Word - Christophe Chomant

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Université de Rouen
UFR de sciences de l’éducation
Année 2002
THÈSE DE DOCTORAT
Discipline : sciences de l’éducation
présentée et soutenue par
Christophe CHOMANT
pendant l’année universitaire 2002-2003
Qu’est-ce qu’une école « juste » ?
Les éclairages de la neurobiologie cognitive et de l’histoire des idées
« d’égalité » scolaire, sur les champs de la réussite en classe, de la mobilité
sociale, de l’anthropologie des valeurs et croyances, et de la philosophie
politique
Directeur de recherche :
Monsieur le Professeur Jacques NATANSON
Remerciements
Je remercie vivement ici bien sûr en tout premier lieu Monsieur le Professeur Jacques
Natanson, directeur de recherche, qui a eu la patience d’attendre et accompagner un travail
initié depuis de nombreuses et longues années, et l’ouverture d’esprit et le courage d’accepter
en sciences de l’éducation un travail d’abord faisant appel à des notions de biologie, ensuite
faisant se rencontrer et se recouper plusieurs disciplines différentes.
Je remercie également Messieurs les professeurs Jean-Claude Forquin et Raymond
Boudon, qui m’ont éclairé par leur enseignement lumineux, passionné et passionnant, par
leurs ouvrages, et qui m’ont encouragé dans la poursuite de ces travaux.
Je remercie bien sûr les nombreux auteurs, d’Aristote à Rawls, en passant par Ruse et
Lieury, lus et utilisés pour ces travaux, généralement recensés dans les notes de recherche, et
qui ont permis de mener à bien ce travail.
Je remercie mon père, médecin et biologiste, nominaliste, matérialiste et humaniste en
diable, par ailleurs « déraciné social » et contradicteur vivant des thèses bourdieusiennes,
d’avoir sû me détourner de certaines dérives dualistes, holistes ou spéculatives qui hantent ici
et là le champ des sciences humaines.
Je remercie ma femme, pour son écoute, toujours curieuse et attentive, sa verve et sa
critique éclairantes et fructueuses, et ses encouragements dans les moments de fatigue.
Je remercie mes enfants d’avoir enduré avec beaucoup de stoïcisme et de philosophie les
longs mois et années passés par leur père sur un clavier d’ordinateur.
Je remercie enfin ceux, amis, parents, collègues, proches... que la place ici ne me
permettrait pas de citer tous.
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Structure générale
Introduction
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Table des matières
Introduction
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Le sujet de recherche
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La question de recherche
Mobiles du sujet
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Clarifications épistémologiques sur la connotation politique du sujet de recherche
Un sujet brûlant
Une thèse scientifique ne doit conforter les opinions ni de « droite » ni de « gauche »
Pourquoi la neurobiologie ?
La neurobiologie, exclue des sciences de l’éducation
La neurobiologie clarifiant les débats politiques sur l’école
Le savoir précède la sagesse
Postures philosophiques, épistémologiques et méthodologiques
Le matérialisme
Le nominalisme
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Les fondateurs du nominalisme : Guillaume d’Ockham et Max Stirner
L’empirisme
La sociologie de l’action
Un certain naturalisme
La « philosophie de l’esprit »
Un agnosticisme idéologique
Le non-dogmatisme
Le discernement de l’éthique et de la science, du « bien » et du « vrai »
Discernements et mélanges du « vrai » et du « bien »
Le non-finalisme
Un certain positivisme
Le positivisme logique du Cercle de Vienne
La philosophie analytique
L’anthropologie théorique de la connaissance
Le « post-modernisme »
Non-présupposés et non-affiliations
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Plan et progression
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« Des décennies de recherche en génétique ont (...) montré que les individus naissent avec des
patrimoines génétiques différents, ce qui explique la plupart des différences de capacité
intellectuelle entre individus. (…) Dame nature n’est pas équitable. Les individus ne sont pas
égaux quant à leur potentiel intellectuel. (…) Ce n’est (…) pas une surprise que le QI soit un bon
élément prédictif de la réussite scolaire, (…) que des différences d’aptitudes intellectuelles
amènent des inégalités sociales. (…) Il n’existe aucune ingénierie sociale qui puisse niveler les
différences de capacités intellectuelles entre individus. (…) Seule une approche plus réaliste des
différences intellectuelles entre individus permettrait à la société de mieux tenir compte de ces
différences et de réduire, si cela est possible, les inégalités qu’elles engendrent. »
Linda Gottfredson,
neurobiologiste
« Oui, on peut reconnaître la part de l’inné et faire droit aux découvertes de la génétique sans
nier la liberté et la responsabilité humaine. (...) Au lieu de dissimuler par tous les moyens ce qui
serait censé gêner l’égalitarisme démocratique, il vaudrait mieux, en effet, se donner la peine de
penser démocratiquement d’éventuelles inégalités. (...) La démocratie tient plus par la vérité,
quelle qu’elle soit, que par l’organisation de mensonges, fussent-ils pieux. (...) Ce qui est
démocratique, ce n’est pas l’affirmation dogmatique d’une égalité factuelle entre les hommes (...),
c’est le fait que cette inégalité, fût-elle avérée, ne se traduit pas par l’attribution a priori de
privilèges juridiques ou politiques, parce que la dignité de l’être humain est une donnée morale. »
Luc Ferry,
philosophe
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Pour Jacques Natanson,
Raymond Boudon
et Jean-Claude Forquin,
professeurs qui ont marqué mon cursus.
5
Je suis instituteur.
Parmi les élèves de ma classe se distinguent une petite fille nommée Amandine et un petit
garçon appelé Bastien.
Amandine est une excellente élève, brillante, issue d’un milieu social favorisé. Bastien, en
revanche, a beaucoup plus de mal à apprendre ses tables de multiplication, à comprendre une
règle de grammaire et à soutenir longtemps son attention. Il est issu d’un milieu qu’on appelle
« défavorisé » : ses parents gagnent assez peu d’argent et ne l’ont jamais emmené visiter un
musée. Je pressens qu’Amandine et Bastien n’ont pas les mêmes probabilités d’obtenir un
statut social « enviable ».
Cela ne semble-t-il pas « injuste » ?
Que pourrais-je faire, que pourrait-on faire, pour corriger cette injustice ?
J’ai parlé d’Amandine et Bastien à mes collègues. Marie-Égale pense que les différences de
réussite entre les deux enfants sont dues à leur environnement et que nous devons lutter sur un
plan syndical et politique jusqu’à ce que tous les enfants comme Bastien aient les « mêmes
chances » de réussite qu’une Amandine, obtiennent les mêmes résultats scolaires et les mêmes
statuts sociaux. Jean-Bio (il s’agit d’un instituteur assez atypique et rare) estime au contraire
que la réussite d’Amandine est due exclusivement à un « gène de l’intelligence » et que ses
enfants et petits-enfants appartiendront toujours à « l’élite » sociale. Marie-Égale et Jean-Bio
se querellent assez souvent sur ce sujet, pendant la récréation, la cantine ou les réunions. Mon
troisième collègue, Justin, ne parvient pas à se déterminer entre ces deux options : il se
demande ce qui cause les différences de réussite entre les deux élèves, ce qui se passe
exactement dans leur cerveau, s’il est possible d’exclure en la matière la biologie autant que la
culture, et si les potentialités cognitives s’héritent comme la couleur des yeux. Il s’interroge
aussi sur les relations entre la diversité naturelle des hommes et leur dignité, l’égalité de leurs
droits politique. Il se demande enfin en quoi consiste la « justice sociale » : égalité des
résultats et des statuts, égalité des « chances » à exploiter le meilleur de soi-même, à
accomplir ses rêves, bonheur individuel ? Justin montre plus d’interrogations que de
certitudes...
C’est celui de mes collègues dont je me sens le plus proche…
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Introduction
Comment définir ce que serait une école « juste », sur la base des connaissances récentes en
neurobiologie cognitive et génétique ? Ces connaissances ont-elles quelque chose à nous
apprendre en la matière ?
Le sujet de recherche
La question de recherche
Quel est notre sujet de recherche ? La question des potentialités cognitives et de leur
diversité est centrale dans les débats sur l’école, débats à vocation généralement politique. Les
gens de « gauche » pensent plus souvent que la diversité native des potentialités cognitives (ou
des « aptitudes intellectuelles ») est relativement réduite et que l’éducation dispose d’un grand
pouvoir d’homogénéisation de cette diversité ; les gens de « droite » pensent de leur côté qu’il
existe une certaine diversité des potentialités natives, et que le pouvoir de l’éducation pour les
homogénéiser est relativement limité. Toute une palette de nuances s’étend sur l’échiquier
politique à ce sujet, depuis une extrême-gauche qui suppose l’équivalence native des
potentialités et le pouvoir quasi-exclusif de l’éducation dans leur diversification ou
homogénéisation… jusqu’une extrême-droite qui suppose une détermination presque
exclusivement native et une transmission dynastique des potentialités.
De cette question – objet d’une querelle politique – découle celle d’une école « juste ».
Chacun définira bien sûr sa conception d’une école « juste » à l’aune de ses présupposés en
matière de diversité des potentialités cognitives et opinions politiques. Les gens de « gauche »
proposent logiquement un cursus uniforme étendu le plus longtemps possible avec des classes
peuplées d’élèves de niveaux hétérogènes et un objectif d’égalisation des résultats, cependant
que les gens de « droite » proposent au contraire de diversifier le cursus scolaire en constituant
des groupes de niveau et des filières pré-professionnelles pour adapter au mieux l’école aux
aptitudes et aspirations de chacun sans souci particulier d’uniformisation des résultats (ce qui
n’exclue pas un souci d’égalité des chances sociales devant la réussite).
Nous nous garderons bien sûr de prendre tout parti-pris dans ce débat politique. L’objet de
notre thèse sera d’explorer les phénomènes neurobiologiques et génétiques pour essayer
d’éclairer ce débat et voir en quoi les opinions des uns ou des autres peuvent être mises en
difficulté, confortées, modulées ou formulées de manière différente.
Nous essaierons d’éclairer le débat sur la nature des capacités cognitives – sur leur
matérialisation, leur fonctionnement, leur formation, leur transmission intergénérationnelle –,
lequel débat éclairera à son tour la perspective d’une école « juste » - pour des gens de
« gauche » comme de « droite ».
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Mobiles du sujet
Pourquoi avoir choisi ce sujet de recherche ? Il y a à cela plusieurs raisons : l’absence
d’enseignement de neurobiologie en sciences de l’éducation pour éclairer la querelle politique
sur la diversification scolaire ; le constat empirique de trajectoires « atypiques » réfutant les
théories ultra-culturalistes enseignées en sciences de l’éducation ; le constat, en tant
qu’instituteur-remplaçant pendant quinze ans, d’une diversité des capacités cognitives qui
transcende la fratrie et l’origine sociale ; l’absence de connaissances scientifiques sérieuses
dans les débats politiques publics sur l’école.
Clarifications épistémologiques sur la connotation politique du sujet
de recherche
Un sujet brûlant
Le sujet des potentialités cognitives (des élèves ou des adultes) – de leur distribution parmi
la société, des conditions de leur formation et transmission, de leur responsabilité dans la
constitution des compétences et de la réussite scolaire – est un sujet brûlant et délicat. Les
gens de « gauche », notamment, égalitaristes, ont bien souvent peur que ces connaissances
soient convoquées par des arrière-pensées politiques « droitières », fatalistes. Ils craignent
notamment qu’un éclairage neurobiologique et génétique de la réussite à l’école révèle des
différences cognitives natives et héréditaires, lesquelles seraient susceptibles de « justifier »
une posture fataliste, conservatrice ou libérale à l’égard des inégalités socio-scolaires.
Ces craintes sont-elles fondées ? La neurobiologie et la génétique risquent-elles de révéler
entre les élèves des différences intellectuelles natives et héréditaires (voire dynastiques) ?
