Olivier Bonami (2001)
Université Rennes 2 & UMR 7110
COMPLEMENTATION ET STRUCTURE DU LEXIQUE
Travaux linguistiques du CERLICO 15, p. 1129. Rennes : Presses Universitaires de Rennes.
(http://209.85.135.104/search?q=cache:KcvZUK-FqaYJ:www.llf.cnrs.fr/Gens/Bonami/Bonami-
CERLICO01.pdf+verbe+%2B+compl%C3%A9ment+directionnel&hl=nl&gl=nl&ct=clnk&cd=9)
Introduction
Dans les approches formelles de la syntaxe et de la sémantique,
la proposition suivante est généralement admise comme vraie,
souvent sans discussion .
(1) La complémentation d'une unité lexicale est fixe : une même unité ne peut avoir
qu'une complémentation.
Dans la tradition générative, (1) reçoit une formulation explicite
dès (Chomsky, 1965) à travers l'analyse de la complémentation
comme un problème de sous-catégorisation des unités : si la
complémentation fait partie de la catégorisation, et qu'une même
unité ne peut avoir plus d'une catégorie, alors la complémentation
fait partie de l'identité lexicale. Elle est reprise sans guère de
discussion dans les cadres lexicalistes non-dérivationnels tels que
LFG ou HPSG, où la description d'une liste fixe de compléments
fait partie de l'entrée lexicale d'une unité.
La proposition (1) rencontre immédiatement des contre-exemples
apparents : les verbes qui semblent compatibles avec plusieurs
complémentations sont innombrables. Plusieurs types d'outils
analytiques peuvent alors être mis en jeu pour réduire l'apparente
complémentation variable ; dans les travaux contemporains, l'outil
de choix est une règle lexicale reliant deux individus lexicaux
distincts.
L'objectif de cet article est de remettre en cause la thèse de la
fixité de la complémentation, et de présenter un modèle du lexique
qui permet de rendre compte de sa variabilité.
Le domaine empirique étudié est celui de la sélection des
compléments prépositionnels par les verbes. Dans la première
partie, je montre que les solutions mises en œuvres pour tenter de
sauver la proposition (1) ne sauraient être suffisantes pour rendre
compte de la distribution des groupes prépositionnels (GP). Le
phénomène crucial est l’existence d’exceptions aux alternances de
complémentation : tous les verbes ne sont pas compatibles avec
toutes les complémentations attendues. Dans la deuxième partie, je
présente une approche formelle du lexique comme hiérarchie
d'objets lexicaux qui permet de rendre compte à la fois du caractère
régulier des alternances de complémentation et du fait que celles-ci
ont des exceptions.
1. Peut-on sauver la fixité de la complémentation ?
Comme je l'ai indiqué en introduction, dans la tradition
générative, plusieurs types d'outils analytiques ont été mis en jeu
pour réduire les cas d’apparence de complémentation variable.
Prenons l'exemple du verbe vendre, qui peut apparaître avec ou
sans complément datif:
(2)a Jean a vendu un livre à Marie
(2)b Jean a vendu un livre
Soit on dit que (2)b est dérivé de (2)a par un processus
syntaxique, par exemple une transformation d’effacement ; soit on
soutient que vendre a bien un complément en (2)b, qui ne se réalise
pas phonétiquement (une catégorie vide) ; soit enfin on pose qu'il
existe deux individus lexicaux vendre, l'un avec et l'autre sans
complément datif, et on pose qu'ils sont reliés par une règle
lexicale.
L'hypothèse d'un lien transformationnel entre (2)a et (2)b ne sera
pas discutée ici plus avant, et a été évoquée essentiellement pour
des raisons d'exhaustivité historique. En 1.1, je montre brièvement
pourquoi l'hypothèse de compléments sans réalisation phonétique
ne permet de réduire que les cas les plus triviaux de
complémentation variable. En 1.2., je discute plus en détail
l'analyse par règle lexicale, et je présente des faits dont cette
analyse ne peut rendre compte simplement.
