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De la pragmatique du langage à l’interaction sociale
Pour une reformulation du modèle d’Austin
Alain Eraly
Université libre de Bruxelles
On connaît la théorie des actes de langage d’Austin1. Selon le philosophe
d’Oxford, toute énonciation, par exemple « je laisserai la clé sous le paillasson », recouvre
trois actes différents :
1. Un acte locutoire (ou locution), c’est-à-dire la mise en œuvre d’un lexique et
d’une syntaxe afin de produire une phrase qui articule des référents (je, la clé, sous le
paillasson).
2. Un acte illocutoire (ou illocution), c’est-à-dire l’action conventionnelle que nous
réalisons en énonçant la phrase (j’avertis, je préviens, je promets de laisser la clé sous le
paillasson).
3. Un acte perlocutoire (ou perlocution), c’est-à-dire l’effet que nous cherchons à
susciter chez autrui par notre énonciation (qu’il sache comment entrer dans la maison,
qu’il cesse de s’inquiéter, etc.).
Classiquement, l’acte locutoire est l’acte que l’on accomplit par le fait de dire
quelque chose. L’acte illocutoire celui que l’on accomplit en disant quelque chose :
promesse, conseil, avertissement, prière, suggestion, affirmation, etc. L’acte perlocutoire
celui que l’on accomplit par le fait de dire quelque chose : convaincre, dissuader,
surprendre, embarrasser, susciter un sentiment, modifier une opinion, etc. Et toute parole
s’analyse comme la combinaison singulière de ces trois actes dans des circonstances
déterminées.
La théorie austinienne des actes de langage, plus ou moins amendée, raffinée,
complétée par des auteurs comme Searle, Vanderveken, Ducrot, Strawson, Récanati, Bach
et Harnish est au cœur de ce qu’on nomme la pragmatique du langage, à savoir l’étude de
l’usage du langage en situation, par opposition à la linguistique qui concerne l’étude du
système linguistique in abstracto, sous l’angle phonologique, morphologique, syntaxique et
sémantique. En gros, on peut dire que la pragmatique a pour objet l’étude de ce qui, dans
la signification d’un énoncé, relève de la situation des locuteurs et non de la seule
structure linguistique de la phrase utilisée. Plus on étudie le langage concret, c’est-à-dire
les paroles en situation, plus la signification des énoncés, et d’abord l’identification des
J.-L. Austin, Quand dire, c’est faire, Paris, Seuil, 1970. Voir aussi : K. Bach & R.M. Harnish, Linguistic Communication and
Speech Acts, Cambridge (Mass.), The MIT Press, 1979; O. Ducrot, Dire et ne pas dire. Principes de sémantique linguistique,
Paris, Hermann, 1972. Fr. Récanati, La transparence et l’énonciation. Pour introduire à la pragmatique, Paris, Seuil, 1979. J.R.
Searle, Les actes de langage, Paris, Hermann, 1972 ; Sens et expression, Paris, Minuit, 1982. J.R. Searle & D. Vanderveken,
Foundations of Illocutionary Logic, Cambridge, Cambridge University Press, 1985. P.F. Strawson, “Intention and
convention in speech-acts”, The Philosophical Review, 1964.
1
1
référents (Qui est « je » ? De quelle clé et de quel paillasson parle-t-on ?), s’avère
dépendante du contexte de son énonciation. De ce point de vue, la pragmatique
linguistique semble s’inscrire naturellement dans une théorie de l’interaction verbale.
