Université de Rouen UFR de sciences de l’éducation Année 2002 THÈSE DE DOCTORAT Discipline : sciences de l’éducation présentée et soutenue par Christophe CHOMANT pendant l’année universitaire 2002-2003 Qu’est-ce qu’une école « juste » ? Les éclairages de la neurobiologie cognitive et de l’histoire des idées « d’égalité » scolaire, sur les champs de la réussite en classe, de la mobilité sociale, de l’anthropologie des valeurs et croyances, et de la philosophie politique Directeur de recherche : Monsieur le Professeur Jacques NATANSON Remerciements Je remercie vivement ici bien sûr en tout premier lieu Monsieur le Professeur Jacques Natanson, directeur de recherche, qui a eu la patience d’attendre et accompagner un travail initié depuis de nombreuses et longues années, et l’ouverture d’esprit et le courage d’accepter en sciences de l’éducation un travail d’abord faisant appel à des notions de biologie, ensuite faisant se rencontrer et se recouper plusieurs disciplines différentes. Je remercie également Messieurs les professeurs Jean-Claude Forquin et Raymond Boudon, qui m’ont éclairé par leur enseignement lumineux, passionné et passionnant, par leurs ouvrages, et qui m’ont encouragé dans la poursuite de ces travaux. Je remercie bien sûr les nombreux auteurs, d’Aristote à Rawls, en passant par Ruse et Lieury, lus et utilisés pour ces travaux, généralement recensés dans les notes de recherche, et qui ont permis de mener à bien ce travail. Je remercie mon père, médecin et biologiste, nominaliste, matérialiste et humaniste en diable, par ailleurs « déraciné social » et contradicteur vivant des thèses bourdieusiennes, d’avoir sû me détourner de certaines dérives dualistes, holistes ou spéculatives qui hantent ici et là le champ des sciences humaines. Je remercie ma femme, pour son écoute, toujours curieuse et attentive, sa verve et sa critique éclairantes et fructueuses, et ses encouragements dans les moments de fatigue. Je remercie mes enfants d’avoir enduré avec beaucoup de stoïcisme et de philosophie les longs mois et années passés par leur père sur un clavier d’ordinateur. Je remercie enfin ceux, amis, parents, collègues, proches... que la place ici ne me permettrait pas de citer tous. 2 Structure générale Introduction 7 Table des matières Introduction 7 Le sujet de recherche 7 La question de recherche Mobiles du sujet 7 8 Clarifications épistémologiques sur la connotation politique du sujet de recherche Un sujet brûlant Une thèse scientifique ne doit conforter les opinions ni de « droite » ni de « gauche » Pourquoi la neurobiologie ? La neurobiologie, exclue des sciences de l’éducation La neurobiologie clarifiant les débats politiques sur l’école Le savoir précède la sagesse Postures philosophiques, épistémologiques et méthodologiques Le matérialisme Le nominalisme 8 8 8 10 10 11 12 14 14 15 Les fondateurs du nominalisme : Guillaume d’Ockham et Max Stirner L’empirisme La sociologie de l’action Un certain naturalisme La « philosophie de l’esprit » Un agnosticisme idéologique Le non-dogmatisme Le discernement de l’éthique et de la science, du « bien » et du « vrai » Discernements et mélanges du « vrai » et du « bien » Le non-finalisme Un certain positivisme Le positivisme logique du Cercle de Vienne La philosophie analytique L’anthropologie théorique de la connaissance Le « post-modernisme » Non-présupposés et non-affiliations 17 18 19 20 23 23 24 25 25 26 28 29 30 31 31 32 Plan et progression 32 3 « Des décennies de recherche en génétique ont (...) montré que les individus naissent avec des patrimoines génétiques différents, ce qui explique la plupart des différences de capacité intellectuelle entre individus. (…) Dame nature n’est pas équitable. Les individus ne sont pas égaux quant à leur potentiel intellectuel. (…) Ce n’est (…) pas une surprise que le QI soit un bon élément prédictif de la réussite scolaire, (…) que des différences d’aptitudes intellectuelles amènent des inégalités sociales. (…) Il n’existe aucune ingénierie sociale qui puisse niveler les différences de capacités intellectuelles entre individus. (…) Seule une approche plus réaliste des différences intellectuelles entre individus permettrait à la société de mieux tenir compte de ces différences et de réduire, si cela est possible, les inégalités qu’elles engendrent. » Linda Gottfredson, neurobiologiste « Oui, on peut reconnaître la part de l’inné et faire droit aux découvertes de la génétique sans nier la liberté et la responsabilité humaine. (...) Au lieu de dissimuler par tous les moyens ce qui serait censé gêner l’égalitarisme démocratique, il vaudrait mieux, en effet, se donner la peine de penser démocratiquement d’éventuelles inégalités. (...) La démocratie tient plus par la vérité, quelle qu’elle soit, que par l’organisation de mensonges, fussent-ils pieux. (...) Ce qui est démocratique, ce n’est pas l’affirmation dogmatique d’une égalité factuelle entre les hommes (...), c’est le fait que cette inégalité, fût-elle avérée, ne se traduit pas par l’attribution a priori de privilèges juridiques ou politiques, parce que la dignité de l’être humain est une donnée morale. » Luc Ferry, philosophe 4 Pour Jacques Natanson, Raymond Boudon et Jean-Claude Forquin, professeurs qui ont marqué mon cursus. 5 Je suis instituteur. Parmi les élèves de ma classe se distinguent une petite fille nommée Amandine et un petit garçon appelé Bastien. Amandine est une excellente élève, brillante, issue d’un milieu social favorisé. Bastien, en revanche, a beaucoup plus de mal à apprendre ses tables de multiplication, à comprendre une règle de grammaire et à soutenir longtemps son attention. Il est issu d’un milieu qu’on appelle « défavorisé » : ses parents gagnent assez peu d’argent et ne l’ont jamais emmené visiter un musée. Je pressens qu’Amandine et Bastien n’ont pas les mêmes probabilités d’obtenir un statut social « enviable ». Cela ne semble-t-il pas « injuste » ? Que pourrais-je faire, que pourrait-on faire, pour corriger cette injustice ? J’ai parlé d’Amandine et Bastien à mes collègues. Marie-Égale pense que les différences de réussite entre les deux enfants sont dues à leur environnement et que nous devons lutter sur un plan syndical et politique jusqu’à ce que tous les enfants comme Bastien aient les « mêmes chances » de réussite qu’une Amandine, obtiennent les mêmes résultats scolaires et les mêmes statuts sociaux. Jean-Bio (il s’agit d’un instituteur assez atypique et rare) estime au contraire que la réussite d’Amandine est due exclusivement à un « gène de l’intelligence » et que ses enfants et petits-enfants appartiendront toujours à « l’élite » sociale. Marie-Égale et Jean-Bio se querellent assez souvent sur ce sujet, pendant la récréation, la cantine ou les réunions. Mon troisième collègue, Justin, ne parvient pas à se déterminer entre ces deux options : il se demande ce qui cause les différences de réussite entre les deux élèves, ce qui se passe exactement dans leur cerveau, s’il est possible d’exclure en la matière la biologie autant que la culture, et si les potentialités cognitives s’héritent comme la couleur des yeux. Il s’interroge aussi sur les relations entre la diversité naturelle des hommes et leur dignité, l’égalité de leurs droits politique. Il se demande enfin en quoi consiste la « justice sociale » : égalité des résultats et des statuts, égalité des « chances » à exploiter le meilleur de soi-même, à accomplir ses rêves, bonheur individuel ? Justin montre plus d’interrogations que de certitudes... C’est celui de mes collègues dont je me sens le plus proche… 6 Introduction Comment définir ce que serait une école « juste », sur la base des connaissances récentes en neurobiologie cognitive et génétique ? Ces connaissances ont-elles quelque chose à nous apprendre en la matière ? Le sujet de recherche La question de recherche Quel est notre sujet de recherche ? La question des potentialités cognitives et de leur diversité est centrale dans les débats sur l’école, débats à vocation généralement politique. Les gens de « gauche » pensent plus souvent que la diversité native des potentialités cognitives (ou des « aptitudes intellectuelles ») est relativement réduite et que l’éducation dispose d’un grand pouvoir d’homogénéisation de cette diversité ; les gens de « droite » pensent de leur côté qu’il existe une certaine diversité des potentialités natives, et que le pouvoir de l’éducation pour les homogénéiser est relativement limité. Toute une palette de nuances s’étend sur l’échiquier politique à ce sujet, depuis une extrême-gauche qui suppose l’équivalence native des potentialités et le pouvoir quasi-exclusif de l’éducation dans leur diversification ou homogénéisation… jusqu’une extrême-droite qui suppose une détermination presque exclusivement native et une transmission dynastique des potentialités. De cette question – objet d’une querelle politique – découle celle d’une école « juste ». Chacun définira bien sûr sa conception d’une école « juste » à l’aune de ses présupposés en matière de diversité des potentialités cognitives et opinions politiques. Les gens de « gauche » proposent logiquement un cursus uniforme étendu le plus longtemps possible avec des classes peuplées d’élèves de niveaux hétérogènes et un objectif d’égalisation des résultats, cependant que les gens de « droite » proposent au contraire de diversifier le cursus scolaire en constituant des groupes de niveau et des filières pré-professionnelles pour adapter au mieux l’école aux aptitudes et aspirations de chacun sans souci particulier d’uniformisation des résultats (ce qui n’exclue pas un souci d’égalité des chances sociales devant la réussite). Nous nous garderons bien sûr de prendre tout parti-pris dans ce débat politique. L’objet de notre thèse sera d’explorer les phénomènes neurobiologiques et génétiques pour essayer d’éclairer ce débat et voir en quoi les opinions des uns ou des autres peuvent être mises en difficulté, confortées, modulées ou formulées de manière différente. Nous essaierons d’éclairer le débat sur la nature des capacités cognitives – sur leur matérialisation, leur fonctionnement, leur formation, leur transmission intergénérationnelle –, lequel débat éclairera à son tour la perspective d’une école « juste » - pour des gens de « gauche » comme de « droite ». 