Colloque crise de civilisation Séance sur NOUVEAU TYPE DE DEVELOPPEMENT Aurélie Trouvé choisit d’aborder ce thème à partir des questions agricoles et alimentaires. La moitié des travailleurs dans le monde sont en effet des paysans. Ils sont les grands témoins de l’impasse du capitalisme qui remet en cause les exploitations familiales en laissant les hedgefunds et les multinationales de l’agro alimentaire acheter des vignobles et des bananeraies, ou transforme ces exploitations familiales en entreprises de plus en plus dépendantes de ces multinationales, par l’amont (par le biais des engrais, des semences et du matériel agricole ) comme par l’aval. C’est ainsi que la crise laitière est liée à la chute des prix d’achat du lait pour accroître les marges des IAA et que les semences, qui étaient des biens communs issus du travail des agriculteurs et qui leur appartenaient deviennent des marchandises qu’ils doivent se procurer et qui sont l’objet d’une spéculation. La libéralisation des marchés et la dérégulation des cours des produits alimentaires sous l’action de l’OMC, mais également de la Banque mondiale et du FMI par l’abaissement des droits de douanes, a conduit les pays du sud à devenir des importateurs nets de produits alimentaires avec pour conséquence un accroissement de la dette publique. La financiarisation, elle, par le jeu des marchés à terme de matières premières, surtout depuis la crise immobilière de 2008, entraîne une flambée des prix et un risque de nouvelles révoltes de la faim, après celles de 2007. La mise en concurrence des agriculteurs au niveau mondial pour faire baisser les coûts de production a pour conséquence une fragilisation des exploitations agricoles qui doivent investir toujours plus ou disparaître.. D’où une crise de l’emploi dans l’agriculture, une crise alimentaire et une crise écologique (l’agriculture mécanisée liée au système productiviste et déconnectée à la fois du cycle de reproduction de la nature et des citoyens consommateurs , étant responsable de 15 % des Gaz à effet de serre dégagés). Toutefois le capitalisme montre, avec les agro-carburants et le développement du capitalisme vert, comment il est capable de s’adapter à cette crise par la mise en place d’une agriculture biologique et en tentant de montrer que le marché est bon pour l’écologie. Il est donc important de travailler en lien avec les ONG environnementales qui risquent de se laisser séduire par ce discours au lieu de se battre pour la défense de la régulation. Des leviers politiques existent pour la transformation du monde de développement actuel. C’est le cas notamment des AMAP et des rachats de terres par les citoyens. Nasser Mansouri cherche lui aussi a montrer comment face à la crise de civilisation actuelle nous avons un impératif de solidarité au niveau mondial à respecter pour déboucher sur un développement humain durable. 50 % des 6,5 milliards d’êtres humains dans le monde actuel vivent avec moins de 2 euros par jour, n’ont pas accès à l’eau, à la santé…avec un accroissement des difficultés comme des inégalités partout dans le monde de puis 2008. D’ici peu nous serons 9 milliards dont 90 % nés dans des pays en voie de développement. Les difficultés seront donc accrues si nous laissons faire cette civilisation de marché barbare. Le mode de développement économique et social capitaliste a fait du social et de l’environnement des variables d’ajustement. Peut-on établir une nouvelle civilisation et quels obstacles devons-nous affronter ? La terre peut-elle répondre au défi démographique par un développement humain soutenu, une amélioration du bien-être, une réponse aux besoins matériels et immatériels ? Jusqu’ici les innovations technologiques et sociales ont permis d’améliorer le bien-être. Pour lui, le problème n’est pas la finitude de la planète terre mais celle du système capitaliste dans sa capacité à améliorer le bien-être. Avec la révolution informationnelle, la connaissance, les savoirs et les savoir-faire peuvent, grâce aux NTIC, être partagés sans hausse du coût de production . Cette révolution informationnelle nous permet donc d’aller vers une civilisation de partage et de solidarité. Mais nous nous heurtons à la rentabilité du capital qui fait obstacle à ce partage. La question de quel nouveau type de développement est donc celle de la finalité de la production : la rentabilité du capital ou la réponse aux besoins de la population mondiale. Cette dernière suppose l’accroissement de l’efficacité du système productif par la réduction de l’exigence de rentabilité du capital au profit de la promotion de l’homme et de la préservation de l’environnement. L’avenir