Traduction d`entretiens avec le cinéaste

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MICHAEL HANEKE
Gros-plan sur Michael Haneke
Entretiens avec Thomas Assheuer
25 photos. 224 pages
Broché
ISBAN 978-3-89581-223-1
Editeur : Alexander Verlag Berlin
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Gros-plan sur
Michael Haneke
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Michael Haneke, né en 1942, a étudié la philosophie, la psychologie et l’art dramatique à
Vienne. De 1967 à 1970, il est rédacteur et dramaturge pour la chaine de télévision Südwestfunk
(ARD). Depuis 1970, il travaille à son compte comme cinéaste et scénariste. Il réalise des
productions théâtrales à Stuttgart, Düsseldorf, Francfort, Hambourg, Munich, Berlin et Vienne.
Thomas Assheur, né en 1955, a étudié la littérature et la philosophie à Münster et à Hambourg.
Il est rédacteur pour la chronique littéraire de l’hebdomadaire Die Zeit.
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Gros-plan
Sur
MICHAEL HANEKE
Entretiens avec Thomas Assheuer
5
Editeur : Alexander Verlag Berlin
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Deuxième édition élargie et mise à jour – 2010
© Alexander Verlag, Berlin 2008
Alexander Wewerka, Fredericiastr.8, 14050 Berlin
[email protected]
www.alander-verlag.com
Tous droits réservés, dont la reproduction d’extraits,
l’exploitation dans la presse écrite, à la radio et à la télévision,
toute forme de reproduction et de sauvegarde.
Photo de couverture ©David Brandt
Impression et reliure : Interpress, Budapest
Imprimé en Hongrie (janvier) 2010
ISBN 978-3-89581 – 223-I
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Sommaire
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137
Michael Haneke –
Entretiens avec Thomas Assheuer
Le Ruban Blanc
173
Effroi et utopie de la forme –
“Au hazard Balthazar” de Robert Bresson
Par Michael Haneke
193
Violence et medias
Par Michael Haneke
204
216
Films de Michael Haneke
Illustrations
8
Thomas Assheuer : Monsieur Haneke, le bruit court que ce serait votre grand-mère qui vous aurait initié au
cinéma avant même que vous ne sâchiez marcher.
Michael Haneke : C’est un peu exagéré. Ce que je sais, - est-ce mon souvenir ou ce que m’a
raconté ma grand-mère ? – c’est qu’à l’âge de six ans environ j’ai vu le Hamlet de Laurence
Olivier. Pourquoi sommes-nous allés voir ce film à l’époque, ça reste une énigme car ce film est
loin d’être un film pour enfants. Peu importe. En tout cas, j’étais tellement angoissé par la
musique et les images sombres que ma grand-mère a dû quitter avec moi la salle de cinéma. Peu
de temps après, j’ai été envoyé à Copenhague, dans le cadre d'un programme d'aide à l'enfance
d'après-guerre, et là tout a recommencé. Le film que je vis alors se déroulait dans la savane
africaine et je restai stupéfait quand à la fin du film la porte s’ouvrit et qu’il pleuvait dehors. J’étais
troublé et me demandai pourquoi je me retrouvais là.
C’était en quelque sorte un premier contact avec le pouvoir des images…
Oui, j’ai connu le contact immédiat avec le pouvoir magique des images. Les enfants
d’aujourd’hui n’ont plus cette chance. Ils subissent ce pouvoir à un moment de leur vie où ils ne
peuvent pas le surmonter . Ils entrent en contact avec le monde de l’image beaucoup trop tôt. Les
images leur sont incorporés en quelque sorte sans qu’ils aient la possibilité de prendre du recul.
Hamlet a-t-il été pour vous un catalyseur de votre cinéphilie ?
Non, mon amour du cinéma est venu beaucoup plus tard. A huit ou neuf ans, j’ai vu tous les
grands films sentimentaux avec Caterina Valente et tout ce qui sortait dans le genre et je me
faisais une joie pendant toute la semaine qui précédait, d’avoir enfin de l’argent pour aller au
cinéma. C’était un événement qui me nourrissait pendant des journées. A l’époque, nous
habitions la Wiener Neustadt à cinquante kilomètres de Vienne, et les films qui passaient se
limitaient aux succès allemands et aux films patriotiques autrichiens. Ferien vom Ich – une histoire
de vacances dans une ferme qui m’emballait au point de courir chez mon oncle dans les champs
pour lui demander si je pouvais l’aider à la récolte.
A part celui-ci, quel est le film dont vous vous souvenez ?
Je me souviens d’une historiette comme Erzherzog Johanns grosse Liebe, où j’ai pleuré toutes les
larmes de mon corps. L’archiduc Johann s’amourache de la fille d’un postier mais cette histoire
apparemment vraie se termine mal car à la fin la jeune fille doit renoncer à son archiduc bien
aimé. Ce film m’avait beaucoup touché. Chez nous vivait un garçon plus âgé que moi, qui avait
treize ou quatorze ans. Un jour, il m’interpelle par la fenêtre et veut savoir d’où je viens. « Du
cinéma », fut ma réponse. Il me demande ce que j’ai vu. « Erzherzog Johann », dis-je. Et je
commence à lui raconter l’histoire. Et je me remets à pleurer. J'avais terriblement honte mais je
n'arrivais pas à arrêter mes larmes.
Adolescent, qu’avez-vous vu ?