7 Mobiles du sujet Pourquoi avoir choisi ce sujet de recherche ? Il y a à cela plusieurs raisons : l’absence d’enseignement de neurobiologie en sciences de l’éducation pour éclairer la querelle politique sur la diversification scolaire ; le constat empirique de trajectoires « atypiques » réfutant les théories ultra-culturalistes enseignées en sciences de l’éducation ; le constat, en tant qu’instituteur-remplaçant pendant quinze ans, d’une diversité des capacités cognitives qui transcende la fratrie et l’origine sociale ; l’absence de connaissances scientifiques sérieuses dans les débats politiques publics sur l’école. Clarifications épistémologiques sur la connotation politique du sujet de recherche Un sujet brûlant Le sujet des potentialités cognitives (des élèves ou des adultes) – de leur distribution parmi la société, des conditions de leur formation et transmission, de leur responsabilité dans la constitution des compétences et de la réussite scolaire – est un sujet brûlant et délicat. Les gens de « gauche », notamment, égalitaristes, ont bien souvent peur que ces connaissances soient convoquées par des arrière-pensées politiques « droitières », fatalistes. Ils craignent notamment qu’un éclairage neurobiologique et génétique de la réussite à l’école révèle des différences cognitives natives et héréditaires, lesquelles seraient susceptibles de « justifier » une posture fataliste, conservatrice ou libérale à l’égard des inégalités socio-scolaires. Ces craintes sont-elles fondées ? La neurobiologie et la génétique risquent-elles de révéler entre les élèves des différences intellectuelles natives et héréditaires (voire dynastiques) ? Ensuite, si de tels faits étaient avérés, infèreraient-ils la « justification » d’une politique conservatrice ? Cela n’est pas sûr. Quoiqu’il en soit, ces deux questions épistémologiques convoquent de toute façon différentes disciplines comme la neurobiologie cognitive et génétique, la sociologie de l’éducation et la philosophie politique. Notre recherche n’éludera pas ces questions mais tentera au contraire de les éclairer. D’une façon générale, les sympathisants politiques – de gauche et de droite – craignent que des connaissances en biologie viennent objecter, nuancer ou contrarier leurs idéaux et valeurs. De telles craintes sont-elles fondées ? Si oui, dans quelle mesure ? Des connaissances peuvent-elles discréditer des opinions politiques ? Peuvent-elles les moduler ? Nous n’esquiverons pas ces questions. Une thèse scientifique ne doit conforter les opinions ni de « droite » ni de « gauche » Une thèse scientifique peut-elle conforter un camp politique plus qu’un autre ? Doit-elle chercher à préserver des idéaux contre d’autres ? Nous pensons que non. 8 Il se trouve que les sciences de l’éducation – ses enseignants et étudiants – sont réputés pour être orientés plutôt « à gauche » d’un point de vue politique. Or, les gens de « gauche » craignent souvent que les connaissances en biologie et ceux qui les convoquent ne cherchent à justifier des idées de « droite » (d’acceptation des inégalités sociales). Nous veillerons donc tout particulèrement à ce que notre thèse ne puisse offrir quelque « justification » que ce soit à des idéaux de « droite » (conservateurs ou libéraux). Inversement, bien sûr, notre recherche ne devra pas non plus pour autant chercher particulièrement à promouvoir – ni même à préserver – quelque idéal de gauche (uniformiste ou socio-égalisateur). Le souci de neutralité politique est à double orientation. Une thèse ès sciences de l’éducation traitant de l’éclairage par la neurobiologie cognitive et génétique des questions de la réussite scolaire, de la mobilité sociale et de la philosophie politique, peut-elle être neutre d’un point de vue politique ? Nous le croyons et l’espérons. À cet objectif de neutralité politique, en tout cas, nous aspirons. Certains sociologues de l’éducation se présentent ou ont pu se présenter comme « neutres », « objectifs » et « scientifiques » cependant que leurs travaux, par ce qu’ils présupposaient, sous-entendaient ou suscitaient dans l’esprit du lecteur, exprimaient des vues politiques (par exemple la « nécessité » dessinée en creux de changements radicaux), demeurent néanmoins orientés politiquement. Saurons-nous échapper à cette faiblesse épistémologique – pourrions-nous même dire déontologique ? Nous y travaillons en tout cas avec vigilance et ténacité. Notre vœu le plus cher serait que cette recherche, à l’issue de sa lecture, ne puisse être qualifiée ni « de droite » ni « de gauche ». Un problème se pose ici : supposons qu’un lecteur soit personnellement orienté à gauche. Ne risque-t-il pas – plus ou moins consciemment – d’interpréter une recherche neutre comme étant « insuffisamment de gauche », c’est-à-dire de son point de vue comme étant une recherche « de droite » ? Nous savons en effet que les points de vue politiques sont relatifs à ceux d’autrui et qu’est considéré comme étant « à droite » par Albert tout ce qui est moins à gauche que ses idées1 ? À ce risque de mauvaise interprétation, ne semble malheureusement pas exister d’antidote. Nous faisons donc confiance au lecteur – de droite comme de gauche – d’essayer de faire abstraction de ses propres opinions pour – le plus qu’il soit possible – juger cette recherche avec impartialité. Ce que nous entendons ici par « gauche » et « droite » ne recouvre pas tous les champs et valeurs disputés sur l’échiquier politique, mais se résume au champ de l’éducation et, à l’intérieur de lui, celui des inégalités de résultats et de trajectoires scolaires. Nous rassemblons sous l’étiquette de gens de « gauche » ceux qui espèrent une égalisation ou une homogénéisation des résultats scolaires et des statuts sociaux ; nous rassemblons sous l’étiquette de gens de « droite » ceux qui considèrent comme plutôt acceptables, voire légitimes, voire nécessaires, les inégalités existantes en la matière. Cette classification est certainement sommaire car bien des gens de « gauche » trouvent acceptable ou nécessaire un 1 Pour une Arlette Laguillier, Lionel Jospin défend des idées de « droite » ; cependant que pour un Bruno Mégret, Jacques Chirac défend des idées de « gauche ». 9 certain degré d’inégalités sociales cependant que bien des gens de « droite » aspirent à moins d’inégalités scolaire et sociales. Mais cette classification présente le bénéfice d’esquisser une polarité pour le domaine qui nous concerne. Pourquoi la neurobiologie ? Pourquoi explorer dans une thèse de sciences de l’éducation le domaine de la neurobiologie cognitive et génétique, lequel est généralement convoqué par des gens plutôt de « droite » pour justifier ou excuser les inégalités sociales et scolaires (du moins étant ce que supposent les gens de « gauche ») ? Il existe au moins trois mobiles à cette exploration : 1°) le fait que la biologie soit exclue des sciences de l’éducation ; 2°) le fait que les connaissances en neurobiologie soient au cœur des débats politiques sur l’école ; 3°) le fait que, d’une façon générale, toute réflexion philosophique et politique se nourrisse d’une connaissance éclairée. La neurobiologie, exclue des sciences de l’éducation Les sciences naturelles, et parmi elles une approche naturaliste des phénomènes d’apprentissage, sont exclues de l’enseignement en faculté de sciences de l’éducation et en IUFM. On trouve dans les programmes de ces établissements de la sociologie, de la psychologie (qui évite la neurophysiologie), de la pédagogie, un peu d’histoire… mais aucun apport sur la configuration matérielle et le fonctionnement naturel du cerveau. C’est ainsi que des institutions qui sont censées enseigner les processus de l’apprentissage scolaire occultent la connaissance de l’organe matériel responsable de cet apprentissage. C’est un peu comme si pilotes, mécaniciens et ingénieurs d’une écurie de formule 1 ignoraient le fonctionnement du moteur de leur voiture. On peut suggérer plusieurs causes à cette étrange situation : une ignorance générale de la biologie, des craintes politiques à l’égard de la neurobiologie, une certaine limite au matérialisme philosophique en sciences de l’éducation, et quelques enjeux corporatistes. Premièrement, de façon toute triviale, les enseignants et diplômés en sciences de l’éducation n’ont pas de formation en biologie. Peu d’entre eux ont eu un parcours lycéen ou post-baccalauréat « scientifique ». Peu d’entre eux seraient par exemple capables de décrire une base azotée, un ribosome, un acide aminé, une synapse ou un neuromédiateur (qui sont pourtant des connaissances élémentaires de biologie). Des enseignants méconnaissant – ou ignorant – la biologie ne voient pas la nécessité de l’enseigner. Ils ne seraient de toute façon pas armés pour le faire, ceci bien que la connaissance du cerveau et de l’ADN soit un atout précieux pour la compréhension des phénomènes de réussite scolaire, de différences de résultats et de mobilité sociale. Deuxièmement, il existe – nous l’avons évoqué plus haut – une crainte chez les enseignants de sciences de l’éducation, souvent sympathisants de « gauche », de voir des connaissances en biologie malmener leurs idéaux et « justifier » des politiques libérales ou conservatrices. Les gens de gauche, très présents en sciences de l’éducation, ont peur que des connaissances en neurobiologie et génétique viennent révéler des déterminants innés de l’intelligence, lesquels 10 pourraient (dans l’esprit de ces gens) rendre acceptables et « légitimes » les inégalités sociales existantes. S’il n’est pas dit que cette crainte soit fondée, elle est en revanche active dans les esprits et contribue à jeter la suspicion – voire l’opprobre – sur les sciences naturelles cognitives. Troisièmement, les esprits universitaires, surtout en sciences humaines, sont moins matérialistes qu’on ne pourrait le penser, ceci bien que les sciences de l’éducation soient plutôt orientées à gauche et que les gens de gauche soient réputés être « matérialistes » (au sens philosophique). Il n’est pas entièrement évident, pour l’esprit d’un universitaire ou d’un étudiant en sciences de l’éducation, qu’une pensée, une connaissance, un sentiment ou quelconque processus intellectuel, comme la mémoire ou la « conscience », consiste en un phénomène matériel (en l’occurrence une configuration synaptique ou une circulation de neuromédiateurs). Un certain dualisme demeure d’actualité dans les cerveaux chercheurs en sciences humaines. Les croyances que la « conscience », les « sentiments » ou les « idées » sont des phénomènes abstraits et impalpables sont par exemple répandus. Ce dualisme persistant atténue bien sûr l’intérêt porté aux phénomènes neurobiologiques, lesquels constituent pourtant stricto sensu « l’intelligence », la « mémoire » ou « l’apprentissage ». Un certain dualisme empêche de s’intéresser aux phénomènes biologiques et matériels de la cognitivité en sciences de l’éducation. Il existe certainement enfin des enjeux disciplinaires et corporatistes à l’ignorance de la biologie en sciences de l’éducation. Psychologues, psychanalystes et sociologues ne craignentils pas de voir leur discipline concurrencée – voire menacée – par les nouvelles connaissances issues de la « révolution » neurobiologique et cognitive ? Le savoir universel et l’intelligence du monde auraient pourtant tout à gagner à l’ouverture des frontières disciplinaires et à la confrontation des différentes approches. Ces quatre causes – méconnaissance de la biologie, crainte de dangers politiques, matérialisme limité en sciences de l’éducation, et enjeux corporatistes –, entre autres, font que la neurobiologie est exclue des enseignements de sciences de l’éducation. Saurait-on pourtant comprendre les phénomènes d’apprentissage, de réussite ou d’échec scolaire sans connaître le fonctionnement du cerveau ? Le chercheur ne pouvait attendre des sciences de l’éducation qu’elles lui apportent les connaissances utiles à la compréhension du cerveau et de l’apprentissage scolaire. Il était donc nécessaire d’aller chercher ces connaissances ailleurs et de les restituer dans une partie de la thèse, à l’intention du lecteur et à fin d’une meilleure intelligence des phénomènes étudiés. L’absence de la neurobiologie en UFR de sciences de l’éducation : tel était l’un des mobiles d’exploration de cette discipline dans le cadre d’une thèse. La neurobiologie clarifiant les débats politiques sur l’école Un deuxième mobile de cette exploration est le lien supposé – en tout cas mis en avant – entre la biologie (cognitive et génétique) et différents débats politiques sur l’école – comme « l’inné » et « l’acquis », l’hétérogénéité des classes, le « collège unique » ou la durée du « tronc commun obligatoire ». Ces différents débats, en effet, qui divisent les sympathisants 11 politiques de gauche et de droite, convoquent tôt ou tard les notions « d’intelligence », de potentialités natives et de diversité de ces potentialités. Or, à ces questions, que se pose tout un chacun, de gauche comme de droite, et sur lesquelles débouchent les débats politiques sur l’école, il n’y a pas de réponse abstraite, morale ou philosophique. Des connaissances sont nécessaires. Celles-ci se trouvent dans les domaines disciplinaires non pas de la sociologie ou de la psychanalyse mais de la psychologie cognitive (c’est-à-dire