Or, cette inscription est pour le moins malaisée comme l’a bien vu Pierre
Bourdieu2. La conception de l’interaction verbale qui émerge des études de pragmatique
reste souvent entachée d’un formalisme réducteur. Il ne s’agit pas ici de reconduire la
critique sociologique trop facile qui reproche aux spécialistes du langage de postuler une
situation de parole abstraite en négligeant la variété des déterminations sociales qui font
de toute énonciation un événement produit non par des locuteurs indéfinis mais par des
agents sociaux, lesquels importent leurs connaissances mutuelles, positions, rôles, statuts,
pouvoirs dans leurs moindres échanges en sorte que leur être social s’exprime dans leur
lexique, leur syntaxe, leur prononciation, les tournures qu’ils adoptent, le contenu de leurs
discours. Mes réserves portent plutôt sur la conception de l’interaction. La pragmatique
du langage reste naturellement centrée sur son objet premier, elle tend par conséquent à
reconstruire l’interaction à partir du langage, et donc à n’introduire dans sa conception que les
seuls éléments qui lui sont absolument nécessaires pour répondre à cette question
fondamentale : d’où vient la signification des énoncés ? De leur côté, les sciences sociales
partent d’une question plus générale : comment les êtres humains, dans le cours de leurs
activités, agissent-ils les uns sur les autres, notamment au moyen du langage ? Lorsque donc
les sciences sociales partent de l’interaction pour y inscrire le langage, la linguistique tend à
partir du langage pour reconstruire l’interaction. Un tel point de départ comporte des
dangers évidents.
Marquée par sa double origine – la linguistique de la phrase et la logique -, la
pragmatique du langage conduit souvent à négliger la matérialité et la subjectivité de
l’interaction verbale. Centrée sur les énoncés, elle renvoie dans ce fourre-tout trop
commode qu’est le « contexte » la matérialité fondamentale de l’interaction : le milieu
d’activités communes où surgit l’énonciation, l’environnement matériel de l’échange et
d’abord la contribution des corps : la distance entre les interlocuteurs, les postures, les
mouvements, les mimiques, l’intonation, tous éléments tenus pour des adjonctions au
langage. Par une abstraction arbitraire – certes féconde au plan heuristique -, on retire du
langage les contributions corporelles qui, depuis les premiers protolangages, lui furent
consubstantielles et que le jeune enfant apprend en même temps que l’usage des mots. Le
chemin est alors ouvert pour une dématérialisation de l’interaction verbale, conçue
comme un simple échange de représentations mentales via les paroles échangées.
Encore plus remarquable à mon sens est la mise entre parenthèses de la
subjectivité de l’interaction. Chacun en conviendra : lorsque nous disons quelque chose,
nous exprimons, nous ne pouvons faire sans exprimer une disposition affective : bienveillance,
joie, agacement, colère, froideur, détachement, ironie, etc. Cette expressivité affective
propre à toute communication est étrangement négligée dans la théorie du langage,
fascinée qu’elle est par la phrase ou l’énoncé. Ainsi le Dictionnaire encyclopédique de
2
P. Bourdieu, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Paris, Fayard, 1982.
2
pragmatique réalisé par Jacques Moeschler et Anne Reboul3 n’évoque-t-il nulle part la
question centrale de l’expression des sentiments - au point de négliger ce fait pourtant
élémentaire qu’il est possible de réaliser la même locution et la même illocution, par exemple
la formulation d’un reproche, en exprimant de la tristesse, de la colère, du mépris, etc.,
cette expression affective affectant directement la perlocution (l’expression de la tristesse pour
culpabiliser, de la colère pour impressionner, du mépris pour blesser, etc.).
La question de la signification délimite presque naturellement le domaine de la
pragmatique linguistique. Celle-ci cherche avant tout à répondre à la question assurément
fondamentale : comment les locuteurs font-ils pour se comprendre ? C’est la raison pour
laquelle le concept austinien de perlocution – l’effet anticipé d’une parole – ne retient
guère l’attention en pragmatique. Or une signification n’est jamais qu’une médiation dans
l’exercice plus général d’une influence sociale. Devant toute énonciation, la question de
l’interprète : « Que cherche-t-il à me faire comprendre ? » s’inscrit nécessairement dans
une autre : « Dans quel but me dit-il cela ? Comment s’attend-il à ce que je réagisse ? » Nul
ne parle simplement pour se faire comprendre. A l’instant de s’élancer dans son discours,
le locuteur anticipe déjà la réaction d’autrui et le langage, de ce point de vue, ne se réduit
pas un instrument de référence et de signification, il recouvre un ensemble hétérogène
d’actions sonores sur les actions d’autrui.
