Précurseurs Les textes des voyageurs et des philosophes d’avant la naissance officielle de l’ethnologie à la fin du 19e siècle, nous livrent déjà les problématiques principales qui vont inspirer cette discipline : description et traitement de l’altérité, classification des sociétés et des cultures, évolutionnisme, diffusionnisme, universalisme, relativisme etc. L’anthropologie, on l’oublie souvent, est d’abord une branche de la philosophie et cela depuis les Grecs. C’est peut-être ce qui explique que l’on trouve chez ces philosophes les premières indications ethnologiques. Pour qu’elles puissent émerger il faut : Une distance critique sur soi-même (propre de la philosophie) Une démarche comparative entre sa culture et celle des autres La pensée des précurseurs 1.- L’aventure que racontent des ethnologues malgré eux: voyageurs explorateurs, marchands, missionnaires, fonctionnaires. Cet aspect est essentiellement descriptif (ethnographie, géographie, botanique…) 2.- La réflexion sur la condition humaine et l’image que l’on entretient de l’autre: philosophes, essayistes, moralistes 3.- La réflexion sur l’origine et l’évolution de l’homme et sur la question de savoir si oui ou non il existe un progrès dans l’histoire: philosophes et savants, théologiens et missionnaires Ainsi les grands courants idéologiques se reflétaient et continuent à se refléter dans la pensée anthropologique : Ethnocentrisme, comparatisme, humanisme, libre pensée, Aufklaerung, réforme et contre-réforme, nationalisme-chauvinisme, colonialisme et anticolonialisme, positivisme, marxisme, freudisme et structuralisme Résumé de notre situation: le champ de l’ethnologie se situe dans la perception de l’autre non pas en tant qu’individu mais comme groupe constitué: tribu, ethnie, peuple (nation), tous ceux qui n’appartiennent pas à mon groupe (les autres) mon groupe autre groupe Au deuxième degré, celui où nous nous situons en effectuant l’histoire et la critique, nous observons comment les précurseurs des anthropologues ont conçu cette rencontre des cultures, de la leur et de celles d’autres, récemment découvertes pour et par eux. Cependant les rencontres interethniques ont lieu de tout temps, sans projet d’étude et elles n’ont pas attendu l’arrivée des anthropologues pour les constater. Mais à chaque fois elles impliquent une définition du rapport entre les groupes: s’agit-il d’une rencontre amicale, d’une confrontation, d’un échange? On peut ainsi envisager 3 possibilités: ami, ennemi, ou indifférence cad alliance, guerre ou neutralité Ces 3 rapports vont déterminer le type d’échanges entre les groupes; nous sommes très proches des comportements étudiés par les éthologistes: comment deux espèces animales établissent des rapports entre elles? Le rapport, le contact entraîne une estimation mutuelle en fonction de mille critères aussi sophistiqués que possible, relatifs à l’échelle de valeur propre à chaque peuple ou groupe. De là ce besoin d’exprimer la différence soit en égalité soit en inégalité, cad. supériorité ou infériorité. il s’agit de besoins élémentaires de définition de son espace de marquage de son territoire pour se définir soi-même en tant que groupe cette définition du territoire est fondamentale puisqu’elle va décider de la survie du groupe et qu’elle va régler les actions nécessaires pour maintenir ou agrandir ce territoire. Nous avons dans l’analyse de cette relation élémentaire entre deux groupes humains tout le débat ethnologique, c’est-à-dire toute la question de la différence -qui déborde largement l’anthropologie et qui pose ultimement la question de l’unité du genre humain, question à nouveau philosophique. Autrement dit, lorsqu’un groupe humain en rencontre un autre il pose non seulement la question utile de savoir si un échange est envisageable et si oui de quelle sorte, mais aussi qui sont ces êtres différents: des hommes, des animaux ou des dieux? Voyageurs, explorateurs, marchands, colons, missionnaires: XIIIe-XVIIe du barbare au sauvage le terrain Les historiens de l’ethnologie commencent habituellement leur histoire avec les Anciens, Grecs et Romains. Nous continuons en Occident à les considérer comme les ancêtres de notre culture et civilisation : ils ont laissé des témoignages écrits sur leurs rencontres et leur perception des autres. Le rôle de l’imaginaire dans cette perception est central : Comprendre l’univers mental à travers la représentation du monde Une histoire de la cartographie nous montrerait bien comment évolue l’idée du monde et par conséquent l’identité des peuples, A partir du moment où l’homme