l’étude des mécanismes d’apprentissage scolaire), la neurobiologie (l’étude du cerveau), la biologie générale (l’étude du vivant) et la génétique (l’étude de la transmission des caractères naturels et des métabolismes entre ADN et protéines). Pour celui – de gauche comme de droite – qui ignore ces connaissances, les opinions en matière d’inné, d’acquis, de diversité cognitive ou d’uniformité scolaire ne pourront que rester superficielles, spéculatives ou idéologiques. Comment débattre avec clairvoyance de la question du « collège unique », par exemple, si l’on ignore que les caractères natifs cérébraux se transmettent de façon gaussienne – c’est-à-dire massivement ressemblante et marginalement dissemblante – par delà l’origine sociale, l’environnement ou l’éducation ? Débattre sur les problèmes d’hétérogénéité des élèves (qui sont des question centrales de l’école et des sciences de l’éducation) en méconnaissant la neurobiologie serait comme débattre des mouvements relatifs de la terre et du soleil en méconnaissant les travaux de Copernic et Galilée : c’est alors l’imagination, les fantasmes et l’idéologie (c’est-à-dire la religion, la morale laïque ou toute façon de « bien penser ») qui prennent le pas sur la connaissance objective et éclairée. Progresser dans les débats politiques et philosophiques sur l’école suppose aujourd’hui d’être au fait des mécanismes cognitifs (fonctionnement, genèse et transmission) actuellement disponibles dans le savoir humain. Tel était le second mobile d’explorer la neurobiologie et la génétique dans une thèse de sciences de l’éducation. Le savoir précède la sagesse Un troisième mobile était que, d’une façon générale, le philosophe doit connaître, pour philosopher et trouver la « sagesse ». On pourrait bien sûr prendre le contrepied radical de ce point de vue et affirmer que le philosophe peut – ou doit – être ignorant et ne tirer sa « sagesse » que de l’expérience subjective (ce qui serait d’ailleurs une contradiction puisque l’expérience constitue déjà une connaissance). Nous conserverons néanmoins le parti de penser qu’un philosophe doit connaître – et connaître si possible le plus grand nombre de choses – parce que privée de connaissances objectives et universelles, sa « philosophie » demeurera stérile, inutile ou obsolète. Un philosophe est d’abord un savant avant que de pouvoir devenir philosophe, et qui – tel Aristote, Pascal ou Diderot – tire de son savoir des interrogations et enseignements sur le monde, desquels il produit, au bénéfice du plus grand nombre, des propositions pour la sagesse et le bonheur des hommes. Qu’un « philosophe » ignorant peut-il apporter d’utile aux hommes, autre que des spéculations gratuites coupées du monde ? Qu’un philosophe ignorant l’héliocentrisme et postérieur à Galilée eut pu apporter d’intéressant sur la question ? De même qu’un philosophe créationniste postérieur à Darwin ? De la même façon aujourd’hui, que pourraient nous apporter sur la question des inégalités 12 scolaires et sociales des « philosophes » ignorant la neurobiologie et la génétique, cependant que ces connaissances, de mieux en mieux médiatisées, sont enseignées par exemple dans les classes de première ? Que peut-on apporter à ses contemporains si l’on sait moins de choses qu’eux ? On ne pourra certainement apporter qu’opinions personnelles, sophismes ou principes moraux bâtis sur des préjugés. D’une façon générale, celui qui veut rendre les hommes heureux dans le monde doit connaître ce monde. Concernant l’école, celui qui veut aujourd’hui forger une « sagesse » (ou une action réaliste et efficace) en face des inégalités socio-scolaires doit connaître les arcanes de la neurobiologie et de la génétique. Le « philosophe » doit connaître avant que de pouvoir philosopher ; le savoir précède la sagesse. Il y a un mobile au philosophe qui entend occulter ou ignorer la connaissance universelle : c’est que ce « philosophe » est en réalité un idéologue ou un moraliste – de droite comme de gauche – qui craint de voir la connaissance égratigner sa doctrine. Cette conception moraliste, manichéenne et obscurantiste de la « philosophie » n’est bien entendu pas la nôtre. On pourrait nous faire remarquer que la « philosophie » « s’enseigne » déjà dans les facultés de sciences de l’éducation et IUFM, sans besoin de notions en biologie. Nous ferons remarquer alors qu’enseigner (ou apprendre) l’histoire ou l’actualité des idées philosophiques n’est pas philosopher, qu’un enseignant en philosophie n’est pas forcément un philosophe, et vice-versa qu’un philosophe n’est pas nécessairement un professeur de philosophie. En conséquence, l’enseignement de connaissances de philosophie en sciences de l’éducation ne dit pas qu’une réflexion philosophique – éclairée par des connaissances scientifiques – soit menée sur les questions de l’apprentissage et de la diversité scolaires. Éclairer la réflexion philosophique par le savoir, tel était le troisième mobile d’exploration de la neurobiologie cognitive et génétique dans le cadre d’une thèse de sciences de l’éducation, d’autant que l’orientation de ce travail est à caractère philosophique. Parce que la neurobiologie est exclue (pour diverses raisons) des sciences de l’éducation (alors qu’elle permet pourtant de mieux comprendre les phénomènes d’apprentissage), parce que les connaissances en neurobiologie sont susceptibles d’éclairer les débats politiques actuels sur l’école, et parce que d’une façon générale la connaissance éclairée précède la réflexion philosophique, nous avons choisi d’explorer la neurobiologie dans le cadre d’une thèse de sciences de l’éducation, ce bien que cette discipline soit – à tort ou à raison – soupçonnée par les gens de gauche de pouvoir cautionner quelque opinion conservatrice. En conclusion de ces clarifications sur la connotation politique du sujet de recherche et de l’exploration de la neurobiologie, il y a donc lieu de préciser d’une part que la recherche se gardera – autant qu’elle le pourra – de toute implication ou orientation politique, d’autre part que l’exploration de la neurobiologie se justifie par l’éclairage qu’elle peut porter sur les débats scolaires en particulier et, en tant que connaissance, sur la réflexion philosophique en général. 13 Postures philosophiques, épistémologiques et méthodologiques Si le chercheur ne doit pas laisser transparaître d’opinions politiques, son ouvrage s’appuie cependant sur des fondations premières, axiomatiques, dans le domaine de la représentation du monde et des phénomènes sociaux. Pour l’épistémologue Paul Feyerabend, il y a en effet des a priori fondant des théories dites « incommensurables », c’est-à-dire que nul débat, même « rationnel », ne saurait pouvoir trancher. Il est nécessaire que le chercheur en sciences humaines définisse clairement ces axiomes philosophiques fondamentaux. La plupart de nos principes fondamentaux pourraient se fédérer à un principe central qui est le matérialisme moniste. De lui, en effet, découlent le nominalisme (qui ne reconnaît pas de phénomènes abstraits hors des individus), l’empirisme (qui s’appuie sur les faits réels et non sur des théories), la sociologie actionniste et agrégationniste (qui considère les « phénomènes » collectifs ou « sociaux » comme l’effet d’actions d’individus), le biologisme (qui ne reconnaît pas de supposée(s) pensée(s) abstraite(s) hors des cerveaux d’individus) ou le naturalisme (qui rapporte tout phénomène « social », psychologique ou intellectuel à un processus biologique à l’œuvre dans le cerveau). À ce titre, et pour donner un exemple, un « proverbe » est considéré selon nous par les hommes comme un « fait culturel » parce qu’en réalité sa manifestation matérielle sous forme de réseau synaptique est répandue dans un grand nombre de cerveaux de l’espèce humaine (ou au moins d’une entité linguistique). Nous rejoignons en cela les naturalismes monistes d’un Dan Sperber, d’un Jerry Fodor ou d’une Patricia Churchland. D’un point de vue épistémologique, nous nous attachons également (ceci ayant déjà été exprimé plus haut) à la neutralité idéologique, à une ouverture d’esprit anti-dogmatique, à une distinction claire entre scientifique et éthique, et au non-finalisme. Il paraît nécessaire de passer en revue et préciser chacune de ces postures axiomatiques, qu’elles soient de nature philosophique ou épistémologique. Le matérialisme Existe-t-il autre chose en ce monde que de la matière ? Nous faisons le pari que non. Et si la réponse était oui, de quoi cette autre chose pourrait-elle être bien faite sinon que de matière ? Même ceux qui, comme Eccles, invoquent des particules sub-atomiques, quantiques, de « physique subtile », pour expliquer les phénomènes de l’esprit, ne sortent pas malgré tout du cadre matérialiste. Nous situons-nous dans le paradigme matérialiste par pur choix ? Peut-être y a-t-il là quelque effet d’une éducation familiale scientifique et athée – la « part acquise » ? Peut-être ce « choix » procède-t-il d’un trait de personnalité, d’un « profil » cognitif particulier – la « part innée » ? Mystère… Quoiqu’il en soit, ce matérialisme moniste va s’appliquer à un certain nombre d’éléments traités par notre sujet : les phénomènes de pensée et « d’intelligence » de l’élève, d’abord. S’y rattachent directement les phénomènes de mémoire, d’attention, de calcul, de perception sensorielle… bref, tout ce qui fait la réussite, les difficultés ou l’échec de l’élève en classe. S’y rattache également ce qui concerne le 14 comportement – sérénité, anxiété, calme, hyperkinésie… autant de facteurs inférant sur la réussite de l’élève et dépendant à nos yeux de phénomènes matériels – structurels ou neuromédiatiques – à l’œuvre dans le cerveau. Sur un autre plan, en un autre endroit de la recherche, nous considérons également d’un point de vue matérialiste les phénomènes mentaux de croyance scientifique (comme par exemple les croyances au géocentrisme ou en l’égalité native des potentialités intellectuelles) ou de valeur (comme par exemple l’aspiration à la révolution ou à une égalité des résultats scolaires et des statuts sociaux). Tout phénomène mental – que ce soit le processus d’apprentissage de l’élève en classe, ou le système de valeurs et de croyances de l’adulte – se résume de notre point de vue à un phénomène matériel se déroulant dans le cerveau d’un individu. Ce point de vue personnel est d’ailleurs lui-même un phénomène matériel hébergé dans notre propre cerveau ! Si le lecteur le partage, c’est que son cerveau abrite un réseau synaptique, certainement de configuration différente, mais produisant en tout cas la même « idée ». Ce matérialisme pourra surprendre quelques lecteurs par son aspect radical, « jusqu’auboutiste ». Il n’est pourtant simplement qu’un matérialisme assumé entièrement, appliqué à toute chose du monde. Sous peine de quoi, il ne serait plus un matérialisme moniste puisqu’il accepterait une part de « mystère », de dualisme dans l’explication des choses. Un matérialisme qui ne serait pas entier serait un dualisme. Le nominalisme Le matérialisme implique logiquement le « nominalisme », c’est-à-dire le refus de concevoir que de supposés phénomènes (« sociaux » ou « culturels ») « transcendent » les individus. Le « nominalisme » tire son appellation du fait qu’on ne peut donner un « nom » qu’à quelque chose qui existe vraiment, de façon concrète2. Le nominalisme se méfie de supposée « existence » des choses qui ne se matérialisent pas (ceci étant une tautologie pour un matérialiste !). À ce titre, concernant notre sujet de recherche, on peut dire que l’individu existe. Mais le « couple », la « famille » ou la « classe sociale », en revanche, sont des idées abstraites : en toute rigueur, il ne s’agit que d’associations, d’agrégations d’individus. De là, dire, comme le font certains sociologues, qu’un élève issu de la « catégorie sociale des ouvriers » a 4 % de chance d’entrer à l’Ecole Polytechnique n’a beaucoup de sens, ne recouvre pas de phénomène tangible. Ce qu’une telle proposition signifie en réalité, c’est que Albert-fils-d’ouvrier, Bernard-fils-d’ouvrier, Charles-fils-d’ouvrier, etc… n’entrent pas (pour des raisons personnelles et méconnues) à Polytechnique, cependant qu’Yves-fils-d’ouvrier et Zachariasfils-d’ouvrier y entrent (là encore pour des raisons qui n’apparaissent pas clairement, hormis Si l’on suit ce précepte à la règle, d’ailleurs, le nominalisme en tant que tel n’existe pas, puisqu’il ne se matérialise pas sous la forme d’un objet ! On pourrait d’ailleurs objecter à cette objection que le « nominalisme » existe bien, puisque, bien qu’étant une idée, il se matérialise nécessairement dans mon cerveau, donc il existe ! De la même façon, si la « société » existe, c’est parce qu’un réseau synaptique représente cette idée dans mon cerveau ! 