Dan Sperber et Deirdre Wilson4, inspirés par Paul Grice, discernent au fondement
de tout énoncé une intention informative : l’intention qu’a le locuteur de faire savoir
quelque chose à l’autre ; et une intention communicative : l’intention qu’il a de lui faire
connaître son intention informative. Supposons qu’un ami m’ait fait faux bond et que je
désire lui faire savoir ma déception. Je pourrais par exemple attendre qu’il se trouve dans
les parages et dire à voix haute à un tiers : « je l’ai attendu en vain hier soir » en feignant
d’ignorer sa présence. Je pourrais aussi lui adresser ce reproche directement : « je t’ai
attendu en vain hier soir ». Dans les deux cas, j’ai informé mon ami de ma déception.
Quelle différence fondamentale entre les deux procédés ? Dans le second, je n’ai pas
seulement l’intention de faire comprendre à mon interlocuteur la déception qu’il m’a
causée, mais simultanément l’intention qu’il reconnaisse mon intention de le lui faire
comprendre. Cet argument est assurément pertinent, mais il néglige une question plus
générale : faire comprendre dans quel but ? Pour susciter quel effet chez l’autre ? Un
message se formule et s’interprète toujours sur le fond principiel d’une inter-action.
Pour finir, la pragmatique du langage reste marquée par la tentation d’aller
chercher dans les énoncés ce qui appartient à la situation de communication, de leur
prêter une force qui provient des rapports sociaux. La croyance reste ancrée que la
signification d’un message appartient au champ linguistique, qu’elle est une propriété des
énoncés eux-mêmes. Les êtres humains, dans cette perspective, se comprennent pour
autant qu’ils comprennent les énoncés qu’ils profèrent et ce qu’ils expriment se réduit à
ces énoncés. Même prononcée par un perroquet ou débitée par un ordinateur, la phrase
3
4
Paris, Seuil, 1994.
D. Sperber & D. Wilson, La pertinence. Communication et cognition, Paris, Minuit, 1989.
3
« le chat est sur le paillasson » possèderait ainsi une signification objective. Il existerait
donc, en deçà de l’interaction verbale, quelque chose comme un noyau dur, une
signification pure qui tiendrait à son contenu de vérité. La mystique du texte vivant,
dépositaire du sens, ressurgit sans cesse comme une tournure spontanée de notre esprit.
On semble ne pouvoir se résoudre une bonne fois à admettre que la suite de mots « le
chat est sur le paillasson » ne veut rien dire en dehors de l’interlocution tout simplement
parce que les êtres humains seuls sont susceptibles de vouloir dire. Que la phrase ne
contient pas plus sa signification qu’un marteau son usage. Que même la signification la
plus littérale s’obtient en replaçant tacitement, presque inconsciemment, la phrase dans un
contexte interlocutif. Notre esprit est simplement incapable de considérer un énoncé sans
évoquer – ou moins que ça : sans se disposer à évoquer – son usage potentiel. Du reste, où
a-t-on vu un énoncé distinct de son énonciation ? Comment justifier pareil objet ? Suivant
l’acception classique, une phrase – ou « proposition » - est une entité linguistique abstraite,
indépendante des locuteurs, identique à elle-même à travers ses occurrences. Abstraite de
l’énonciation, la phrase semble exister indépendamment de son énonciation comme un
outil de l’usage concret de cet outil. L’énonciation est l’acte de production de l’énoncé,
l’énoncé est le résultat de l’énonciation, il s’oppose à celui-ci comme le produit à l’acte de
production. Or, dans le cas de la parole, comment distinguer production et produit sans
réifier l’énoncé, c’est-à-dire sans lui donner une existence autonome et objective qu’il
n’acquiert, à la rigueur, que sous sa forme écrite ?
Dans la suite de cet article, je me propose d’esquisser les grandes lignes d’une
reformulation de la théorie des actes de parole susceptible de dépasser les limites propres
à la pragmatique en inscrivant la parole dans l’interaction sociale en faisant droit à la
subjectivité et la matérialité qui lui sont propres. Pour ce faire, il me semble utile
d’introduire six modifications dans la théorie princeps afin de faire des actes de langage
des actes proprement sociaux, c’est-à-dire visant un effet sur autrui.
