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Ethnologies comparées
http://alor.univ-montp3.fr/cerce/revue.htm
N°8
Printemps 2005
PAYS, TERROIRS, TERRITOIRES
Un parcours ethnologique
Entretien avec Françoise Héritier
Paul Pandolfi : Commençons par le début si vous voulez bien. Pourriez-vous
nous dire pourquoi et comment vous êtes devenue ethnologue ? Comment êtesvous entrée en ethnologie en quelque sorte ?
Françoise Héritier : Cela me ramène à un temps qui pour moi n’est pas très
lointain mais qui pour les jeunes chercheurs paraîtra antédiluvien. C’est un
temps où il n’y avait pas d’enseignement de sciences sociales et humaines et pas
d’enseignement d’ethnologie à proprement parler. Existaient cependant à Paris,
au Musée de l’Homme, un certificat d’ethnologie, plus exactement un certificat
d’ethnologie-sciences et un certificat d’ethnologie-lettres. C’était tout. Cela pour
cadrer la situation. J’étais alors étudiante en histoire et géographie et je me
préparais à l’agrégation. J’étais très liée avec des étudiants en philosophie qui
préparaient eux aussi ce concours et qui devaient obtenir, pour se présenter à
l’agrégation de philo, un certificat de science. C’était alors une obligation légale.
Ils choisissaient parmi les différents certificats de science qui leur étaient
proposés celui qui leur paraissait le plus proche de leurs intérêts, c’est-à-dire
celui d’ethnologie-sciences. Par sciences, on entendait un peu de statistique, de
démographie, d’anthropologie physique et pas seulement de l’anthropologie
sociale et culturelle. Ils en parlaient avec moi avec énormément d’intérêt. Et
surtout, ils évoquaient la découverte que représentait pour eux l’enseignement
de quelqu’un qui à l’époque était presque un nouveau venu : Claude LéviStrauss.
Il était de retour en France après son long séjour aux USA. Mes camarades
suivaient ses enseignements à l’EPHE où il était directeur d’études à la Vème
section (sciences religieuses) et la VIème section (sciences économiques et
sociales). Et ils en parlaient avec tellement d’enthousiasme que je suis allée y
voir. Or, à cette époque (années 1954-55), je ne savais même pas que
l’ethnologie était une discipline, je ne savais même pas ce que ce terme
recouvrait. J’y suis allée pour me rendre compte par moi-même et j’ai suivi les
enseignements de Claude Lévi-Strauss pendant plusieurs années. Ce fut une
découverte totale. Il ne se souvient peut-être pas lui-même de ces cours mais
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j’en ai gardé un grand souvenir parce qu’ils étaient désorientants pour quelqu’un
qui faisait des études d’histoire et de géographie. Cette année-là, il nous parla du
privilège du neveu utérin chez l’oncle maternel et particulièrement de ce
privilège portant le nom de vasu à Fidji. Et ce vasu fidjien était pour moi porteur
d’une charge d’exotisme et d’étrangeté absolue. J’ai donc suivi ses cours et me
suis inscrite par la suite pour passer ce certificat d’ethnologie mais option lettres.
C’est la seule formation que j’ai eue en ethnologie, il n’y en avait pas d’autre de
toute façon. J’ai continué à suivre les enseignements de Lévi-Strauss. La
deuxième année, il traita de la chasse rituelle aux aigles chez les Hidatsa, de la
fabrication des paquets rituels de chasse etc. Par la suite, il a traité de choses très
différentes, en collaboration avec Jean-Claude Gardin, sur le rapport entre
archéologie et ethnologie et notamment sur la mise au point d’un langage
universel de description des objets et artefacts tant ethnologiques
qu’archéologiques. Le début de mon parcours est là. Cela ne m’empêchait pas
de préparer l’agrégation mais l’envie me passait de plus en plus de rester dans la
ligne que j’avais préalablement choisie. Le coup de chance ce fut lorsque Claude
Lévi-Strauss, qui avait des amis qui de temps en temps proposaient des
opportunités aux jeunes, a fait savoir à la fin de l’année 1956 qu’un de ses
collègues, Roger Daval, désirait recruter deux jeunes chercheurs, un ethnologue
et un géographe, pour aller travailler en Haute-Volta. Roger Daval était
professeur de philosophie à l’université de Bordeaux et il y avait monté un
Institut de sciences humaines appliquées (ISHA) qui avait passé un contrat avec
le Service de l’hydraulique de l’AOF. Il s’agissait d’un programme
d’aménagement consistant à établir un barrage sur le Sourou, un affluent de la
Volta noire doté d’une caractéristique intéressante pour les géographes. C’est un
affluent-défluent, son cours change selon les moments de l’année : au moment
des crues il coule dans l’autre sens. Cela permet de faire des cultures irriguées à
deux moments de l’année. L’idée était d’établir un barrage pour régulariser ce
système naturel des crues et ce dans une région très faiblement peuplée pour
diverses raisons historiques mais aussi sanitaires, à cause notamment de la
présence de l’onchocercose et de l’impaludation.