2 15 d’indéniables potentialités cognitives et motivation intrinsèques). Une chose est sûre en tout cas, c’est que l’origine sociale ouvrière n’est pas une cause d’échec à Polytechnique puisqu’Yves et Sacharias y entrent, et que de mêmes causes produisent normalement de mêmes effets. Quoiqu’il en soit, il n’y a pas ici de phénomène « collectif », « social » ou « sociologique » ; il n’y a que des phénomènes individuels. Certaines régularités statistiques de l’agrégation de ces phénomènes individuels ne doit pas nous induire en erreur : il n’y a pas de facteurs « sociaux » de ces régularités (ou du moins ils ne sont pas montrés ici) ; il n’y a que des facteurs (méconnus) individuels des variations individuelles (que ces facteurs soient de culturels ou naturels). Les « statistiques sociologiques » ne doivent donc jamais nous faire oublier qu’il n’y a pas de phénomène « collectif » (avec tel taux probabiliste d’accéder ici ou là) mais agrégation d’individus différents et uniques construisant chacun sa propre trajectoire. Pour en revenir à Albert et Zacharias, ce qu’on peut dire c’est qu’Albert-fils-d’ouvrier, ayant des potentialités et motivations modestes, a 0 % de chance d’entrer à Polytechnique, cependant que Zacharias-fils-d’ouvrier, ayant des potentialités et motivation très favorables, a 100 % de chances d’y accéder. Tous deux sont des individus différents. C’est pourquoi leurs trajectoires sont différentes. Et on voit bien que la proposition « un fils d’ouvrier a 4 % de chance d’entrer à Polytechnique » ne recouvre en toute rigueur aucune réalité. C’est un abus de langage. Ce serait comme dire « qu’un téléspectateur français a 15 % de chances de regarder la première chaîne » (parce qu’on observe que 15 % des Français regardent la première chaîne). De la même façon, supposer que les élèves issus de milieu modeste choisissent des trajectoires modestes parce qu’ils sont victimes d’une « manipulation » intellectuelle de la « classe dominante » n’exprime pas grand chose de réel, parce que la « classe dominante », tout d’abord, n’existe pas. Cette formulation constitue elle aussi un abus de langage pour désigner en ensemble d’individus qui ont comme point commun d’être titulaires de hauts diplômes et de bien gagner leur vie mais qui sont étrangers les uns aux autres et bien souvent en concurrence. Et à ce qu’on sache, il n’existe pas de réunions rassemblant les individus de la « classe dominante » pour mettre au point un plan psychologique pour inciter les fils d’ouvrier à embrasser des carrières ouvrières. La réalité montre au contraire que professeurs ou chefs d’entreprise sont toujours prompts à orienter des fils d’ouvrier particulièrement talentueux et motivés vers des cursus et statuts « dominants ». Il est donc certainement naïf et illusoire de croire que la « classe dominante » comme un seul homme s’efforce de mettre des bâtons dans les roues des fils d’ouvrier talentueux et motivés. D’une façon générale, prêter à une « classe sociale » un « intérêt », une « intention » ou une « conscience » n’a pas de sens, ne recouvre aucune réalité et relève en toute rigueur d’un abus de langage, puisqu’il n’y a d’intérêts, d’intentions et de « conscience » réels que chez les individus. Une idée « abstraite » peut certes recouvrir une réalité : celle de sa matérialisation dans le cerveau. Nous sommes ici dans le cadre du « matérialisme-identité » - défendu par certains cogniticiens pressenti antan par Spinoza. On pourrait dire par exemple que « la classe sociale des dominants » recouvre une réalité : sa matérialisation dans un cerveau. On peut donc dire 16 que si les « idées » abstraites existent, c’est sous une forme bio-chimique à l’intérieur du cerveau. Ces précisions, quoique pouvant sembler futiles au lecteur, recouvrent néanmoins de notre point de vue des enjeux et effets intellectuels fondamentaux. Les fondateurs du nominalisme : Guillaume d’Ockham et Max Stirner On pourra évoquer rapidement les deux principaux représentants et initiateurs du « nominalisme », Ockham et Stirner, ne serait-ce que pour les distinguer clairement. Le nominalisme de Guillaume d’Ockham (1285-1349) est une démarche épistémologique pour distinguer l’abstrait du réel. Ce qu’il appelle les « universaux », que sont les genres, catégories ou idées, n’ont pas d’existence réelle. Les mots sont des abstractions conventionnelles ne reposant sur aucune essence de la chose. Il n’y a de réel pour Ockham que les objets et les individus, qui sont des entités indépassables – faisant du philosophe l’un des précurseurs de la sociologie dite « de l’action ». Sur un plan épistémologique, Ockham exhorte science et connaissance à retrancher de leur discours tout concept superflu, principe connu sous la métaphore dite du « rasoir d’Ockham », et qui annonce le souci de rigueur logique et de minimalisme du courant néo-positiviste du Cercle de Vienne. Chez Ockham, les vérités surnaturelles cessent d’être l’objet de la connaissance naturelle et le savoir se sépare de l’idéologie religieuse. Le nominalisme de Max Stirner (1806-1856), exprimé dans L’Unique et sa propriété, était plus « individualiste » et « existentiel », s’apparentant à un certain « anarchisme » en révolte contre l’oppression du groupe. Pour Stirner, l’individu est indépassable et non réductible à une dimension collective (sociale, politique ou religieuse). Stirner critique les abstractions que sont les « hypostases » de l’Homme, à savoir notamment « l’État », la « Société » ou la « Révolution ». A ce titre, Stirner critique les idéologies révolutionnaires, comme le socialisme et le communisme, qui déplacent vers une « société » divinisée les attributs de l’oppression féodale ou religieuse. Stirner ne récuse pas pour autant l’existence ni la nécessité du groupe social, qu’il considère comme un phénomène naturel et nécessaire. Simplement, il lui reproche sa tendance à se constituer en instance autonome et à exercer sur l’individu une excessive domination matérielle et morale. Stirner voit deux types de société possibles : celle que l’individu trouve en face de lui, transcendante et imposée ; et celle qui résulterait – qui devrait résulter – d’une libre démarche d’association mutuelle, ce dernier modèle (idéal) risquant à tout moment – Stirner en est conscient – de dégénérer en modèle transcendant et imposé. Le principe nominaliste (qu’il soit inspiré d’Ockham ou de Stirner) présente selon nous la vertu épistémologique de préserver le chercheur de dérives abstractionnistes ou spéculatives, souvent d’origine mystique ou idéologique. Nous retiendrons essentiellement du principe nominaliste, pour ce qui concerne notre sujet de recherche, les faits que: 1°) un phénomène mental (comme la réussite en classe) n’a pas de réalité autre que sa matérialisation neurobiologique ; 2°) les individus ne sont pas transcendés par de supposées catégories ou structures sociales. 17 Diderot disait que les abstractions ne sont que des symboles mathématiques sans réalité et demeurent sans validité ni valeur tant qu’elles ne sont pas exemplifiées. Tel est un nominaliste adage, que nous n’oublierons pas au fil de notre thèse ! L’empirisme « L’empirisme » est connexe au « nominalisme », puisqu’à la manipulation d’universaux sans réalité, il préfère l’analyse de faits réels, observables, et même (surtout) si ceux-ci échappent aux « lois » édictées par les théories. Les faits réels sont d’ailleurs la base et l’aliment des théories conceptuelles, et non pas l’inverse. Si une théorie peut permettre de prédire (avec une marge d’erreur et d’incertitude) l’avènement d’un fait probable, elle ne peut pour autant induire aucun fait. Le fait inspire éventuellement une théorie, cependant qu’une théorie ne dicte jamais de fait. Pourquoi affirmer cet « empirisme », qui peut sembler comme allant de soi ? Parce que malheureusement, beaucoup d’homme détestent que leur théorie souffre de faits contradictoires (ils y voient là une dénégation de leur théorie), et parce que beaucoup d’idéologues aimeraient que leur théorie induise les faits (sous peine d’invalidation de leurs valeurs morales). Certaines théories – anti-empiristes – cherchent ainsi à falsifier les faits pour les conformer à leurs « lois », ce qui d’un point de vue scientifique est absurde, d’une point de vue épistémologique est une erreur et d’un point éthique est (de notre point de vue) condamnable. Ces perversions « théoristes » sont souvent d’inspiration mystique, religieuse ou idéologique. Ce fut par exemple le cas du biologiste soviétique Trofime Lyssenko. Pour satisfaire aux principes idéologiques (progressistes et environnementalistes) de son régime, il avait postulé que l’environnement pouvait modifier les caractères naturels, et nié les notions de « gène » et de « chromosome »3. Les faits naturels de la reproduction devaient se plier aux lois et principes de la théorie communiste. Au nom des mêmes principes et théories progressistes et environnementalistes est également déniée une origine naturelle des mécanismes – performances ou troubles – cognitifs, relatifs à la mémoire, l’attention, le langage, etc… On se souvient du tollé politique provoqué par la supposition du médecin Debray-Ritzen que les caractères de la dyslexie pouvaient être causés par des facteurs naturels (ce qui est aujourd’hui confirmé par tous les scientifiques). La supposition du psychiatre, en effet, basée sur ses connaissances en neurobiologie et sur l’observation empirique de centaines d’enfants dyslexiques avait le « tort », aux yeux de la communauté environnementaliste – d’obédience marxiste et psychanalytique –, d’être naturaliste. Il s’agit bien sûr aucunement ici de défendre les opinions politiques personnelles (plutôt « droitières ») du professeur DebrayRitzen, qui sont un problème indépendant (et même si ceci a pu générer ou radicaliser cela). On voit donc que l’empirisme, qui n’est pas toujours aimé des théories abstraites et dogmes idéologiques, doit être affirmé avec force et tenu comme principe directeur essentiel : un fait Le terme de « chromosome », représentatif d’une « science génétique bourgeoise et capitaliste », était banni d’URSS, sous peine d’emprisonnement et de déportation, comme en fit la triste expérience le biologiste Nicolaï Vavilov en 1940. 