Ensuite, si de tels faits étaient avérés, infèreraient-ils la « justification » d’une politique
conservatrice ? Cela n’est pas sûr. Quoiqu’il en soit, ces deux questions épistémologiques
convoquent de toute façon différentes disciplines comme la neurobiologie cognitive et
génétique, la sociologie de l’éducation et la philosophie politique. Notre recherche n’éludera
pas ces questions mais tentera au contraire de les éclairer.
D’une façon générale, les sympathisants politiques – de gauche et de droite – craignent que
des connaissances en biologie viennent objecter, nuancer ou contrarier leurs idéaux et valeurs.
De telles craintes sont-elles fondées ? Si oui, dans quelle mesure ? Des connaissances
peuvent-elles discréditer des opinions politiques ? Peuvent-elles les moduler ? Nous
n’esquiverons pas ces questions.
Une thèse scientifique ne doit conforter les opinions ni de « droite » ni de « gauche »
Une thèse scientifique peut-elle conforter un camp politique plus qu’un autre ? Doit-elle
chercher à préserver des idéaux contre d’autres ? Nous pensons que non.
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Il se trouve que les sciences de l’éducation – ses enseignants et étudiants – sont réputés
pour être orientés plutôt « à gauche » d’un point de vue politique. Or, les gens de « gauche »
craignent souvent que les connaissances en biologie et ceux qui les convoquent ne cherchent à
justifier des idées de « droite » (d’acceptation des inégalités sociales). Nous veillerons donc
tout particulèrement à ce que notre thèse ne puisse offrir quelque « justification » que ce soit à
des idéaux de « droite » (conservateurs ou libéraux).
Inversement, bien sûr, notre recherche ne devra pas non plus pour autant chercher
particulièrement à promouvoir – ni même à préserver – quelque idéal de gauche (uniformiste
ou socio-égalisateur). Le souci de neutralité politique est à double orientation. Une thèse ès
sciences de l’éducation traitant de l’éclairage par la neurobiologie cognitive et génétique des
questions de la réussite scolaire, de la mobilité sociale et de la philosophie politique, peut-elle
être neutre d’un point de vue politique ? Nous le croyons et l’espérons. À cet objectif de
neutralité politique, en tout cas, nous aspirons.
Certains sociologues de l’éducation se présentent ou ont pu se présenter comme
« neutres », « objectifs » et « scientifiques » cependant que leurs travaux, par ce qu’ils
présupposaient, sous-entendaient ou suscitaient dans l’esprit du lecteur, exprimaient des vues
politiques (par exemple la « nécessité » dessinée en creux de changements radicaux),
demeurent néanmoins orientés politiquement. Saurons-nous échapper à cette faiblesse
épistémologique – pourrions-nous même dire déontologique ? Nous y travaillons en tout cas
avec vigilance et ténacité. Notre vœu le plus cher serait que cette recherche, à l’issue de sa
lecture, ne puisse être qualifiée ni « de droite » ni « de gauche ».
Un problème se pose ici : supposons qu’un lecteur soit personnellement orienté à gauche.
Ne risque-t-il pas – plus ou moins consciemment – d’interpréter une recherche neutre comme
étant « insuffisamment de gauche », c’est-à-dire de son point de vue comme étant une
recherche « de droite » ? Nous savons en effet que les points de vue politiques sont relatifs à
ceux d’autrui et qu’est considéré comme étant « à droite » par Albert tout ce qui est moins à
gauche que ses idées1 ? À ce risque de mauvaise interprétation, ne semble malheureusement
pas exister d’antidote. Nous faisons donc confiance au lecteur – de droite comme de gauche –
d’essayer de faire abstraction de ses propres opinions pour – le plus qu’il soit possible – juger
cette recherche avec impartialité.
Ce que nous entendons ici par « gauche » et « droite » ne recouvre pas tous les champs et
valeurs disputés sur l’échiquier politique, mais se résume au champ de l’éducation et, à
l’intérieur de lui, celui des inégalités de résultats et de trajectoires scolaires. Nous rassemblons
sous l’étiquette de gens de « gauche » ceux qui espèrent une égalisation ou une
homogénéisation des résultats scolaires et des statuts sociaux ; nous rassemblons sous
l’étiquette de gens de « droite » ceux qui considèrent comme plutôt acceptables, voire
légitimes, voire nécessaires, les inégalités existantes en la matière. Cette classification est
certainement sommaire car bien des gens de « gauche » trouvent acceptable ou nécessaire un
1
Pour une Arlette Laguillier, Lionel Jospin défend des idées de « droite » ; cependant que pour un Bruno
Mégret, Jacques Chirac défend des idées de « gauche ».
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certain degré d’inégalités sociales cependant que bien des gens de « droite » aspirent à moins
d’inégalités scolaire et sociales. Mais cette classification présente le bénéfice d’esquisser une
polarité pour le domaine qui nous concerne.
Pourquoi la neurobiologie ?
Pourquoi explorer dans une thèse de sciences de l’éducation le domaine de la neurobiologie
cognitive et génétique, lequel est généralement convoqué par des gens plutôt de « droite »
pour justifier ou excuser les inégalités sociales et scolaires (du moins étant ce que supposent
les gens de « gauche ») ? Il existe au moins trois mobiles à cette exploration : 1°) le fait que la
biologie soit exclue des sciences de l’éducation ; 2°) le fait que les connaissances en
neurobiologie soient au cœur des débats politiques sur l’école ; 3°) le fait que, d’une façon
générale, toute réflexion philosophique et politique se nourrisse d’une connaissance éclairée.
La neurobiologie, exclue des sciences de l’éducation
Les sciences naturelles, et parmi elles une approche naturaliste des phénomènes
d’apprentissage, sont exclues de l’enseignement en faculté de sciences de l’éducation et en
IUFM. On trouve dans les programmes de ces établissements de la sociologie, de la
psychologie (qui évite la neurophysiologie), de la pédagogie, un peu d’histoire… mais aucun
apport sur la configuration matérielle et le fonctionnement naturel du cerveau. C’est ainsi que
des institutions qui sont censées enseigner les processus de l’apprentissage scolaire occultent
la connaissance de l’organe matériel responsable de cet apprentissage. C’est un peu comme si
pilotes, mécaniciens et ingénieurs d’une écurie de formule 1 ignoraient le fonctionnement du
moteur de leur voiture.
On peut suggérer plusieurs causes à cette étrange situation : une ignorance générale de la
biologie, des craintes politiques à l’égard de la neurobiologie, une certaine limite au
matérialisme philosophique en sciences de l’éducation, et quelques enjeux corporatistes.
Premièrement, de façon toute triviale, les enseignants et diplômés en sciences de
l’éducation n’ont pas de formation en biologie. Peu d’entre eux ont eu un parcours lycéen ou
post-baccalauréat « scientifique ». Peu d’entre eux seraient par exemple capables de décrire
une base azotée, un ribosome, un acide aminé, une synapse ou un neuromédiateur (qui sont
pourtant des connaissances élémentaires de biologie). Des enseignants méconnaissant – ou
ignorant – la biologie ne voient pas la nécessité de l’enseigner. Ils ne seraient de toute façon
pas armés pour le faire, ceci bien que la connaissance du cerveau et de l’ADN soit un atout
précieux pour la compréhension des phénomènes de réussite scolaire, de différences de
résultats et de mobilité sociale.
Deuxièmement, il existe – nous l’avons évoqué plus haut – une crainte chez les enseignants
de sciences de l’éducation, souvent sympathisants de « gauche », de voir des connaissances en
biologie malmener leurs idéaux et « justifier » des politiques libérales ou conservatrices. Les
gens de gauche, très présents en sciences de l’éducation, ont peur que des connaissances en
neurobiologie et génétique viennent révéler des déterminants innés de l’intelligence, lesquels
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pourraient (dans l’esprit de ces gens) rendre acceptables et « légitimes » les inégalités sociales
existantes. S’il n’est pas dit que cette crainte soit fondée, elle est en revanche active dans les
esprits et contribue à jeter la suspicion – voire l’opprobre – sur les sciences naturelles
cognitives.
Troisièmement, les esprits universitaires, surtout en sciences humaines, sont moins
matérialistes qu’on ne pourrait le penser, ceci bien que les sciences de l’éducation soient
plutôt orientées à gauche et que les gens de gauche soient réputés être « matérialistes » (au
sens philosophique). Il n’est pas entièrement évident, pour l’esprit d’un universitaire ou d’un
étudiant en sciences de l’éducation, qu’une pensée, une connaissance, un sentiment ou
quelconque processus intellectuel, comme la mémoire ou la « conscience », consiste en un
phénomène matériel (en l’occurrence une configuration synaptique ou une circulation de
neuromédiateurs). Un certain dualisme demeure d’actualité dans les cerveaux chercheurs en
sciences humaines. Les croyances que la « conscience », les « sentiments » ou les « idées »
sont des phénomènes abstraits et impalpables sont par exemple répandus. Ce dualisme
persistant atténue bien sûr l’intérêt porté aux phénomènes neurobiologiques, lesquels
constituent pourtant stricto sensu « l’intelligence », la « mémoire » ou « l’apprentissage ». Un
certain dualisme empêche de s’intéresser aux phénomènes biologiques et matériels de la
cognitivité en sciences de l’éducation.
Il existe certainement enfin des enjeux disciplinaires et corporatistes à l’ignorance de la
biologie en sciences de l’éducation. Psychologues, psychanalystes et sociologues ne craignentils pas de voir leur discipline concurrencée – voire menacée – par les nouvelles connaissances
issues de la « révolution » neurobiologique et cognitive ? Le savoir universel et l’intelligence
du monde auraient pourtant tout à gagner à l’ouverture des frontières disciplinaires et à la
confrontation des différentes approches.
Ces quatre causes – méconnaissance de la biologie, crainte de dangers politiques,
matérialisme limité en sciences de l’éducation, et enjeux corporatistes –, entre autres, font que
la neurobiologie est exclue des enseignements de sciences de l’éducation. Saurait-on pourtant
comprendre les phénomènes d’apprentissage, de réussite ou d’échec scolaire sans connaître le
fonctionnement du cerveau ?
Le chercheur ne pouvait attendre des sciences de l’éducation qu’elles lui apportent les
connaissances utiles à la compréhension du cerveau et de l’apprentissage scolaire. Il était donc
nécessaire d’aller chercher ces connaissances ailleurs et de les restituer dans une partie de la
thèse, à l’intention du lecteur et à fin d’une meilleure intelligence des phénomènes étudiés.
L’absence de la neurobiologie en UFR de sciences de l’éducation : tel était l’un des
mobiles d’exploration de cette discipline dans le cadre d’une thèse.
La neurobiologie clarifiant les débats politiques sur l’école
Un deuxième mobile de cette exploration est le lien supposé – en tout cas mis en avant –
entre la biologie (cognitive et génétique) et différents débats politiques sur l’école – comme
« l’inné » et « l’acquis », l’hétérogénéité des classes, le « collège unique » ou la durée du
« tronc commun obligatoire ». Ces différents débats, en effet, qui divisent les sympathisants
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politiques de gauche et de droite, convoquent tôt ou tard les notions « d’intelligence », de
potentialités natives et de diversité de ces potentialités. Or, à ces questions, que se pose tout
un chacun, de gauche comme de droite, et sur lesquelles débouchent les débats politiques sur
l’école, il n’y a pas de réponse abstraite, morale ou philosophique. Des connaissances sont
nécessaires. Celles-ci se trouvent dans les domaines disciplinaires non pas de la sociologie ou
de la psychanalyse mais de la psychologie cognitive (c’est-à-dire l’étude des mécanismes
d’apprentissage scolaire), la neurobiologie (l’étude du cerveau), la biologie générale (l’étude
du vivant) et la génétique (l’étude de la transmission des caractères naturels et des
métabolismes entre ADN et protéines). Pour celui – de gauche comme de droite – qui ignore
ces connaissances, les opinions en matière d’inné, d’acquis, de diversité cognitive ou
d’uniformité scolaire ne pourront que rester superficielles, spéculatives ou idéologiques.