Les grands films américains. Au zénith, les trois James Dean. Rock around the clock avec Glenn
Ford était interdit au moins de dix-huit ans en Autriche. On pouvait trouver la musique de Bill
Haley en disque – le premier disque de Rock&Roll…mais nous étions trop jeunes pour le film.
Des patrouilles de la P.J. faisaient barrage devant le cinéma et voulaient voir nos papiers
d’identité. Le premier film en cinémascope était La Tunique avec Victor Mature et Richard
Burton. Le cinéma obtint un nouvel écran pour pouvoir projeter le film. C’était un événement.
9
Ensuite, j’ai vécu une expérience décisive quelques années plus tard, avec Tom Jones, un film de
Tony Richardson. Au bout d’une heure, en pleine course-poursuite, le héro regarde soudain la
caméra et dit quelque chose au public. J’étais sans voix. Tout un coup je me rendis compte à quel
point j’étais manipulable. Je le savais déjà confusément mais c’est la première fois que je le
ressentais avec autant d’acuité. Un jeune d’aujourd’hui resterait indifférent à ce genre de film.
Pour ma part, je me réjouis d’avoir eu des émotions fortes au cinéma. C’est là que j’ai succombé à
la magie des images.
De quels films étiez-vous « accro » ?
A l’est d’Eden que j’ai vu dix ou quinze fois ou encore La Fureur de vivre. Je m’identifiais à ces films
qui faisaient salle comble. Je me souviens encore des Cousins de Chabrol tout comme des
Tricheurs de Marcel Carné, avec le magnifique Laurent Terzieff qui est désormais une star du
théâtre en France 1. C’était des films qui parlaient de ma génération, qu’il fallait avoir vu.
Pourtant, une chose comptait encore plus pour ma passion du cinéma, c’était le temps de mes
études. J’ai commencé par des études de théâtre et puis, comme l’art dramatique est une matière
très aride, je me suis tourné vers la philosophie et son professeur, un homme passionnant.
Comme par hasard, le seul cours qui m’ait attiré dans mes études de théâtre était un séminaire sur
le cinéma, parrainé par l’Institut Français. J’ai utilisé cette magnifique occasion pour voir tous les
grands films français : Resnais, Godard…trois à quatre semestres durant. Pas seulement la
Nouvelle Vague mais aussi les classiques, ce qui m’a ouvert les portes du cinéma en tant que
professionnel. Jusque-là, je n’étais qu’un amoureux et un consommateur du septième art.
En vous écoutant, on a l’impression que l’étudiant que vous étiez, a passé la moitié de sa vie au cinéma.
Officiellement, je faisais des études de philo mais en réalité, je n’étais pas très bosseur et je passais
le plus clair de mon temps dans les salles obscures. C’est à cette époque que je me suis fait ma
propre formation filmique. En regardant sans relâche.
Puisque vous aviez en plus le temps de lire, quels étaient les livres qui vous ont le plus marqués ?
Dans un article de presse, Volker Schlöndorff a dit sur ce point l’essentiel à ma place : quand on
était jeune à cette époque, on considérait la France comme le pays de ses rêves – alors
qu’aujourd’hui, tout le monde a le regard tourné vers l’Amérique. Et il a raison. A l’époque, notre
pays rêvé était la France, l’existentialisme, Camus et Sartre, la Nouvelle Vague. Dans la littérature
et la philosophie, l’existentialisme était notre lait maternel. Pour le reste, j’ai lu tout ce qu’on lit à
cet âge : Dostoïevski, Kierkegaard, Hesse, Strindberg, Nietzsche…Et bien sûr, Thomas Mann qui
reste à ce jour mon auteur préféré. Thomas Mann a dit un jour qu’il avait passé sa vie à chercher
des livres inaccessibles en lisant toujours des ouvrages qui étaient trop durs pour lui. Sans vouloir
me comparer à lui, si ce n’est de loin - dès l’âge de treize ou quatorze ans j’ai cherché des livres
que je ne comprenais pas. Bien sûr, je voulais aussi crâner. Un jour, j’ai acheté un Lao Tseu pour
pouvoir aussi le trimbaler avec moi et frimer. Même si je ne comprenais qu’une infime partie, je
poursuivais ma lecture. Quand je commençais mes études de philo, je me mis à lire Hegel auquel
je ne comprenais rien. Mon professeur de philosophie était hégélien et quand j’ai lu la
Phénoménologie de l’esprit, j’ai dit : je renonce (ou: je donne ma langue au chat). Vous voyez, je
ne suis pas un philosophe érudit mais un lecteur sélectif. J’ai lu ce qui me plaisait.
1
Laurent Terzieff est mort le 2 juillet 2010 à Paris (ndT)
10
Avez-vous eu une « enfance heureuse » et une « jeunesse passionnante » ?
J’ai grandi sans père, ce que j’ai beaucoup apprécié. J’avais trois mères : ma grand-mère et ma
tante se sont occupées de moi avec dévouement. Ma mère habitait Vienne. Elle était actrice au
Burgtheater. Ma tante était mariée et mon oncle était très gentil avec moi. J’ai vu mon père pour
la première fois quand j’avais cinq ou six ans. Il revenait de captivité pour regagner directement
l’Allemagne où il était acteur et metteur en scène. De Vienne, nous l’avons rejoint avec ma mère
à la frontière bavaroise, sur un pont. D’un côté l’Autriche, de l’autre, l’Allemagne. Nous nous
sommes retrouvés en plein milieu de ce pont – nous n’avions pas le choix.
Qu’avez-vous ressenti quand vous avez vu votre père pour la première fois ?