Notre travail consistait à voir si on pouvait envisager des déplacements
volontaires de populations en provenance du plateau mossi. C’est un plateau
latéritique surpeuplé avec de grands flux migratoires qui se dirigeaient à
l’époque vers les plantations du Ghana ou de la Côte d’Ivoire. Le problème était
le suivant : était-il possible de prendre appui sur ces flux migratoires pour en
détourner une partie vers la vallée du Sourou afin d’y pratiquer, grâce à
l’irrigation, la culture du riz. La question était aussi de savoir comment les
migrants seraient accueillis dans la vallée du Sourou.
Claude Lévi-Strauss nous a publiquement fait part de cette proposition. Nous
sommes deux à y avoir répondu : Michel Izard (que j’ai épousé par la suite) pour
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le poste d’ethnologue et moi pour le poste de géographe, puisque j’avais une
licence de géographie. Je me suis formée en plus auprès d’un ingénieurgéographe de l’IGN pour apprendre à faire des relevés topographiques à la
planchette car cette technique me paraissait indispensable.
A trouvé place alors une petite histoire intéressante sur le plan des relations
du masculin et du féminin. Des deux candidatures présentées par Lévi-Strauss,
celle de Michel Izard a été aussitôt acceptée par le Service de l’Hydraulique et la
mienne a été refusée parce que j’étais une femme. Elle n’a été retenue que trois
mois plus tard en l’absence de candidature masculine. Ils m’ont acceptée
contraints et forcés en quelque sorte. D’une certaine manière, j’ai forcé les
portes du destin. L’idée était que le terrain n’était pas fait pour les femmes. Ce
n’était pas une nouveauté cependant, puisque dans les années trente Denise
Paulme ou Germaine Dieterlen sont parties sur le terrain mais il s’agissait ici
d’un service officiel de l’administration qui estimait que ce travail n’était pas
fait pour les femmes. Ce fut là mon premier terrain. En fait le barrage n’a jamais
été construit. Mais ceci est une autre histoire. Il y eut l’indépendance et le projet
a été abandonné. J’ai fait à cette occasion mes premiers relevés généalogiques…
Ils ne nous étaient pas demandés mais il nous a semblé utile de ne pas nous
cantonner l’un et l’autre dans les tâches qui nous étaient imparties, l’un en
géographie l’autre en ethnologie. Je m’intéressais déjà à la question du choix du
conjoint et à celle de la transmission des droits, d’où l’enquête généalogique.
Pour passer du pays mossi (qui va devenir le lieu privilégié de travail de
Michel Izard) aux pays marka et pana dans la vallée du Sourou, on traversait le
pays samo. Pays remarquable à plus d’un titre pour l’œil de la géographe que je
me piquais d’être à l’époque. Il n’avait strictement rien à voir avec les deux
autres cultures. Les Mossi forment une population extrêmement nombreuse qui
vit dans un paysage très détérioré. La brousse y est extrêmement clairsemée, le
sol est devenu latéritique et peu cultivable et on observe de grandes étendues
nues et désertiques. Par ailleurs les villages sont des ensembles de type
administratif. J’entends par là que ce sont des lieux où s’exerce un pouvoir local,
une chefferie, mais physiquement ils sont éclatés : ce qu’on voit ce sont des
quartiers qui correspondent à des lignages, des familles étendues. Ils sont
souvent éloignés les uns des autres avec un habitat très particulier : cases rondes,
greniers de paille sur pilotis... c’est un habitat très dispersé. En revanche, on
découvrait en pays pana de tout petits villages très resserrés avec une
organisation en moitiés qui était physiquement visible. L’habitat était constitué
de cases plates, rectangulaires, aux toits en terrasse. Ces petits villages refermés
sur eux-mêmes avaient un côté forteresse. Les Pana sont dans la vallée du
Sourou, c'est-à-dire dans une vallée avec une partie de forêt le long de la rivière,
une brousse assez dense… Entre les deux régions, dans un paysage de brousse
armée constituée majoritairement d’arbustes porteurs de piquants, avec quelques
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grands arbres épars, se trouvaient les villages samo. C’étaient aussi des villages
compacts avec un habitat en argile séchée (banco), des maisons rectangulaires et
une organisation dualiste assez visible sur le terrain. Mais c’étaient de gros
villages avec une particularité étonnante : ils étaient entourés d’une zone
pourvue d’une seule espèce arborée. On appelle cela un parc, ici un parc à
balanzan, nom d’un arbre dont l’appellation savante est acacia albida. C’est un
acacia qui a plusieurs particularités : il est anthropique, il se reproduit après être
passé par l’appareil digestif des chèvres car les noyaux doivent être prédigérés,
et surtout il perd ses feuilles à la saison des pluies et les garde à la saison sèche.
