Pierre Grelot à sa mère
Prison de Fresnes (Seine') – 8 février 1943
Maman Chérie,
La censure allemande ne me permettant pas de mettre sur mes lettres tout ce que je désirerais te faire
savoir, je te fais parvenir ce message que tu ne liras qu'après la Victoire. Je voudrais te dire tout d'abord le
chagrin que j'ai de ton malheur, et mon angoisse quand j'ai appris que vous aviez failli être fusillés et que ce
n'est qu'à la dernière minute que vous avez été sauvés. Il ne suffisait pas que tu me perdes, il fallait aussi que
toute la famille expie le crime d'avoir voulu sauver la Patrie.
Tu sais, maman chérie, combien je t'aimais ; mon amour pour toi, si grand et si plein déjà, n'a été
qu'en grandissant. C'est ici, dans mon cachot, que j'ai vraiment compris ce que tu es. Tu es une héroïne, tu
es la [mot censure] ; aussi je te demande pardon à genoux si je t'ai parfois manqué de respect. Que n'ai-je
écouté toujours tes conseils ; tu ne me trompais jamais et tu les as toujours donnés dans le sens de l'amour et de
la vertu. Si je te cause aussi cet immense chagrin, c'est parce que, comme toi, j'ai voulu le bonheur des
autres, comme tu as voulu le bonheur des tiens. Tant de perfection rend ma douleur encore plus grande
de te quitter. Je ne peux oublier celle qui a dit dans une lettre, lors de l'affaire de la rue [mot censuré] : «Mais
songe donc, mon pauvre petit Pierre, que je donnerais ma vie pourvu que la tienne fût épargnée ! »
Dans ma conscience, je ne me souviens pas d'avoir commis de graves fautes envers toi. Je ne t'ai jamais
rien caché que je n'aie fini par te révéler. Ta joie était la mienne, ton bonheur le mien. Ton fils n'a rien fait dont tu
aies à rougir, au contraire.
Je voudrais maintenant te dire, maman chérie, ce qu'a été ma vie depuis le 30 juin. Je suis seul dans une
cellule sans soleil, comme la plupart des autres camarades de souffrances et de combat, mourant de faim,
sale, à peine à manger, pas de promenade, pas de lecture, souffrant de froid, et depuis le 7 juillet, je porte
nuit et jour les menottes derrière le dos. Je serais un bien mauvais Français, si je n'avais pu trouver le
moyen de les ôter ! Le seul réconfort à tous ces supplices (j'oubliais les coups de nerfs de bœuf que j'ai
reçus à la Gestapo*), c'est la certitude de la victoire' (car, bien qu'au secret, on réussit à avoir quelques
nouvelles) et l'héroïsme des camarades qui partent à la mort en chantant. La France peut être fière d'avoir
de tels enfants. J'espère que la Patrie reconnaissante saura récompenser votre sacrifice, qui est celui de
tant de familles, et qu'elle saura reconstruire tous les foyers détruits par la barbarie impérialiste.
J'ai été jugé avec mes camarades le 15 octobre. Cela n'a été qu'une comédie. Nous savions à l'avance
quel serait le verdict puisque, pour rien, on condamne à mort. Mon acte d'accusation portait : «propagande
antifasciste et contre l'armée d'occupation, port-et détention d'armes et de munitions, etc.» Une seule de
toutes ces choses suffisait pour me faire condamner à mort, aussi il n'y avait pas de salut possible. Nous avons
tous été condamnés à la peine de mort. Notre attitude devant le tribunal a été digne et noble. Nous avons su
imposer le respect à ceux qui assistaient au procès. Les soldats étaient émus, et j'en ai vu un qui pleurait.
Pense que nous avions de 17 à 20 ans. Quand, après l'arrêt, le président nous a demandé si nous voulions
ajouter quelque chose à nos déclarations, nous avons tous dit notre fierté de mourir pour la Patrie. J'ai moi-
même répondu : «Je suis fier de mériter cette peine. » S'il leur restait encore quelques scrupules, ça les leur a
enlevés.
Je voudrais maintenant te dire, maman chérie, de ne pas te laisser abattre par le chagrin que va te causer
ma mort. Je sais bien qu'il est des sentiments que l'on ne peut pas toujours maîtriser. Puise dans ton sacrifice
plus de [passage censuré].
Je sais, maman chérie, que, tant que tu vivras, mon souvenir restera toujours vivant en toi. Garde
toujours mes affaires auxquelles je tenais tant. Que tes projets d'avenir s'accomplissent en dépit du malheur et
de l'adversité. C'est mon plus cher désir. Sois heureuse, Maman, tu es une sainte et une martyre. Que Dieu te
protège jusqu'à la mort et au-delà.
Je t'embrasse une dernière fois de tout mon cœur, Maman chérie. Je meurs en Français, le front haut,
ton nom sur les lèvres, ta pensée dans mon cœur.
1. Allusion à la capitulation allemande à Stalingrad..
Ton petit Pierre.
C'est C..., un camarade de souffrance, qui m'a permis de t'écrire ce message et qui te le fera parvenir.
J'ai pour lui plus que de l'estime, peut-être parce qu'il ressemble à papa. Je le sais noble et courageux.
Mon cher J..., toi aussi tu as failli y passer avant moi. Tu m'as pourtant [passage censuré]. Conserve
sans exception toutes mes affaires, livres, collections, tu connaissais mes manies.
Marie-toi, aie des enfants, ça distraira Maman. Que ton fils, mon neveu, s'appelle Pierre, et ta fille, [passage
censuré]. Ne m'oublie jamais. Poursuis la réalisation des buts de la grande œuvre dans la vie de la Charité, de
l'Honneur et de la vertu. N'oublie jamais C... et ses conseils.
Mon pauvre papa, je te demande [passage censuré]. Je t'embrasse une dernière fois de tout mon
cœur.
Pierre Grelot naît à Paris en 1923 et fréquente l'école communale de garçons de la rue Camou (7e). Son
père est ingénieur-dessinateur aux Services radiotélégraphiques du territoire. En octobre 1938, il entre en
troisième au lycée Buffon'. Ses matières préférées sont l'histoire et la géographie, ainsi que l'espagnol, qu'il
rêve d'enseigner plus tard. En 1942, alors qu'il redouble sa première, il doit rentrer dans la clandestinité après
la manifestation du 16 avril pour la libération du professeur Burgard. Arrêté en juin 1942, condamné à mort le 15
octobre en compagnie de quatre camarades, il est fusillé à Paris, au champ de tir du ministère de l’Air Balard, le
8 février 1943.