1. On l’a vu, l’acte locutoire recouvre, chez Austin, le fait de produire des sons, de
combiner ces sons pour former des vocables et d’articuler ces vocables afin de « produire
une phrase dotée d’un sens et d’une référence ». Cette conception mélange deux types
d’éléments logiquement distincts : a) l’énonciation proprement dite (les sons qui se
combinent pour former des mots qui se combinent pour former des phrases) ; b) la
référence, c’est-à-dire la réalité extérieure à laquelle renvoie l’énonciation. Comme telle,
l’énonciation n’est pas un acte social si l’on entend par là une action sur l’action d’autrui,
elle n’en est que le substrat ou le médium. Et quel rapport entre l’énonciation et la
référence ? Le même, dirions-nous, qu’entre l’index pointé et le fait de désigner, par ce
geste ostensif, un objet à l’attention d’une personne. L’index pointé est le moyen de la
désignation et seule cette désignation est un acte social. En pointant l’index, je montre un
objet à la personne tout juste comme en lui parlant, je suscite chez elle l’évocation d’une
réalité extérieure à cette énonciation. Et de même que je puis parler tout seul, de même
puis-je m’amuser à pointer solitairement l’index devant moi. En revanche, il faut la
présence d’autrui – fût-ce d’un autrui imaginé – pour désigner un objet ou pour susciter son
4
évocation. L’énonciation ne saurait inclure ni se confondre avec la référence, elle n’est que le
moyen de cet acte social spécifique qu’est la référence si l’on entend par là l’action de susciter
une évocation chez autrui.
2. Cette référence, comment la comprendre ? Il n’est pas question ici de se
confronter à la question classique de l’existence ou non de la réalité à laquelle le locuteur
fait référence et dont il cherche à susciter l’évocation chez son allocutaire, mais plus
fondamentalement de s’interroger sur cette propriété fascinante du langage de renvoyer à
ce qui n’est pas – ou pas encore – présent dans la situation d’interlocution. Cette relation
de « renvoi à autre chose », il est étrange de constater qu’elle est ordinairement postulée au
fondement du langage et des systèmes de signes comme si c’était une évidence naturelle.
De quoi s’agit-il au juste ? Lorsque nous disons quelque chose, par exemple « j’ai
mal dormi cette nuit », nous évoquons neuf fois sur dix un être ou un événement absent,
c’est-à-dire étranger en quelque manière à la situation que nous partageons, mon
interlocuteur et moi - un être ou un événement étranger à notre champ de perception et
que nous ne pouvons, par conséquent, montrer simplement du doigt. Dans l’immense
majorité de nos énonciations, il existe l’un ou l’autre élément qu’on ne peut montrer et
qu’on doit se débrouiller pour évoquer. Si, me promenant dans un musée, je dis à ma
compagne : « j’adore celui-là » en désignant un tableau devant nous, je montre bel et bien le
tableau, mais j’évoque le fait que je l’adore. Le tableau est présent dans notre champ de
perception commun, mais non pas mon adoration. J’appelle fonction virtuelle cette propriété
fascinante du langage de représenter (re-présenter) des réalités absentes, c’est-à-dire de
susciter chez les interlocuteurs une évocation déterminée. A l’évidence, ce qu’on a
coutume d’appeler la « fonction référentielle » présuppose nécessairement cette faculté
plus générale de représentation. Pour qu’une phrase renvoie à une réalité extralinguistique
spécifique, pour qu’on puisse poser la question de son « contenu de vérité », c’est-à-dire
de sa « correspondance » éventuelle avec un état de la réalité, il faut que les locuteurs aient
appris cette autre manière d’habiter et d’éprouver le monde, intégralement fondée sur la
conscience partagée de l’absence, sur ce « sentiment paradoxal de présence de l’absent »
qu’évoque Paul Ricoeur5.