Comment débattre avec clairvoyance de la question du « collège unique », par exemple, si l’on
ignore que les caractères natifs cérébraux se transmettent de façon gaussienne – c’est-à-dire
massivement ressemblante et marginalement dissemblante – par delà l’origine sociale,
l’environnement ou l’éducation ? Débattre sur les problèmes d’hétérogénéité des élèves (qui
sont des question centrales de l’école et des sciences de l’éducation) en méconnaissant la
neurobiologie serait comme débattre des mouvements relatifs de la terre et du soleil en
méconnaissant les travaux de Copernic et Galilée : c’est alors l’imagination, les fantasmes et
l’idéologie (c’est-à-dire la religion, la morale laïque ou toute façon de « bien penser ») qui
prennent le pas sur la connaissance objective et éclairée.
Progresser dans les débats politiques et philosophiques sur l’école suppose aujourd’hui
d’être au fait des mécanismes cognitifs (fonctionnement, genèse et transmission) actuellement
disponibles dans le savoir humain. Tel était le second mobile d’explorer la neurobiologie et la
génétique dans une thèse de sciences de l’éducation.
Le savoir précède la sagesse
Un troisième mobile était que, d’une façon générale, le philosophe doit connaître, pour
philosopher et trouver la « sagesse ». On pourrait bien sûr prendre le contrepied radical de ce
point de vue et affirmer que le philosophe peut – ou doit – être ignorant et ne tirer sa
« sagesse » que de l’expérience subjective (ce qui serait d’ailleurs une contradiction puisque
l’expérience constitue déjà une connaissance). Nous conserverons néanmoins le parti de
penser qu’un philosophe doit connaître – et connaître si possible le plus grand nombre de
choses – parce que privée de connaissances objectives et universelles, sa « philosophie »
demeurera stérile, inutile ou obsolète. Un philosophe est d’abord un savant avant que de
pouvoir devenir philosophe, et qui – tel Aristote, Pascal ou Diderot – tire de son savoir des
interrogations et enseignements sur le monde, desquels il produit, au bénéfice du plus grand
nombre, des propositions pour la sagesse et le bonheur des hommes. Qu’un « philosophe »
ignorant peut-il apporter d’utile aux hommes, autre que des spéculations gratuites coupées du
monde ? Qu’un philosophe ignorant l’héliocentrisme et postérieur à Galilée eut pu apporter
d’intéressant sur la question ? De même qu’un philosophe créationniste postérieur à Darwin ?
De la même façon aujourd’hui, que pourraient nous apporter sur la question des inégalités
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scolaires et sociales des « philosophes » ignorant la neurobiologie et la génétique, cependant
que ces connaissances, de mieux en mieux médiatisées, sont enseignées par exemple dans les
classes de première ? Que peut-on apporter à ses contemporains si l’on sait moins de choses
qu’eux ? On ne pourra certainement apporter qu’opinions personnelles, sophismes ou
principes moraux bâtis sur des préjugés. D’une façon générale, celui qui veut rendre les
hommes heureux dans le monde doit connaître ce monde. Concernant l’école, celui qui veut
aujourd’hui forger une « sagesse » (ou une action réaliste et efficace) en face des inégalités
socio-scolaires doit connaître les arcanes de la neurobiologie et de la génétique. Le
« philosophe » doit connaître avant que de pouvoir philosopher ; le savoir précède la sagesse.
Il y a un mobile au philosophe qui entend occulter ou ignorer la connaissance universelle :
c’est que ce « philosophe » est en réalité un idéologue ou un moraliste – de droite comme de
gauche – qui craint de voir la connaissance égratigner sa doctrine. Cette conception moraliste,
manichéenne et obscurantiste de la « philosophie » n’est bien entendu pas la nôtre.
On pourrait nous faire remarquer que la « philosophie » « s’enseigne » déjà dans les
facultés de sciences de l’éducation et IUFM, sans besoin de notions en biologie. Nous ferons
remarquer alors qu’enseigner (ou apprendre) l’histoire ou l’actualité des idées philosophiques
n’est pas philosopher, qu’un enseignant en philosophie n’est pas forcément un philosophe, et
vice-versa qu’un philosophe n’est pas nécessairement un professeur de philosophie. En
conséquence, l’enseignement de connaissances de philosophie en sciences de l’éducation ne
dit pas qu’une réflexion philosophique – éclairée par des connaissances scientifiques – soit
menée sur les questions de l’apprentissage et de la diversité scolaires.
Éclairer la réflexion philosophique par le savoir, tel était le troisième mobile d’exploration
de la neurobiologie cognitive et génétique dans le cadre d’une thèse de sciences de
l’éducation, d’autant que l’orientation de ce travail est à caractère philosophique.
Parce que la neurobiologie est exclue (pour diverses raisons) des sciences de l’éducation
(alors qu’elle permet pourtant de mieux comprendre les phénomènes d’apprentissage), parce
que les connaissances en neurobiologie sont susceptibles d’éclairer les débats politiques
actuels sur l’école, et parce que d’une façon générale la connaissance éclairée précède la
réflexion philosophique, nous avons choisi d’explorer la neurobiologie dans le cadre d’une
thèse de sciences de l’éducation, ce bien que cette discipline soit – à tort ou à raison –
soupçonnée par les gens de gauche de pouvoir cautionner quelque opinion conservatrice.
En conclusion de ces clarifications sur la connotation politique du sujet de recherche et de
l’exploration de la neurobiologie, il y a donc lieu de préciser d’une part que la recherche se
gardera – autant qu’elle le pourra – de toute implication ou orientation politique, d’autre part
que l’exploration de la neurobiologie se justifie par l’éclairage qu’elle peut porter sur les
débats scolaires en particulier et, en tant que connaissance, sur la réflexion philosophique en
général.
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Postures philosophiques, épistémologiques et méthodologiques
Si le chercheur ne doit pas laisser transparaître d’opinions politiques, son ouvrage s’appuie
cependant sur des fondations premières, axiomatiques, dans le domaine de la représentation
du monde et des phénomènes sociaux. Pour l’épistémologue Paul Feyerabend, il y a en effet
des a priori fondant des théories dites « incommensurables », c’est-à-dire que nul débat,
même « rationnel », ne saurait pouvoir trancher. Il est nécessaire que le chercheur en sciences
humaines définisse clairement ces axiomes philosophiques fondamentaux.
La plupart de nos principes fondamentaux pourraient se fédérer à un principe central qui est
le matérialisme moniste. De lui, en effet, découlent le nominalisme (qui ne reconnaît pas de
phénomènes abstraits hors des individus), l’empirisme (qui s’appuie sur les faits réels et non
sur des théories), la sociologie actionniste et agrégationniste (qui considère les
« phénomènes » collectifs ou « sociaux » comme l’effet d’actions d’individus), le biologisme
(qui ne reconnaît pas de supposée(s) pensée(s) abstraite(s) hors des cerveaux d’individus) ou
le naturalisme (qui rapporte tout phénomène « social », psychologique ou intellectuel à un
processus biologique à l’œuvre dans le cerveau). À ce titre, et pour donner un exemple, un
« proverbe » est considéré selon nous par les hommes comme un « fait culturel » parce qu’en
réalité sa manifestation matérielle sous forme de réseau synaptique est répandue dans un grand
nombre de cerveaux de l’espèce humaine (ou au moins d’une entité linguistique). Nous
rejoignons en cela les naturalismes monistes d’un Dan Sperber, d’un Jerry Fodor ou d’une
Patricia Churchland.
D’un point de vue épistémologique, nous nous attachons également (ceci ayant déjà été
exprimé plus haut) à la neutralité idéologique, à une ouverture d’esprit anti-dogmatique, à une
distinction claire entre scientifique et éthique, et au non-finalisme.
Il paraît nécessaire de passer en revue et préciser chacune de ces postures axiomatiques,
qu’elles soient de nature philosophique ou épistémologique.
Le matérialisme
Existe-t-il autre chose en ce monde que de la matière ? Nous faisons le pari que non. Et si
la réponse était oui, de quoi cette autre chose pourrait-elle être bien faite sinon que de
matière ? Même ceux qui, comme Eccles, invoquent des particules sub-atomiques,
quantiques, de « physique subtile », pour expliquer les phénomènes de l’esprit, ne sortent pas
malgré tout du cadre matérialiste. Nous situons-nous dans le paradigme matérialiste par pur
choix ? Peut-être y a-t-il là quelque effet d’une éducation familiale scientifique et athée – la
« part acquise » ? Peut-être ce « choix » procède-t-il d’un trait de personnalité, d’un « profil »
cognitif particulier – la « part innée » ? Mystère… Quoiqu’il en soit, ce matérialisme moniste
va s’appliquer à un certain nombre d’éléments traités par notre sujet : les phénomènes de
pensée et « d’intelligence » de l’élève, d’abord. S’y rattachent directement les phénomènes de
mémoire, d’attention, de calcul, de perception sensorielle… bref, tout ce qui fait la réussite,
les difficultés ou l’échec de l’élève en classe. S’y rattache également ce qui concerne le
14
comportement – sérénité, anxiété, calme, hyperkinésie… autant de facteurs inférant sur la
réussite de l’élève et dépendant à nos yeux de phénomènes matériels – structurels ou
neuromédiatiques – à l’œuvre dans le cerveau.
Sur un autre plan, en un autre endroit de la recherche, nous considérons également d’un
point de vue matérialiste les phénomènes mentaux de croyance scientifique (comme par
exemple les croyances au géocentrisme ou en l’égalité native des potentialités intellectuelles)
ou de valeur (comme par exemple l’aspiration à la révolution ou à une égalité des résultats
scolaires et des statuts sociaux).
Tout phénomène mental – que ce soit le processus d’apprentissage de l’élève en classe, ou
le système de valeurs et de croyances de l’adulte – se résume de notre point de vue à un
phénomène matériel se déroulant dans le cerveau d’un individu. Ce point de vue personnel est
d’ailleurs lui-même un phénomène matériel hébergé dans notre propre cerveau ! Si le lecteur
le partage, c’est que son cerveau abrite un réseau synaptique, certainement de configuration
différente, mais produisant en tout cas la même « idée ».
Ce matérialisme pourra surprendre quelques lecteurs par son aspect radical, « jusqu’auboutiste ». Il n’est pourtant simplement qu’un matérialisme assumé entièrement, appliqué à
toute chose du monde. Sous peine de quoi, il ne serait plus un matérialisme moniste puisqu’il
accepterait une part de « mystère », de dualisme dans l’explication des choses. Un
matérialisme qui ne serait pas entier serait un dualisme.
Le nominalisme
Le matérialisme implique logiquement le « nominalisme », c’est-à-dire le refus de
concevoir que de supposés phénomènes (« sociaux » ou « culturels ») « transcendent » les
individus. Le « nominalisme » tire son appellation du fait qu’on ne peut donner un « nom »
qu’à quelque chose qui existe vraiment, de façon concrète2. Le nominalisme se méfie de
supposée « existence » des choses qui ne se matérialisent pas (ceci étant une tautologie pour
un matérialiste !).