3 18 empirique est toujours plus valide qu’une « loi » théorique, et doit être considéré comme au moins aussi important qu’elle, surtout s’il lui est contradictoire. Comment la démarche empiriste s’illustre-t-elle dans notre sujet de recherche ? Donnons deux exemples : l’un sur le plan cognitif ; l’autre sur le plan sociologique. Sur le plan cognitif, une théorie nous dit que « l’intelligence » de l’élève est développée par des facteurs familiaux. C’est une théorie abstraite et générale, qui est quasiment invérifiable ou irréfutable de façon expérimentale. On sait par ailleurs que des séquences génétiques sur l’ADN gouvernent la synthèse de protéines, lesquelles vont structurer l’organe cérébral de « l’hippocampe » ou déterminer la quantité de production d’un neuromédiateur comme la béta-carboline, deux éléments qui vont inférer les capacités de mémoire de l’individu. Il s’agit d’un fait empirique, constatable, qui « échappe » aux « lois » des théories environnementalistes. D’un point de vue épistémologique, devra-t-on privilégier la « loi » théorique au détriment du fait empirique ? Il ne s’agit bien sûr pas de gommer les intuitions environnementalistes de la théorie, mais il s’agit de ne pas gommer le fait empirique au bénéfice de la théorie (qui nourrit par ailleurs des idéaux politiques). Passons au deuxième exemple, dans le domaine sociologique : une théorie nous dit que l’origine sociale « détermine » la trajectoire scolaire et le devenir social de l’élève. Le principal argument de cette théorie est une forte corrélation entre origine et devenir social. En marge de cette théorie « socio-causaliste », nous observons Albert, fils d’ouvriers agricoles, issu d’un milieu très démuni sur le plan à la fois financier et culturel. Or Albert excelle à l’école communale, puis au collège, au lycée, à l’université et devient professeur, ingénieur ou médecin. Son origine sociale modeste a-t-elle produit un devenir social modeste ? Non. Albert constitue donc à lui seul une réfutation vivante de la « loi » théorique environnementaliste exposée plus haut. La trajectoire d’Albert est un fait empirique. Ce fait empirique doit-il « s’effacer » (ou devenir une « exception confirmant la règle ») pour préserver la « validité » de la « loi » socio-causaliste de « détermination du devenir par l’origine » ? Certains faits empiriques malmènet donc certaines théories abstraites construites sur la base d’observations générales, de corrélations statistiques ou de présupposés. Notre démarche consistera à éclairer ces faits et essayer de les expliquer, pour voir en quoi ils malmènent les théories et permettent de construire des explications plus satisfaisantes des phénomènes. Nous veillerons en tout cas à n’échafauder aucune hypothèse sans base empirique tangible. De la même manière, nous commencerons toujours par collecter des données empiriques brutes sans a priori avant de tenter d’élaborer toute hypothèse théorique. La sociologie de l’action La préférence pour la sociologie dite « de l’action » découle logiquement des postures matérialiste et nominaliste. Si l’on considère en effet qu’il n’existe pas d’idée ou de phénomène abstrait hors des cerveaux humains ni qu’il existe de structures vivantes transcendant les individus, on ne peut qu’envisager un monde où les « phénomènes collectifs » sont la production, l’émanation et l’agrégation d’actions individuelles. On ne peut 19 donc adopter qu’une « sociologie de l’action » (ou sociologie « actionniste4 »), qui consiste expliquer les phénomènes collectifs sur la base des intentions individuelles – alors qu’une sociologie « structuraliste » ou « holiste » entend au contraire « expliquer » les actions individuelles par l’effet de « déterminants sociaux ». Si l’homme est un être matériel, si rien de vivant ou d’intentionné ne transcende la dimension individuelle, et si les « structures », « classes » et « faits » sociaux ne sont que des étiquettes désignant des idées abstraites qui n’existent pas (ailleurs que dans le cerveau), alors il serait naïf et absurde de penser que des « déterminants sociaux » puissent gouverner des actions individuelles – et ceci en dépit des apparences. Ainsi, par exemple, lorsqu’un conducteur s’arrête à un feu rouge, ce n’est pas le feu rouge qui fait arrêter le conducteur, c’est le conducteur qui, voyant le feu, juge préférable de s’arrêter (puis ensuite, au vert, de repartir). Lorsqu’un ministre « cède » à la pression d’une manifestation de rue massive, il n’obéit pas à un « fait social », il réagit à l’action conjointe de nombreux autres individus. Concernant plus précisément notre sujet de recherche, lorsque des tableaux statistiques nous montrent – ou croient nous montrer – que « l’école empêche 50 % des fils d’ouvrier d’accéder à l’université », c’est qu’en réalité un certain nombre d’individus fils d’ouvrier (formant 50 % de l’effectif global) n’entre pas à l’université, soit parce que l’individu choisit de faire autre chose (travail ou formation professionnelle), soit parce qu’il n’en a pas les capacités. Dans tous les cas de figure, c’est lui qui agit (par son travail, ses efforts, ses capacités, ses choix d’orientation) et non pas « l’école ». Cette « école » n’est d’ailleurs pas une entité transcendante, mais un ensemble de lieux, d’individus enseignants, de savoirs dispensés et de modalités de validation, par rapport auxquels l’élève agit et décide (en fonction de ses aspirations et potentialités). Une « structure » transcendant l’individu n’agit pas sur lui. C’est toujours l’individu qui agit, en fonction du monde et des circonstances – matérielles ou humaines – qui l’entourent. Ce principe qui semble élémentaire est pourtant souvent oublié, ce qui ouvre la porte à des constructions et spéculations abstraites et théoriques qui finissent par ne plus décrire les mécanismes réels du monde. La sociologie de l’action, en revanche, qui n’oublie pas ce principe, nous paraît la mieux à même de dégager les explications et causes des mécanismes « sociaux ». L’un des premiers et principaux représentants en France de ce paradigme est Raymond Boudon. Un certain naturalisme La naturalisme est une version dérivée et une implication du matérialisme dans le champ des phénomènes humains. Ce naturalisme donne « corps » – un corps biologique et matériel – aux phénomènes humains, notamment cognitifs. Pour qui est matérialiste, en effet, tout phénomène cognitif peut se rapporter à un phénomène matériel, biologique, « naturel ». L’homme n’est pas une entité abstraite et vaporeuse non plus qu’un objet technique, mais un organisme biologique. Toute production d’un organe musculaire, sensoriel ou cérébral de 4 On peut également voir utiliser ici ou là le qualificatif « d’actancialiste ». 20 l’homme consiste en un phénomène biologique. À ce titre, les activités de pensée, de langage, d’apprentissage – ou même de morale politique – consistent en phénomènes « biologiques ». Ils s’expriment nécessairement à un moment ou un autre sous cette forme, hébergés au sein d’une structure naturelle (comme un territoire cérébral ou un organe perceptif). Ceci paraît simple en théorie, mais nécessite néanmoins un effort pour « l’esprit » (plus exactement le cerveau) : notre pensée, notre parole ou toute autre chose nous paraissant « intellectuelle » ou « culturelle » semble se manifester de manière abstraite, éthérée, comme libérée de la matière. Or, toute manifestation intellectuelle ne consiste en réalité qu’en phénomènes chimiques et biologiques concrets ressentis de manière perceptive. Une idée, un sentiment, une opinion, un proverbe ou un principe moral sont des phénomènes matériels. Le « savoir » et la « culture » sont des agrégations de phénomènes matériels hébergés dans une grande quantité de cerveaux individuels. L’ouvrage de l’anthropologue Dan Sperber, qui analyse le phénomène « culturel » comme étant la contagion des idées5 matérielles hébergées dans les cerveaux individuels, est une illustration de ce point de vue. Sur la base de ce principe naturaliste (qui n’est autre qu’un matérialisme poussé jusqu’aux arcanes cognitives), demeure-t-il possible de distinguer des phénomènes purement « intellectuels », « culturels » ou « moraux » qui échapperaient aux structures biologiques ? On peut en douter – et ceci bien que le bon sens nous inciterait à croire au caractère abstrait de ces phénomènes. De même, au-delà de la question de l’éducation, nous savons (ou nous verrons) que les organes biologiques sont « programmés » et fabriqués sur la base des séquences d’informations contenues dans l’ADN. Ceci amène à des réflexions et débats épineux sur l’essence de la « culture » : a-t-elle par exemple une essence propre, abstraite, qui transcende la nature ? Le naturalisme (ou biologisme) a par ailleurs maille à partir avec la morale. Il provoque de vives réactions politiques. Les hypothèses naturalistes, en effet, sont souvent accusées de chercher à promouvoir – consciemment ou non – des idéologies fatalistes, conservatrices ou ségrégationnistes. Des hypothèses naturalistes (pourtant fondées) peuvent même se voir rejetées et déniées au nom de valeurs « démocratiques » ou « égalitaires » (comme ce fut le cas pour les chromosomes en URSS ou pour la dyslexie en France). Nous étudierons plus loin les causes possibles de ce rejet politique, qui peut trouver des explications historiques, mais également présenter une « utilité » idéologique (d’occultation de faits « gênants »). On ne voit d’ailleurs pas bien quel pourrait être le caractère « moral » ou « politique » d’une vision naturaliste-moniste du monde et de l’homme. Il convient ici de mettre en garde contre une confusion possible (parfois répandue dans les esprits) entre naturalisme et innéisme. Le premier nous dit que tous les phénomènes humains (même l’émission de la voix ou les perceptions rétinienne et auditive) pourraient se résumer à des phénomènes biologiques (ou physiques) s’inscrivant au sein de structures naturelles. Mais ce naturalisme ne nous dit pas (et il ne pourra d’ailleurs jamais nous dire) que la « culture » ou « l’intelligence » de l’homme sont « innées », « génétiques » ou « héréditaires » (tous trois 5 SPERBER Dan, 1996, La Contagion des idées. Théorie naturaliste de la culture, Paris, Odile Jacob ; 21 qualificatifs recouvrant d’ailleurs des notions et réalités différentes). Le caractère biologique des phénomènes humains n’a rien à voir avec leur origine, qu’elle soit innée ou post-natale. L’idée que « l’Australie est une grande île désertique » est un phénomène chimique à l’oeuvre dans mon cortex et cette idée est cependant acquise. On pourrait difficilement soutenir qu’elle est un schème inné produit par l’évolution naturelle de l’espèce humaine. « Naturalisme » (ou « biologisme ») n’est donc pas « innéisme ». La première propriété relève d’ailleurs du domaine philosophique (en l’occurrence matérialiste), la seconde du domaine scientifique. Précisons encore à ce sujet « qu’innéisme » n’est pas « héréditarisme » : certains traits de comportement sont très vraisemblablement déterminés de façon innée (c’est-à-dire avant la naissance) mais pas forcément héréditaire, parce qu’ils peuvent être gouvernés par plusieurs gènes hérités les uns de la mère, les autres du père. Quoiqu’il en soit, le naturalisme moniste n’est pas un innéisme, non plus qu’un héréditarisme, et encore moins le vecteur supposé d’une idéologie droitière. Il s’agit seulement d’un matérialisme moniste appliqué aux phénomènes vivants, et humains en particulier. Il existe une utilisation des termes « naturalisme » et « naturaliste » en sciences sociales. IL s’agit d’une approche naturaliste des phénomènes sociaux et des comportements humains. Contrairement à une idée répandue, cette approche ne se réduit pas à ce qu’on qualifie de « sociobiologie », et encore moins à un dogme théorique inspiré par des idées droitières (fatalistes, conservatrices ou ségrégationnistes). L’approche naturaliste des comportements humains est très diversifiée et largement émancipée d’arrière-pensée politique, comme en témoigne l’ouvrage de l’anthropologue Dominique Guillo, Sciences sociales et sciences de la vie6. L’ambiguité et la querelle politiques nées de cette approche viennent de la supposition que certains comportements humains auraient été produits par l’évolution naturelle, ce qui (aux yeux de ses