est allé physiquement sur la lune sa représentation du monde est différente Les peuples se créent des images mentales du monde par rapport au monde qui leur est connu ainsi que par rapport à l’étendue de leurs territoires (sans mentionner bien sûr ici le monde de l’imaginaire et surnaturel y compris l’image que l’on se fait de soi: Suisse à la fin du XXe, par ex) Pour les Grecs, les autres sont barbares (d’abord principalement à cause du « bruit » de leur langue différente) de même que pour les Juifs, les autres sont des Gentils, pour les Chrétiens, païens (paysan parce que le christianisme se répandit d’abord dans les villes), pour les Musulmans infidèles etc... C’est pourquoi il ne faut pas s’offusquer de cette « classification primitive » et avant de la condamner essayer de la comprendre de voir quels schèmes mentaux la sous-tendent Que ce soit les Grecs ou Germains, tout groupe procède à sa définition d’abord par une dé-limitation donc par une exclusion de ce qui n’est pas soi. La question demeure entière de savoir comment je vais qualifier l’autre ensuite. Pour les Romains les autres sont aussi barbares mais peu à peu ils deviennent des Romains potentiels: c’est la logique des Empires intégrationnistes par rapport aux Empires qui se contentent d’imposer leur joug (la tradition romaine est reprise en Europe tandis qu’en Asie, Turquie on a affaire à un Empire « pluraliste » qui se contente de collecter l’impôt mais tolère les giaours, les infidèles. Cette question rejaillit dans les politiques d’immigration, entre tolérance et intégration. Des ethnologues signalent également la pratique, dans certaines tribus indiennes, d’adopter ses ennemis ou plutôt leurs enfants, ce qui peut être interprété comme une réponse à un manque de population ou aussi à un affaiblissement de l’ennemi par assimilation (destruction potentielle de sa descendance) Les penseurs du XVIIIe siècle se pencheront aussi sur la question de savoir ce que l’on entend par barbarie et la barbarie prendra alors d’autres sens que simplement celui qui me fait percevoir l’autre en tant qu’autre. Les historiens Thucydide et Hérodote (Ve s. av. JC), le géographe Strabon (1er s.av. JC) ont abordé des questions « ethnologiques » comme l’origine des peuples et les relations entre eux ou encore l’importance des coutumes aussi bien chez eux que chez les Barbares. Tacite (1er siècle ap. JC) est bien connu pour sa description des Germains et de leurs coutumes. L’ethnologie qui se réclame de l’observation dite de terrain, a voulu se distancer de l’histoire pour privilégier l’enquête directe avec des « vivants ». Par sa méthode, elle exclurait les Grecs de son champ. De même, on a pu parler en ethnologie d’étude des peuples sans écriture, voire sans histoire, ou encore primitifs pour délimiter l’objet privilégié de la discipline. Les Grecs en seraient donc doublement exclus Mais ces définitions de l’ethnologie par sa méthode exclusive d’enquête ou son objet primitif n’a plus cours aujourd’hui: tout groupe différent de celui auquel j’appartiens est susceptible d’enquête ethnologique et les sciences humaines se sont rapprochées. Les sources que représente l’Antiquité sont abondamment exploitées, par les ethnologues, mais depuis plus longtemps par les historiens de la religion Pour l’histoire des religions ou l’anthropologie religieuse, en revanche qui elle, n’avait pas à établir la même barrière méthodologique, les sources de la Grèce ancienne sont fondamentales et ont permis, grâce à l’application de la méthode ethnologique de réécrire l’histoire de nos origines: d’une théologie historicisante (judéo-chrétienne) qui cherchait des origines chez les Grecs, elle devient anthropologie religieuse et recherche des articulations entre religion et société dans la Grèce ancienne et cherche à reconstituer une Grèce archaïque fonctionnant sur le mode des sociétés « primitives ». On a rendu justice à la profondeur de certaines enquêtes, comme celles justement d’Hérodote, considéré habituellement plutôt comme le père de l’histoire. D’autres voyageurs anciens ont rapporté des témoignages multiples qui traitent aussi bien de la botanique que du gouvernement. Au Moyen Age on voyage plutôt vers l’Orient ou dans le bassin méditerranéen Le voyage le plus célèbre de l’époque est sans doute celui de Marco Polo dont le récit circule sous de nombreuses versions original Livre de Marc Pol (Merveilles du Monde notamment)et qui constituera une des principales sources des connaissances occidentales de l’Orient: Sans entrer dans le détail du livre, il convient de rappeler que ce récit, rédigé