Il s’agit bien d’apprentissage, et même d’apprentissage social. Cette fonction
virtuelle, je le répète, n’a strictement rien d’évident. Si certains mammifères supérieurs
présentent, selon toute vraisemblance, une capacité d’évocation rudimentaire, la fonction
virtuelle du langage recouvre quant à elle un faisceau complexe de dispositions cognitives
et pratiques qui correspondent à autant de modalités grammaticales et narratives. Il y a de
multiples façons d’être absent et il faut à l’enfant des années d’apprentissage pour en
acquérir la maîtrise : la relation à l’être ou l’événement absent peut se concevoir sur le
mode de l’ailleurs (mon ami qui est parti en Australie), du passé (mon grand-père décédé),
du futur (les vacances prochaines), du conditionnel présent (ce que je pourrais faire), du
conditionnel passé (ce que j’aurais pu faire), du fictionnel (Madame Bovary), de l’interdit
(tricher aux cartes), etc. La culture se glisse au cœur même du signe, dans les différentes
modalités de renvoi du signifiant au signifié.
5
J.-P. Changeux & P. Ricœur, Ce qui nous fait penser. La nature et la règle, Paris, Odile Jacob, 1998.
5
Au moyen de l’énonciation, nous suscitons des évocations chez autrui – et par une
sorte de retour réflexif dans notre propre esprit. La représentation est l’acte social par
excellence et l’énonciation est l’instrument que nous utilisons pour réaliser cet acte.
3. L’illocution, avons-nous vu, est l’acte social conventionnel que nous effectuons
en disant quelque chose : demande, avertissement, conseil, promesse, appel, ordre,
déclaration, affirmation, etc. L’illocution n’est pas une représentation : elle n’évoque pas
l’acte social qu’elle constitue, elle le manifeste et le réalise. Elle est l’acte même qu’elle
énonce (« je te promets que je viendrai demain ») ou qu’elle sous-entend (« je viendrai
demain »). Autant d’illocutions distinctes, autant d’actes sociaux réalisés au moyen du
langage, autant de normes sociales spécifiques et autant de formes d’engagement vis-à-vis
d’autrui. Une affirmation nous engage d’une autre manière qu’un ordre, une promesse ou
une prière et s’inscrit dans des séquences de rôles distinctes.
Les représentations sont indissociables des illocutions. Si je dis « je regrette qu’il
soit parti sans me prévenir », je ne me borne pas à réaliser une illocution (un regret),
j’évoque un événement passé, étranger au champ perceptif que nous partageons, mon
interlocuteur et moi, sur lequel porte mon illocution. Je manifeste mon regret et j’évoque
l’objet de mon regret. On comprend donc qu’un tel modèle a pour conséquence d’abolir
l’autonomie de la représentation. Jamais celle-ci ne peut s’affranchir de son ancrage
illocutoire simplement parce que toute représentation participe d’un échange social.
En bref, nous voyons que l’énonciation permet de réaliser simultanément ces deux
actes sociaux que sont la représentation et l’illocution, le second spécifiant la valeur du
premier. En représentant quelque chose à quelqu’un, j’accomplis toujours, ce faisant, une
illocution, laquelle confère à cette représentation sa valeur dans l’échange. Par exemple, je
fais comprendre à mon auditeur que l’accident de voiture dont je lui fais le récit doit être
pris pour un témoignage, un aveu, une simple possibilité, un reproche, une fiction, etc.
4. Ce n’est pas tout. Tout message verbal contient une expression affective, c’est-à-dire
la manifestation d’une disposition émotionnelle à l’égard d’autrui. Un message absolument
dénué d’expression affective ne peut exister pour cette raison simple qu’il émane d’un
corps sensible et qu’il réagit à une situation vécue. L’ordre le plus impersonnel, le
reproche le plus froid, la promesse la plus détachée n’en continue pas moins de
manifester une disposition affective spécifique, savoir l’indifférence, la froideur, le
détachement. Une expression affective est la manifestation intentionnelle d’une
disposition sociale, elle doit être distinguée de l’état affectif qu’une personne laisse
involontairement transparaître. Une personne peut par exemple exprimer sa colère tout en
trahissant l’hilarité qu’elle s’efforce de contenir, exprimer sa sollicitude en trahissant son
indifférence, etc. Encore une fois, l’expression affective doit être absolument distinguée
de la représentation. Exprimer n’est pas représenter : « Exprimer une émotion, écrit
Collingwood, n’est pas la même chose que la décrire.6 » Il est d’ailleurs possible de dire un
R.G. Collingwood, « The Craft Theory of Art and Art as Expression », in E. Dayton (ed), Art and Interpretation,
Peterborough, Ont., Broadview, 1998, p. 143.