1.1. L'hypothèse du complément nul
L'hypothèse selon laquelle un complément peut être réalisé sous
une forme à contenu phonétique nul est courante ; elle est par
exemple souvent invoquée pour expliquer le fait que beaucoup de
verbes transitifs, comme manger, peuvent apparaître sans
complément de surface.
(3)a Jean a mangé un gâteau
(3)b Jean a mangé
Ce qui rend cette analyse plausible dans le cas de (3) et des
verbes transitifs en général est que, si on ne peut attribuer de
contenu phonétique au complément postulé en (3)b, on peut lui
attribuer un contenu sémantique. (3)b est plus ou moins équivalent
à (4), et on peut donc supposer que le complément nul a une
interprétation similaire à celle d'un GN existentiel.
(4) Jean a mangé quelque chose
Une telle hypothèse est également plausible en (2)b, où vendre
un livre revient à vendre un livre à quelqu'un. Mais elle pose
problème dans les nombreux cas où un complément prépositionnel
est sémantiquement facultatif, c’est-dire n'exprime pas un
participant obligatoire de la situation décrite par le verbe. Quelques
exemples sont donnés en (5-8):
(5)a Jean a ouvert la porte ≠
Jean a ouvert la porte à quelqu'un
(5)b Jean a chanté une chanson ≠
Jean a chanté une chanson à quelqu'un
(5)c Jean a lancé la balle ≠
Jean a lancé la balle à quelqu'un
(6) Jean a voté ≠
Jean a voté pour quelque chose / quelqu'un
(7) Jean a parlé ≠
Jean a parlé de quelque chose / de quelqu'un
(8)a Jean a poussé la voiture ≠
Jean a poussé la voiture quelque part
(8)b Jean a accompagné Marie
Jean a accompagné Marie quelque part
On ne peut pas raisonnablement postuler qu'une phrase comme
Jean a ouvert la porte contienne un complément datif nul
exprimant le destinataire de l'ouverture de la porte, dans la mesure
où cette phrase n'exprime pas le fait qu'il existe un tel destinataire ;
il en va de même pour les exemples suivants. L'hypothèse d'un
complément nul ne permet donc de régler que certains cas de
l’alternance complément/pas de complément : elle n'est possible
que quand le complément est sémantiquement obligatoire tout en
étant syntaxiquement facultatif. Or, si l'immense majorité des
compléments directs sont sémantiquement obligatoires, c'est
beaucoup plus rarement le cas pour les compléments indirects.
La postulation de compléments phonétiquement vides ne peut
donc permettre de réduire l'ensemble des cas de variation de la
complémentation.
1.2. L'hypothèse des règles lexicales
Selon la seconde hypothèse considérée, les occurrences de vendu
en (2) ne sont qu'en apparence deux occurrences d'un
même individu lexical : en réalité, il existe deux verbes vendre, qui
ont des complémentations distinctes.
Si ces deux unités sont réputées être distinctes, elles ne sont
cependant pas pour autant indépendantes l'une de l'autre : on
suppose que les deux unités sont reliées par une règle lexicale qui
explicite leurs similitudes et leurs différences.
L'hypothèse d'une règle lexicale a l'avantage d'être pleinement
compatible avec le fait que certains GP sont sémantiquement
facultatifs : dans une phrase comme Jean a ouvert la porte, il n'y a
pas de complément datif, donc pas de problème d'interprétation du
complément datif.
L'analyse des variations de complémentation par règle lexicale
est, depuis Bresnan (1982), l'hypothèse standard dans les cadres
grammaticaux lexicalistes ; elle a été appliquée en détail à l'analyse
de constructions variées (voir entre autres Pinker, 1989 ; Vespoor,
1997). Cette analyse rencontre toutefois des difficultés quand on
considère l’existence d’idiosyncrasies de complémentation :
certains verbes n’ont pas toutes les complémentations attendues. Le
paragraphe suivant présente deux exemples de ce type, et montre
en quoi ils posent problème pour une approche par règle lexicale.