Ce qui en fait, bien évidemment, un fourrage très précieux. C’est un paysage très
particulier. On quittait une brousse très dense où on ne voyait rien à cinq mètres
et on arrivait subitement dans un immense espace peuplé de ces magnifiques
balanzans, on traversait le parc à balanzans sur plusieurs centaines de mètres et
on débouchait sur les villages. C’était très beau, surprenant et complètement
différent des types de présence au sol des Mossi ou des Pana. Nous y avons fait
halte assez fréquemment. J’ai pris des contacts et en parlant un peu avec les
gens, je me suis rendu compte qu’ils avaient une organisation sociale
particulière qui valait la peine qu’on s’y arrête. Il n’y avait pas de chefferie
comme c’est le cas en pays mossi où il s’agit d’un royaume avec des chefferies
déléguées jusqu’au niveau villageois. Là les villages étaient autonomes même
s’ils pouvaient être regroupés en petites fédérations politiques. De plus, ils
étaient tous organisés sur la base d’une séparation en deux parties qui
correspondaient aux deux maîtrises de la terre et de la pluie. Ajoutez à cela le
fait qu’ils étaient – tout au moins dans la partie que j’ai traversée – très peu
touchés par le catholicisme et par l’islam (ce qui a changé depuis bien sûr), que
visiblement il y avait aussi une importante présence d’autels d’ancêtres, enfin
tout ce que j’ai alors pu entendre dire des interdictions matrimoniales… Bref,
c’est chez eux que j’ai choisi de revenir. C’est là l’histoire de mes débuts.
Concernant ce premier terrain, ces premiers pas en ethnologie, avez-vous
l’impression aujourd’hui, avec le recul, que vous avez pu commettre des
« erreurs ». Si tel est le cas, comment les analyseriez-vous ? Ceci à destination
des jeunes ethnologues qui commencent leur carrière.
À partir de mon expérience de terrain en pays samo, si j’avais une chose à
dire ce serait la suivante : il faut se laisser porter par le terrain, ne pas avoir
d’idée préconçue sur le type de recherche que l’on entend mener. Par ailleurs,
même si l’on croit faire des erreurs, même si l’on pense que ce qu’on observe
n’a pas de logique, n’a pas de rationalité, il faut persévérer car il peut s’agir
d’une erreur d’appréciation qui nous vient de nos propres logiques et
connaissances occidentales. Nous pouvons avoir un biais culturel qui nous
amène à considérer comme seules logiques, seules rationnelles et même
biologiquement fondées des façons de concevoir les choses qui ne sont pas
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universellement partagées. J’ai connu ce type de situations où j’aurais très bien
pu passer à côté de l’essentiel. L’essentiel pour les Samo, c’est qu’ils ont une
terminologie de parenté omaha et un système semi-complexe d’alliance. Le
système semi-complexe d’alliance, en posant des questions et en faisant un
inventaire comme je l’ai fait (« qui était épousable ou pas ? »), je l’aurais peutêtre vu mais j’aurais très bien pu passer à côté du système omaha de
terminologie. Je n’avais pas appris l’existence de ce type de système. Je ne me
doutais même pas que cela pouvait exister tout comme je ne savais pas que
l’ethnologie existait avant de découvrir Lévi-Strauss. Ce qui fait que lorsque j’ai
commencé à recueillir des termes de parenté, j’ai cru que j’étais induite en erreur
par des défauts de compréhension, que je n’arrivais pas à me faire comprendre,
que les autres ne recevaient pas clairement ma demande. Et donc que j’obtenais
des résultats erronés, fallacieux, alors que, tout simplement, j’obtenais des
réponses dont je ne comprenais pas la logique parce que je n’étais pas armée
pour cela, ni culturellement ni scientifiquement.
Par ailleurs, cette première expérience de recueil de termes de parenté m’a
amenée à me rendre compte d’un fait essentiel : il nous est difficile de nous
représenter mentalement, sans l’aide du papier et d’un dessin, le rapport de
parenté qui existe (prenons un exemple simple) entre moi et le fils de la fille du
frère de la mère de mon père. Il faut un gros effort mental pour nous représenter
de qui il s’agit. C’est pareil pour les autres : ils font ce même effort et la
difficulté est encore plus grande si celui qui interroge ou celui qui répond doit
opérer une conversion. Qu’est-ce à dire ? Dans notre conception nous partons
d’Alter : dans mon exemple, le fils de la fille du frère de la mère de mon père.
Les Samo partent d’Ego, quelque chose comme : de ma mère le père puis la
sœur (du père), le fils (de cette sœur), la fille (de ce fils). Donc une conversion
difficile à mettre au point à laquelle aucun apprentissage ne m’avait préparée.
Deuxièmement, j’ai essayé d’appliquer des conseils alors en usage et figurant
dans des manuels. Pour recueillir une terminologie de parenté sommaire (car on
n’envisageait pas un recueil très approfondi) il était conseillé de passer par la
généalogie, de dresser la généalogie d’individus réels et de recueillir leurs
appellations réciproques. Je me suis très vite rendu compte que cela posait deux
ordres de problèmes. Le premier, c’est que si des positions de parenté
manquaient d’un porteur dans la généalogie, personne ne voyait la nécessité de
dire comment on aurait appelé un individu qui n’existait pas. La deuxième
difficulté, parfaitement compréhensible si j’arrive à l’exprimer clairement, tenait
au fait suivant. Dans des sociétés où il y a beaucoup d’inter-mariages
(contrairement à ce que l’on pourrait croire au vu des interdictions), les
individus sont reliés par plusieurs chaînes de parenté et non pas par une seule.
