La « sécularisation » de la figure du Prophète dans les romans

La « sécularisation » de la figure du Prophète
dans les romans francophones du Maghreb
Une des questions centrales des sociétés arabo-musulmanes aujourd’hui est celle de la
« sécularisation »
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du sacré. Celle-ci passe par une réappropriation du Texte et une
humanisation de la figure du Prophète. Dans cette mesure, comme le notait Annemarie
Schimmel, toutes les vénérations du Prophète convergent dans l’œuvre d’Iqbal, le
philosophe et poète indo-musulman qui le premier exprima l’idée d’un état musulman
indépendant. Mouhammad Iqbal écrivait : « Vous pouvez renier Dieu, mais vous ne pouvez
pas renier le Prophète. » (And Muhammad is His Messenger, p. 238)
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Dans la même veine,
Jamel Eddine Bencheickh soulignait qu’il fallait faire le chemin du Tanzil, de la Révélation, en
sens inverse en vue de relier directement le sujet musulman à la Transcendance. Ce travail
de reprise de sa conscience et de sa liberté par le sujet arabo-musulman est dans le même
mouvement un travail de résistance aux dictatures sous toutes formes, quelles soient
séculières, religieuses ou politico-religieuses dans la mesure où, généralement, les deux
entités se confondent dans l’exercice de l’autorité unilatérale, la tyrannie discursive,
politique, corporelle et sexuelle, ainsi que la négation de la liberté de l’individu et d’un
fonctionnement démocratique du champ social. C’est dans cette mesure que pendant la
guerre civile en Algérie l’on décrit le rapport incestueux entre le FLN et le FIS en les
caractérisant par la formule : « Le FIS est le fils naturel du FLN. »
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En Tunisie, l’unilatéralisme
idéologique et politique d’En-Nahdha répond en partie au et perpétue la perspective
dictatoriale de Ben Ali et du Parti du Doustour. Il s’inscrit en fait dans une généalogie
politico-culturelle qui dépasse les oppositions politiques.
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Dans ce texte, je n’utiliserai pas les termes « laïcité » ou « laïc » et « laïque » du fait de la connotation
idéologique qu’ils ont pris ces dernières années, en particulier en France. Si au départ, ils relevaient d’une
perspective philosophique ayant pour objet la séparation entre le religieux et le politique, aujourd’hui ils sont
souvent devenus des concepts en grande partie politiques, repris même par des partis racistes et antisémites
comme le Front National, et utilisés pour stigmatiser la communauté arabo-musulmane et l’Islam. A ce terme,
je préfère le terme anglo-saxon « secularization » que l’on traduit approximativement en français par les mots
« sécularisation » et « séculier » qui me semblent plus neutres et appropriés aux processus culturels et
politiques qui ont actuellement lieu dans les luttes identitaires de la sphère arabo-musulmane. Le terme
« sécularisation » est entendu ici dans sa dimension psychologique et spirituelle impliquant le vécu subjectif de
l’individu plutôt que dans sa dimension sociologique ou économique.
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C’est moi qui traduis.
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Voir à ce propos, mon étude sur la littérature et la censure au Maghreb (« Between God and the President:
Literature and Censorship in North Africa »).
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Dans cet article, j’évoquerai comment, en contradiction avec les dogmes traditionnels
et une conception fondamentaliste du Coran, d’un côté, et une idéologie politique dominée
par l’intégrisme, de l’autre, les traditions populaires dans le monde arabo-musulman créent,
à la fois sous forme orale et dans les miniatures notamment, mais aussi dans les récits et les
textes que les écrivains, poètes et autres auteurs se sont appropriés et ont développé
récemment, par leur travail fictionnel, des représentations culturelles et littéraires
différentes du Prophète Mouhammad et, donc, de l’interprétation réductive du message
coranique. Suite à cela, j’examinerai les représentations du Prophète dans les productions
francophones du Maghreb, notamment dans l'anthologie de plusieurs traditions constituée
par Le Voyage nocturne de Mahomet de Jamel Eddine Bencheikh et des romans tels que Loin
de Médine d'Assia Djebar et L'Homme du Livre de Drisss Chraïbi. Ce faisant, j’analyserai
comment les écrivains maghrébins se rapportent aux représentations occidentales et arabo-
musulmanes de la geste de Mouhammad. Dans ce processus, j’évoquerai les formulations à
travers lesquels, se basant sur une lecture ouverte du texte coranique, le mysticisme soufi, le
discours éthique de l'Islam et l'héritage humaniste de l'Occident, ils essaient de produire une
nouvelle image du Prophète qui participe à leur conception transculturelle des relations
humaines et à leur plaidoyer pour un dialogue des civilisations. Finalement, je montrerai
comment cette nouvelle relation entre mémoire individuelle et mémoire culturelle s’associe
à la manière dont les peuples arabo-musulmans ont contourné et subverti une lecture
fondamentaliste du texte coranique et de la Tradition en vue de produire une culture de la
liberté et de l’humanité et comment ces deux approches se rencontrent dans les
perspectives du « Printemps arabe » en tant que revendication, non seulement d’un
épanouissement économique et politique, mais aussi d’une liberté individuelle, subjective et
culturelle.
