est donc sans intérêt d'insérer une rupture dans le
monde. Pour le christianisme, celle-ci est le signe d'une interrogation et d'un doute sur le
monde : il est l'inachevé et le séducteur potentiel.
Là aussi il existe une complicité entre des formes actuelles de contestation occidentale du
christianisme et le défi moral porté par l'islam. De nombreux croyants estiment en effet que la
morale chrétienne officielle est trop rigoriste en matière de sexualité. Ils considèrent que les
dénonciations du divorce, de la contraception et de l'homosexualité sacrifient à des préjugés
dits naturels. Le lien entre sexualité et procréation sous-estimerait ses dimensions affectives et
ludiques. Ils requièrent une simplification des normes au profit de quelques principes fondés
non sur l'idée de nature, mais sur le respect d'autrui incluant une liberté réelle à l'égard des
lois objectives.
Cette demande de simplification ne rencontre que partiellement le point de vue de l'islam :
elle s'y accorde sur le non mépris de la sexualité, mais elle s'en sépare complètement sur la
revendication de la liberté et sur l'exigence de l'égalité des deux sexes. Il y aurait donc une
réciprocité de défi.
Il n'en reste pas moins que tant sur le dogme que sur la morale, l'islam est une simplification
de la complexité chrétienne, elle lui donne un pouvoir de séduction très fort auprès de
populations qui ont à la fois un grand désir d'absolu et un besoin de règles simples. Sur ce
point, le défi est réel, notamment pour les populations d'Asie et d'Afrique. Toutefois, il n'est
pas impossible que les excès fanatiques ne ternissent la sagesse inhérente à cette volonté de
simplicité dans la relation à Dieu. Le débat avec la modernité souligne que le défi porté par
l'islam au christianisme peut aussi se retourner contre lui.
D. La modernité, individu contre communauté : un défi controversé
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