en français de 1296 à 1298 sur la dictée de Marco Polo emprisonné à Gênes, est le fruit non pas d’un week-end exotique mais de 25 ans de séjour en Tartarie et en Chine! Le père et l’oncle de Marco Polo entreprennent un voyage en 1265 à Pékin d’où ils rentrent en 1269 avec une lettre du grand Khan Kubilaï pour le Pape: ils décident de repartir en 1271 avec la réponse du Pape et en emmenant cette fois avec eux Marco Polo qui restera pendant 17 ans au service de l’Empereur en participant à la vie politique et en étant même envoyé au nom de l’Empereur en ambassade. Marco Polo parle le Mongol et le Persan, mais non le Chinois. Il s’agit de descriptions de l’Orient et de l’Extrême-Orient. Le voyage en Tartarie est en quelque sorte à la mode -c’est que l’on s’y rend par voie de terre, tant que l’on n’a pas découvert l’Amérique. Le Moyen-Age avait ainsi eu des contacts avec l’Orient par tous les marchands et savants venus par voie de terre. Plus traditionnellement, on connaissait l’espace méditerranéen (Afrique du Nord avec les fameux Berbères étudiés par Ibn Khaldun au XIVe siècle) Les récits de voyage comprennent habituellement une description de l’itinéraire et des incidents de la route, une description de la géographie encore partiellement inconnue ou du moins nouvelle, puis les habitants, le type de gouvernement, les moeurs -particulièrement ce qui touche le mariage, l’habitat, etc. Prenons l’exemple du récit de Jean Du Plan Carpin, franciscain (né vers 1220), envoyé par le Pape Innocent IV en 1246 pour une mission auprès du Grand Khan de Tartarie. Avec lui nous avons l’exemple du voyageur envoyé en mission diplomatique et apostolique; cela ne l’empêche pas de décrire ce qu’il voit, même si ses commentaires débordent ce que nous considérons comme description factuelle. Un autre voyageur, Guillaume de Rubrouck ou Rubruquis, né à la même époque mais en Brabant et mort à la fin du siècle. Dans ce cas c’est Saint Louis roi de France qui le charge d’aller en ambassade chez le grand chef des Tartares Sartach, voir s’il était chrétien et dans ce cas négocier une alliance.. Le manuscrit a été écrit en latin puis traduit en français et publié par Bergeron en 1629 Une bonne partie de ces récits traite de sujets qui touchent davantage à la géographie ou au gouvernement que plus précisément aux coutumes et aux moeurs. Dans la mesure où la Chine, la Tartarie et encore davantage la Perse représentent des civilisations dont certains éléments étaient déjà connus et comportent des institutions très développées de gouvernement ainsi que des religions très répandues (islam), l’altérité ne consiste pas en la barbarie (exclusive) ou la sauvagerie mais bien par l’exotisme de coutumes et de moeurs étranges ou au contraire familières. C’est le cas également des voyages de Jean Baptiste Tavernier (1605-1689) en Perse au XVIIe siècle; Tavernier est un marchand couronné de succès qui illustre le développement du commerce français au XVIIe siècle. On ne peut guère parler de colonies encore, faute d’une volonté politique. Quelques expéditions aux Canaries ou plus bas sur la Côte africaine ne donnent pas lieu à des établissements durables. Auparavant XVe s. c’est au nom de Jacques Coeur qu’est attaché le développement du commerce (méditerranée et Levant) Les récits de Tavernier fourmillent d’intéressants détails ethnographiques qui permettent par exemple de comparer les observations actuelles dans certains domaines comme l’architecture ou des croyances avec ce qui pouvait être observé. Ces descriptions sont plus systématiques et introduisent une tradition qui se poursuivra jusque tard dans le XIXe siècle. La grande différence entre ces voyages à l’Est (dans lesquels on peut bien voir une différence entre le XIIIe et le XVIIe siècle) et ceux qui auront pour but le Brésil ou ce qui deviendra le Canada c’est la découverte de l’Amérique 1492 Colomb. Or essentiellement cette découverte est le fait des Espagnols et des Portugais. Dans un premier temps, les Français se contentent de piller les galions espagnols et portugais rentrant chargés d’or. Le dernier voyageur que nous abordons est typique de ce XVIe siècle français: il s’agit d’un émigré huguenot ; la Réforme a imprégné l’idéologie du XVIe mais elle a également provoqué le départ de huguenots pour se protéger des poursuites religieuses. Ainsi Coligny, Amiral de France passé à la Réforme protège-t-il les huguenots qui érigeront à son nom au Brésil le fort Coligny. C’est Villegaignon, aventurier, qui s’établit en 1555 à Guanabara où il construit fort Coligny aujourd’hui Rio de Janeiro. Il