Je ne sais plus. Par la suite, je n’ai revu mon père qu’une seconde fois pendant mon enfance.
J’avais alors douze ans et ma mère avait un contrat au festival de Bregenz. Plus tard, je l’ai engagé
parfois comme acteur, ce dont je garde un souvenir très gai.
Quel rapport aviez-vous avec vos parents ?
Comme je l’ai déjà dit, avec mon père aucun. Quant à ma mère, je l’ai idéalisée. C’était une très
belle femme. J’ai beaucoup admiré mon beau-père, le deuxième mari de ma mère, un homme très
cultivé – compositeur et chef d’orchestre. Il m’inspirait le respect. Je trouvais cet homme
formidable qui n’intervenait jamais dans mon éducation. Je lui en ai toujours su gré. A vrai dire, le
fait d’avoir grandi dans un « gynécée » n’a pas toujours été un atout. Quand j’ai commencé à
travailler, je me suis toujours moins bien entendu avec les hommes qu’avec les femmes. Je sais
mieux mettre les femmes en scène, à qui je donne généralement les meilleurs rôles. Au début,
lorsque j’étais encore metteur en scène de théâtre, les combats de coqs étaient fréquents pour la
simple raison que j’avais toujours été comme un coq en pâte dans ma famille. Cela chahutait pas
mal. Un monde s’est alors écroulé et il m’a fallu longtemps avant que je ne réussisse à le
comprendre. Aujourd’hui encore, je travaille plus facilement avec les femmes qu’avec les
hommes.
Bref : vous étiez un môme gâté
Tout à fait. Jusqu’à la puberté, j’étais sage et obéissant. Et puis, tout a changé brusquement. J’ai
eu des difficultés à l’école, je devenais rebelle – et je n’avais de cesse de devenir interne ou,
comme je le disais à l’époque : je voulais aller dans un pensionnat d’élite. Tout le monde s’y est
opposé parce que mes trois mères avaient peur que je ne devienne homo.
Vous vouliez être pensionnaire ? Expliquez-vous.
J’ai toujours eu un faible pour la discipline, pour la rigueur du protestantisme qui contrastait avec
le confort du catholicisme autrichien. Je ne supportais plus ce cocon qui m’entourait. C’est sans
doute pourquoi je suis resté rebelle à ce jour. J’ai horreur de ce « tout le monde il est beau, tout le
monde il est gentil ».
Et pourtant, un beau jour, vous en avez eu marre de ce protestantisme.
En fait, mon centre d’intérêt avait changé : j’ai troqué le bon dieu contre les filles. C’est tout. Les
filles m’occupaient assez. Ajoutez la velléité de devenir acteur. En substance, j’étais un génie.
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Jusqu’au jour où je me suis aperçu que je m’étais monté la tête et que je devais travailler dur
comme tout le monde. Mais j’ai mis du temps à parvenir à cette prise de conscience.
En effet, l’école de théâtre de Vienne n’a pas reconnu votre génie tout de suite.
C’est exact. Je n’ai pas été pris. C’était une chance mais sur le coup j’étais fou de rage. J’avais
séché l’école pour aller m’inscrire à l’école de théâtre de Vienne. Bien sûr, tout le monde savait
que j’étais le fils de ma mère et j’ai été sacqué. Je comprenais d’autant moins cet échec que j’avais
répété avec ma mère. Elle m’avait trouvé bon et elle était sûre que je réussirais l’examen d’entrée.
J’appris plus tard que j’avais un timbre de voix nasal qui ne passait pas au théâtre.
Pourquoi cet échec a-t-il été une chance ?
Parce que j’étais ainsi forcé de passer mon bac.
Pour devenir ensuite pianiste…
…C’était une illusion. C’était avant l'épisode de l'école de théâtre. Mon beau-père a compris à
temps que mon talent ne suffisait pas. Il m’avait dit : « C’est merveilleux que tu te passionnes
mais tu ne seras jamais pianiste ». Je n’ai pas beaucoup aimé sa réflexion mais au moins j’étais
content de voir qu’il y avait des êtres francs autour de moi. Heureusement que je l’ai cru. Il n’y a
rien de pire d’être un musicien sans talent. Nous en avons suffisamment.
Et si aujourd’hui on vous donnait le choix entre devenir musicien ou cinéaste ?
Si je pouvais demander au ciel d’avoir ce don, je préférerais être compositeur et chef d’orchestre.
La musique est la reine des arts. Ce qui ne veut pas dire que je sois frustré pour autant. Je suis
resté fidèle à la musique. En mélomane : c’est moins exigeant.
Et quand le rêve d’être acteur s’est effondré, vous avez commencé à écrire.
Oui, des nouvelles et, plus tard des critiques littéraires et cinématographiques. Pourtant, je
m’aperçus vite que l’écriture n’était pas mon fort. Pour écrire, il faut être un artiste de la langue,
ce que je n’étais pas. Je n’avais pas le don de la langue. Jonke et Handke étaient très en vogue mais
ce n’était pas mon monde. J’étais désespérément vieux jeu. J’avais lu alors Lawrence Durell et
D.H. Lawrence, Henry Miller. Ces auteurs n’étaient pas « tendance » dans le monde
germanophone. En même temps, le cinéma m’a fasciné sans que je sache le moins du monde
comment aborder ce métier.
Et pourtant, du jour au lendemain, vous avez fait de la mise en scène au théâtre.