À ce titre, concernant notre sujet de recherche, on peut dire que l’individu existe. Mais le
« couple », la « famille » ou la « classe sociale », en revanche, sont des idées abstraites : en
toute rigueur, il ne s’agit que d’associations, d’agrégations d’individus. De là, dire, comme le
font certains sociologues, qu’un élève issu de la « catégorie sociale des ouvriers » a 4 % de
chance d’entrer à l’Ecole Polytechnique n’a beaucoup de sens, ne recouvre pas de phénomène
tangible. Ce qu’une telle proposition signifie en réalité, c’est que Albert-fils-d’ouvrier,
Bernard-fils-d’ouvrier, Charles-fils-d’ouvrier, etc… n’entrent pas (pour des raisons
personnelles et méconnues) à Polytechnique, cependant qu’Yves-fils-d’ouvrier et Zachariasfils-d’ouvrier y entrent (là encore pour des raisons qui n’apparaissent pas clairement, hormis
Si l’on suit ce précepte à la règle, d’ailleurs, le nominalisme en tant que tel n’existe pas, puisqu’il ne se
matérialise pas sous la forme d’un objet ! On pourrait d’ailleurs objecter à cette objection que le « nominalisme »
existe bien, puisque, bien qu’étant une idée, il se matérialise nécessairement dans mon cerveau, donc il existe !
De la même façon, si la « société » existe, c’est parce qu’un réseau synaptique représente cette idée dans mon
cerveau !
2
15
d’indéniables potentialités cognitives et motivation intrinsèques). Une chose est sûre en tout
cas, c’est que l’origine sociale ouvrière n’est pas une cause d’échec à Polytechnique
puisqu’Yves et Sacharias y entrent, et que de mêmes causes produisent normalement de
mêmes effets. Quoiqu’il en soit, il n’y a pas ici de phénomène « collectif », « social » ou
« sociologique » ; il n’y a que des phénomènes individuels. Certaines régularités statistiques
de l’agrégation de ces phénomènes individuels ne doit pas nous induire en erreur : il n’y a pas
de facteurs « sociaux » de ces régularités (ou du moins ils ne sont pas montrés ici) ; il n’y a
que des facteurs (méconnus) individuels des variations individuelles (que ces facteurs soient
de culturels ou naturels).
Les « statistiques sociologiques » ne doivent donc jamais nous faire oublier qu’il n’y a pas
de phénomène « collectif » (avec tel taux probabiliste d’accéder ici ou là) mais agrégation
d’individus différents et uniques construisant chacun sa propre trajectoire.
Pour en revenir à Albert et Zacharias, ce qu’on peut dire c’est qu’Albert-fils-d’ouvrier,
ayant des potentialités et motivations modestes, a 0 % de chance d’entrer à Polytechnique,
cependant que Zacharias-fils-d’ouvrier, ayant des potentialités et motivation très favorables, a
100 % de chances d’y accéder. Tous deux sont des individus différents. C’est pourquoi leurs
trajectoires sont différentes. Et on voit bien que la proposition « un fils d’ouvrier a 4 % de
chance d’entrer à Polytechnique » ne recouvre en toute rigueur aucune réalité. C’est un abus
de langage. Ce serait comme dire « qu’un téléspectateur français a 15 % de chances de
regarder la première chaîne » (parce qu’on observe que 15 % des Français regardent la
première chaîne).
De la même façon, supposer que les élèves issus de milieu modeste choisissent des
trajectoires modestes parce qu’ils sont victimes d’une « manipulation » intellectuelle de la
« classe dominante » n’exprime pas grand chose de réel, parce que la « classe dominante »,
tout d’abord, n’existe pas. Cette formulation constitue elle aussi un abus de langage pour
désigner en ensemble d’individus qui ont comme point commun d’être titulaires de hauts
diplômes et de bien gagner leur vie mais qui sont étrangers les uns aux autres et bien souvent
en concurrence. Et à ce qu’on sache, il n’existe pas de réunions rassemblant les individus de la
« classe dominante » pour mettre au point un plan psychologique pour inciter les fils d’ouvrier
à embrasser des carrières ouvrières. La réalité montre au contraire que professeurs ou chefs
d’entreprise sont toujours prompts à orienter des fils d’ouvrier particulièrement talentueux et
motivés vers des cursus et statuts « dominants ». Il est donc certainement naïf et illusoire de
croire que la « classe dominante » comme un seul homme s’efforce de mettre des bâtons dans
les roues des fils d’ouvrier talentueux et motivés.
D’une façon générale, prêter à une « classe sociale » un « intérêt », une « intention » ou une
« conscience » n’a pas de sens, ne recouvre aucune réalité et relève en toute rigueur d’un abus
de langage, puisqu’il n’y a d’intérêts, d’intentions et de « conscience » réels que chez les
individus.
Une idée « abstraite » peut certes recouvrir une réalité : celle de sa matérialisation dans le
cerveau. Nous sommes ici dans le cadre du « matérialisme-identité » - défendu par certains
cogniticiens pressenti antan par Spinoza. On pourrait dire par exemple que « la classe sociale
des dominants » recouvre une réalité : sa matérialisation dans un cerveau. On peut donc dire
16
que si les « idées » abstraites existent, c’est sous une forme bio-chimique à l’intérieur du
cerveau.
Ces précisions, quoique pouvant sembler futiles au lecteur, recouvrent néanmoins de notre
point de vue des enjeux et effets intellectuels fondamentaux.
Les fondateurs du nominalisme : Guillaume d’Ockham et Max Stirner
On pourra évoquer rapidement les deux principaux représentants et initiateurs du
« nominalisme », Ockham et Stirner, ne serait-ce que pour les distinguer clairement.
Le nominalisme de Guillaume d’Ockham (1285-1349) est une démarche épistémologique
pour distinguer l’abstrait du réel. Ce qu’il appelle les « universaux », que sont les genres,
catégories ou idées, n’ont pas d’existence réelle. Les mots sont des abstractions
conventionnelles ne reposant sur aucune essence de la chose. Il n’y a de réel pour Ockham que
les objets et les individus, qui sont des entités indépassables – faisant du philosophe l’un des
précurseurs de la sociologie dite « de l’action ». Sur un plan épistémologique, Ockham
exhorte science et connaissance à retrancher de leur discours tout concept superflu, principe
connu sous la métaphore dite du « rasoir d’Ockham », et qui annonce le souci de rigueur
logique et de minimalisme du courant néo-positiviste du Cercle de Vienne. Chez Ockham, les
vérités surnaturelles cessent d’être l’objet de la connaissance naturelle et le savoir se sépare de
l’idéologie religieuse.
Le nominalisme de Max Stirner (1806-1856), exprimé dans L’Unique et sa propriété, était
plus « individualiste » et « existentiel », s’apparentant à un certain « anarchisme » en révolte
contre l’oppression du groupe. Pour Stirner, l’individu est indépassable et non réductible à une
dimension collective (sociale, politique ou religieuse). Stirner critique les abstractions que
sont les « hypostases » de l’Homme, à savoir notamment « l’État », la « Société » ou la
« Révolution ». A ce titre, Stirner critique les idéologies révolutionnaires, comme le
socialisme et le communisme, qui déplacent vers une « société » divinisée les attributs de
l’oppression féodale ou religieuse. Stirner ne récuse pas pour autant l’existence ni la nécessité
du groupe social, qu’il considère comme un phénomène naturel et nécessaire. Simplement, il
lui reproche sa tendance à se constituer en instance autonome et à exercer sur l’individu une
excessive domination matérielle et morale. Stirner voit deux types de société possibles : celle
que l’individu trouve en face de lui, transcendante et imposée ; et celle qui résulterait – qui
devrait résulter – d’une libre démarche d’association mutuelle, ce dernier modèle (idéal)
risquant à tout moment – Stirner en est conscient – de dégénérer en modèle transcendant et
imposé.
Le principe nominaliste (qu’il soit inspiré d’Ockham ou de Stirner) présente selon nous la
vertu épistémologique de préserver le chercheur de dérives abstractionnistes ou spéculatives,
souvent d’origine mystique ou idéologique.
Nous retiendrons essentiellement du principe nominaliste, pour ce qui concerne notre sujet
de recherche, les faits que: 1°) un phénomène mental (comme la réussite en classe) n’a pas de
réalité autre que sa matérialisation neurobiologique ; 2°) les individus ne sont pas transcendés
par de supposées catégories ou structures sociales.
17
Diderot disait que les abstractions ne sont que des symboles mathématiques sans réalité et
demeurent sans validité ni valeur tant qu’elles ne sont pas exemplifiées. Tel est un nominaliste
adage, que nous n’oublierons pas au fil de notre thèse !
L’empirisme
« L’empirisme » est connexe au « nominalisme », puisqu’à la manipulation d’universaux
sans réalité, il préfère l’analyse de faits réels, observables, et même (surtout) si ceux-ci
échappent aux « lois » édictées par les théories. Les faits réels sont d’ailleurs la base et
l’aliment des théories conceptuelles, et non pas l’inverse. Si une théorie peut permettre de
prédire (avec une marge d’erreur et d’incertitude) l’avènement d’un fait probable, elle ne peut
pour autant induire aucun fait. Le fait inspire éventuellement une théorie, cependant qu’une
théorie ne dicte jamais de fait.
Pourquoi affirmer cet « empirisme », qui peut sembler comme allant de soi ? Parce que
malheureusement, beaucoup d’homme détestent que leur théorie souffre de faits
contradictoires (ils y voient là une dénégation de leur théorie), et parce que beaucoup
d’idéologues aimeraient que leur théorie induise les faits (sous peine d’invalidation de leurs
valeurs morales). Certaines théories – anti-empiristes – cherchent ainsi à falsifier les faits pour
les conformer à leurs « lois », ce qui d’un point de vue scientifique est absurde, d’une point de
vue épistémologique est une erreur et d’un point éthique est (de notre point de vue)
condamnable. Ces perversions « théoristes » sont souvent d’inspiration mystique, religieuse
ou idéologique. Ce fut par exemple le cas du biologiste soviétique Trofime Lyssenko. Pour
satisfaire aux principes idéologiques (progressistes et environnementalistes) de son régime, il
avait postulé que l’environnement pouvait modifier les caractères naturels, et nié les notions
de « gène » et de « chromosome »3. Les faits naturels de la reproduction devaient se plier aux
lois et principes de la théorie communiste. Au nom des mêmes principes et théories
progressistes et environnementalistes est également déniée une origine naturelle des
mécanismes – performances ou troubles – cognitifs, relatifs à la mémoire, l’attention, le
langage, etc… On se souvient du tollé politique provoqué par la supposition du médecin
Debray-Ritzen que les caractères de la dyslexie pouvaient être causés par des facteurs naturels
(ce qui est aujourd’hui confirmé par tous les scientifiques). La supposition du psychiatre, en
effet, basée sur ses connaissances en neurobiologie et sur l’observation empirique de centaines
d’enfants dyslexiques avait le « tort », aux yeux de la communauté environnementaliste –
d’obédience marxiste et psychanalytique –, d’être naturaliste. Il s’agit bien sûr aucunement ici
de défendre les opinions politiques personnelles (plutôt « droitières ») du professeur DebrayRitzen, qui sont un problème indépendant (et même si ceci a pu générer ou radicaliser cela).
On voit donc que l’empirisme, qui n’est pas toujours aimé des théories abstraites et dogmes
idéologiques, doit être affirmé avec force et tenu comme principe directeur essentiel : un fait
Le terme de « chromosome », représentatif d’une « science génétique bourgeoise et capitaliste », était banni
d’URSS, sous peine d’emprisonnement et de déportation, comme en fit la triste expérience le biologiste Nicolaï
Vavilov en 1940.
3
18
empirique est toujours plus valide qu’une « loi » théorique, et doit être considéré comme au
moins aussi important qu’elle, surtout s’il lui est contradictoire.
Comment la démarche empiriste s’illustre-t-elle dans notre sujet de recherche ? Donnons
deux exemples : l’un sur le plan cognitif ; l’autre sur le plan sociologique. Sur le plan cognitif,
une théorie nous dit que « l’intelligence » de l’élève est développée par des facteurs familiaux.