a réussi à recruter 600 personnes des deux confessions et aussi des esclaves, fugitifs, débauchés etc... Ce sont les Indiens qui sont recrutés pour construire le fort; certains fuient, les maladies se propagent comme toujours et déciment les indiens Villegaignon se convertit au protestantisme (à fréquenter les colons) et demande à Calvin d’envoyer des missionnaires. C’est ainsi que Jean de Léry part de Genève le 10 septembre 1556 Après un temps passé à Fort Coligny la communauté protestante est forcée, suite à des querelles internes, de quitter la place et s’installe à l’intérieur des terres. Ces calvinistes retourneront en France tant bien que mal en 1558. En 1560 fort Coligny devient portugais. 378 ans plus tard c’est l’ethnologue Lévi Strauss qui débarque à Guanabara... La découverte du sauvage est un choc: il ne s’agit plus des costumes somptueux des princes orientaux ou de quelques curiosités relatives aux harems. La rencontre avec le sauvage est la rencontre avec un autre âge : le XVIIIe siècle dira que c’est l’âge d’or ; le XIXe que c’est l’âge de la pierre.... Ce sauvage est déconcertant avant tout, inattendu: suivons les chapitres de Jean de Léry : de même complexité que l’Européen, il est vigoureux et vit longtemps il vit nu (et résiste aux tentatives des blancs de le vêtir), il s’épile ; pour s’en faire une idée il faudrait aller voir sur place (114) mais quoique nus ils sont chastes; n’aurait-ils pas connu le péché originel? (115) et ne connaissent pas nos débordements (luxe: influence calviniste) pas de coutume de fiançailles (262 263) acceptent la polygamie ; pas d’adultère mais prostitution de jeunes filles ; critique des Européennes qui n’allaitent pas leurs bébés et les connaissent à peine (266-67) hygiène (68-69); sur le chapitre de la religion, Léry est beaucoup plus sévère (230-231) ; pas d’écriture non plus qu’il considèrent comme de la sorcellerie et sont donc défavorisés par rapport au reste de l’humanité (connue) Europe Asie et Afrique qui connaissent l’écriture ; quelles sont les rares lumières de leur religion (233 234) (ce sujet des ténèbres de l’ignorance sera repris tout au long du XVIIIe et plus tard dans l’opposition désormais classique de la lumière de la raison et des ténèbres de l’ignorance).En ce qui concerne la résurrection des corps (expliquer) l’argument qui fait penser Léry que les sauvages y croient est fort intéressant: si les sauvages ne croient pas en Dieu au moins ils croient au diable et en cela sont supérieurs aux athées qui peuplent de plus en plus le monde... Léry obtient la permission d’assister à une cérémonie dont la qualité le convainc. Se renseignant sur les parties de la cérémonie qu’il n’avait pas comprise Léry apprend que les sauvages topinambou ont évoqué une inondation semblable au déluge mais que leurs grands pères se sauvèrent sur les arbres. La réaction de Léry est exemplaire: saisissant cette ressemblance il faut expliquer la différence, soit que les ancêtres ont échappé grâce aux arbres et non dans l’arche de Noé. Ce qui lui permet de conclure à une tradition orale déformée mais en descente directe de Noé…suit alors, à l’occasion d’un repas auquel Léry et son collègue Rousseau sont invités, une leçon de catéchisme modèle: étant priés d’expliquer le contenu de leur prière avant le repas, ils profitent pour expliquer la foi chrétienne. Des vieillards se souviennent d’anciens missionnaires que Léry n’hésite pas à faire remonter à Saint Mathieu (ce dernier ayant prêché à des cannibales) mais à qui ils avaient résisté et ceux ci avaient alors introduit l’épée comme malédiction. Si les sauvages résistent à l’adoption du christianisme c’est qu’un changement de religion provoquerait la moquerie de leurs voisins. Les missionnaires pensent avoir accompli leur conversion mais ils entendent dans la nuit que le chant des Indiens qui venaient de promettre de ne plus manger leurs ennemis disait que dorénavant ils en captureraient plus et en mangeraient davantage... Conclusion: ils ne sont pas si farouches p 259 mais question finale d’où viennent-ils? De Noé sûrement mais duquel de ses fils: Sem Japhet ou Cham? Les récits des voyageurs sérieux et attentifs que nous avons parcourus signalent déjà les grandes questions et attitudes qui suivront: décrire pour connaître relier, comparer, classer pour comprendre Les grands domaines d’investigation sont eux aussi identifiés: anthropologie physique milieu de vie et habitat parenté, mariage moeurs et coutumes: parures corporelles, chants, fêtes, alimentation/boissons croyances, pratiques, magie, sorcellerie etc...