adeptes ou de ses détracteurs ?) les « justifierait ». Or, on sait, ainsi que le montre l’anthropologue Mickael Ruse7, qu’un trait de comportement naturel qui aurait été nécessité par l’évolution naturelle ne se trouve pas pour autant « justifié » par les valeurs morales et politiques librement définies par les hommes. Cela dit, une approche naturaliste moniste des phénomènes humains d’une part et une approche darwinienne et évolutionniste des comportements humains et sociaux d’autre part sont deux choses distinctes. Il y a un « naturalisme » en sciences cognitives et un « naturalisme » en sciences sociales, qui sont deux disciplines différentes, bien qu’elles partagent une posture philosophique matérialiste et naturaliste moniste. Concernant l’analyse des processus de cognition et d’apprentissage, nous nous rattachons surtout au premier principe. Le second principe pourrait plutôt trouver son application dans l’analyse des valeurs morales développées et cultivées par les membres de l’espèce humaine (comme par exemple les valeurs de « solidarité », de « fraternité » ou « d’égalité »). Le principe naturaliste (dans un sens évolutionniste) en sciences sociales ou en anthropologie des valeurs et croyances n’a, rappelons-le, aucune arrière-pensée d’ordre politique. L’approche naturaliste des 6 GUILLO Dominique, 2000, Sciences sociales et sciences de la vie, Paris, Puf ; RUSE Michael, 1991, « Une défense de l’éthique évolutionniste », in CHANGEUX Jean-Pierre, Les Fondements naturels de l’éthique, Paris, Odile Jacob, pp. 35-64 ; 7 22 comportements humains n’est pas plus de « droite » que de « gauche ». En toute rigueur, elle est neutre d’un point de vue politique. Ceci devait être précisé par rapport à de fréquentes réductions et caricatures de ce qui est globalisé sous le vocable de « sociobiologie », souvent diabolisé par les gens de « gauche », de sciences humaines ou sciences de l’éducation. La « philosophie de l’esprit » Dans la lignée logique de la philosophie analytique (et du matérialisme), s’est constitué aux États-Unis un courant de pensée rassemblant des biologistes, cogniticiens, anthropologues et philosophes qui partagent l’idée selon laquelle les phénomènes mentaux sont matériels et biologiques, et tentent de dégager les différentes modalités ou implications de ces considérations. Le contenu de réflexion de la philosophie de l’esprit est aussi dénommé « sciences cognitives ». On peut citer parmi eux (essentiellement aux Etats-Unis) Daniel Dennett, Jerry Fodor, Hilary Putnam, et Paul et Patricia Churchland. En France, Pierre Jacob8, Jean-Pierre Dupuy9, Daniel Andler10, Dan Sperber ou Pascal Engel11 ont contribué à faire connaître ce mouvement. La philosophie de l’esprit conçoit le cerveau et la pensée comme des phénomènes matériels. Elle nous aide, pour notre sujet de recherche, à réfléchir sur l’organisation par l’homme de ses croyances, de ses valeurs, de leurs articulations logiques et modalités d’argumentation. Matérialisme, nominalisme, empirisme, sociologie actionniste, naturalisme et philosophie de l’esprit sont six premières postures philosophiques, fédérées par le principe du matérialisme moniste. Nous adhérons également à différentes postures épistémologiques ou méthodologiques qu’on pourrait fédérer sous le principe général de neutralité religieuse et idéologique, et qui sont : l’agnosticisme idéologique, le non-dogmatisme, le discernement de la science et de l’éthique, le non-finalisme, la philosophie analytique et néo-positiviste, le positivisme logique du Cercle de Vienne et le « post-modernisme » (entendu comme dépassement des idéologies prométhéennes modernes). Un agnosticisme idéologique « Nous sommes riches de sociologies humanitaires. (…) Nous ne manquons pas de sociologies métaphysiques. (...) Qu’on nous permette (…) d’en exposer ici une exclusivement expérimentale, comme la chimie, la physique et d’autres sciences du même genre. Par conséquent, dans la suite, nous entendons prendre pour seuls guide l’expérience et l’observation. » Vilfredo Pareto12 8 JACOB Pierre, 1996 (rééd.), De Vienne à Cambridge, l'héritage du positivisme logique, Paris, Gallimard, coll. Tel ; 9 DUPUY Jean-Pierre, 1994, Aux origines des sciences cognitives, Paris, La Découverte ; 10 ANDLER Daniel, 1992, Introduction aux sciences cognitives, Paris, Gallimard, Folio n° 179 ; 11 ENGEL Pascal, 1994, La Philosophie de l’esprit, Paris, La Découverte ; 12 1916, Traité de sociologie générale, § 6 ; 23 Nous essayons de nous départir - autant que faire se peut, bien sûr, et si cela peut être fait – de toute adhésion idéologique, qu’elle soit de nature religieuse ou politique, et de « droite » comme de « gauche ». Nous semblent « mystiques » à ce titre (et donc indésirables) les dérives « sociologistes » ou « transcendantalistes », qui cherchent à s’échapper d’une conception matérialiste et nominaliste du monde. L’adhésion idéologique, en effet, ne facilite pas l’élucidation d’un phénomène. L’idéologie, au contraire, souterraine et invisible aux yeux de l’acteur, cherche sans cesse à déformer le réel pour le conformer à ses désirs. On pourra nous objecter qu’un tel voeu demeurera pieux et vain parce qu’un idéologue, par définition, ne peut pas voir l’idéologie dont il est victime, tout comme le poisson ne peut pas voir l’océan. Nous répondrions que l’intention de se départir de la dérive est une première vertu dans son principe, et qu’il convient de rester ouvert et sensible à tout procès en la matière. Quels pourraient être des « critères » du « non-idéologique » ? Nous savons que s’en tenir au caractère laïque d’une théorie ne suffit pas : l’absence de « religion » au sens classique du terme n’empêche pas l’idéologie de se renouveler sous des formes séculières présentant les apparences de la « scientificité ». Des exemples en sont donnés par le marxisme, le « sociologisme », l’ultra-culturalisme, certaines dérives psychanalytiques ou même certaines formes d’intégrisme anti-clérical (qui ne tolèrent pas la croyance religieuse des hommes). L’athéisme et le laïcisme ne garantissent donc pas un agnosticisme idéologique. Nous savons aussi que les chemins de l’idéologie sont suffisament tortueux pour qu’on ne puisse s’en tenir à la « bonne foi » d’un courant de pensée se prétendant « non-idéologique ». Le propre de l’idéologie est au contraire de se parer des atours du « scientifique », du « nonidéologique », pour mieux imposer sa « vérité », c’est-à-dire sa façon personnelle de voir et de conduire le monde. Le souci de neutralité idéologique est donc probablement l’une des exigences épistémologiques les plus ardues : qui peut nous prouver que nous ne sommes pas victimes d’une idéologie, par définition invisible à nos propres yeux ? On pourra dire, pour conclure, que ce vœu, pieux (!), s’en remet à la critique extérieure : si notre pensée est empreinte d’idéologie, que la chose soit dénoncée, montrée, et il sera fait le nécessaire pour s’en départir. Le non-dogmatisme Ce choix découle du précédent. Le « dogmatisme » est l’une des caractéristiques et un des traits exacerbés de l’idéologie (dogmatisme par lequel d’ailleurs, souvent, celle-ci se trahit et se révèle). Comment le dogmatisme se manifeste-t-il ? On peut dire qu’il consiste essentiellement pour une théorie à être « refermée » sur elle-même, à se fonder sur des « justifications » circulaires, à réfuter a priori toute objection et à transformer même toute critique extérieure en « confirmation » d’elle-même. L’épistémologue Karl Popper estimait qu’une théorie, pour être « scientifique », devait être réfutable, à défaut de quoi elle ne se résumait qu’à un dogmatisme verrouillé sur lui-même. Le dogmatisme touche bien sûr la religion : « Dieu ne se montre pas 24 à toi parce que tu ne crois pas en lui ». Il touche aussi le marxisme : « Ils critiquent notre théorie parce que ce sont des bourgeois dominants » ou certaines dérives de la psychanalyse : « c’est ta névrose et ton inconscient qui rejettent mon analyse ». La théorie bourdieusienne de la « Reproduction » n’échappe pas à ce travers : c’est parce qu’ils ont « quelque chose à y perdre », c’est parce qu’ils protègent leurs « privilèges » que certains critiquent la théorie ; et ces critiques renforcent par conséquent la théorie dans sa « validité ». Ce type de causalité circulaire, où une hypothèse se nourrit de sa contradiction, et où les prémisses se fondent sur leurs conséquentes, est un trait caractéristique du dogmatisme. Nous veillerons à ce que soit bannie de notre recherche toute dérive de ce type. Toujours nos idées, basées autant que faire se peut sur des données factuelles, empiriques, demeureront ouvertes à la contradiction. Nous n’avons d’ailleurs « rien à gagner » (sur les plans économique, social, politique ou narcissique) à détenir ou imposer une « vérité » personnelle. Le plaisir de démêler des enchevêtrements de questions, de « débroussailler » la connaissance et d’explorer de nouveaux territoires constitue un bonheur et une finalité en soi. Entre vouloir à tout prix démontrer quelque chose et prendre plaisir à découvrir le monde, nous préférons la seconde option, tel Aristote ou Diderot. Il n’y a pas dans notre démarche d’arrière-pensée moraliste. Le discernement de l’éthique et de la science, du « bien » et du « vrai » Une attitude concourant à l’agnosticisme idéologique et au non-dogmatisme cherche à discerner dans le discours prétendument « scientifique » ce qui relève de l’objectif, du neutre… de ce qui relève de l’éthique, du « bien », de la morale ou de l’idéologie. Le « bien » et le « vrai », en effet, ne relèvent pas du même ordre d’idée, ne se situent pas sur le même plan. La confusion des deux au sein d’un texte ne peut qu’aboutir à l’altération de l’un des deux – en l’occurrence le « vrai ». C’est que, cherchant à faire le « bien », l’homme ne peut s’empêcher de déformer la réalité dans un sens conforme à ses aspirations éthiques. Les sciences humaines (sociologie, sciences de l’éducation, anthropologie…) devraient pouvoir être expurgées de leurs présupposés d’ordre moral. Elles ne s’en porteraient que mieux. C’est ainsi d’ailleurs qu’elles pourraient véritablement devenir « sciences ». On n’imagine pas aujourd’hui des scientifiques se quereller sur des hypothèses en physique, chimie ou astronomie, parce que les uns seraient de gauche et les autres de droite. Il n’y a pas de sciences de « gauche » ou de « droite », mais une seule science – avec des querelles épistémologiques, politiquement neutres. On n’attend donc des « sciences humaines » que la même chose. Ceci n’adviendra que lorsqu’elles se seront expurgées de toute arrière-pensée politique ou morale, qui ne font que brouiller les pistes du vrai. Éthique et morale doivent être laissées aux soins des philosophes, des moralistes et du débat démocratique entre les citoyens. Discernements et mélanges du « vrai » et du « bien » Certains auteurs se sont souciés de ce discernement entre l’éthique et le scientifique. C’est le cas notamment de Max Weber (Le Savant et le politique) ou d’André Comte-Sponville (Valeur et vérité). En revanche, le sociologue Pierre Bourdieu ou le biologiste Albert Jacquard ne se soucient pas toujours (ou pas suffisamment de notre point de vue) d’un tel discernement, 25 ne se soucient pas d’émanciper le « vrai » du « bien ». C’est ainsi que les travaux du biologiste, inspirés par un généreux souci de justice et d’égalité entre les hommes, suggèrent une égalité – ou tout au moins une équivalence – des potentialités cognitives natives entre les hommes, minimisent la responsabilité de ces contingences dans la formation de « l’intelligence » et remettent même en cause cette dernière notion. De façon parallèle, les travaux du sociologue, inspirés par le même généreux souci d’égalisation sociale des hommes, occultent