C’est une théorie abstraite et générale, qui est quasiment invérifiable ou irréfutable de façon
expérimentale. On sait par ailleurs que des séquences génétiques sur l’ADN gouvernent la
synthèse de protéines, lesquelles vont structurer l’organe cérébral de « l’hippocampe » ou
déterminer la quantité de production d’un neuromédiateur comme la béta-carboline, deux
éléments qui vont inférer les capacités de mémoire de l’individu. Il s’agit d’un fait empirique,
constatable, qui « échappe » aux « lois » des théories environnementalistes. D’un point de vue
épistémologique, devra-t-on privilégier la « loi » théorique au détriment du fait empirique ? Il
ne s’agit bien sûr pas de gommer les intuitions environnementalistes de la théorie, mais il
s’agit de ne pas gommer le fait empirique au bénéfice de la théorie (qui nourrit par ailleurs des
idéaux politiques).
Passons au deuxième exemple, dans le domaine sociologique : une théorie nous dit que
l’origine sociale « détermine » la trajectoire scolaire et le devenir social de l’élève. Le
principal argument de cette théorie est une forte corrélation entre origine et devenir social. En
marge de cette théorie « socio-causaliste », nous observons Albert, fils d’ouvriers agricoles,
issu d’un milieu très démuni sur le plan à la fois financier et culturel. Or Albert excelle à
l’école communale, puis au collège, au lycée, à l’université et devient professeur, ingénieur ou
médecin. Son origine sociale modeste a-t-elle produit un devenir social modeste ? Non. Albert
constitue donc à lui seul une réfutation vivante de la « loi » théorique environnementaliste
exposée plus haut. La trajectoire d’Albert est un fait empirique. Ce fait empirique doit-il
« s’effacer » (ou devenir une « exception confirmant la règle ») pour préserver la « validité »
de la « loi » socio-causaliste de « détermination du devenir par l’origine » ?
Certains faits empiriques malmènet donc certaines théories abstraites construites sur la
base d’observations générales, de corrélations statistiques ou de présupposés.
Notre démarche consistera à éclairer ces faits et essayer de les expliquer, pour voir en quoi
ils malmènent les théories et permettent de construire des explications plus satisfaisantes des
phénomènes. Nous veillerons en tout cas à n’échafauder aucune hypothèse sans base
empirique tangible. De la même manière, nous commencerons toujours par collecter des
données empiriques brutes sans a priori avant de tenter d’élaborer toute hypothèse théorique.
La sociologie de l’action
La préférence pour la sociologie dite « de l’action » découle logiquement des postures
matérialiste et nominaliste. Si l’on considère en effet qu’il n’existe pas d’idée ou de
phénomène abstrait hors des cerveaux humains ni qu’il existe de structures vivantes
transcendant les individus, on ne peut qu’envisager un monde où les « phénomènes
collectifs » sont la production, l’émanation et l’agrégation d’actions individuelles. On ne peut
19
donc adopter qu’une « sociologie de l’action » (ou sociologie « actionniste4 »), qui consiste
expliquer les phénomènes collectifs sur la base des intentions individuelles – alors qu’une
sociologie « structuraliste » ou « holiste » entend au contraire « expliquer » les actions
individuelles par l’effet de « déterminants sociaux ». Si l’homme est un être matériel, si rien
de vivant ou d’intentionné ne transcende la dimension individuelle, et si les « structures »,
« classes » et « faits » sociaux ne sont que des étiquettes désignant des idées abstraites qui
n’existent pas (ailleurs que dans le cerveau), alors il serait naïf et absurde de penser que des
« déterminants sociaux » puissent gouverner des actions individuelles – et ceci en dépit des
apparences. Ainsi, par exemple, lorsqu’un conducteur s’arrête à un feu rouge, ce n’est pas le
feu rouge qui fait arrêter le conducteur, c’est le conducteur qui, voyant le feu, juge préférable
de s’arrêter (puis ensuite, au vert, de repartir). Lorsqu’un ministre « cède » à la pression d’une
manifestation de rue massive, il n’obéit pas à un « fait social », il réagit à l’action conjointe de
nombreux autres individus.
Concernant plus précisément notre sujet de recherche, lorsque des tableaux statistiques
nous montrent – ou croient nous montrer – que « l’école empêche 50 % des fils d’ouvrier
d’accéder à l’université », c’est qu’en réalité un certain nombre d’individus fils d’ouvrier
(formant 50 % de l’effectif global) n’entre pas à l’université, soit parce que l’individu choisit
de faire autre chose (travail ou formation professionnelle), soit parce qu’il n’en a pas les
capacités. Dans tous les cas de figure, c’est lui qui agit (par son travail, ses efforts, ses
capacités, ses choix d’orientation) et non pas « l’école ». Cette « école » n’est d’ailleurs pas
une entité transcendante, mais un ensemble de lieux, d’individus enseignants, de savoirs
dispensés et de modalités de validation, par rapport auxquels l’élève agit et décide (en
fonction de ses aspirations et potentialités).
Une « structure » transcendant l’individu n’agit pas sur lui. C’est toujours l’individu qui
agit, en fonction du monde et des circonstances – matérielles ou humaines – qui l’entourent.
Ce principe qui semble élémentaire est pourtant souvent oublié, ce qui ouvre la porte à des
constructions et spéculations abstraites et théoriques qui finissent par ne plus décrire les
mécanismes réels du monde.
La sociologie de l’action, en revanche, qui n’oublie pas ce principe, nous paraît la mieux à
même de dégager les explications et causes des mécanismes « sociaux ». L’un des premiers et
principaux représentants en France de ce paradigme est Raymond Boudon.
Un certain naturalisme
La naturalisme est une version dérivée et une implication du matérialisme dans le champ
des phénomènes humains. Ce naturalisme donne « corps » – un corps biologique et matériel –
aux phénomènes humains, notamment cognitifs. Pour qui est matérialiste, en effet, tout
phénomène cognitif peut se rapporter à un phénomène matériel, biologique, « naturel ».
L’homme n’est pas une entité abstraite et vaporeuse non plus qu’un objet technique, mais
un organisme biologique. Toute production d’un organe musculaire, sensoriel ou cérébral de
4
On peut également voir utiliser ici ou là le qualificatif « d’actancialiste ».
20
l’homme consiste en un phénomène biologique. À ce titre, les activités de pensée, de langage,
d’apprentissage – ou même de morale politique – consistent en phénomènes « biologiques ».
Ils s’expriment nécessairement à un moment ou un autre sous cette forme, hébergés au sein
d’une structure naturelle (comme un territoire cérébral ou un organe perceptif).
Ceci paraît simple en théorie, mais nécessite néanmoins un effort pour « l’esprit » (plus
exactement le cerveau) : notre pensée, notre parole ou toute autre chose nous paraissant
« intellectuelle » ou « culturelle » semble se manifester de manière abstraite, éthérée, comme
libérée de la matière. Or, toute manifestation intellectuelle ne consiste en réalité qu’en
phénomènes chimiques et biologiques concrets ressentis de manière perceptive. Une idée, un
sentiment, une opinion, un proverbe ou un principe moral sont des phénomènes matériels. Le
« savoir » et la « culture » sont des agrégations de phénomènes matériels hébergés dans une
grande quantité de cerveaux individuels. L’ouvrage de l’anthropologue Dan Sperber, qui
analyse le phénomène « culturel » comme étant la contagion des idées5 matérielles hébergées
dans les cerveaux individuels, est une illustration de ce point de vue.
Sur la base de ce principe naturaliste (qui n’est autre qu’un matérialisme poussé jusqu’aux
arcanes cognitives), demeure-t-il possible de distinguer des phénomènes purement
« intellectuels », « culturels » ou « moraux » qui échapperaient aux structures biologiques ?
On peut en douter – et ceci bien que le bon sens nous inciterait à croire au caractère abstrait de
ces phénomènes.
De même, au-delà de la question de l’éducation, nous savons (ou nous verrons) que les
organes biologiques sont « programmés » et fabriqués sur la base des séquences
d’informations contenues dans l’ADN. Ceci amène à des réflexions et débats épineux sur
l’essence de la « culture » : a-t-elle par exemple une essence propre, abstraite, qui transcende
la nature ?
Le naturalisme (ou biologisme) a par ailleurs maille à partir avec la morale. Il provoque de
vives réactions politiques. Les hypothèses naturalistes, en effet, sont souvent accusées de
chercher à promouvoir – consciemment ou non – des idéologies fatalistes, conservatrices ou
ségrégationnistes. Des hypothèses naturalistes (pourtant fondées) peuvent même se voir
rejetées et déniées au nom de valeurs « démocratiques » ou « égalitaires » (comme ce fut le cas
pour les chromosomes en URSS ou pour la dyslexie en France). Nous étudierons plus loin les
causes possibles de ce rejet politique, qui peut trouver des explications historiques, mais
également présenter une « utilité » idéologique (d’occultation de faits « gênants »). On ne voit
d’ailleurs pas bien quel pourrait être le caractère « moral » ou « politique » d’une vision
naturaliste-moniste du monde et de l’homme.
Il convient ici de mettre en garde contre une confusion possible (parfois répandue dans les
esprits) entre naturalisme et innéisme. Le premier nous dit que tous les phénomènes humains
(même l’émission de la voix ou les perceptions rétinienne et auditive) pourraient se résumer à
des phénomènes biologiques (ou physiques) s’inscrivant au sein de structures naturelles. Mais
ce naturalisme ne nous dit pas (et il ne pourra d’ailleurs jamais nous dire) que la « culture » ou
« l’intelligence » de l’homme sont « innées », « génétiques » ou « héréditaires » (tous trois
5
SPERBER Dan, 1996, La Contagion des idées. Théorie naturaliste de la culture, Paris, Odile Jacob ;
21
qualificatifs recouvrant d’ailleurs des notions et réalités différentes). Le caractère biologique
des phénomènes humains n’a rien à voir avec leur origine, qu’elle soit innée ou post-natale.
L’idée que « l’Australie est une grande île désertique » est un phénomène chimique à l’oeuvre
dans mon cortex et cette idée est cependant acquise. On pourrait difficilement soutenir qu’elle
est un schème inné produit par l’évolution naturelle de l’espèce humaine. « Naturalisme » (ou
« biologisme ») n’est donc pas « innéisme ». La première propriété relève d’ailleurs du
domaine philosophique (en l’occurrence matérialiste), la seconde du domaine scientifique.
Précisons encore à ce sujet « qu’innéisme » n’est pas « héréditarisme » : certains traits de
comportement sont très vraisemblablement déterminés de façon innée (c’est-à-dire avant la
naissance) mais pas forcément héréditaire, parce qu’ils peuvent être gouvernés par plusieurs
gènes hérités les uns de la mère, les autres du père.
Quoiqu’il en soit, le naturalisme moniste n’est pas un innéisme, non plus qu’un
héréditarisme, et encore moins le vecteur supposé d’une idéologie droitière. Il s’agit
seulement d’un matérialisme moniste appliqué aux phénomènes vivants, et humains en
particulier.
Il existe une utilisation des termes « naturalisme » et « naturaliste » en sciences sociales. IL
s’agit d’une approche naturaliste des phénomènes sociaux et des comportements humains.
Contrairement à une idée répandue, cette approche ne se réduit pas à ce qu’on qualifie de
« sociobiologie », et encore moins à un dogme théorique inspiré par des idées droitières
(fatalistes, conservatrices ou ségrégationnistes). L’approche naturaliste des comportements
humains est très diversifiée et largement émancipée d’arrière-pensée politique, comme en
témoigne l’ouvrage de l’anthropologue Dominique Guillo, Sciences sociales et sciences de la
vie6. L’ambiguité et la querelle politiques nées de cette approche viennent de la supposition
que certains comportements humains auraient été produits par l’évolution naturelle, ce qui
(aux yeux de ses adeptes ou de ses détracteurs ?) les « justifierait ». Or, on sait, ainsi que le
montre l’anthropologue Mickael Ruse7, qu’un trait de comportement naturel qui aurait été
nécessité par l’évolution naturelle ne se trouve pas pour autant « justifié » par les valeurs
morales et politiques librement définies par les hommes.