L’appellation qui leur est donnée, quand il s’agit d’individus réels, ne tient pas
nécessairement compte de la chaîne que, nous, nous avons en tête mais peut-être
d’une autre chaîne qui est soit plus courte soit plus évidente pour le locuteur. Par
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exemple un individu peut très bien être tout à la fois mon cousin germain mais
aussi un cousin issu de germains. Je veux savoir, moi, comment on l’appellerait
en tant qu’issu de germain, mais on va me donner pour un individu réel la seule
appellation de « germain » parce que c’est celle qu’utilise le locuteur. Ce simple
fait brouille considérablement les choses. J’ai donc été amenée à innover parce
que premièrement j’avais le sentiment d’obtenir des réponses contradictoires,
incompréhensibles, et que deuxièmement, les différentes techniques que j’avais
pu trouver chez Maget par exemple ou dans les Notes and Queries n’étaient pas
véritablement applicables.
J’ai été amenée à inventer ma technique. Cela consistait à utiliser un
appareillage très simple fait de cauris et de cailloux. Les cauris représentaient le
sexe féminin et les cailloux le sexe masculin ; des brindilles ou des allumettes
me servaient à marquer les relations. Ensuite, j’ai appris aux gens à jongler avec
ces objets pour construire des schémas de parenté. J’avais établi auparavant un
catalogue de toutes les situations de parenté possibles sur huit générations en
parenté consanguine et en parenté par alliance et pour Ego féminin et masculin.
Je ne le suivais pas dans la logique d’établissement qui avait été la mienne où
j’allais du plus simple au plus compliqué, des consanguins d’abord puis aux
alliés selon les différents niveaux générationnels. Non. Avec mes informateurs,
on construisait au fil de nos discussions des schémas qu’ils me commentaient.
Cela m’a permis de m’apercevoir qu’il y avait une cohérence, c'est-à-dire que ce
qui me paraissait incohérent au départ avait une logique et qu’il m’appartenait
de la découvrir. Ce que j’ai fait ultérieurement à mon retour en France puisque
je n’avais pas la possibilité sans une bibliothèque de le faire sur place. Je ne
m’étais pas trompée et ce que je prenais pour des erreurs n’en étaient pas. De
plus, cela m’a permis de mettre la main sur quelque chose d’important à mon
avis – même si je n’en ai pas beaucoup parlé par la suite – concernant les
techniques d’apprentissage de la parenté. Il m’est apparu alors que les enfants ne
pouvaient pas avoir conscience de leur système et en produire une manipulation
organisée et cohérente avant d’atteindre peut-être treize ou quatorze ans. C’est
un système de parenté extrêmement difficile à manier et les enfants ne
l’apprennent qu’en prenant appui sur les appellations utilisées par leurs parents,
père ou mère, et en appliquant ensuite des règles simples de dérivation. Ego ne
pourra jamais vous dire directement comment il appelle tel ou tel consanguin, il
le désigne toujours en fonction des appellations que lui donne son père ou sa
mère. Exemple : Ego est un homme et la sœur de sa mère a une fille, comment
appellera-t-il cette fille ? Dans notre culture, elle est une « cousine ». Un Samo
dira « ma mère et sa mère sont sœurs, donc ma mère appelle la fille de sa sœur
ma fille et si c’est une fille pour ma mère c’est une sœur pour moi car tout
parent que ma mère appelle son enfant est pour moi un frère ou une sœur. » On
prend appui sur l’appellation que donnent les parents et l’appellation que
donnent les enfants est fonction de celle que donne le parent concerné.
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Ceci pour montrer qu’on peut croire se tromper… Je ne dis pas qu’il faut
persévérer dans les erreurs car il peut y avoir des erreurs patentes mais il faut
aussi savoir que ce que l’on peut prendre pour une aberration au début est
parfois une piste qui peut conduire à une découverte.
Ce que je dirais aussi à de jeunes chercheurs, c’est qu’il est extrêmement
important d’avoir l’assentiment des populations avec lesquelles on travaille et
cela à différents niveaux. Il faut déjà avoir l’autorisation officielle du
gouvernement, du ministère, des échelons intermédiaires, à se trouver sur le
terrain au moment où on s’y trouve. Cela était déjà vrai à l’époque où j’y allais.
