Mais par ce coup de théâtre, par cette parole « révolutionnaire », le roi, et derrière lui,
Hugo, dénoncent implicitement la caducité du système héréditaire.
L’arbitraire vient de la Reine, outragée, vengeresse, hargneuse et obsessionnelle. Par elle,
Inès meurt empoisonnée. Le tragique et le pathétique viennent de cette mort devenue injuste.
Hugo renforce ainsi sa dénonciation des excès liés à l’ambition dynastique.
Dans cette refondation de la monarchie, le peuple n’est ni absent, ni muet. Certes, Hugo a
d’abord réduit le nombre de personnages de la tragédie La Mottienne, mais cela pour mieux
réintroduire toute une fresque pittoresque avec, comme chez Shakespeare, un nombre
saisissant de protagonistes. La liste des « figurants » devient impressionnante : « Juges,
Gardes, Exécuteurs. Greffier, Geôliers, Villageois. Piqueurs. Veneurs, Grands. Dames.
Officiers. Guerriers Maures. Jeunes filles Maures[26] ». Toute une société avec son peuple se
déploie sur scène. Le mot « peuple » ne figure pas encore dans cette liste des personnages[27],
il figure cependant dans la didascalie des personnages de la scène 2 du troisième acte[28]. Le
peuple est présent dans le péristyle du palais pour assister aux « jugements » de don Pèdre et
crier par deux fois sur le chemin de son couronnement[29] « Vive le Roi ! ». Réconciliation de
la société autour de son roi. Ainsi, dans cette ébauche de peinture historique Hugo donne une
représentation des structures et des groupes sociaux (la cour, les villageois, …) non
conflictuelle mais solidaire. Le peuple anonyme est sur scène non pour montrer une
dissidence mais pour célébrer le renouvellement royal, acclamer la monarchie, respecter cet
ordre social. Ce faisant, il montre son existence[30] et c’est pour son bonheur que don Pèdre
devra vivre.
En même temps qu’il montre ces deux ordres de la noblesse et du tiers-état (le clergé est
exclu), Hugo inverse les représentations : la cour rencontre le peuple dans la forêt et le peuple
retrouve la cour dans le palais. Complémentarités des groupes mais aussi, et c’est une
nouvelle perspective, interchangeabilité. C’est ce que dit aussi le geste de don Pèdre nommant
le paysan Romero corregidor. Hugo, là encore fait le choix, non de la position sociale mais de
la valeur de l’individu, non de l’appartenance par la naissance à un ordre préétabli mais de
l’éclatement de la hiérarchisation sociale.
Ensuite Hugo va proposer une deuxième problématique liée à la première et concernant
le rapport pouvoir – justice, l’arbitraire ainsi que le rapport à la loi.
Chez Hugo, le roi ne siège pas en justice, même avec cette cour plus ou moins
indépendante du pouvoir (elle n’est pas encore un tribunal populaire). La justice peut se
détacher du pouvoir exécutif et assurer l’écart de l’arbitraire. La mort annoncée d’Inez
s’inscrit dans une raison légale, avec un jugement indépendant[31]. Inez est coupable : elle doit
être jugée et condamnée.
Pour cela Hugo met en scène le tribunal garant de la loi, et son corollaire, la prison.
Il évoque toute la magistrature royale, du juge au bourreau, dans un décor macabre. Une
longue didascalie montre la terreur provoquée par le lieu : têtes de mort, échafaud noir, hache,
bourreaux, obscurité. La justice est ténébreuse. Tout cet appareillage et cette mise en scène
sombre sont renvoyés à un double néant. D’une part, pour régler une question de procédure et
« afin d'éclairer sa délibération par la prière » (II, 4), le tribunal sortira, le jugement humain
est ainsi un noir tâtonnement à côté d’une lumineuse justice divine et, autre néant, le roi aura
détourné l’accusation avant même que le tribunal n’ait délibéré.
Hugo veut-il dénoncer l’insuffisance constitutive de la justice humaine, relative parmi le
relatif et qui doit chercher au-delà d’elle-même sa vérité ? Mais cette justice est aussi
caduque[32] par son lien trop étroit au pouvoir. Les juges sont des aristocrates dignitaires du
pouvoir et dépendants de lui.
Hugo fait succéder la prison au tribunal. Elle en est le prolongement et même, s’y
substitue. Mais, la prison comme synecdoque de la vie, devient le lieu de tous les