les facteurs naturels de la réussite scolaire et sociale et suggèrent la pleine responsabilité scolaire et politique des différences sociales – ce qui, aux yeux du lecteur, rend posible et laisser espérer leur égalisation. Ces deux cas illustrent une ingérence du moral dans le scientifique, un imperceptible mélange des deux genres et en définitive une déformation du « vrai » au profit de l’idéal poursuivi. Il ne s’agit donc pas d’une pure « science », mais d’une science politisée, déformée, tout comme lorsque Trofime Lyssenko suggérait que l’environnement pouvait modifier les caractères génétiques. Le non-finalisme Notre « non-finalisme » est un refus de considérer a priori que l’humanité (non plus que la nature) poursuit une fin, s’inscrive dans une histoire déterminée. L’individu, peut-être, poursuit un objectif dans son existence, qui est l’accomplissement de son bonheur13. L’aboutissement de la vie individuelle est la mort. Certes l’humanité ou la société peut recherche une certaine forme de bonheur « collectif », qui consiste en réalité en le bonheur de chacun. Mais cette humanité – à notre connaissance et de notre point de vue – ne se dirige nulle part, hormis une évolution technique et scientifique imprévisible et chaotique, une organisation sociale et politique relativement stable au delà de cycles aléatoires… et, à terme, sa propre disparition au bénéfice d’espèces nouvelles. L’humanité et la société des hommes ne poursuivent pas de fin qui serait écrite et déterminée par un dieu ou une théorie idéologique. Leur « évolution » (ou stagnation) est simplement l’expression d’une grande quantité d’existences individuelles poursuivant chacune un bonheur personnel. Précisons que ce point de vue n’induit aucunement une opinion politique fataliste ou conservatrice. On peut en effet estimer que le chemin de l’humanité est indéterminé et juger pour autant nécessaire d’œuvrer sans cesse, à chaque siècle et à chaque génération, pour que soient combattues et résolues mille « injustices » (ces « injustices » étant entendues comme des sources de souffrance individuelle). Être épris de « justice sociale » n’implique pas forcément de croire à l’avènement programmé et assuré d’un « paradis sur terre ». La recherche du bonheur et de la justice consistent peut-être précisément en une lutte éternelle et incessante. Ce caractère permanent de la recherche de justice ne justifie pas une résignation. La recherche personnelle du bonheur peut passer par celle du bonheur des autres et de tous. Quoiqu’il en soit, nous ne pensons pas que l’humanité poursuive une fin lointaine et transcendante. 13 Le « bonheur » s’exprimant parfois par une croyance en un au-delà meilleur et une vie ascétique. 26 Le finalisme (religieux ou laïc) est pourtant une tendance constante de l’homme : « Dieu » assigne une fin à l’individu et à l’humanité ; puis les idéologies laïques prennent le relais en imaginant « paradis social » et « avenir radieux ». La science évolutionniste a même succombé un temps à la tentation : on a cru que la « sélection naturelle » dessinait un avenir d’espèce « idéale et parfaite » pour l’homme, alors que l’évolution n’est qu’une adaptation temporaire à des circonstances climatiques, alimentaires et sanitaires également temporaires. On avait (abusivement) attribué à la nature – comme antérieurement à « Dieu » - une intention et un projet. Or, on sait que l’espèce humaine disparaîtra ou se dégradera à l’occasion de météorites, pandémies ou autres catastrophes naturelles. Homo sapiens sapiens n’est probablement qu’une mince parenthèse à l’échelle des milliards d’années de la vie. Pourquoi les hommes montrent-ils une irrépressible tendance au finalisme (religieux, idéologique ou scientifique) de leur espèce ? Il peut s’agir d’une illusion cognitive liée à la projection du développement biologique personnel sur une supposée évolution biologique de l’espèce : « j’évolue de l’état d’embryon à celui d’adulte ; il en va donc de même pour l’espèce à laquelle j’appartiens ». Il peut s’agir d’une illusion cognitive liée à une projection du développement intellectuel et culturel personnel sur une supposée évolution morale et politique de l’espèce : « je m’enrichis et mûris personnellement au cours de ma vie ; il en va donc de même pour l’espèce à laquelle j’appartiens ». Peut-être s’agit-il aussi d’une réaction défensive contre l’angoisse de s’annihiler en mourant : l’acteur imagine une finalité (divine, politique ou naturelle) de l’espèce qui le « sauve » (en imagination) de sa disparition personnelle… Les ressorts de la tendance finaliste de l’homme demeurent en grande partie mystérieux. Quoiqu’il en soit, la tendance historiciste de l’homme le trompe certainement sur la réalité des phénomènes naturels et humains : cet animal croit (ou veut croire) en effet qu’il abolira un jour différents fléaux comme la guerre, les maladies, la misère, la faim ou les inégalités sociales, croyances malheureusement douteuses. Quel est le rapport entre le finalisme et notre sujet de recherche ? Bien des gens pensent (croient ?) que la « destinée » de l’espèce humaine ou de la société est de s’extraire d’une situation originelle très inégalitaire (sur le plan des capacités cognitives, des revenus, des statuts) pour aller vers une société homogène et égalitaire, en vertu d’une « loi historique » de progrès et de « justice ». Or – malheureusement ou non – cela nous semble peu probable. Le principal mobile de ce scepticisme est que la nature humaine, gouvernée par le génome d’homo sapiens sapiens, demeure stable à l’échelle des millénaires et que l’organisation sociale de cette espèce animale est l’expression – plus ou moins directe – de sa nature (en terme de comportement et de diversité des potentialités cognitives). Nous essaierons donc de nous départir du présupposé couramment répandu selon lequel la société inégalitaire d’origine poursuit un chemin continue et irréversible vers l’homogénéisation cognitive et sociale – et même si ce présupposé était fondé. Précisons à nouveau ici qu’un scepticisme par rapport au supposé « destin égalitaire » de l’homme n’implique pas une opinion fataliste ou conservatrice. On peut en effet juger nécessaire de lutter contre les « injustices » et mille situations de souffrance individuelle sans 27 pour autant adhérer à la croyance d’une constante et irréversible homogénéisation des capacités cognitives et statuts sociaux entre les hommes. Un certain positivisme Il y a différentes acceptions du « positivisme ». Il est d’abord un matérialisme qui refuse toute « magie » et voit une explication rationnelle possible à tout phénomène. Mais le terme a également désigné – de façon péjorative – une dérive prométhéenne, prophétique et finaliste, en un mot idéologique, qui voyait des « lois historiques » au progrès de la science et de la technique, ou rapportait de manière systématique et excessive tout phénomène humain à des mécanismes physiques. Nous excluons bien sûr la deuxième option et nous réclamons de la première. Au delà de son fondateur Auguste Comte (qui connut une fin plutôt mystique), le « positivisme », tel que nous l’entendons, proclame d’une façon générale que le vrai savoir doit se débarrasser des vaines spéculations métaphysiques et des croyances pour s’appuyer sur la mise en relation des faits empiriques observés. On peut classer parmi les positivistes du XIX° siècle des auteurs français comme Ernest Renan, Hippolyte Taine, Claude Bernard ou Émile Littré ; en Angleterre, John Stuart Mill et Herbert Spencer. En Allemagne, le mouvement sera à l’origine du positivisme de l’école de Vienne, créée dans les années 30. Tous les positivismes ne professent pas exactement la même doctrine. On peut toutefois les réunir par quelques principes communs : 1°) le rejet du discours philosophique a priori, qualifié de « métaphysique », et n’est (en l’absence de connaissances empiriques) que vaine spéculation sur des concepts ; 2°) la nécessité de s’en tenir aux faits et à leur relation, à l’expérimentation et la validation empirique des hypothèses ; 3°) le souci de la précision, de la mesure et de la démonstration rigoureuse. Notons qu’Auguste Comte (1798-1857) proposait une classification des sciences, qui se fondait sur les degrés de complexité croissante des objets étudiés. Ainsi, l’astronomie et la physique étudient des objets inanimés. La chimie et la biologie sont les sciences du vivant ; elles ont affaire à des objets complexes et changeants. La science sociale, enfin, arrive en dernier, et doit intégrer les acquis des autres sciences pour affronter l’objet le plus complexe qui soit : la société humaine. Cette physique sociale, rebaptisée « sociologie », devait elle aussi devenir une science positive. Elle permettrait de connaître à la fois les lois stables d’organisation sociale (la « statique » sociale) et celles de son évolution (la « dynamique »). Nous retiendrons du positivisme, pour notre part, les principes suivants : - L’ordre de maîtrise des sciences proposé par Auguste Comte semble juste. La sociologie – individualiste méthodologique et agrégationniste – ne peut en effet être fructueuse que si sont maîtrisées en amont des connaissances en psychologie. Comment comprendre le comportement « collectif » si l’on ne comprend pas d’abord l’individuel ? Plus en amont encore, il semble qu’on soit d’autant meilleur psychologue qu’on maîtrise un certain nombre de connaissances en neurobiologie. La génétique s’avérera également une connaissance précieuse - pour ne pas dire indispensable - dans la compréhension des phénomènes d’abord cognitifs, ensuite scolaires, enfin sociaux. 28 Qui ignore psychologie, neurobiologie et génétique ne fera que spéculer dans le vide lorsqu’il s’adonnera à la sociologie ou – plus encore – à la « philosophie ». Le bon sociologue doit être un psychologue, lequel doit être un neurobiologiste ; - Ainsi que nous l’avons déjà mentionné dans nos clarifications épistémologiques, le discours philosophique ne doit pas – ne peut pas – ignorer la connaissance empirique. Dans le cas contraire, il est purement spéculateur, et sa fonction est au mieux inutile, au pire nuisible. La réflexion philosophique vient après la connaissance et la réflexion sur cette connaissance. Qui est ignorant en sciences sociales, psychologiques et biologiques n’est pas apte à philosopher sur la condition humaine. Il serait tel un « philosophe » qui demeurerait créationiste après Darwin : que pourrait-il apporter aux hommes ? - Il est vertueux et nécessaire de rechercher toujours le maximum de précision et de rigueur dans les propos et écrits, en cherchant de surcroît à en évacuer toute insinuation ou présupposé moral ou idéologique. Doit être pourchassé et éliminée toute ambivalence ou ambiguité des termes – noms, verbes, adjectifs, adverbes… Toute donnée morale ou idéologique doit être exposée clairement en tant que telle, sans compromettre la neutralité du chercheur ; - Les faits empiriques et expérimentaux, comme nous l’avons déjà exprimé plus haut, priment sur les spéculations ou théories. Un fait empirique peut à lui seul faire s’effondrer une « cathédrale théorique ». Le fait doit alors être admis et la « cathédrale théorique » remise en cause. Une trajectoire scolaire et sociale atypique causée par des potentialités natives exceptionnelles réfute à elle seule toute théorie sociologique ultraenvironnementalite et « nativo-égalitaire » ; - Il importe, comme nous l’avons vu également plus haut, de dissocier les faits scientifiques politiquement neutres, et les opinions (philosophiques ou politiques). Les opinions sont acceptables et respectables, mais hors du champ de la recherche et du texte scientifiques ; - Pour un positiviste, il n’existe qu’une vérité scientifique. Cette vérité ne varie pas selon les planètes