Mais surtout, il faut être accepté par les gens. Ce qui implique, bien sûr, de
parvenir à établir avec eux des rapports cordiaux, amicaux, des rapports humains
entre personnes et non pas seulement des rapports patentés entre des
informateurs et un ethnologue. Mais cela implique aussi quelque chose qui n’est
pas du ressort de l’ethnologue ni du ressort de l’administration. Quelque chose
sur quoi on n’a pas nécessairement accès. Je ne dis pas que cela est la règle
partout mais cela l’a été pour moi. Dans des cultures où rien n’intervient par
hasard, cette arrivée inopinée de quelqu’un qui tombe du ciel, avec des moyens
techniques, et qui dit « je voudrais mieux vous connaître », « je voudrais
m’installer chez vous »… pose problème. On l’accueille généralement mais on
se demande quand même si c’est bon ou si c’est mauvais. La seule réponse qu’il
est possible de donner à ce type de question n’est pas fondée sur l’apparence de
la personne, son comportement ou sa richesse. On l’obtient en consultant les
divinités, les autels d’ancêtres… et là on n’y peut rien. J’ai appris après-coup
que des sacrifices ont été faits à différents endroits où je suis allée pour savoir si
ma venue était bonne ou mauvaise. Le poulet sacrifié doit tomber sur le dos et
non pas sur le ventre : j’ai eu la chance que mes poulets soient toujours bien
tombés. Si non, je n’aurais sans doute pas été rejetée mais je n’aurais pas été
accueillie avec le même esprit d’ouverture et la même confiance.
On vient de le voir, Claude Lévi-Strauss a joué un rôle fondamental dans
votre vocation ethnologique. Comment aujourd’hui vous situez-vous par rapport
à son œuvre ? En êtes-vous une continuatrice fidèle, y apportez-vous des
nuances, des remaniements voire des critiques ?
Je dirais plutôt des inflexions. Je dois tout à Claude Lévi-Strauss, l’entrée
dans cette branche intellectuelle et disciplinaire, l’entrée même dans cette
carrière et ce qui m’est arrivé par la suite. Mais ce n’est pas sur le plan personnel
que je me placerai ici, c’est sur le plan intellectuel. Je lui dois mon insertion
dans un courant de pensée universaliste et non pas relativiste. Chaque culture est
unique mais la reconnaissance de ce caractère unique des cultures ne doit pas
nous faire oublier qu’il est cependant possible par la comparaison et la
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généralisation d’essayer de mettre à jour des lois générales. Sans cela, notre
travail ne serait qu’un travail empirique de constitution des bases d’une
discipline à venir. Je suis universaliste et mon travail sur la parenté m’a permis
de me reconnaître dans ce principe lévi-straussien. Peut-être est-ce plus facile de
le faire à partir de travaux sur la parenté. À cause des unités discrètes des
positions de parenté et des diverses combinaisons possibles et repérables
effectuées par l’esprit humain, ils nous permettent de nous rapprocher d’autres
sciences qui travaillent sur des unités discrètes qu’on peut aisément isoler. C’est
un domaine visiblement privilégié. Mais le fait que ce soit un domaine privilégié
dans le cadre du social ne doit pas nous faire penser qu’il s’agit d’un cas unique,
qui ne peut être que seul. Dans les autres domaines, nous n’avons peut-être pas
encore isolé quels sont ces éléments discrets sur lesquels nous pouvons travailler
pour essayer de tirer des lois sur un mode universel.
J’ai essayé de le faire pour la parenté en travaillant sur les systèmes semicomplexes d’alliance et en essayant de déterminer un modèle universel. Il n’est
pas nécessairement reconnu par tous nos collègues ; un certain nombre pense
que ce modèle de fonctionnement n’est valable que pour les Samo. À cela je ne
peux pas répondre que c’est ainsi que doivent fonctionner tous les systèmes
semi-complexes parce que les relativistes attendent qu’on en fasse la preuve cas
par cas. Or très peu de gens (c’est une litote) ont fait le travail informatique que
j’ai mené sur les généalogies samo pour décrypter comment on s’y prenait pour
se marier de façon relativement endogame, locale, sans enfreindre les interdits
matrimoniaux. Ainsi on peut toujours prétendre que le modèle ne marche que
dans un cas, celui des Samo, alors qu’en fait en prévoyant des substitutions à la
notion de lignage (settlement, quartier, etc.), les principes de la symétrie croisée
et de l’alternance des lignes sont vraisemblablement un donné universel pour le
fonctionnement des systèmes semi-complexes d’alliance. La recherche de lois et
la mise en évidence de structures me parait capitale. Je me situe dans cette
lignée.
Cela dit, j’ai quelque peu infléchi la façon lévi-straussienne de voir les choses
en sortant de l’abstraction. Encore que c’est là lui faire un mauvais procès que
de dire qu’il se situe à un niveau d’abstraction absolu, purement mentaliste, car
il se réfère en fait au caractère structural déjà-là de la nature. Il en tire certes des
catégories abstraites (haut/bas, monde chtonien/monde céleste, etc.) mais il
s’appuie aussi sur un formidable terrain ethnographique, une connaissance
profonde des domaines de la biologie, de la zoologie, de la botanique, de
l’astronomie, des computs du temps…etc. Mais, me semble-t-il, il manquait
cependant dans son approche deux choses : la prise en considération du corps
d’une part et du sens d’autre part. Pour Lévi-Strauss, le sens du mythe est dans
sa structure et non pas dans l’histoire qu’il raconte. Je ne suis pas la seule à
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vouloir réhabiliter le mythe en tant que récit. Mais ce n’est pas là-dessus que je
travaille.