1.3. Deux difficultés dans le domaine des verbes de
mouvement
1.3.1. Arrière-plan
Il est bien connu que les verbes de mouvement sont susceptibles
de se combiner avec une grande variété de types de compléments
locatifs. Parmi ceux-ci, on doit distinguer entre autres les
compléments directionnels en vers, les compléments de but
dynamiques en jusque, et les compléments de but statiques dont la
tête est une préposition locative statique (à, dans, sur, etc.).
(10)aJean poussait la voiture vers le garage
(10)bJean poussa la voiture jusqu'au garage
(10)c Jean poussa la voiture dans le garage
(10)dJean poussa la voiture
Chacun de ces trois types de complément locatif est compatible
avec des sous-ensembles différents de la classe des verbes de
mouvement. Ainsi, par exemple, les GP directionnels sont
incompatibles avec les verbes de mouvement lexicalement
téliques tels que amener (11) ; les GP en jusque sont incompatibles
avec les verbes décrivant des événements instantanés (12) ; et les
GP de but, dynamiques ou statiques, sont incompatibles avec les
verbes qui décrivent toujours une portion d’un mouvement global,
comme décoller (13).
(11) Jean a amené son fils (#vers/à/ jusqu'à) la gare
(12) Jean est entré (*vers / dans / *jusque dans) la
maison
(13) L'avion a décollé (vers les / #dans les / *jusqu'aux)
nuages
Afin de rendre compte de ces observations, trois règles lexicales
distinctes doivent être utilisées pour introduire les trois types de GP
locatifs, qui posent des restrictions distinctes sur la classe
sémantique des verbes qui peuvent subir la règle. Ces trois règles prédisent
qu’il existe au moins quatre verbes pousser,correspondant aux quatre phrases (10).
1.3.2. Exceptions positives
Il est bien connu que certains verbes de mouvement refusent la
combinaison avec les GP de but statiques, tout en acceptant la
combinaison avec les GP de but dynamiques ou les directionnels .
(15)a#Jean a marché dans le jardin
(15)bJean a marché jusqu'au jardin
(15)c Jean marchait vers le jardin
A priori, on pourrait s'attendre à ce que cette restriction soit du
même ordre que celles qui ont été notées ci-dessus en (11-13) : le
verbe marcher appartiendrait à une classe sémantique lexicale
exclue par la règle lexicale qui introduit les GP de but statiques.
Les exemples (16) enlèvent cependant toute plausibilité à cette
hypothèse : les verbes marcher, courir et ramper sont clairement
sémantiquement très proches ; pourtant, seul marcher refuse le
complément de but statique.
(16)aQuand il entendit l'explosion, Jean courut dans la
cuisine.
(16)b#Quand il entendit l'explosion, Jean marcha dans la
cuisine.
(16)c Quand il entendit l'explosion, Jean rampa sous la
table.
Faute d'une généralisation sémantique, on est contraint de poser
que l'impossibilité du complément de but statique est une propriété
idiosyncrasique de marcher (et de quelques autres verbes, comme
nager et voler).
Pour rendre compte de ce fait dans le cadre de l'analyse avec
règle lexicale, on est face à la difficulté habituelle quand on
constate une exception positive à l'application d'une règle (Lakoff,
1970) : le seul moyen de rendre compte de l'exception est de
postuler un trait ad hoc dans l'entrée lexicale de chaque verbe, qui
indique si la règle concernée peut s'appliquer au verbe considéré.
Cela revient, pour rendre compte d'une exception, à modifier
l’analyse de l’ensemble des verbes de la langue : de même que
chaque verbe doit spécifier sa catégorie, il devrait spécifier s’il peut
subir la règle (14)b. Toutes choses égales par ailleurs, un modèle
du lexique qui permette un traitement moins coûteux des
exceptions est clairement préférable.
1.3.3. Exceptions négatives
A l’inverse du cas précédent, on rencontre également des
exceptions négatives à l’application des règles (14) : dans certains
cas, le résultat de l’application de la règle existe, mais la source
n’existe pas.
Le verbe aller est un cas particulièrement intéressant d’exception
négative. Aller se combine nécessairement avec au moins un
complément prépositionnel, mais il accepte n'importe lequel des
trois types de complément considérés ici.
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