6
6
sentiment et d’en exprimer un autre, par exemple décrire sa colère avec amusement ou sa
rancœur avec tendresse.
Pas plus la représentation n’est indépendante de l’illocution, pas plus ne l’est-elle
de l’expression affective. Cette expression affective peut avoir pour objet l’événement que
l’on représente ou l’autre auquel on s’adresse : j’exprime l’indignation que suscite en moi
un événement dont j’ai été le témoin et l’instant d’après la sympathie que j’éprouve pour
mon interlocuteur.
Nous voyons donc que l’énonciation permet de réaliser non pas deux, mais trois
actes sociaux simultanés : la représentation, l’illocution et l’expression affective. La
combinaison singulière de ces trois actes constitue le message verbal. Un message verbal
s’analyse ainsi comme la combinaison de trois actes qui constituent autant de formes de
réduction de l’incertitude, donc autant de types d’informations et autant de foyers
d’attention possibles dans l’interaction verbale. Le plus élémentaire, l’expression affective,
répond à la question : quelle disposition affective exprime le locuteur en parlant ? Le
second, l’illocution, à la question : comment entend-il cela ? Le troisième, la
représentation, à la question : qu’évoque-t-il ce disant ? La réponse à ces trois questions
permet d’identifier la signification du message, donc ce qu’on peut appeler l’intention
expressive, autrement dit ce que le locuteur cherche à faire comprendre à l’autre.
5. On s’en souvient, Austin appelle « acte perlocutoire » l’acte « que nous
provoquons ou accomplissons par le fait de dire une chose » : par exemple « convaincre,
persuader, empêcher, et même surprendre ou induire en erreur »7. Le concept de
perlocution sert donc à rendre compte du fait élémentaire qu’une énonciation est produite
dans l’intention, explicite ou non, délibérée ou non, de susciter certains effets chez
l’auditeur. Un message est toujours un élément d’une interaction sociale qui révèle ce que
l’agent cherche à obtenir d’un autre agent, l’influence qu’il veut exercer sur lui. Le message
verbal formé de la représentation, de l’illocution et de l’expression affective est le moyen
d’atteindre ce but, c’est-à-dire de susciter la réaction attendue. L’intention expressive est
donc « enveloppée » dans une intention interactive plus générale qui définit non plus le
contenu du message, mais son usage : ce à quoi il sert dans l’interaction.
Même s’il procède d’une intuition essentielle, l’acte perlocutoire tel qu’envisagé par
Austin reste un concept malaisé. D’abord, s’agit-il d’un acte à part entière ? On semble
confondre ici l’action de communication elle-même et le résultat anticipé de cette action.
Précisément, comment comprendre que le résultat anticipé d’une action soit lui-même
une action ? Au moyen d’un marteau, je frappe sur un clou afin de l’enfoncer : quel sens y
aurait-il à postuler que je réalise deux actions simultanées : frapper au marteau sur un clou
et enfoncer ce clou ? Il ne semble guère utile de concevoir la perlocution comme un acte
de langage à part entière au même titre que la représentation, l’illocution et l’expression
affective. Dans le cas de ces trois actes, en effet, le locuteur réalise effectivement quelque
chose ; c’est tellement vrai que le corps, comme nous allons le voir, contribue activement
et spécifiquement à chacun d’eux. En revanche, que recouvre la perlocution sinon
l’anticipation mentale d’une réaction ? A l’évidence, la perlocution est dénuée de toute
7
J.-L. AUSTIN, op. cit., p. 119.
7
corporéité. Plutôt que de parler d’un acte perlocutoire, mieux vaut donc, à mon sens, s’en
tenir au concept d’attentes perlocutoires.