Là où j’ai le sentiment d’avoir apporté quelque chose, c’est en introduisant
l’anthropologie symbolique du corps comme susceptible de faire l’objet d’une
analyse structurale. Et aussi, désormais, l’anthropologie des affects. Ce sont
deux aspects qui sont différents, si je puis dire, de l’optique proprement lévistraussienne. Un exemple : les systèmes d’alliance semi-complexes mettent en
évidence des insuffisances de la théorie de l’échange. Si l’on dit qu’un homme
ne peut pas prendre une épouse dans son lignage ou dans celui de sa grand-mère
maternelle, pour ne prendre que ces deux interdits, cela ne peut pas être expliqué
par la théorie de l’échange puisqu’il ne peut y avoir échange avec son propre
lignage, et que le lignage de la mère de sa mère n’a pas donné une femme au
lignage d’Ego mais à un autre. Ce type de question m’intriguait. Je me suis
aperçue que dans la logique des interdits semi-complexes se trouvait un
soubassement correspondant à la manière dont les Samo se représentaient la
constitution du corps humain. Ils imaginent un feuilletage de souches sanguines
(huit au total), avec une redistribution des cartes à chaque génération. En effet, à
chaque génération on en transmet quatre du côté du père et quatre du côté de la
mère pour en faire à nouveau huit chez l’enfant, qui vont être battues
différemment. Mais de chaque côté, paternel et maternel, quatre souches n’ont
pas été transmises. Cette représentation forme la base sous-jacente du
fonctionnement matrimonial, elle fonde l’idée qu’il est bon de se marier dans les
lignages tombés, du côté du père ou de la mère, parce qu’il y a là des souches
résiduelles de sang qui sont communes aux deux partenaires sans être
dominantes. Elles ont été dominantes (ou récessives pour les parents) ce qui fait
qu’aucun d’eux n’aurait pu se marier dans les lignages porteurs de ces souches,
mais à la génération suivante, elles constituent le champ privilégié de l’alliance.
Cela correspondait à leur anthropologie symbolique qui voulait que l’on ne
puisse se retrouver dans le même sang pas plus qu’on ne se lie avec des
étrangers totaux, parce qu’alors il est nécessaire de se mithridatiser contre du
sang inconnu. En revanche, c’est bien d’épouser des personnes qui ont un sang
résiduel commun avec le vôtre, parts qui venaient du père ou de la mère,
correspondant au sang de leurs lignages grand-maternels, et qui sont tombées
lors de la venue d’un enfant nouveau. Ainsi une règle sociale était-elle soustendue par des représentations d’ordre génétique sur la constitution et
l’appariement des corps.
L’attention portée au corps et aux représentations le concernant m’a amenée
ensuite plus loin dans mon approche de l’inceste. Les interdits qu’on signale
portent en règle générale sur des consanguins entre eux. On y ajoute toujours
cependant, comme des excroissances dont on ne connaît pas bien la réalité et le
sens, des interdits qui portent sur des parents par alliance. Or, dans ce cas,
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comment expliquer qu’ils soient interdits puisqu’ils n’ont pas de sang en
commun ? Ce sont des interdits qu’on trouve dans les systèmes semi-complexes
mais que l’on trouve également ailleurs, chez nous aussi.
J’ai cherché des sources écrites pour voir ce que l’histoire pouvait dire sur un
tel sujet. J’ai trouvé les premières occurrences dans un code hittite. Il faisait
interdiction à un homme d’épouser à la fois les deux sœurs et leur mère dans un
même lieu. Le commentaire du traducteur allemand montrait une
incompréhension absolue. Il disait : l’ensemble des interdictions de ce code
porte sur des consanguins et quelques alliés pour un homme. Et puis-là cette
interdiction. Mais pourquoi un homme ne peut-il pas épouser deux sœurs et leur
mère dont rien ne dit qu’elles sont des consanguines de cet homme ? Cela m’a
mis sur la piste de deux choses : la première, celle de l’inceste de deuxième
type, la deuxième celle des rapports du masculin et du féminin. La réponse
donnée à la seconde question est qu’on ne pouvait pas dire les interdictions au
nom d’un Ego féminin, parce que cela aurait fait des femmes des sujets de droit
parlant ce qu’elles ne sont jamais. Au lieu de dire qu’une femme ne pouvait pas
épouser le mari de sa soeur ou le mari de sa mère ou le mari de sa fille, on disait,
par un retournement de sujet, qu’un homme ne pouvait pas épouser les deux
sœurs et leur mère. Mais revenons à l’inceste. La série de ces interdictions
portant sur des parents par alliance m’a amenée à m’interroger sur leur raison
d’être. Cette raison, que l’on retrouve dans le cas de l’inceste dit de premier
type, l’inceste entre consanguins, part d’une représentation mentale du contact
de substances identiques soit par relation sexuelle directe, soit par partenaire
interposé. D’où ces interdits qui portent sur les partenaires de consanguins de
même sexe : deux frères, un père et son fils, deux sœurs, une mère et sa fille. Ce
sont ces consanguins qui sont mis en situation incestueuse à partir du moment
où ils partagent un partenaire commun. Une dérivation de ces systèmes
identitaires élargit plus ou moins le champ des interdits du deuxième type selon
les sociétés qui pratiquent cette prohibition. Par exemple, si un homme couche
avec la femme de son père, il met en contact cette femme et sa mère à lui parce
qu’elles ont un partenaire commun ; mais il se met lui-même en contact avec son
père, sans compter qu’il l’est avec sa propre mère à travers cette série de
contacts interposés. De telles séries sont impliquées dans l’inceste de deuxième
type. Elles mettent aussi en évidence un autre aspect : chaque culture a sa propre
anthropologie symbolique du corps en liaison avec les règles de l’organisation
sociale. Ce qui m’a fait dire que le corps était partie prenante dans l’analyse
structurale et logique que l’on pouvait mener.