Ça ne s’est pas fait si vite et tout était le fruit du hasard. En 1967, à l’âge de 25 ans, je suis allé
faire un stage à Baden-Baden pour la chaîne de télévision Südwestfunk. Cette chaîne cherchait à
l’époque un successeur pour son dramaturge en chef qui avait pris sa retraite. Je me demande
pourquoi j’ai été choisi car normalement il y a des douzaines de candidats sur la liste d’attente.
C’est ainsi que je devins dramaturge à la SWF. Je dois avouer que je suis arrivé à Baden-Baden
avec une arrogance à peine dissimulée en me disant qu’ils pouvaient se réjouir de m’avoir trouvé.
Heureusement, mon supérieur était Dieter Waldmann. Il était malade et ne venait à la rédaction
qu’une fois par semaine. Pourtant, dans une journée il a plus bossé que d'autres dans une
semaine. Il m’a appris ce que c'est de travailler. La première année, je n’ai rien fait d’autre que de
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lire des manuscrits et d’en faire des fiches de lecture. Cet exercice aiguise le regard et apprend
beaucoup sur la dramaturgie.
A la fin des années soixante, la Südwestfunk était très connue et contestée politiquement.
Oui, c’est notre service qui a convaincu Ulrike Meinhof d’accepter que son scénario Bambule 2
soit adapté à la télévision. Günter Gauss était directeur de la programmation et réussit à inviter à
son émission Zur Person des personnages très importants. Rudi Dutschke en faisait partie. C’était
tout sauf fade. Quand je pense que je venais d’un milieu complètement apolitique.
La SWF vous a-t-elle politisé ?
A l’époque, je commençais à peine à m’intéresser aux questions politiques. Un jour je suis tombé
par hasard sur les livres de Theodor W. Adorno auxquels je ne tardais pas à devenir « accro »
surtout parce qu’Adorno s’y connaissait très bien en musique. Ce fut ma première rencontre avec
le personnage. Mis à part les essais d’Ernst Bloch, c’est lui qui a su le mieux écrire sur la musique.
Et comment avez-vous réussi l’exploit de devenir metteur en scène au théâtre de Baden-Baden après avoir été
dramaturge à la télévision ? A ma connaissance, il n’y avait pas d’accès rapide par la voie hiérarchique.
Pendant mon stage à la SWF, j’avais connu une actrice du théâtre de Baden-Baden avec laquelle
j’avais une liaison. Elle n’aimait pas les responsables de la réalisation et comme j’avais donné
plusieurs fois un coup de main, elle réussit à me convaincre de faire moi-même de la mise en
scène. Je suis allé voir l’administrateur du théâtre pour lui dire que j’aimerais bien faire de la mise
en scène dans son établissement. Il me demanda qui j’étais et d’où je venais. Je lui répondis que
j’étais l’ami de l’une de ses actrices et que nous avions parlé à certains de ses collègues qui ne
s’opposaient pas à ce que je fasse de la réalisation. Il me rétorqua : « nous n’avons pas d’argent ».
« Ce n’est pas un problème », répondis-je. « Nous n’avons pas non plus de décors ». Sur le même
ton, j’ajoutais que ça m’importait peu car nous venions de réaliser un téléfilm à la Südwestfunk,
Des journées entières dans les arbres d’après le roman de Marguerite Duras et que je pouvais en
apporter le décor. Bref, ma mise en scène ne lui aura rien coûté. C’était en 1971.
Et comment s’est passée la représentation ?
Pas géniale mais quand même mieux que toutes les autres pièces qui passaient dans ce théâtre.
Et ensuite vous avez exploité discrètement votre expérience théâtrale pour vous « vendre » comme réalisateur de
télévision à la SWF ?
Ma première réalisation à la télé a été une pièce à deux personnages de James Saunders, en fait
c’était plutôt un texte destiné à la radio. Le risque que je prenais était minime. Pas de décor de
studio. J’avais engagé Dieter Kirchlechner et la merveilleuse Hildegard Schmahl et je m’efforçais
de ne pas paraître dépassé par les événements.
Vous avez-eu le trac pour votre premier film ?
2
Bambule désigne en allemand une manifestation non violente dans une prison (N.d.T)
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Bien sûr. Un film donne toujours le trac. On raconte qu’Ingmar Bergman ne pouvait tourner qu’à
côté des toilettes parce que le trac lui donnait régulièrement la diarrhée. C’est le propre du
cinéma : lorsqu’on bâcle une répétition au théâtre ou à l’opéra, on reprend le lendemain. Ça ne
marche pas pour le cinéma. On meurt de trouille tous les jours. Ça passe ou ça casse. Pas de
reprise possible. Chaque seconde coûte de l’argent. On n’a jamais assez d’argent. C’est épuisant.
Pendant qu’à cette époque, la moitié du monde rêvait avec optimisme d’émancipation et d’utopie, vous écrivez une
pièce de deuil, le téléfilm Lemminge. C’était presque un contre-manifeste.
Tous mes thèmes sont déjà dans Lemminge et ce film est le noyau de tous mes travaux. C’est le
premier que j’ai créé et écrit de A à Z. La première partie est la meilleure : elle raconte le temps
où nous étions adolescents. Après avoir terminé l'adaptation cinématographique d'un texte de
Bachmann, j’ai raconté au rédacteur de l’ORF3 l’histoire des lemmings. Nous sommes allés
soumettre ce projet au directeur de programme qui voulait faire de cette histoire un film en trois
épisodes. J’étais stupéfié et lui proposais de faire de la première partie, un présent, et de la
troisième, un futur comme de la science-fiction. Or, il n’y eu pas de troisième partie faute d’idée
valable. Ce qui serait impensable aujourd’hui. Le directeur de programme d’une chaîne publique
veut faire d’un film d’auteur, non pas un mais trois épisodes !