Cela dit, une approche naturaliste moniste des phénomènes humains d’une part et une
approche darwinienne et évolutionniste des comportements humains et sociaux d’autre part
sont deux choses distinctes. Il y a un « naturalisme » en sciences cognitives et un
« naturalisme » en sciences sociales, qui sont deux disciplines différentes, bien qu’elles
partagent une posture philosophique matérialiste et naturaliste moniste. Concernant l’analyse
des processus de cognition et d’apprentissage, nous nous rattachons surtout au premier
principe. Le second principe pourrait plutôt trouver son application dans l’analyse des valeurs
morales développées et cultivées par les membres de l’espèce humaine (comme par exemple
les valeurs de « solidarité », de « fraternité » ou « d’égalité »). Le principe naturaliste (dans un
sens évolutionniste) en sciences sociales ou en anthropologie des valeurs et croyances n’a,
rappelons-le, aucune arrière-pensée d’ordre politique. L’approche naturaliste des
6
GUILLO Dominique, 2000, Sciences sociales et sciences de la vie, Paris, Puf ;
RUSE Michael, 1991, « Une défense de l’éthique évolutionniste », in CHANGEUX Jean-Pierre, Les
Fondements naturels de l’éthique, Paris, Odile Jacob, pp. 35-64 ;
7
22
comportements humains n’est pas plus de « droite » que de « gauche ». En toute rigueur, elle
est neutre d’un point de vue politique. Ceci devait être précisé par rapport à de fréquentes
réductions et caricatures de ce qui est globalisé sous le vocable de « sociobiologie », souvent
diabolisé par les gens de « gauche », de sciences humaines ou sciences de l’éducation.
La « philosophie de l’esprit »
Dans la lignée logique de la philosophie analytique (et du matérialisme), s’est constitué aux
États-Unis un courant de pensée rassemblant des biologistes, cogniticiens, anthropologues et
philosophes qui partagent l’idée selon laquelle les phénomènes mentaux sont matériels et
biologiques, et tentent de dégager les différentes modalités ou implications de ces
considérations. Le contenu de réflexion de la philosophie de l’esprit est aussi dénommé
« sciences cognitives ». On peut citer parmi eux (essentiellement aux Etats-Unis) Daniel
Dennett, Jerry Fodor, Hilary Putnam, et Paul et Patricia Churchland. En France, Pierre Jacob8,
Jean-Pierre Dupuy9, Daniel Andler10, Dan Sperber ou Pascal Engel11 ont contribué à faire
connaître ce mouvement. La philosophie de l’esprit conçoit le cerveau et la pensée comme des
phénomènes matériels. Elle nous aide, pour notre sujet de recherche, à réfléchir sur
l’organisation par l’homme de ses croyances, de ses valeurs, de leurs articulations logiques et
modalités d’argumentation.
Matérialisme, nominalisme, empirisme, sociologie actionniste, naturalisme et philosophie
de l’esprit sont six premières postures philosophiques, fédérées par le principe du
matérialisme moniste.
Nous adhérons également à différentes postures épistémologiques ou méthodologiques
qu’on pourrait fédérer sous le principe général de neutralité religieuse et idéologique, et qui
sont : l’agnosticisme idéologique, le non-dogmatisme, le discernement de la science et de
l’éthique, le non-finalisme, la philosophie analytique et néo-positiviste, le positivisme logique
du Cercle de Vienne et le « post-modernisme » (entendu comme dépassement des idéologies
prométhéennes modernes).
Un agnosticisme idéologique
« Nous sommes riches de sociologies humanitaires. (…) Nous ne manquons pas de sociologies
métaphysiques. (...) Qu’on nous permette (…) d’en exposer ici une exclusivement expérimentale,
comme la chimie, la physique et d’autres sciences du même genre. Par conséquent, dans la suite,
nous entendons prendre pour seuls guide l’expérience et l’observation. »
Vilfredo Pareto12
8
JACOB Pierre, 1996 (rééd.), De Vienne à Cambridge, l'héritage du positivisme logique, Paris, Gallimard,
coll. Tel ;
9
DUPUY Jean-Pierre, 1994, Aux origines des sciences cognitives, Paris, La Découverte ;
10
ANDLER Daniel, 1992, Introduction aux sciences cognitives, Paris, Gallimard, Folio n° 179 ;
11
ENGEL Pascal, 1994, La Philosophie de l’esprit, Paris, La Découverte ;
12
1916, Traité de sociologie générale, § 6 ;
23
Nous essayons de nous départir - autant que faire se peut, bien sûr, et si cela peut être fait –
de toute adhésion idéologique, qu’elle soit de nature religieuse ou politique, et de « droite »
comme de « gauche ». Nous semblent « mystiques » à ce titre (et donc indésirables) les dérives
« sociologistes » ou « transcendantalistes », qui cherchent à s’échapper d’une conception
matérialiste et nominaliste du monde.
L’adhésion idéologique, en effet, ne facilite pas l’élucidation d’un phénomène. L’idéologie,
au contraire, souterraine et invisible aux yeux de l’acteur, cherche sans cesse à déformer le
réel pour le conformer à ses désirs. On pourra nous objecter qu’un tel voeu demeurera pieux et
vain parce qu’un idéologue, par définition, ne peut pas voir l’idéologie dont il est victime, tout
comme le poisson ne peut pas voir l’océan. Nous répondrions que l’intention de se départir de
la dérive est une première vertu dans son principe, et qu’il convient de rester ouvert et sensible
à tout procès en la matière.
Quels pourraient être des « critères » du « non-idéologique » ? Nous savons que s’en tenir
au caractère laïque d’une théorie ne suffit pas : l’absence de « religion » au sens classique du
terme n’empêche pas l’idéologie de se renouveler sous des formes séculières présentant les
apparences de la « scientificité ». Des exemples en sont donnés par le marxisme, le
« sociologisme », l’ultra-culturalisme, certaines dérives psychanalytiques ou même certaines
formes d’intégrisme anti-clérical (qui ne tolèrent pas la croyance religieuse des hommes).
L’athéisme et le laïcisme ne garantissent donc pas un agnosticisme idéologique.
Nous savons aussi que les chemins de l’idéologie sont suffisament tortueux pour qu’on ne
puisse s’en tenir à la « bonne foi » d’un courant de pensée se prétendant « non-idéologique ».
Le propre de l’idéologie est au contraire de se parer des atours du « scientifique », du « nonidéologique », pour mieux imposer sa « vérité », c’est-à-dire sa façon personnelle de voir et de
conduire le monde.
Le souci de neutralité idéologique est donc probablement l’une des exigences
épistémologiques les plus ardues : qui peut nous prouver que nous ne sommes pas victimes
d’une idéologie, par définition invisible à nos propres yeux ?
On pourra dire, pour conclure, que ce vœu, pieux (!), s’en remet à la critique extérieure : si
notre pensée est empreinte d’idéologie, que la chose soit dénoncée, montrée, et il sera fait le
nécessaire pour s’en départir.
Le non-dogmatisme
Ce choix découle du précédent. Le « dogmatisme » est l’une des caractéristiques et un des
traits exacerbés de l’idéologie (dogmatisme par lequel d’ailleurs, souvent, celle-ci se trahit et
se révèle).
Comment le dogmatisme se manifeste-t-il ? On peut dire qu’il consiste essentiellement
pour une théorie à être « refermée » sur elle-même, à se fonder sur des « justifications »
circulaires, à réfuter a priori toute objection et à transformer même toute critique extérieure en
« confirmation » d’elle-même. L’épistémologue Karl Popper estimait qu’une théorie, pour être
« scientifique », devait être réfutable, à défaut de quoi elle ne se résumait qu’à un dogmatisme
verrouillé sur lui-même. Le dogmatisme touche bien sûr la religion : « Dieu ne se montre pas
24
à toi parce que tu ne crois pas en lui ». Il touche aussi le marxisme : « Ils critiquent notre
théorie parce que ce sont des bourgeois dominants » ou certaines dérives de la psychanalyse :
« c’est ta névrose et ton inconscient qui rejettent mon analyse ». La théorie bourdieusienne de
la « Reproduction » n’échappe pas à ce travers : c’est parce qu’ils ont « quelque chose à y
perdre », c’est parce qu’ils protègent leurs « privilèges » que certains critiquent la théorie ; et
ces critiques renforcent par conséquent la théorie dans sa « validité ». Ce type de causalité
circulaire, où une hypothèse se nourrit de sa contradiction, et où les prémisses se fondent sur
leurs conséquentes, est un trait caractéristique du dogmatisme. Nous veillerons à ce que soit
bannie de notre recherche toute dérive de ce type. Toujours nos idées, basées autant que faire
se peut sur des données factuelles, empiriques, demeureront ouvertes à la contradiction. Nous
n’avons d’ailleurs « rien à gagner » (sur les plans économique, social, politique ou
narcissique) à détenir ou imposer une « vérité » personnelle. Le plaisir de démêler des
enchevêtrements de questions, de « débroussailler » la connaissance et d’explorer de
nouveaux territoires constitue un bonheur et une finalité en soi. Entre vouloir à tout prix
démontrer quelque chose et prendre plaisir à découvrir le monde, nous préférons la seconde
option, tel Aristote ou Diderot. Il n’y a pas dans notre démarche d’arrière-pensée moraliste.
Le discernement de l’éthique et de la science, du « bien » et du « vrai »
Une attitude concourant à l’agnosticisme idéologique et au non-dogmatisme cherche à
discerner dans le discours prétendument « scientifique » ce qui relève de l’objectif, du
neutre… de ce qui relève de l’éthique, du « bien », de la morale ou de l’idéologie. Le « bien »
et le « vrai », en effet, ne relèvent pas du même ordre d’idée, ne se situent pas sur le même
plan. La confusion des deux au sein d’un texte ne peut qu’aboutir à l’altération de l’un des
deux – en l’occurrence le « vrai ». C’est que, cherchant à faire le « bien », l’homme ne peut
s’empêcher de déformer la réalité dans un sens conforme à ses aspirations éthiques. Les
sciences humaines (sociologie, sciences de l’éducation, anthropologie…) devraient pouvoir
être expurgées de leurs présupposés d’ordre moral. Elles ne s’en porteraient que mieux. C’est
ainsi d’ailleurs qu’elles pourraient véritablement devenir « sciences ». On n’imagine pas
aujourd’hui des scientifiques se quereller sur des hypothèses en physique, chimie ou
astronomie, parce que les uns seraient de gauche et les autres de droite. Il n’y a pas de sciences
de « gauche » ou de « droite », mais une seule science – avec des querelles épistémologiques,
politiquement neutres. On n’attend donc des « sciences humaines » que la même chose. Ceci
n’adviendra que lorsqu’elles se seront expurgées de toute arrière-pensée politique ou morale,
qui ne font que brouiller les pistes du vrai. Éthique et morale doivent être laissées aux soins
des philosophes, des moralistes et du débat démocratique entre les citoyens.