6. Nous pouvons maintenant résumer le raisonnement général qui vient d’être
esquissé : a) par l’énonciation, le locuteur réalise trois actes simultanés : la représentation,
l’illocution et l’expression affective ; b) la combinaison de ces trois actes forme le message
verbal ; c) ce message verbal s’inscrit dans une intention interactive plus générale, c’est-àdire qu’il s’accompagne d’attentes perlocutoires relatives à la réaction d’autrui.
Qu’en est-il pour finir de la contribution du corps dans la production du message
verbal ? On a coutume de ranger dans la « communication non verbale » ou la
« communication corporelle » l’ensemble des « signes » corporels qui participent à
l’intercompréhension des agents sociaux et par exemple l’apparence physique, les gestes et
postures, les mimiques, les cris, grognements, soupirs et autres émissions sonores non
linguistiques, la spatialité des corps, le toucher, etc.
En cette manière, il règne une grande indétermination théorique. Pour l’essentiel,
le champ du non verbal est défini négativement comme l’ensemble des éléments
d’information susceptibles d’influencer la relation à l’exclusion de tout ce qui est dit
explicitement. Classiquement, les auteurs8 distinguent ainsi le « contenu » et la « relation »,
le langage des mots et le langage du corps, le verbal et le non verbal. Or, cette définition
par exclusion entraîne une grave confusion conceptuelle. Se retrouvent ainsi mélangés
dans un immense tiroir une réaction purement physiologique comme le rougissement ou
le bâillement, une expression affective comme le sourire, un geste ostensif comme celui
de pointer l’index vers un objet, une intonation propre à une énonciation, un geste codé,
etc. Une pareille confusion prête le flanc à de nombreuses critiques, et d’abord à celle-ci :
en définissant leur champ par l’exclusion du langage, les spécialistes de la communication
non verbale consacrent paradoxalement la séparation du corps et du langage et
s’interdisent par conséquent de concevoir sérieusement le langage comme comportement.
Ce n’est pas ici le lieu de tenter de clarifier l’ensemble du champ de la
communication corporelle : je suspecte qu’une telle entreprise soit téméraire tant le corps
intervient dans toutes les formes d’intercompréhension. Tout au plus me bornerai-je à
montrer comment le corps intervient dans la production d’un message verbal, donc dans
chacun des actes de parole qui le constitue. Je commencerai par l’expression affective.
La corporéité des expressions affectives est évidente et bien connue. Peur, colère,
tendresse, pitié, mépris, déception, embarras, honte, étonnement, tristesse se manifestent
par des gestes, des postures, des mimiques et des intonations caractéristiques. Répétons
que ces manifestations constituent l’émotion elle-même : elles ne la décrivent ni ne la
représentent, elles se bornent à la manifester. L’expression affective est l’émotion, non le
signe ou la représentation d’une émotion intérieure.
La littérature est très inégale dans ce domaine. Citons notamment : G. Barrier, La communication non verbale, Paris,
ESF, 1999 ; J. Corraze, Les communications non-verbales, Paris, PUF, 1980 ; R.P. Harrison, Beyond Words. An Introduction to
Nonverbal Communication, Englewood Cliffs, N.J. Prentice-Hall, 1974; V.P. Richmond, J.C. McCroskey & S.K. Payne,
Nonverbal Behavior in Interpersonal Relations, Englewood Cliffs, N.J. Prentice-Hall, 1991.
8
8
La corporéité des illocutions, c’est-à-dire des actes sociaux conventionnels qu’on
réalise en parlant est moins évidente. Elle saute cependant aux yeux sitôt qu’on s’avise que
les illocutions sont des courtes séquences structurées par des rôles sociaux. On ne donne
pas un ordre n’importe comment, pas plus qu’on ne formule un avertissement, qu’on ne
prononce une condamnation, qu’on ne présente ses excuses, etc. Poser une question
suppose de froncer les sourcils et d’incliner la tête vers l’interlocuteur ou vers l’arrière ;
donner un ordre s’accompagne d’un regard insistant et d’un geste caractéristique de la
main, l’index se dissociant un court instant des autres doigts ; présenter ses excuses
suppose de baisser un instant la tête et les yeux ; évoquer un don s’effectue à l’aide d’un
petit geste passant de l’émetteur au récepteur ; etc.