Lemminge vous a-t-il consacré réalisateur ?
Est-on jamais consacré ? Ce film a eu du succès et m’a permis en quelque sorte de continuer.
Dans les dix années qui ont suivi, jusqu’à mon premier long métrage, j’ai écrit plusieurs téléfilms
que j’ai mis en scène tout en faisant parallèlement de la réalisation dans les théâtres
germanophones les plus variés. Je ne chômais pas, ce qui est un grand privilège quand on est à
son compte.
Faisons un saut dans le présent, si vous le voulez bien. Vous craint-on sur le plateau ?
Les acteurs m’aiment et je les bichonne. Ils ont toujours été pour moi ce qui compte le plus. C’est
pourquoi je les dorlote. Le bon casting est la moitié du succès d’un film. Le casting ne se limite
pas aux acteurs mais à leur emploi. Quand je remarque que dans l’équipe, quelqu’un se laisse
aller, je peux être très désagréable. On doit savoir s’imposer. Or, comme beaucoup souhaitent
retravailler avec moi, je ne suis pas si dur que ça sur le plateau.
Et quand un acteur perd son élan ?
Il doit simplement rester et continuer. Il ne faut pas être influencé par la pression que les autres
exercent sur soi. Je suis têtu. En général, la pression provient des impondérables de la production.
Quand le soleil se couche et que la lumière disparaît.
Ce qui compte pour motiver un acteur, c’est d’avoir confiance dans le réalisateur. Si un acteur a
l’impression que le réalisateur ne le pousse pas ou qu’il ne le protège pas, il est déstabilisé. A
contrario, dès qu’un acteur a confiance en ce dernier, il fait presque tout ce qu’on attend de lui. Je
répète très souvent le même plan jusqu’à obtenir exactement le résultat que je veux. C’est parfois
très fastidieux pour l’acteur mais s’il a confiance en vous, il vous suit malgré toutes les
contraintes.
3
ORF : Österreichiscer Rundfunk (N.d.T)
14
Vous voulez dire que vous êtes impatient ?
Je suis surtout impatient avec moi-même. Quoique le tournage doive être aussi rapide que
possible pour que j’aie du temps pour les acteurs. C’est une lutte permanente parce qu’à la fin le
rythme ralentit. Parce que les techniciens ont aussi besoin de temps pour la lumière, le décor et le
reste. Et là je suis plutôt exigeant. Je fais pression sur tout le monde pour que tout se passe vite et
bien. C’est ainsi que je peux avoir les idées claires pour moi-même et les acteurs.
Avez-vous une représentation intérieure pour chaque scène ?
Je sais généralement très bien ce que je veux et comment je le veux. Je ne suis pas quelqu’un qui
dit : « on essaie d’abord ». Je connais l’arrangement (check) et la position de la caméra. Je me
prépare toujours très minutieusement. Et quand on décrit soi-même ce qu’on veut, tout est plus
simple. Je m’écarte au maximum de mon scénario et j’essaie d’y croire. J’ai utilisé la même
méthode au théâtre avec les textes des autres. Quand j’écris, j’apporte plein de corrections jusqu’à
ce que je trouve la formule exacte. Mais une fois que j’ai terminé d’écrire, je ne reviens plus sur
mon texte. Bien sûr, quand un acteur a du mal avec une scène, j’essaie naturellement de trouver
une solution. Mais cette solution ne doit pas trahir l’intuition de l’auteur.
Votre expérience de réalisateur de théâtre vous aide-t-elle ?
C’est un gros avantage d’avoir commencé dans un théâtre de province comme celui de BadenBaden. Sur des petites scènes, on a affaire à des acteurs très moyens auxquels on doit apprendre à
s’exprimer naturellement. Ça m’a beaucoup appris. Tandis que dans un grand théâtre où il n’y a
que de grands acteurs, on n’apprend pas à former des comédiens moins doués. Dans les grands
théâtres, les comédiens sont souvent si bons qu’ils n’ont quasiment pas besoin de consignes.
Dans un petit théâtre de province, c’est différent. On est obligé de tout expliquer aux acteurs.
C’est pourquoi je dis toujours à mes élèves : « faites de la mise en scène et vous apprendrez plus
qu’en cinq ans à l’académie du cinéma. » Ce n’est qu’ainsi que l’on peut comprendre les déboires
d’un acteur. Comme réalisateur de cinéma on peut toujours dire que c’est l’acteur qui était
mauvais. Or, c’est l’acteur qui doit vendre sa peau et tant que le réalisateur n’a pas intégré cette
évidence, il ne peut prétendre à ce titre. Quand il dit trois fois quelque chose de faux à l’acteur, il
n’est plus crédible. C’est alors que l’acteur doit sauver sa peau – et fait sa star.
Le tournage d’un film n’est pas vraiment pour vous un projet de « démocratie directe » ?
J’ai appris l’essentiel au théâtre : je dois savoir ce que je veux. Je ne peux pas compter sur les
acteurs pour résoudre mes problèmes. Je ne supporte pas les réalisateurs qui viennent sur le
plateau sans préparation aucune et qui disent à leur équipe de les mettre de bonne humeur.
