
« Un soldat dont l’activité est de pratiquer l’art de l’assassinat, un diplomate
dont la tâche est basée sur la tromperie et le secret, un politicien dont la vie
consiste à compromettre sa conscience ou un homme d’affaires dont le but
est de s’enrichir grâce aux limites de lois permissives; tous ceux-là peuvent
être excusés s’ils placent leur dévotion patriotique au-dessus de la vertu de
tous les jours et qu’en tant qu’espions, ils rendent alors service à la nation.
Ils ne font qu’accepter les codes moraux auxquels la société moderne
continue de se conformer. Il n’en est pas de même pour le scientifique. Car
le sens profond de sa vie est placé au cœur de la quête de vérité ».
Cette quête de vérité n’est pas compatible avec le mensonge et la tentative d’utiliser la couverture
scientifique pour mener des projets d’espionnage. Or, Boas accuse quatre chercheurs, qu’il ne nomme pas,
de « prostituer » l’anthropologie en l’utilisant pour camoufler leurs activités de renseignement. En agissant
de la sorte, ils ont, écrit-il, sali la réputation de la discipline mais aussi rendu extrêmement difficile la
pratique du métier en jetant la suspicion sur les intentions réelles, les pratique et les enquêtes des
anthropologues. Dix jour après la publication de cette lettre, lors de son congrès national le conseil de
l’AAA se dissocie officiellement de la position de Boas, le discrédite, le sanctionne pour avoir exprimé un
avis injustifié ne reflétant pas l’opinion de l’association et l’évince du conseil de celle-ci (Fluehr-Loban,
2003 : 3)
.
Cette réaction qui peut apparaître surprenante et radicale a été en partie motivée par des facteurs externes
au contenu même de l’article (rivalités, enjeux institutionnels, éventuel anti-sémitisme, Price 2000).
Néanmoins, le propos de Boas dérange profondément. A la tête de l’AAA, on estime que la publicité faite
autour de cette affaire d’espionnage peut nuire à la discipline et aux anthropologues qui sont sur le terrain.
On accuse Boas d’abuser de sa position à des fins politiques et nul ne cherche à vérifier le bien fondé de ces
accusations. A la suite de cette controverse et de l’éviction de Boas, les prises de positions les plus
progressistes sur des enjeux sociaux et politiques, comme ceux liés au racisme ou à la guerre, se prendront
hors de l’AAA, y compris par Boas lui-même.
Ainsi dès 1919, le débat sur la possibilité de concilier, ou non, anthropologie et patriotisme, autonomie
scientifique et engagement au service du politique est posé dans l’espace public. Cependant, l’AAA refuse
d’affronter pleinement les questions soulevées par Boas. Des analyses historiques ont pourtant prouvé la
pertinence de ses allégations. Elles permettent de mieux comprendre la portée et la signification de la
censure dont il fut victime
. La réaction du conseil de l’AAA constitue un message clair à la communauté
des anthropologues : il est légitime de faire de l’espionnage sous couvert de la science, ceux qui agissent
par devoir patriotique ne seront pas sanctionnés.
Bien que le débat ait été posé au début du siècle passé, jusqu’à aujourd’hui les relations entre science et
gouvernement et, plus généralement, entre science et politique n’ont pas été entièrement clarifiée. Les
débats ressurgissent de manière récurrente dans l’espace des discussions académiques. Les moments où
ceux-ci sont les plus intenses résultent sont généralement des moments charnières qui sont suivis par des
avancées éthiques.
Second moment : soutien à une guerre « juste »
Au cours des années 30, l’anthropologie s’institutionnalise. Le nombre d’étudiants augmente, les
débouchés s’élargissent, notamment dans des agences gouvernementales (affaires intérieures, affaires
indiennes, parcs nationaux, gestion des sols et de l’agriculture, musées tel que le National Museum).
Pour la petite histoire, trois des quatre anthropologues incriminés votèrent cette motion de censure,
Samuel Lothrop, Sylvanus Morley et Herbert Spinden. Le quatrième, Mason, écrivit à Boas une lettre où il
expliquait avoir agit en raison d’un devoir patriotique (Price : 2000), un argument qui sera mobilisé par la
suite de façon récurrente.
Il a notamment été montré que Lothrop a travaillé pour les services secrets américains pendant plusieurs
dizaines d’années lors de ces missions en Amérique latine et aux Caraïbes avant de reprendre ses fonctions
au Harvard Peabody Museum et à l’Institut Carnegie.