Commentant la réalité bilingue du sujet maghrébin dans Amour bilingue, Abdelkébir
Khatibi a écrit: «Si écrire c’est enfanter, dit-on, écrire (s’écrire) dans une autre langue, c’est
également s’enfanter autre dans une autre langue.» Dans une large mesure, la
représentation du Prophète Mouhammad dans la littérature francophone du Maghreb est
une illustration importante de sa signification pour la mémoire culturelle des musulmans,
qu'ils vivent à l'intérieur, à l'extérieur, à proximité de ou en Occident et qu’ils soient religieux
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ou non. Si, d'une part, le fondateur de l'Islam a été en général décrits en termes péjoratifs,
même par des théoriciens de la tolérance comme Montesquieu et Voltaire, et, d' autre part,
si les écrivains francophones du Maghreb ont été moulés dans le creuset de la langue
française et de la culture européenne, leur représentation du Prophète Mouhammad diffère
de et déconstruit la vision que la plupart des textes occidentaux ont produit à son sujet. Ce
faisant, ils brisent le prétendu tabou de la représentation en Islam. D’où la fameuse phrase
en exergue de son texte de Driss Chraïbi pour décrire son entreprise dans L’Homme du Livre :
« Ceci n’est pas un livre d’histoire, mais un roman, une œuvre de pure fiction, même s’il met
en scène un personnage considérable : le Prophète Mohammed. » De plus, ils produisent
une autre image du Prophète qui constitue un contre-discours les aidant à se réconcilier
avec leur double héritage entre l'Occident et l'Orient.
Au carrefour de plusieurs continents et civilisations, les intellectuels et écrivains
maghrébins nent à bien ce processus du point de vue de ce qu’Abedelkébir Khatibi a
appelé « pensée-autre » ou « pensée de la différence ». Ainsi, il s’agit d « […] pensée-autre
(…) aux limites de ses possibilités. Car, nous voulons décentrer en nous le savoir occidental,
nous décentrer par rapport à ce centre, à cette origine que se donne l’Occident. » (Maghreb
Pluriel, p. 54) Dans une problématique proche de celle de Jean-François Lyotard qui décrit la
fin des «grands récits » dans La Condition postmoderne, Khatibi insiste sur la fin du
Salafisme, la doctrine métaphysique et politique anti-occidentale correspondant à la
représentation structurellement anti-musulmane et anti-arabe de l'autre sur laquelle les
cultures, les identités et les discours européens, d’abord, et américains, ensuite, sont centrés
en grande partie depuis l’avènement de l’Islam et de l’expansion musulmane qui l’a suivi. Au
lieu d'ajouter l'Islam comme un autre « grand récit » en opposition aux récits occidentaux
comme cela est généralement fait par de nombreux intellectuels et hommes politiques
arabo-musulmans, Khatibi insiste sur la nécessité d'une perspective nouvelle qui consiste
dans le dépassement simultané des métaphysiques occidentale et arabo-musulmane sur la
base d'une double critique et d'une opposition aux deux absolutismes religieux et séculiers
en présence en Orient et en Occident. L'objectif de ce que Khatibi appelle la « différence
intraitable » et la nécessité d’une « double critique », impliquant un regard et une ascèse
comprenant soi et l’autre, sont exprimés dans les termes suivants :
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« Seul le risque d’une pensée plurielle (à plusieurs pôles de civilisation, à
plusieurs langues, à plusieurs élaborations techniques et scientifiques) peut, me
semble-t-il, nous assurer le tournant de ce siècle sur la scène planétaire. Et il n’y
a pas de choix… Pour personne. Transmutation d’un monde sans retour sur ses
fondements entropiques. » (Maghreb pluriel, p. 14)
Cette exigence s’applique non seulement à l’Occident qui se doit de reconnaître cet
autre lui-même qu’est l’Orient, mais aussi pour au monde arabo-musulman qui ne devrait
pas renier son passé originel, notamment préislamique, et le caractère transculturel de sa
genèse tant sur le plan historique que sur le plan métaphysique. Dans cette mesure, il est
essentiel de dépasser les oppositions déterminées par une logique de l’exclusion et toute
perspective conceptuelle dominée par le binarisme :