ne pourra se passer de l’industrie mais elle devra être articulée à des services de qualité et donc à un développement des services publics. De même il est indispensable de développer une nouvelle conception de la place du travail dans la société et de la place de l’homme dans l’organisation du travail si on veut un développement humain durable et l’émancipation humaine au travers de ce mode de développement. Le financement des biens collectifs mondiaux au service du développement des capacités humaines suppose lui, une transformation du FMI et du système bancaire et financier. Enfin les choix politiques ne doivent pas relever de la seule puissance publique mais aussi des citoyens et des salariés au sein des entreprises afin de remettre en cause un partage des richesses au profit des actionnaires. Pour Frédéric Le Baron, la crise de la croyance économique et de la confiance dans les indicateurs est le symbole de la crise de civilisation.. La multi-dimensionalité du développement humain doit être prise en compte dans les indicateurs de développement. On peut en effet avoir un accroissement du produit intérieur Brut (PIB) et un accroissement des inégalités de revenus, d’emploi , de niveau d’éducation, de santé, dans l’accès au logement, à la justice…D’où la nécessité d’établir des tableaux de bord avec des indicateurs de ‘progrès social’ à coté des indicateurs de ‘progrès économique’, ou encore des indicateurs sociaux de bien-être, des indicateurs de performance sociale en matière d’éducation, de santé mais aussi de biens sociaux, de temps passé dans les transports…de conditions de travail, de gouvernance, d’accès aux droits politiques, de sécurité économique, d’activité physique, et aussi de bien-être subjectif. Il faut donc mettre à l’ordre du jour la rénovation de l’indicateur de développement humain, l’IDH, en le corrigeant des inégalités afin d’obtenir un IDHI. C’est ce qui a été fait en 2010 et on voit que même si la corrélation entre les 2 indicateurs est réelle, la correction de l’IDH par l’IDHI a un impact sur le classement des pays. Mais la révolution statistique mondiale prévue par FITOUSSI n’a pas démarré. Les budgets ne sont pas au rendez-vous pour des enquêtes ‘emploi du temps ‘. En outre le rapport du Conseil d’analyse économique montre, comme le rapport allemand correspondant, que tous les économistes ne partagent pas le même point de vue. Beaucoup donnent la priorité au PIB, considèrent que le seul indicateur d’inégalité à prendre en compte est celui en matière de revenus (qui écrase le développement des plus hauts revenus) et qu’il ne faut surtout pas d’indicateurs de ‘durabilité’ mais plutôt développer des indicateurs de ‘soutenabilité financière publique’ correspondant aux besoins des agences de notation. Les indicateurs constituent de fait un enjeu démocratique, celui de la mesure du bien-être et des inégalités et leur construction pose la question de la finalité de la production. Par ailleurs se pose la question de l’utilisation de ces indicateurs quand on voit que les politiques européennes n’améliorent ni la croissance, ni les inégalités, ni l’environnement. Plusieurs questions font alors l’objet d’un débat à la suite des réactions des ‘discutants’ à ces trois interventions liminaires. A Guy Carassus pour qui un autre type de développement doit avoir pour visée l’émancipation humaine et le développement de la personne comme une fin en soi et qui propose comme mesure de ce développement, le temps libre, Nasser Mansouri objecte que la question du temps libre ne peut être dissociée de celle du contenu du travail et de l’organisation du travail permettant l’épanouissement humain, et doute que l’on puisse considérer comme émancipateur le temps libre des chômeurs ou celui passé dans les transports. Pour Frédéric Le Baron également, le temps libre ne peut être le seul indicateur de bien-être. On doit aussi par exemple retenir comme indicateur, l’accès aux organisations politiques, aux structures associatives, à la culture et à ses différentes formes…tandis que Gérard Mordillat nous invite à relire ‘le droit à la paresse’ de Paul Lafargue. Ivelyne Nicholas soulève la question de la croissance économique illimitée, qui a été privilégiée comme indicateur de progrès depuis les années 50 alors que la question des limites des ressources était déjà présente chez les néo-classiques. Pour elle, à l’opposé du New Deal vert que le capitalisme tente d’imposer comme sortie de crise, il faut , au contraire, débattre de la décroissance. Mais pour Aurélie Trouvé, si on veut réduire les inégalités, on ne peut remettre en cause la croissance. Ce qu’il faut, c’est ne pas