ou les cultures. Ceci n’implique pas cependant que des phénomènes ressemblants s’expliquent par la même cause, non plus que la vérité puisse toujours être établie. La vérité est parfois (souvent ?) inaccessible à l’intelligence humaine, ce d’autant plus que le phénomène est complexe (comme par exemple la mobilité sociale, la réussite en classe, la cognitivité ou la distribution des caractères génétiques). Il est donc préférable de demeurer avec des questions sans réponse et des incertitudes, plutôt que de vouloir établir à tout prix une vérité douteuse. Un positiviste peut demeurer prudent et réservé. Cela semble là une forme acceptable de « relativisme ». Ainsi pourraient être définis différents principes « positivistes » que nous pouvons revendiquer dans notre démarche. Le positivisme logique du Cercle de Vienne Le « Cercle de Vienne » est un courant de pensée « néo-positiviste » qui regroupa autour de son fondateur Moritz Schlick différents philosophes, logiciens et savants allemands et 29 autrichiens comme R. Carnap, P. Franck, H. Hahn, V. Kraft, O. Neurath, H. Reichenbach, F. Waisman ou L. Wittgenstein. La démarche générale du Cercle de Vienne était la volonté d’expurger des énoncés du langage toute ambivalence ou ambiguïté, et de rendre explicite toute dimension ou sous-entendu de type éthique, moral ou idéologique. La pensée du Cercle de Vienne cherchait également à éliminer tous les pseudo-problèmes dénués de sens de la « métaphysique ». Certains membres du Cercle de Vienne, fuyant l’Anschluss, gagneront les États-Unis et, en diffusant leurs idées et préoccupations, feront naître la « philosophie analytique » (exerçant une influence sur des logiciens et épistémologues comme Goodman, Quine ou White), puis, en aval, l’actuelle « philosophie de l’esprit ». En fait, le Cercle de Vienne essaye de réduire toute connaissance ou tout énoncé à deux types de vérités : empirique ou logique. En amont du Cercle de Vienne, Bertrand Russell, dans ses Principia, avait préconisé une méthode d’analyse et une langue symbolique rigoureuses, qui cherchait à éviter les ambiguïtés du langage courant et mettre en évidence l’existence d’énoncés dépourvus de sens. Le Tractatus logico-philosophicus (1921) de Wittgenstein, qui préconise une clarification logique des pensées, avait contribué à la formation des thèses néo-positivistes de M. Schlick et du Cercle de Vienne. Nous revendiquons du « Cercle de Vienne » l’exigence d’un langage rigoureux et précis afin d’éviter ambiguités, contresens et imprégnations idéologiques. La philosophie analytique On fait remonter l’origine de ce courant philosophique anglo-saxon aux travaux du logicien Gottlieb Frege (1848-1925). L’approche analytique, notamment, tout comme le néopositivisme du Cercle de Vienne, rejette la prétention à connaître le monde par des méthodes spéculatives et situe la vérité dans la logique des énoncés du langage. Elle se développe en plusieurs temps : en Angleterre d’abord, avec les travaux de Russell et Whitehead (1910) sur le fondement logique des mathématiques ; à partir de 1929, grâce à l’apport décisif du néopositivisme du Cercle de Vienne (Wittgenstein, Carnap, Feigl, Schlik, Gödel) ; puis enfin, après 1950, par une analyse du « langage ordinaire » (avec Wittgenstein, Strawson et Austin), qui tourne le dos à la question de la vérité pour se concentrer sur l’usage fait du langage pour agir. Willard V.O. Quine (né en 1908), a développé une approche analytique critique de la notion de vérité empirique. John Searle (1972, Les Actes de langage) et Saul Kripke (1980, La Logique des noms propres) sont des continuateurs de la philosophie du langage ordinaire. Le courant de la philosophie analytique présente à nos yeux la vertu de rechercher la plus grande rigueur possible de langage. L’emploi inapproprié ou ambigu d’un mot peut induire à lui seul en effet une confusion dans les idées ou un sous-entendu moral ou idéologique. L’omission d’un facteur dans l’explication d’un phénomène peut par exemple suggérer l’inexistence de ce facteur, générant un présupposé nourrissant lui-même des parti-pris idéologiques. Nous éviterons également de parler de « déterminants » sociaux lorsque n’est observée qu’une corrélation entre deux phénomènes (comme origine et devenir sociaux). Nous éviterons encore de dire qu’un enfant issu de telle classe sociale a « n % de chances » 30 d’accéder à l’université. Ramener la trajectoire d’un individu à des « taux de probabilité » tirés de tableaux statistiques n’est en effet pas acceptable d’un point de vue épistémologique. Du fait statistique qu’une personne sur mille décède d’une crise cardiaque, par exemple, je ne peux pas tirer la proposition « probabiliste » selon laquelle j’aurais « une chance sur mille d’avoir une crise cardiaque ». Cette « probabilité » est peut-être en effet de une sur deux, ou une sur un million, selon mes dispositions naturelles ou mon alimentation. Également, les qualificatifs de catégorie sociale « favorisée » et « défavorisée » sont discutables puisqu’ils suggèrent un caractère injuste et immérité du statut, « riche » et « pauvre », ou « aisé » et « modeste », constituant des qualificatifs plus neutres et rigoureux. De nombreux termes ou locutions utilisés en sociologie mériteraient ainsi d’être passés au filtre de la neutralisation morale ou idéologique par un usage rigoureux de la langue, comme y invite la philosophie analytique. L’anthropologie théorique de la connaissance « Vérité », « connaissances » et « croyances » font l’objet d’une étude par les logiciens et philosophes analytiques. On s’intéresse ici à l’organisation et aux modalités de justification par l’homme de ses croyances, et des relations entre croyances et « vérité » - c’est-à-dire de la croyance promue « connaissance ». Différents courants partagent ces anthropologues et logiciens épistémiques. On peut distinguer les « fondationnalistes » - pour qui la justification d’un savoir découle d’une longue chaîne verticale de prémisses – ou les « cohérentistes » comme Keith Lehrer, Lawrence Bonjour et Donald Davidson - pour qui les croyances sont articulées sans fondements initiaux, en un réseau horizontal cohérent – ou encore le « fiabilisme » de Robert Nozick, Franck Ramsey ou Alvin Goldman – qui évalue la « connaissance » « vraie » à l’aune de probabilités. On parle « d’éliminativisme » pour des naturalistes comme Quine ou Patricia Chuchland, qui résument toutes les croyances à des phénomènes neuronaux, ce qui élude d’ailleurs la question normative de justification des croyances. Nous aurons à l’esprit ces travaux lorsque nous analyserons la construction et l’articulation par l’acteur des valeurs et croyances idéologiques à l’œuvre dans son cerveau. Le « post-modernisme » Notre démarche, soucieuse d’impartialité idéologique, pourrait se rattacher à un « postmodernisme » entendu dans ce sens d’une remise en cause et d’un détachement par rapport aux idéologies modernes qui ont marqué le XX° siècle et se sont soldées par des déceptions, échecs, voire catastrophes humanitaires14. Jean-François Lyotard a défini ces idéologies laïques prométhéennes comme de « grands récits » qui ambitionnaient de donner un sens global à la vie humaine. Le « post-modernisme » est ici, par rapport à elles, une posture philosophique de scepticisme absolu, évitant de cautionner toute ancienne ou nouvelle illusion. Le généreux et sympathique idéal communiste serait, si l’on en croit le Livre noir du communisme (dirigé par Stéphane Courtois), responsable de la mort de quelques quatre-vingt millions d’individus. 14 31 Ce « post-modernisme » anti-idéologique est également nourri par la connaissance biologique de l’homme, laquelle montre une relative stabilité du génome à l’échelle de l’espèce et une influence naturelle des comportements peut-être plus importante que ce que l’on pensait jusque-là ; en un mot : peut-être que le rêve par l’homme de « progrès moral et politique » est limité par sa propre nature. En revanche, nous ne nous rattachons pas aux « post-modernismes » entendus comme relativisation absolue des valeurs, négation de la notion de vérité universelle, replis communautaires ou différents mysticismes comme le mouvement « new-age ». Ces acceptions et dérives du « post-modernisme » sont aux antipodes de notre « positivisme sceptique ». Non-présupposés et non-affiliations Nos « non-présupposés » s’inscrivent bien évidemment en « négatif » par rapport aux présupposés définis ci-dessus. Nous nous démarquons naturellement des a priori et postures philosophiques ou épistémologiques suivants : le dualisme (l’idée qu’il existe autre chose que de la matière), le transcendantalisme (l’idée que des entités dépassent la dimension individuelle), le structuralisme « sociologiste » (l’idée que des « structures sociales » déterminent l’action individuelle), l’ultra-culturalisme (la négation ou la minimisation de tout aspect naturel des activités intellectuelles et de la diversité et diversification des capacités cognitives), l’intentionnalisme évolutionnel (la croyance en une « intention » de la nature ou de l’évolution), ainsi bien sûr que l’engagement idéologique (et notamment son insinuation dans le texte scientifique, déformant la vérité pour y chercher caution). Nous avons défini notre sujet de recherche – sa question et ses mobiles –, avons explicité les raisons d’explorer le domaine des connaissances en neurobiologie cognitive et génétique, avons défini différentes postures philosophiques et épistémologiques desquelles s’inspire notre démarche. Quelle est la progression de notre thèse ? Plan et progression Celle-ci se découpe en sept parties : 1°) Un état des lieux de la question des inégalités sociales, au travers de leurs différentes acceptions, de leur histoire depuis l’Antiquité et de leur analyse par la sociologie de l’éducation depuis les années 1950 ; 2°) Une exploration des connaissances en neurobiologie cognitive et génétique, éclairant les phénomènes « d’intelligence » et d’apprentissage. Le terme « génétique » est entendu ici dans le sens de l’action protéique de l’ADN sur l’organisme et non de la transmission intergénérationnelle des caractères ; 32 3°) Une réflexion sur les relations entre la transmission intergénérationnelle des caractères naturels, la mobilité de ces caractères et la mobilité intergénérationnelle des réussites scolaires et statuts sociaux ; 4°) Sur la base des parties précédentes, une réflexion sur le pouvoir et les limites de l’école dans la réduction des inégalités, ou plus exactement sur la nature des « inégalités » qu’est susceptible de réduire l’école – inégalités des potentialités cognitives, des capacités, des résultats, des statuts sociaux ou des chances sociales de développer ses potentialités ; 5°) Un second volet de la thèse, consacré à une anthropologie des valeurs et croyances égalitaires, est inauguré par une histoire des idées d’égalité d’éducation depuis les philosophes du siècle des Lumières jusqu’aux différentes obédiences syndicales et politiques d’aujoud’hui, en passant par Condorcet, Babeuf ou Jules Ferry ; 6°) Une analyse des valeurs et croyances égalitaires (et plus exactement ultra-égalitaires), et leur articulation et hiérarchisation logique dans l’esprit de l’acteur (origines, mobiles, effets). Ce volet anthropologique – histoire et analyse des idées d’égalité – a pour objectif de mieux comprendre les querelle politiques sur l’école, et d’éventuellement agir pour son amélioration. 7°) Une réflexion de philosophie politique sur la question de la « justice » à la lumière des connaissances et réflexions dégagées dans les parties précédentes, et sur le plan de la société, de l’école et de la pédagogie. Enfin, une conclusion générale résumera la thèse et effectuera une synthèse des idées et perspectives dégagées. 33