(…) « N’a-t-on pas dit et redit que la philosophie arabe est grecque par essence. »
(…) Je dirai crûment que, par exemple, le dieu d’Aristote est entré dans l’islam
avant l’arrivée de celui-ci. La théologie de l’islam et son épistémè globale étaient
précédées par Aristote qui leur préexiste. Cette théologie de l’islam serait-elle
d’abord une traduction ? La traduction en arabe du monothéisme abrahamique
par l’intermédiaire du syriaque et du grec ? (…) (…) les Arabes, en considérant la
question de l’être selon leur langue, ont opéré une double traduction par
l’intermédiaire du syriaque et du grec. Par cette double traduction, s’est
renforcée une métaphysique du texte (…). (Maghreb Pluriel, pp. 22-23)
De ce fait, par la « pensée-autre » et la « double critique », la transcendance du soi-
disant « conflit des civilisations » évoquée par Samuel Huntington et ses acolytes, doit passer
par un nouveau rapport au Texte et une nouvelle lecture de l’Histoire, processus qui sont à
la base de la démarche et de la réflexion entrepris par les écrivains et intellectuels
maghrébins considérés ici. Il doit aussi passer par le dépassement de la conception
aristotélicienne du « tiers-exclus ». L’on conclura avec Khatibi que « Ce qu’il faut (devoir
d’une pensée-autre), c’est élargir notre liberté de penser, introduire dans tout dialogue
plusieurs leviers stratégiques : évacuer par exemple du discours les absolus de la théologie
et du théocentrisme qui enchaînent le temps, l’espace et l’édifice des sociétés
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maghrébines. » (Maghreb Pluriel, p. 33). D’où l’obligation d’un véritable renouvellement et
d’une transformation épistémologiques, culturels et politiques.
La littérature et le sacré
Les révolutions sont des moments forts et cristallisateurs des destins des peuples.
Cependant, il me semble que l’on ne peut les approcher que dans une perspective tenant
compte de la « longue durée » dans le sens du terme défini par Fernand Braudel.
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Ainsi, dans
le cas des sociétés arabo-musulmanes, le combat entre, d’un côté, une interprétation
rigoriste du Coran et intégriste du message religieux et, d’un autre côté, une lecture plus
ouverte alliée à une culture populaire de l’Islam qui subvertit le discours réductif du pouvoir
central allié au discours théologique fondamentaliste a été un combat constant, dès les
premières heures de l’Islam, à commencer par le moment-même de la mort du Prophète et
la question de sa succession. Ceci se voit dans la fameuse phrase d’Abu Bakr, le successeur
immédiat du Prophète : « Si quelqu’un vénérait Mouhammad, Mouhammad est mort. Si
quelqu’un vénérait Allah, il est vivant et ne meurt jamais. » (And Muhammad is His
Messenger, p. 18). Ceci se voit également dans le principe de mythologisation du Prophète,
autant par le pouvoir religieux que par le pouvoir politique, et, bien évidemment, dans la
scission des mouvements à l’intérieur de l’Islam entre Sunnisme et Chiisme, ainsi que les
différentes tendances théologiques et les écoles juridiques qui traversent la multitude et la
diversité des sociétés arabo-musulmanes. Ce processus s’est déroulé au long des siècles de
façon continue dans le vécu et la parole des peuples, avec des moments forts, des éruptions
révolutionnaires, et se retrouve ainsi dans la littérature maghrébine contemporaine. Dans ce
sens, les écrivains n’ont été ni des précurseurs, ni des visionnaires, ni des témoins
prémonitoires, mais des acteurs qui s’inscrivent dans le mouvement général des peuples et
des cultures, d’autant plus que la littérature maghrébine contemporaine est fortement liée à
la problématique de l’Histoire.
Comme c’est le cas pour la plupart des expressions religieuses, la relation entre la
religion et la littérature est structurelle dans celui de l'Islam. En effet, une partie importante
du texte coranique est étroitement liée à la tradition poétique de la péninsule arabique où il
4
Voir Fernand Braudel, Écrits sur l’histoire, Paris, Éditions Flammarion, 1985, pp. 44-61.
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