La difficulté tient à la combinaison de la corporéité affective et de la corporéité
illocutoire. On peut donner un ordre tout en exprimant de la nonchalance, du regret, de la
fermeté, de l’impatience, de la colère, etc. auquel cas la séquence gestuelle propre à la
formulation de l’ordre sera accompagnée des postures et mimiques caractéristiques de
l’émotion manifestée.
Finalement, la corporéité de la représentation : la représentation verbale étant l’acte
même de susciter l’évocation d’un être ou d’un événement absent, on voit mal, de prime
abord, comment le corps pourrait intervenir dans cette évocation. Le corps montre, le
verbe évoque : la contribution du corps s’arrêterait-elle au seuil de la représentation ? C’est
oublier bien sûr la dimension iconique du comportement humain. Le plus souvent, le
locuteur ne se contente pas d’évoquer verbalement telle ou telle personne dont il parle, il
cherche en quelque mesure à incarner ses représentations par des comportements
mimétique. Relatant un conflit qui m’a opposé à mon supérieur, je vais par exemple
mimer un court instant l’air méprisant qu’il a adopté à mon égard (expression affective), je
prendrai son intonation pour reproduire le reproche qu’il m’a adressé (illocution),
j’entrouvrirai mes bras pour évoquer sa corpulence, et ainsi de suite. Plus généralement,
dans toute argumentation, on voit les yeux, la tête, les mains faire de la figuration
intelligente et se déployer spontanément dans un espace virtuel et symbolique qui
mériterait des recherches systématiques. C’est ainsi que dans nos cultures, le côté droit et
l’avant correspondent au futur, à l’action d’aller vers les autres et à la direction du bien,
alors que le côté gauche et l’arrière tendent à connoter le passé, le mauvais œil ou le mal
en sorte que le locuteur a tendance à déployer son corps dans l’espace autour de lui pour
exprimer des faits chronologiques ou moraux. Si le fait qu’il décrit appartient au présent, il
aura tendance à faire un geste vers le bas comme si le présent se trouvait à ses pieds. De
même, si le locuteur confronte plusieurs points de vue, il aura tendance à les placer
comme devant lui et à les désigner d’un geste de la main (en logeant son préféré à droite).
Il utilisera ses mains pour évoquer des limites, des niveaux, des paliers, des étapes dans
son argumentation. Dans cet espace virtuel, on le voit, le corps continue à montrer, mais il
le fait à vide, afin d’accompagner, rythmer, structurer sa pensée en même temps qu’il la
manifeste à l’autre qui l’écoute et le regarde.
A mon sens, on doit soigneusement distinguer cette gestualité propre à la
représentation d’un quatrième type de corporéité, à savoir les gestes codés qui remplacent tout
ou partie des énonciations. Montrer le poing, faire le V de la victoire, faire un bras
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d’honneur, faire un salut militaire, remercier par un « namasté » en joignant les mains
devant soi sont autant de gestes qui remplacent conventionnellement des énonciations et
doivent être analysés dans les termes de la théorie des actes de langage.
En conclusion, nous entrevoyons le fossé qui sépare la pragmatique du langage et
la théorie de l’interaction verbale. Une théorie de la communication sociale suppose de
définir le message en partant systématiquement de ce que font les agents sociaux les uns
vis-à-vis des autres. Un message verbal, en ce sens, est un fragment d’interaction sociale et
non simplement le moyen de cette interaction, et l’on ne peut accepter de faire des
message ces étranges petites choses abstraites, dissociée des agents, et susceptibles de
circuler entre eux, de s’échanger comme on échange des pommes de terre ou des billets
de banque. Répétons-le : le message est la combinaison de trois actes sociaux à part
entière. La réification du message abstrait – l’ « information » - vient de la confusion du
comportement expressif et de son expression écrite. La parole n’est jamais, écrit Francis
Jacques, « que la forme la plus explicite des comportements de communication9 ».
Fr. Jacques, « La dimension dialogique en philosophie du langage », in Annales de l’Institut de Philosophie, Bruxelles,
1982, p. 78.
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