Discernements et mélanges du « vrai » et du « bien »
Certains auteurs se sont souciés de ce discernement entre l’éthique et le scientifique. C’est
le cas notamment de Max Weber (Le Savant et le politique) ou d’André Comte-Sponville
(Valeur et vérité). En revanche, le sociologue Pierre Bourdieu ou le biologiste Albert Jacquard
ne se soucient pas toujours (ou pas suffisamment de notre point de vue) d’un tel discernement,
25
ne se soucient pas d’émanciper le « vrai » du « bien ». C’est ainsi que les travaux du
biologiste, inspirés par un généreux souci de justice et d’égalité entre les hommes, suggèrent
une égalité – ou tout au moins une équivalence – des potentialités cognitives natives entre les
hommes, minimisent la responsabilité de ces contingences dans la formation de
« l’intelligence » et remettent même en cause cette dernière notion. De façon parallèle, les
travaux du sociologue, inspirés par le même généreux souci d’égalisation sociale des hommes,
occultent les facteurs naturels de la réussite scolaire et sociale et suggèrent la pleine
responsabilité scolaire et politique des différences sociales – ce qui, aux yeux du lecteur, rend
posible et laisser espérer leur égalisation. Ces deux cas illustrent une ingérence du moral dans
le scientifique, un imperceptible mélange des deux genres et en définitive une déformation du
« vrai » au profit de l’idéal poursuivi. Il ne s’agit donc pas d’une pure « science », mais d’une
science politisée, déformée, tout comme lorsque Trofime Lyssenko suggérait que
l’environnement pouvait modifier les caractères génétiques.
Le non-finalisme
Notre « non-finalisme » est un refus de considérer a priori que l’humanité (non plus que la
nature) poursuit une fin, s’inscrive dans une histoire déterminée. L’individu, peut-être,
poursuit un objectif dans son existence, qui est l’accomplissement de son bonheur13.
L’aboutissement de la vie individuelle est la mort. Certes l’humanité ou la société peut
recherche une certaine forme de bonheur « collectif », qui consiste en réalité en le bonheur de
chacun. Mais cette humanité – à notre connaissance et de notre point de vue – ne se dirige
nulle part, hormis une évolution technique et scientifique imprévisible et chaotique, une
organisation sociale et politique relativement stable au delà de cycles aléatoires… et, à terme,
sa propre disparition au bénéfice d’espèces nouvelles. L’humanité et la société des hommes ne
poursuivent pas de fin qui serait écrite et déterminée par un dieu ou une théorie idéologique.
Leur « évolution » (ou stagnation) est simplement l’expression d’une grande quantité
d’existences individuelles poursuivant chacune un bonheur personnel.
Précisons que ce point de vue n’induit aucunement une opinion politique fataliste ou
conservatrice. On peut en effet estimer que le chemin de l’humanité est indéterminé et juger
pour autant nécessaire d’œuvrer sans cesse, à chaque siècle et à chaque génération, pour que
soient combattues et résolues mille « injustices » (ces « injustices » étant entendues comme
des sources de souffrance individuelle). Être épris de « justice sociale » n’implique pas
forcément de croire à l’avènement programmé et assuré d’un « paradis sur terre ». La
recherche du bonheur et de la justice consistent peut-être précisément en une lutte éternelle et
incessante. Ce caractère permanent de la recherche de justice ne justifie pas une résignation.
La recherche personnelle du bonheur peut passer par celle du bonheur des autres et de tous.
Quoiqu’il en soit, nous ne pensons pas que l’humanité poursuive une fin lointaine et
transcendante.
13
Le « bonheur » s’exprimant parfois par une croyance en un au-delà meilleur et une vie ascétique.
26
Le finalisme (religieux ou laïc) est pourtant une tendance constante de l’homme : « Dieu »
assigne une fin à l’individu et à l’humanité ; puis les idéologies laïques prennent le relais en
imaginant « paradis social » et « avenir radieux ». La science évolutionniste a même succombé
un temps à la tentation : on a cru que la « sélection naturelle » dessinait un avenir d’espèce
« idéale et parfaite » pour l’homme, alors que l’évolution n’est qu’une adaptation temporaire à
des circonstances climatiques, alimentaires et sanitaires également temporaires. On avait
(abusivement) attribué à la nature – comme antérieurement à « Dieu » - une intention et un
projet. Or, on sait que l’espèce humaine disparaîtra ou se dégradera à l’occasion de météorites,
pandémies ou autres catastrophes naturelles. Homo sapiens sapiens n’est probablement
qu’une mince parenthèse à l’échelle des milliards d’années de la vie.
Pourquoi les hommes montrent-ils une irrépressible tendance au finalisme (religieux,
idéologique ou scientifique) de leur espèce ? Il peut s’agir d’une illusion cognitive liée à la
projection du développement biologique personnel sur une supposée évolution biologique de
l’espèce : « j’évolue de l’état d’embryon à celui d’adulte ; il en va donc de même pour
l’espèce à laquelle j’appartiens ». Il peut s’agir d’une illusion cognitive liée à une projection
du développement intellectuel et culturel personnel sur une supposée évolution morale et
politique de l’espèce : « je m’enrichis et mûris personnellement au cours de ma vie ; il en va
donc de même pour l’espèce à laquelle j’appartiens ». Peut-être s’agit-il aussi d’une réaction
défensive contre l’angoisse de s’annihiler en mourant : l’acteur imagine une finalité (divine,
politique ou naturelle) de l’espèce qui le « sauve » (en imagination) de sa disparition
personnelle… Les ressorts de la tendance finaliste de l’homme demeurent en grande partie
mystérieux.
Quoiqu’il en soit, la tendance historiciste de l’homme le trompe certainement sur la réalité
des phénomènes naturels et humains : cet animal croit (ou veut croire) en effet qu’il abolira un
jour différents fléaux comme la guerre, les maladies, la misère, la faim ou les inégalités
sociales, croyances malheureusement douteuses.
Quel est le rapport entre le finalisme et notre sujet de recherche ? Bien des gens pensent
(croient ?) que la « destinée » de l’espèce humaine ou de la société est de s’extraire d’une
situation originelle très inégalitaire (sur le plan des capacités cognitives, des revenus, des
statuts) pour aller vers une société homogène et égalitaire, en vertu d’une « loi historique » de
progrès et de « justice ». Or – malheureusement ou non – cela nous semble peu probable. Le
principal mobile de ce scepticisme est que la nature humaine, gouvernée par le génome
d’homo sapiens sapiens, demeure stable à l’échelle des millénaires et que l’organisation
sociale de cette espèce animale est l’expression – plus ou moins directe – de sa nature (en
terme de comportement et de diversité des potentialités cognitives).
Nous essaierons donc de nous départir du présupposé couramment répandu selon lequel la
société inégalitaire d’origine poursuit un chemin continue et irréversible vers
l’homogénéisation cognitive et sociale – et même si ce présupposé était fondé.
Précisons à nouveau ici qu’un scepticisme par rapport au supposé « destin égalitaire » de
l’homme n’implique pas une opinion fataliste ou conservatrice. On peut en effet juger
nécessaire de lutter contre les « injustices » et mille situations de souffrance individuelle sans
27
pour autant adhérer à la croyance d’une constante et irréversible homogénéisation des
capacités cognitives et statuts sociaux entre les hommes.
Un certain positivisme
Il y a différentes acceptions du « positivisme ». Il est d’abord un matérialisme qui refuse
toute « magie » et voit une explication rationnelle possible à tout phénomène. Mais le terme a
également désigné – de façon péjorative – une dérive prométhéenne, prophétique et finaliste,
en un mot idéologique, qui voyait des « lois historiques » au progrès de la science et de la
technique, ou rapportait de manière systématique et excessive tout phénomène humain à des
mécanismes physiques. Nous excluons bien sûr la deuxième option et nous réclamons de la
première.
Au delà de son fondateur Auguste Comte (qui connut une fin plutôt mystique), le
« positivisme », tel que nous l’entendons, proclame d’une façon générale que le vrai savoir
doit se débarrasser des vaines spéculations métaphysiques et des croyances pour s’appuyer sur
la mise en relation des faits empiriques observés. On peut classer parmi les positivistes du
XIX° siècle des auteurs français comme Ernest Renan, Hippolyte Taine, Claude Bernard ou
Émile Littré ; en Angleterre, John Stuart Mill et Herbert Spencer. En Allemagne, le
mouvement sera à l’origine du positivisme de l’école de Vienne, créée dans les années 30.
Tous les positivismes ne professent pas exactement la même doctrine. On peut toutefois les
réunir par quelques principes communs : 1°) le rejet du discours philosophique a priori,
qualifié de « métaphysique », et n’est (en l’absence de connaissances empiriques) que vaine
spéculation sur des concepts ; 2°) la nécessité de s’en tenir aux faits et à leur relation, à
l’expérimentation et la validation empirique des hypothèses ; 3°) le souci de la précision, de la
mesure et de la démonstration rigoureuse.
Notons qu’Auguste Comte (1798-1857) proposait une classification des sciences, qui se
fondait sur les degrés de complexité croissante des objets étudiés. Ainsi, l’astronomie et la
physique étudient des objets inanimés. La chimie et la biologie sont les sciences du vivant ;
elles ont affaire à des objets complexes et changeants. La science sociale, enfin, arrive en
dernier, et doit intégrer les acquis des autres sciences pour affronter l’objet le plus complexe
qui soit : la société humaine. Cette physique sociale, rebaptisée « sociologie », devait elle
aussi devenir une science positive. Elle permettrait de connaître à la fois les lois stables
d’organisation sociale (la « statique » sociale) et celles de son évolution (la « dynamique »).
Nous retiendrons du positivisme, pour notre part, les principes suivants :
- L’ordre de maîtrise des sciences proposé par Auguste Comte semble juste. La
sociologie – individualiste méthodologique et agrégationniste – ne peut en effet être
fructueuse que si sont maîtrisées en amont des connaissances en psychologie. Comment
comprendre le comportement « collectif » si l’on ne comprend pas d’abord
l’individuel ? Plus en amont encore, il semble qu’on soit d’autant meilleur psychologue
qu’on maîtrise un certain nombre de connaissances en neurobiologie. La génétique
s’avérera également une connaissance précieuse - pour ne pas dire indispensable - dans
la compréhension des phénomènes d’abord cognitifs, ensuite scolaires, enfin sociaux.
28
Qui ignore psychologie, neurobiologie et génétique ne fera que spéculer dans le vide
lorsqu’il s’adonnera à la sociologie ou – plus encore – à la « philosophie ». Le bon
sociologue doit être un psychologue, lequel doit être un neurobiologiste ;
- Ainsi que nous l’avons déjà mentionné dans nos clarifications épistémologiques, le
discours philosophique ne doit pas – ne peut pas – ignorer la connaissance empirique.
Dans le cas contraire, il est purement spéculateur, et sa fonction est au mieux inutile, au
pire nuisible. La réflexion philosophique vient après la connaissance et la réflexion sur
cette connaissance. Qui est ignorant en sciences sociales, psychologiques et biologiques
n’est pas apte à philosopher sur la condition humaine. Il serait tel un « philosophe » qui
demeurerait créationiste après Darwin : que pourrait-il apporter aux hommes ?
- Il est vertueux et nécessaire de rechercher toujours le maximum de précision et de
rigueur dans les propos et écrits, en cherchant de surcroît à en évacuer toute insinuation
ou présupposé moral ou idéologique. Doit être pourchassé et éliminée toute
ambivalence ou ambiguité des termes – noms, verbes, adjectifs, adverbes… Toute
donnée morale ou idéologique doit être exposée clairement en tant que telle, sans
compromettre la neutralité du chercheur ;
- Les faits empiriques et expérimentaux, comme nous l’avons déjà exprimé plus haut,
priment sur les spéculations ou théories. Un fait empirique peut à lui seul faire
s’effondrer une « cathédrale théorique ». Le fait doit alors être admis et la « cathédrale
théorique » remise en cause. Une trajectoire scolaire et sociale atypique causée par des
potentialités natives exceptionnelles réfute à elle seule toute théorie sociologique ultraenvironnementalite et « nativo-égalitaire » ;
- Il importe, comme nous l’avons vu également plus haut, de dissocier les faits
scientifiques politiquement neutres, et les opinions (philosophiques ou politiques). Les
opinions sont acceptables et respectables, mais hors du champ de la recherche et du
texte scientifiques ;
- Pour un positiviste, il n’existe qu’une vérité scientifique. Cette vérité ne varie pas selon
les planètes ou les cultures. Ceci n’implique pas cependant que des phénomènes
ressemblants s’expliquent par la même cause, non plus que la vérité puisse toujours être
établie. La vérité est parfois (souvent ?) inaccessible à l’intelligence humaine, ce
d’autant plus que le phénomène est complexe (comme par exemple la mobilité sociale,
la réussite en classe, la cognitivité ou la distribution des caractères génétiques). Il est
donc préférable de demeurer avec des questions sans réponse et des incertitudes, plutôt
que de vouloir établir à tout prix une vérité douteuse. Un positiviste peut demeurer
prudent et réservé. Cela semble là une forme acceptable de « relativisme ».