Peter Zadek serait votre contre-exemple.
Faux. Il fait semblant pour provoquer des réactions. Il anticipe tout avec acuité. Pour ma part, j’ai
besoin de ma préparation et de mon arsenal pour me sentir à l’aise dans un scénario. Je ne sais
pas travailler autrement. Si l’on me fait une meilleure proposition pour une scène, je ne suis pas
contre. Mais ça se produit rarement.
15
D’où vient cette certitude qui permet de regarder la vidéo après la treizième prise d’une même scène et de dire : « on
reprend tout » ?
Ce n'st pas une question de certitude. Quand ça ne va pas, il faut reprendre. Bien sûr, on arrive
toujours à un moment où l’on a répété à mort avec les acteurs et qu’il n’y a plus d’amélioration
possible. Là je me dis qu’on en est au point mort. Et bien, il faut repartir à zéro jusqu’à ce que ça
marche. C’est très mauvais pour le moral sur le plateau quand on enchaîne et qu’on interrompt
tout d’un coup. Tout le monde est frustré. Certains acteurs doivent s’échauffer tandis que
d’autres font une prestation magnifique au début, qui se dégrade au fur et à mesure. Quand ces
deux profils se rencontrent dans une scène, ce n’est pas une partie de plaisir. Le résultat est un
compromis mais au fond tout est compromis. On atteint l’idéal dans un film que dans deux ou
trois scènes.
Vous est-il arrivé de douter de la logique d’une scène pendant un tournage ?
Bien sûr mais rarement. Il peut arriver qu’un acteur attire mon attention sur quelque chose qui
m’avait échappé. « Nobody is perfect ». J’en reviens à ma démarche : plus on est préparé moins on
doute.
Expliquez-vous les scènes au préalable ?
Non. J’évite. En fait, je n’explique rien. Je dis toujours que je ne me fie qu’au scénario. Le plus
gros risque avec les acteurs c’est qu’ils ne jouent pas la situation mais leur interprétation de la
situation. Ils doivent jouer la situation. Je leur demande de jouer tout simplement et quand je
pense que quelque chose ne va pas, je le leur dis. Et tout ce passe parfaitement. Certains aiment
cette méthode. Daniel Auteuil par exemple, déteste les discussions tandis que Juliette Binoche
veut toujours en savoir plus sur son rôle. Je lui dis : « Chère Juliette, je n’ai aucune idée, je n’en
sais pas plus que toi. Joue comme tu le sens ».
Et si elle ne joue pas la scène comme vous le voulez ?
Je le lui dis. Si vous dites à l’avance aux acteurs ce que vous attendez d’eux, ils deviennent de
simples exécutants de ses propres souhaits et ils n’auront plus aucune initiative. Tarkovski ne
remettait jamais de scénario à ses acteurs et se contentait de leur distribuer le jour du tournage
une feuille avec les dialogues de la scène à tourner. Il l’a fait avec des grands acteurs russes ! D’où
la spontanéité de ses scènes.
Vous êtes donc un anti-Tarkovski.
Absolument pas. Je dis précisément à l’acteur où il doit intervenir et ce qu’il doit faire
physiquement. S’il est debout, couché et comment il est couché. Je n’interviens pas dans son état
d’âme mais seulement dans son espace. Il y a des acteurs qui aiment les ficelles et les indications
précises dont ils font leur béquille. Mais expliquer quelque chose aux acteurs, ça non. Dans Caché
Juliette m’a demandé si elle avait une liaison avec Pierre. Je lui ai répondu : « D’après toi ? Si tu
me poses la question, alors adapte ton impression aux deux scènes que tu vas jouer ». En effet,
elle joue une scène comme si elle avait une liaison avec Pierre. Dans la seconde scène, quand elle
en parle avec son fils, elle ne joue plus, elle est. Le spectateur la croit innocente. Et c’est ainsi
dans la vie : si tout le monde mentait avec évidence, le mensonge n’existerait plus car il n’aurait
plus de sens. Ce n’est que dans les mauvais films que l’on reconnaît tout de suite le menteur.
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L’acteur devient commentateur : il montre qu’il ment par son comportement. C’est stupide. Son
mensonge doit être crédible.
Rétrospectivement, comment décririez-vous votre apprentissage de la réalisation ?
J’ai appris sur le tas. Bien que je n’aie jamais été un fan de Fassbinder, il est pour moi le parangon
du déroulement d’un processus d’apprentissage. A chacun de ses films, on voit comment il a
appris ne serait-ce que techniquement. Fassbinder commence très lentement, pas à pas. Au début
il utilise des tuyaux empruntés au théâtre. Plus il en sait, plus les choses se compliquent. Son
apprentissage est patent à chaque nouveau film. Fassbinder était autodidacte. Il a appris tout seul
toutes les techniques du cinéma en repoussant toujours les limites de ce qu’il savait déjà. Je ne
connais aucun autre réalisateur chez qui ce soit aussi évident. J’ai essayé de faire comme lui, de
repousser pas à pas les limites de mon savoir. Je n’aurais pas pu faire un film comme Code inconnu
au début de ma carrière car les plans-séquences sont trop compliqués.
A vous écouter, on a l’impression que l’on peut tout apprendre au cinéma.
La réalisation cinématographique ne s’apprend pas : elle se pratique. On doit écouter et regarder.