Exercice difficile : pourriez-vous nous dire comment vous voyez la situation
actuelle de l’anthropologie en France tant au niveau de la recherche que de
l’enseignement. Quels sont les problèmes, les difficultés rencontrées ?
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Nous ne sommes toujours pas sortis de l’opposition entre universalisme et
relativisme et cela mérite à chaque fois d’être tiré au clair. De même, je crois
important de bien préciser, par rapport à d’autres disciplines aussi, ce que nous
entendons par la notion d’invariance. Cette notion me paraît très utile et je
l’utilise volontiers. Mais beaucoup de critiques, notamment dans des sciences
voisines comme l’histoire, pensent que l’invariance implique l’invariabilité tant
historique (pour une population donnée) qu’entre les diverses occurrences
rencontrées dans des populations différentes. Or ce n’est pas du tout cela.
L’invariance ne signifie pas une formule constante mais qu’on isole un trait qui
subsume différentes formules. Par exemple, Arlette Farge a publié récemment
un ouvrage1 d’où il ressort en comparant différentes époques qu’elles ont en
commun de manifester la volonté de rendre invisible la pauvreté par des mesures
administratives et politiques autoritaires. On cherche à l’aménager, à la faire se
tenir à sa place, à donner aux gens le minimum pour survivre mais jamais on ne
prend le problème au fond comme un problème de droit, à savoir que les
pauvres ont le droit d’essayer de sortir de la pauvreté et qu’il faut leur fournir les
moyens pour cela. Arlette Farge déclare que les historiens sont opposés à la
notion d’invariance parce que les phénomènes prennent des formes différentes
selon les époques. Oui, bien sûr, et ces formes différentes selon les époques on
peut les décrire isolément et c’est là le travail de l’historien. Il n’empêche
qu’elles manifestent toutes la même façon de voir les choses et le même
objectif : aménager et rendre invisible la pauvreté et non pas aider à s’en sortir.
C’est très exactement cela l’invariant. Il faut continuer à travailler cette notion
d’invariance pour mieux la comprendre aussi bien dans notre discipline, parce
qu’il arrive que ce ne soit pas bien compris par nos collègues, que dans les
disciplines voisines.
Par ailleurs, nous souffrons du manque de considération dévolu aux sciences
sociales et humaines par ceux qui nous gouvernent. Nous sommes des sciences
dangereuses, et aussi des sciences qui ne sont pas considérées comme rentables
économiquement… C’est à courte vue parce qu’on s’aperçoit qu’à plus ou
moins long terme il est utile socialement et politiquement sinon
économiquement, d’avoir des spécialistes du wahhabisme, ou des connaisseurs
d’un certain nombre de situations difficiles ou de langues rares. Nous ne
sommes pas prioritaires en termes d’investissement public. Si, comme certains
le prônent, certains types de recherche seraient du ressort de l’Université et non
du CNRS, encore faudrait-il que les universités aient toutes des départements et
des laboratoires où on les conduise et qu’on leur donne les moyens adéquats, ce
qui est loin d’être le cas. Attendons de voir ce que donneront les états généraux
de la recherche et ce que sera la future loi d’orientation.
1
Farge, Arlette, et al.. Sans visages. L’impossible regard sur le pauvre. Paris, Bayard, 2004.
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Sur le plan intellectuel, on assiste à l’essor de types nouveaux de recherche
ainsi celles sur le corps et les affects. On parle de plus en plus d’une
anthropologie des émotions. Comme aussi les recherches sur les identités, les
communautarismes, les effets de la globalisation, etc.