Ainsi pourraient être définis différents principes « positivistes » que nous pouvons
revendiquer dans notre démarche.
Le positivisme logique du Cercle de Vienne
Le « Cercle de Vienne » est un courant de pensée « néo-positiviste » qui regroupa autour de
son fondateur Moritz Schlick différents philosophes, logiciens et savants allemands et
29
autrichiens comme R. Carnap, P. Franck, H. Hahn, V. Kraft, O. Neurath, H. Reichenbach, F.
Waisman ou L. Wittgenstein. La démarche générale du Cercle de Vienne était la volonté
d’expurger des énoncés du langage toute ambivalence ou ambiguïté, et de rendre explicite
toute dimension ou sous-entendu de type éthique, moral ou idéologique. La pensée du Cercle
de Vienne cherchait également à éliminer tous les pseudo-problèmes dénués de sens de la
« métaphysique ». Certains membres du Cercle de Vienne, fuyant l’Anschluss, gagneront les
États-Unis et, en diffusant leurs idées et préoccupations, feront naître la « philosophie
analytique » (exerçant une influence sur des logiciens et épistémologues comme Goodman,
Quine ou White), puis, en aval, l’actuelle « philosophie de l’esprit ». En fait, le Cercle de
Vienne essaye de réduire toute connaissance ou tout énoncé à deux types de vérités :
empirique ou logique.
En amont du Cercle de Vienne, Bertrand Russell, dans ses Principia, avait préconisé une
méthode d’analyse et une langue symbolique rigoureuses, qui cherchait à éviter les ambiguïtés
du langage courant et mettre en évidence l’existence d’énoncés dépourvus de sens. Le
Tractatus logico-philosophicus (1921) de Wittgenstein, qui préconise une clarification logique
des pensées, avait contribué à la formation des thèses néo-positivistes de M. Schlick et du
Cercle de Vienne.
Nous revendiquons du « Cercle de Vienne » l’exigence d’un langage rigoureux et précis
afin d’éviter ambiguités, contresens et imprégnations idéologiques.
La philosophie analytique
On fait remonter l’origine de ce courant philosophique anglo-saxon aux travaux du logicien
Gottlieb Frege (1848-1925). L’approche analytique, notamment, tout comme le néopositivisme du Cercle de Vienne, rejette la prétention à connaître le monde par des méthodes
spéculatives et situe la vérité dans la logique des énoncés du langage. Elle se développe en
plusieurs temps : en Angleterre d’abord, avec les travaux de Russell et Whitehead (1910) sur
le fondement logique des mathématiques ; à partir de 1929, grâce à l’apport décisif du néopositivisme du Cercle de Vienne (Wittgenstein, Carnap, Feigl, Schlik, Gödel) ; puis enfin,
après 1950, par une analyse du « langage ordinaire » (avec Wittgenstein, Strawson et Austin),
qui tourne le dos à la question de la vérité pour se concentrer sur l’usage fait du langage pour
agir. Willard V.O. Quine (né en 1908), a développé une approche analytique critique de la
notion de vérité empirique. John Searle (1972, Les Actes de langage) et Saul Kripke (1980, La
Logique des noms propres) sont des continuateurs de la philosophie du langage ordinaire.
Le courant de la philosophie analytique présente à nos yeux la vertu de rechercher la plus
grande rigueur possible de langage. L’emploi inapproprié ou ambigu d’un mot peut induire à
lui seul en effet une confusion dans les idées ou un sous-entendu moral ou idéologique.
L’omission d’un facteur dans l’explication d’un phénomène peut par exemple suggérer
l’inexistence de ce facteur, générant un présupposé nourrissant lui-même des parti-pris
idéologiques. Nous éviterons également de parler de « déterminants » sociaux lorsque n’est
observée qu’une corrélation entre deux phénomènes (comme origine et devenir sociaux).
Nous éviterons encore de dire qu’un enfant issu de telle classe sociale a « n % de chances »
30
d’accéder à l’université. Ramener la trajectoire d’un individu à des « taux de probabilité » tirés
de tableaux statistiques n’est en effet pas acceptable d’un point de vue épistémologique. Du
fait statistique qu’une personne sur mille décède d’une crise cardiaque, par exemple, je ne
peux pas tirer la proposition « probabiliste » selon laquelle j’aurais « une chance sur mille
d’avoir une crise cardiaque ». Cette « probabilité » est peut-être en effet de une sur deux, ou
une sur un million, selon mes dispositions naturelles ou mon alimentation. Également, les
qualificatifs de catégorie sociale « favorisée » et « défavorisée » sont discutables puisqu’ils
suggèrent un caractère injuste et immérité du statut, « riche » et « pauvre », ou « aisé » et
« modeste », constituant des qualificatifs plus neutres et rigoureux. De nombreux termes ou
locutions utilisés en sociologie mériteraient ainsi d’être passés au filtre de la neutralisation
morale ou idéologique par un usage rigoureux de la langue, comme y invite la philosophie
analytique.
L’anthropologie théorique de la connaissance
« Vérité », « connaissances » et « croyances » font l’objet d’une étude par les logiciens et
philosophes analytiques. On s’intéresse ici à l’organisation et aux modalités de justification
par l’homme de ses croyances, et des relations entre croyances et « vérité » - c’est-à-dire de la
croyance promue « connaissance ». Différents courants partagent ces anthropologues et
logiciens épistémiques. On peut distinguer les « fondationnalistes » - pour qui la justification
d’un savoir découle d’une longue chaîne verticale de prémisses – ou les « cohérentistes »
comme Keith Lehrer, Lawrence Bonjour et Donald Davidson - pour qui les croyances sont
articulées sans fondements initiaux, en un réseau horizontal cohérent – ou encore le
« fiabilisme » de Robert Nozick, Franck Ramsey ou Alvin Goldman – qui évalue la
« connaissance » « vraie » à l’aune de probabilités. On parle « d’éliminativisme » pour des
naturalistes comme Quine ou Patricia Chuchland, qui résument toutes les croyances à des
phénomènes neuronaux, ce qui élude d’ailleurs la question normative de justification des
croyances. Nous aurons à l’esprit ces travaux lorsque nous analyserons la construction et
l’articulation par l’acteur des valeurs et croyances idéologiques à l’œuvre dans son cerveau.
Le « post-modernisme »
Notre démarche, soucieuse d’impartialité idéologique, pourrait se rattacher à un « postmodernisme » entendu dans ce sens d’une remise en cause et d’un détachement par rapport
aux idéologies modernes qui ont marqué le XX° siècle et se sont soldées par des déceptions,
échecs, voire catastrophes humanitaires14. Jean-François Lyotard a défini ces idéologies
laïques prométhéennes comme de « grands récits » qui ambitionnaient de donner un sens
global à la vie humaine. Le « post-modernisme » est ici, par rapport à elles, une posture
philosophique de scepticisme absolu, évitant de cautionner toute ancienne ou nouvelle
illusion.
Le généreux et sympathique idéal communiste serait, si l’on en croit le Livre noir du communisme (dirigé
par Stéphane Courtois), responsable de la mort de quelques quatre-vingt millions d’individus.
14
31
Ce « post-modernisme » anti-idéologique est également nourri par la connaissance
biologique de l’homme, laquelle montre une relative stabilité du génome à l’échelle de
l’espèce et une influence naturelle des comportements peut-être plus importante que ce que
l’on pensait jusque-là ; en un mot : peut-être que le rêve par l’homme de « progrès moral et
politique » est limité par sa propre nature.
En revanche, nous ne nous rattachons pas aux « post-modernismes » entendus comme
relativisation absolue des valeurs, négation de la notion de vérité universelle, replis
communautaires ou différents mysticismes comme le mouvement « new-age ».
Ces acceptions et dérives du « post-modernisme » sont aux antipodes de notre
« positivisme sceptique ».
Non-présupposés et non-affiliations
Nos « non-présupposés » s’inscrivent bien évidemment en « négatif » par rapport aux
présupposés définis ci-dessus. Nous nous démarquons naturellement des a priori et postures
philosophiques ou épistémologiques suivants : le dualisme (l’idée qu’il existe autre chose que
de la matière), le transcendantalisme (l’idée que des entités dépassent la dimension
individuelle), le structuralisme « sociologiste » (l’idée que des « structures sociales »
déterminent l’action individuelle), l’ultra-culturalisme (la négation ou la minimisation de tout
aspect naturel des activités intellectuelles et de la diversité et diversification des capacités
cognitives), l’intentionnalisme évolutionnel (la croyance en une « intention » de la nature ou
de l’évolution), ainsi bien sûr que l’engagement idéologique (et notamment son insinuation
dans le texte scientifique, déformant la vérité pour y chercher caution).
Nous avons défini notre sujet de recherche – sa question et ses mobiles –, avons explicité
les raisons d’explorer le domaine des connaissances en neurobiologie cognitive et génétique,
avons défini différentes postures philosophiques et épistémologiques desquelles s’inspire
notre démarche.
Quelle est la progression de notre thèse ?
Plan et progression
Celle-ci se découpe en sept parties :
1°) Un état des lieux de la question des inégalités sociales, au travers de leurs différentes
acceptions, de leur histoire depuis l’Antiquité et de leur analyse par la sociologie de
l’éducation depuis les années 1950 ;
2°) Une exploration des connaissances en neurobiologie cognitive et génétique, éclairant
les phénomènes « d’intelligence » et d’apprentissage. Le terme « génétique » est entendu ici
dans le sens de l’action protéique de l’ADN sur l’organisme et non de la transmission
intergénérationnelle des caractères ;
32
3°) Une réflexion sur les relations entre la transmission intergénérationnelle des caractères
naturels, la mobilité de ces caractères et la mobilité intergénérationnelle des réussites scolaires
et statuts sociaux ;
4°) Sur la base des parties précédentes, une réflexion sur le pouvoir et les limites de l’école
dans la réduction des inégalités, ou plus exactement sur la nature des « inégalités » qu’est
susceptible de réduire l’école – inégalités des potentialités cognitives, des capacités, des
résultats, des statuts sociaux ou des chances sociales de développer ses potentialités ;
5°) Un second volet de la thèse, consacré à une anthropologie des valeurs et croyances
égalitaires, est inauguré par une histoire des idées d’égalité d’éducation depuis les philosophes
du siècle des Lumières jusqu’aux différentes obédiences syndicales et politiques d’aujoud’hui,
en passant par Condorcet, Babeuf ou Jules Ferry ;
6°) Une analyse des valeurs et croyances égalitaires (et plus exactement ultra-égalitaires),
et leur articulation et hiérarchisation logique dans l’esprit de l’acteur (origines, mobiles,
effets).
Ce volet anthropologique – histoire et analyse des idées d’égalité – a pour objectif de
mieux comprendre les querelle politiques sur l’école, et d’éventuellement agir pour son
amélioration.
7°) Une réflexion de philosophie politique sur la question de la « justice » à la lumière des
connaissances et réflexions dégagées dans les parties précédentes, et sur le plan de la société,
de l’école et de la pédagogie.
Enfin, une conclusion générale résumera la thèse et effectuera une synthèse des idées et
perspectives dégagées.
33
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