Sans cesse. Aujourd’hui, c’est beaucoup plus facile. Les étudiants en cinéma ont la possibilité de
voir un film en boucle en vidéo – en avançant, en allant en arrière, en s’arrêtant sur une image
fixe, sur chaque plan, tel qu’il est fabriqué. Quand j’ai commencé à tourner mes premiers films, ça
n’existait pas. J’ai vu le Psychose d’Hitchcock une douzaine de fois pour comprendre comment
était montée la scène de la douche. Mais j’avais toujours un bruit de fond qui me faisait mal au
crâne. « Merde, je l’ai encore ratée ». Aujourd’hui, on peut tout voir au ralenti, image après image,
et arrêter quand on veut. On peut tout apprendre en « kit » si l’on a des yeux pour voir et des
oreilles pour entendre. Il suffit de vouloir…et de faire.
Tout ce que vous dites semble très réfléchi, rationnel et calculé. Quid de vos intuitions et de vos affects ? Vous en
faites abstraction ?
Mon intuition se manifeste quand j’écris ou quand je suis à la recherche de représentation ou
d’espace. Mais quand je tourne, je dois savoir ce que je veux. Ce qui ne veut pas dire pour autant
que je laisse le matin mon intuition au placard. Je dois communiquer avec mon équipe, ce qui
sollicite mon intuition en permanence. Je ne peux pas pour autant commencer à réfléchir sur le
plateau. Ce serait du dilettantisme. Bien sûr, il y a toujours des impondérables. On arrive quelque
part, tout est réglé d’avance et soudain on tombe sur un échafaudage que le régisseur de plateau a
oublié d’enlever. On fait quoi ? Ce n’est pas mon fort de savoir improviser justement parce que je
prévois tout d’avance pour éviter ces aléas.
Avant d’écrire un scénario, qu’avez-vous en tête ? Comment percevez-vous les pensées qui vous viennent ? Ou bien
êtes-vous inspiré par vos lectures ?
La lecture vient en second. Ce qui vient en premier ce sont les blessures, la rage, tout ce qui
m’agite et me fait mal. C’est ce que je retiens surtout. Ce n’est pas un acte délibéré, ça vient
malgré moi. Ce sont des pensées qui se présentent en osmose avant le stade de la parole. Les
histoires qui se présentent à moi sont indépendantes de ma volonté.
On ne peut donc pas en parler maintenant.
Notre entretien est comme un post-scriptum. Nous expliquons ce qui a été écrit sans
préméditation. Quand on parle comme maintenant de films ou de livres, l’émotion est absente
17
parce qu’on va au sens. Ne sous-estimons pas le danger de tuer ces pensées. Comme l’a dit Susan
Sontag dans une phrase merveilleuse, « l’interprétation, c’est la vengeance de l’intellect sur l’art ».
Je m’explique : la justification est un épiphénomène dangereux en quelque sorte. Quand on
réfléchit trop, on devient l’esclave de ses pensées. Quand on écrit, quelque chose doit se passer
par- delà la simple construction. L’écriture est un processus affectif. Je me souviens comment
quand, dans le Septième continent, j’avais écrit la lettre que le père de famille écrit à ses parents pour
leur dire qu’il va se tuer avec sa femme et son enfant. Je suis resté pétrifié et épuisé alors qu’il
s’agissait d’une pure fiction.
Et pourtant sans interprétation l’art est muet.
Bien évidemment. On est obligé d’utiliser des notions. C’est tout le dilemme entre l’œuvre et son
interprétation. En ce qui me concerne, je me suis trop souvent interprété. Dans la manière dont
je fais mes films, avec cette transparence, le danger est immense de donner une clé au spectateur
qui cherche une interprétation. Ça va à l’encontre du but recherché car je supprime ainsi
(vérifier) ce que je veux communiquer par ma réalisation. Quand ça m’arrive de donner une
interprétation au spectateur, je m’en veux et je me reproche d’avoir limité inutilement le champ
esthétique.
Aucun auteur ne peut interpréter son œuvre.
Juste. Le plus intéressant n’est pas dans l’intention de l’auteur mais dans son inconscient et
l’interprétation de l’œuvre. Quand on a trouvé le bon point de départ, les interprétations sont
nombreuses auxquelles on n’avait pas pensées et le tout fonctionne malgré cette diversité ou par
elle. L’écriture fait naître des situations et des perspectives devant lesquelles on est impuissant et
qui sont pourtant le cadeau de cette constellation. C’est peut-être la grâce de l’instant comme à
certaines soirées théâtrales où la magie se produit soudain. Le lendemain, tout s’écroule.
Comment nait un film chez vous ? Comment une intuition devient-elle concept ?
Pas facile à répondre. Quand on me demande ce qui m’a amené à faire un film ou comment m’est
venue une idée, je suis souvent incapable de répondre. C’est différent pour chaque film. Certains
réalisateurs disent avoir vu un paysage qui aurait été la source d’inspiration de leur film. Chez
moi, c’est le plus souvent le thème qui m’intéresse. Un thème s’impose à moi et d’autres idées
s’ajoutent au fur et à mesure. J’ai dans ma main une pelote de laine et je commence à tricoter.
Ce n’est pas le thème mais la transposition en film qui n’est pas évidente ?