Vous êtes une ethnologue engagée dans le sens où vous intervenez sur de
nombreux problèmes dits de société en mobilisant (en quelque sorte) votre
savoir anthropologique. Je pense notamment aux nombreuses commissions de
réflexion auxquelles vous avez participé mais aussi, et là je vais mettre de
nombreux guillemets, à l’accentuation disons « féministe » de certains de vos
écrits. Pourriez-vous nous dire quelques mots sur cet engagement citoyen ?
Je suis comme tout le monde, plutôt paresseuse. Être chercheur au CNRS était
une situation avantageuse du temps où j’y étais. Il n’y avait pas de charges
d’enseignement ou d’encadrement de recherches. On bénéficiait ainsi d’un statut
remarquable qu’on nous enviait d’ailleurs à l’étranger. Il permettait de se
consacrer à plein temps à la recherche au moins pendant un temps. On n’a pas
nécessairement le désir d’en sortir encore qu’il puisse y avoir des chercheurs qui
ont vraiment envie d’enseigner, mais ça ne vient pas à tous. Je suis venue
progressivement à l’idée que si j’étais payée par le contribuable pour faire des
recherches, il était normal qu’il y ait une retombée publique, ne serait ce que par
l’enseignement. J’ai commencé par assurer des cours à l’EHESS, avant d’y
passer totalement. Là où les choses ont radicalement changé pour moi, volens
nolens, car je l’avoue je ne l’ai pas cherché, c’est lorsque m’est venue une
proposition du Président de la République de l’époque, François Mitterrand, au
moment où commençait à poindre la grande peur du sida. En 1989, il a décidé
de créer une série d’outils pour mieux comprendre le problème et tâcher d’y
répondre. Ils étaient au nombre de trois : une agence nationale de recherche
(ANRS) qui continue d’exister ; une agence française de lutte qui est passée
maintenant au Ministère de la Santé ; et enfin, un Conseil national du sida
chargé de donner l’avis de la société civile sur les problèmes éthiques et
techniques que pouvait poser l’épidémie. Il m’a demandé de prendre la
présidence de ce conseil. J’ai accepté et cela a été une très grande expérience. Il
y avait d’ailleurs un intérêt scientifique à cause de mon enseignement au Collège
de France centré sur l’anthropologie symbolique du corps, puisque le sida se
transmettait par les substances corporelles, le sang, le sperme, le lait. Cela
méritait qu’on s’y intéresse comme anthropologue même si je ne m’y suis pas
intéressée seulement pour cette raison. Cette expérience m’a d’ailleurs permis de
traiter de questions capitales. La plus importante à mes yeux concerne le
problème du secret dans ces milieux sans confidentialité que sont les prisons,
l’armée, les hôpitaux… mais essentiellement les prisons. On a fait énormément
de choses dont beaucoup ont eu des effets politiques comme faire passer le
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contrôle de la médecine pénitentiaire du ministère de l’Intérieur à celui de la
Santé. Mais je ne vais pas insister là dessus.
À partir de cette expérience, j’ai été amenée à changer le séminaire que je
faisais au Collège de France. Pendant des années, il a porté sur des questions de
parenté et a d’ailleurs été publié sous forme de quatre volumes qui s’intitulent
Les Complexités de l’alliance. Un cinquième est en préparation et un sixième a
été publié dans une revue. J’ai changé ensuite mon fusil d’épaule et j’ai fait un
séminaire qui s’est appelé pendant huit ans environ, « L’anthropologue dans la
cité ». Il s’agissait de promouvoir le regard anthropologique que l’on pouvait
porter sur des questions actuelles de société. Cela pouvait concerner les restes du
colonialisme, le sida, ou d’autres problèmes comme l’obscurantisme religieux,
les minorités, etc. Les quatre dernières années, j’ai traité de la violence, aussi
bien dans les rapports hommes/femmes que dans les rapports entre nations, le
terrorisme, la torture, les différents types de violence auxquels nous pouvons
être confrontés de nos jours et ce en essayant d’avoir un regard anthropologique
là-dessus.
La question des femmes dans tout cela ? J’ai été amenée à traiter du rapport
masculin/féminin à partir de la constatation que les femmes ne pouvaient pas
être un sujet de droit. C’est à partir de mes recherches les plus abstraites sur des
questions de parenté que j’ai été amenée à mettre en évidence ce que j’ai appelé
la « valence différentielle des sexes », une forme particulière d’équation. A
partir de là, je me suis intéressée à la question du rapport des sexes. Dire que je
suis une militante serait une erreur. J’essaye de réfléchir à cette question. Je
n’appartiens à aucun groupe, je ne suis même pas reconnue comme des leurs par
les chercheuses qui travaillent sur le genre. Je ne fais pas à proprement parler de
l’anthropologie du genre. Je travaille dans le prolongement d’une idée et d’une
ligne de recherche dont je suis intimement et intellectuellement persuadée de la
cohérence, et dont je m’efforce de souligner la capacité qu’elles ont de rendre
compte du présent.
Cet entretien avec Paul Pandolfi, dont le texte a été revu par Françoise Héritier,
a eu lieu à Paris le 2 avril 2004.
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