considérer la question écologique comme un appendice de la question sociale, mais articuler la question écologique, la question sociale et celle de la démocratie, le développement économique n’étant qu’un outil. Nasser Mansouri est, lui aussi, en total désaccord avec la notion même de décroissance quand 50 % de la population mondiale dispose de moins de 2 euros par jour pour vivre. Un nouveau type de développement suppose que les individus puissent manger à leur faim, vivre dans des logements décents… et l’avenir ne peut reposer sur le seul développement des services à la personne. Il défend un impératif de solidarité, un rassemblement autour d’une vision stratégique et une planification démocratique (un accord sur les orientations politiques pour les 5 prochaines années). Pour Frédéric Le Baron , enfin, il s’agit surtout de ne pas s’enfermer dans des débats sur ‘croissance/décroissance’, mais d’arbitrer politiquement sur ce que nous voulons voir décroître : l’espérance de vie ? les inégalités ?..et Alain Hayot suggèrera la lecture du dernier livre d’Edgar Morin pour qui il faut bien une croissance de ce que l’on veut développer, en fonction de la finalité que l’on veut donner au développement humain. Alors que Ivelyne Nicholas dénonce l’accaparement des terres agricoles latino-américaines pour la consommation de viande par les pays développés, avec l’impact négatif de ce mode de consommation sur l’environnement, Aurélie Trouvé, elle, refuse la responsabilité individuelle des consommateurs de viande dans la crise écologique. C’est le capitalisme financier mondialisé, qui, en tant que système porte la responsabilité de la crise écologique. C’est l’OMC qui, en favorisant des importations massives de soja en provenance d’Amérique latine, pour faire baisser le coût de production de la viande, a contribué à l’accroissement de la consommation en viandes. Ce qu’il faut, ce n’est donc pas culpabiliser les consommateurs mais plus de régulation étatique. Nasser Mansouri partage ce point de vue. Ce qu’il faut c’est changer le système en partant des intérêts communs à tous les travailleurs, mais aussi à tous les habitants de la planète A Gérard Mordillat qui conteste l’analyse d’Aurélie Trouvé d’une population agricole qui serait le grand témoin des dégâts du capitalisme, alors que, selon lui, la grande majorité des agriculteurs est plutôt complice du capitalisme industriel en adhérant massivement à l’économie de marché, Aurélie répond que si les agriculteurs sont effectivement majoritairement absorbés par le capitalisme, comme le montre la désignation d’un grand céréalier et non d’un exploitant agricole à la tête de la FNSEA, Xavier Beulin, tout le monde ne peut être mis dans le même sac, et notamment le MODEF, la confédération paysanne ou Via Campesina. Mais il est vrai que, au niveau européen, seule l’alliance avec les organisations citoyennes écologistes permettra de faire avancer les choses. Alain Hayot, lui, intervient sur l’enjeu culturel du développement humain. Cet enjeu ne se réduit pas à la question du développement des forces productives et de leur impact sur les consciences. Il pose la question des finalités de la société que nous voulons, du dépassement des formes de domination, du partage des imaginaires, des idées, du sensible et du savoir. Il faut en finir avec une vision rationaliste économiste du monde. Ce à quoi Nasser Mansouri répond que les droits d’intervention des travailleurs sur les choix collectifs relèvent aussi de la culture. Une vision émancipatrice du développement humain durable met l’homme et le travail au centre. Mais pour Mikaël Lowy il est surtout important de prendre en compte la dimension écologique du mode de civilisation capitaliste. Il ne s’agit pas, précise-t-il de sauver la planète mais bien de sauver la vie humaine sur cette planète et ceci concerne la génération actuelle et non les générations futures. Que va-t-on faire si la terre devient invivable ? Ne faut-il pas changer, dès aujourd’hui le mode de production, en faisant de cette ‘révolution’ non la locomotive de l’Histoire, mais le frein pour limiter les dégâts du capitalisme. La civilisation nouvelle a construire ne doit pas être seulement celle de la solidarité, mais aussi celle d’un autre rapport à la nature. Enfin, à la question de Chantal Delmas sur la transition, Nasser Mansouri répond qu’il faut partir de ce qui existe déjà au sein de la société actuelle, tandis que Frédéric Le Baron pense que s’il faut faire appel aux connaissances de la sociologie politique sur les possibilités de rassemblement, d’un autre coté, les évènements tunisiens ouvrent l’espace des possibles non prévus.