Un thème, ce n’est rien. Il y a autant de thèmes que de sable dans la mer. On a besoin d’une idée
filmique pour intégrer un thème. Et comme je pars souvent de ce dernier, il me faut souvent
beaucoup de temps pour trouver l’inspiration nécessaire pour faire un film qui se tienne. Pour
Code Inconnu c’était plutôt facile parce qu’on m’avait raconté tellement d’histoires. Caché devait
parler d’oubli et de refoulement et de la soi-disant « innocence » des enfants. Là, j’ai réfléchi
longtemps : un enfant a commis un crime sans le savoir. Plus tard, devenu adulte il traînera cette
culpabilité. Voilà l’idée de départ. Ce n’est qu’ensuite que les scènes se sont imposées à moi
spontanément pour en faire un tout cohérent. Parfois, le hasard nous aide. Je suis tombé un jour
sur un documentaire à la télé qui racontait le massacre perpétré contre les Algériens à Paris. Et
puis, j’ai eu une lueur : cette histoire colle même avec l’âge de Daniel Auteuil qui devait jouer le
personnage principal dans Caché.
18
Dans le Septième Continent, le catalyseur a été un article dans le magazine Stern.
L’article parlait du suicide collectif d’une famille. Le scénario était une commande de Radio
Bremen. La station ne l’avait pas trouvé particulièrement gai mais l’a quand même accepté. Je
voulais raconter le Septième Continent en flashback et montrer le crescendo qui aboutit à cette fin
tragique. J’ai fait une construction très élaborée mais chaque flashback n’était qu’une plate
explication du suicide. C’était atroce, j’étais dans une impasse dramaturgique. Jusqu’à ce que je
m’aperçoive que ce procédé d’inversion ne passait pas. Les retours en arrière deviennent
automatiquement des explications – ce que je voulais éviter à tout prix. Il me fallait trouver une
issue et j’ai eu l’idée d’en faire une chronique qui met tout en parallèle en laissant le soin au
spectateur de tirer ses conclusions. Après avoir opté pour la chronique, j’ai écrit facilement mon
scénario. Bref, quand les « fondations » sont faites, c’est un plaisir de les « remplir » de détails.
Mais avant d’avoir trouvé la clef, on se bat pendant des mois contre des moulins à vent. Sans
jamais perdre de vue le public. Il faut du suspense, sans quoi le spectateur décroche et s’ennuie.
Reprenons : un thème vous passe par la tête et puis…
…je prends des notes et quelque chose me vient en aide. Je me dis : c’est ça, ce sera mon point de
départ. Dans Funny Games (1997), l’idée de base s’inspire de mon tout premier scénario,
Wochenende4. Lorsque j’étais dramaturge à la SWF (Südwestfunk), j’avais déposé ce scénario qui
m’a valu un prix de 300 000 marks. C’était une somme coquette mais qui ne suffisait pas pour
tourner un film. Et comme je ne connaissais personne au cinéma avec qui j’aurais pu concrétiser
mon idée, l'argent est reparti au fonds de production et le scénario est tombé aux oubliettes. Or
cette idée, une maison isolée à la campagne, ne m’a jamais quittée depuis. J’avais un thriller en
tête qui se met en question lui-même et qui fait prendre conscience au spectateur de son propre
rôle .
Quand vous écrivez, vous laissez-vous porter par vos émotions dans l’espoir que ces émotions finiront par trouver
spontanément leur expression ?
Non. Un roman peut se construire au fur et à mesure qu’on écrit, comme l’a fait D.H.
Lawrence. C’est impossible au théâtre. Si le spectateur décroche ne serait-ce qu’un instant parce
que la tension intérieure se relâche, il se déconcentre et ne raccroche plus (vérifier : sens propre
ou figuré ?). Le temps est beaucoup plus important au théâtre que dans un roman. Dans un
roman, le lecteur peut sauter des pages si ça devient ennuyeux, au cinéma, le spectateur décroche.
D’où la nécessité vitale d’avoir une construction imparable.
Avez-vous du mal à écrire les dialogues ?
On a ce don ou on ne l’a pas. Il faut avoir une oreille pour ça, savoir comment les gens parlent.
Pour ma part, je n’ai aucun mal.
Quand vous écrivez un scénario, aimez-vous vos personnages tous autant ?
4
Wochenden : week-end (N.d.T)
19
Comme on me prête à tort une rigueur à l’égard de mes personnages que j’examinerais au
microscope pour les disséquer ensuite, j’ai été très heureux d’entendre dire par Georg Seeβlen, le
critique cinématographique, que je regardais mes personnages avec beaucoup d’amour. Et c’est
vrai. Je crois que sans amour, on ne peut pas décrire un personnage, pas même le plus perfide. Il
n’est intéressant pour le spectateur que s’il renferme dans son âme quelque chose qui nous émeut.
A quel moment êtes-vous le plus inspiré ?
Entre l’éveil et le sommeil. Dans mes grands moments d’inspiration, je vais au lit avec mon
dictaphone et je dicte tout ce qui me passe par la tête. Avant, j’emportais une feuille et un crayon
dans ma chambre à coucher et devais allumer la lumière dès que j’avais une idée, ce qui dérangeait
ma femme qui protestait. Désormais, je prends mon dictaphone sous la couette. Ensuite, je
transcris tout sur mon ordinateur puis sur des petites feuilles de papier que je punaise devant moi
et avec lesquelles je jongle.
La méthode classique.
Tout à fait. Et quand on a la trame de son film, on la remplit petit à petit. Le reste est de la
discipline, on doit s’y tenir car ça n’a plus de sens d’attendre l’inspiration. Sachant qu’il me faut
environ huit à dix semaines pour écrire un scénario, je compte le nombre de pages qu’il me faut
écrire par jour et je m’y tiens. Dans cette phase je reste assis à mon bureau toute la journée s’il le
faut et je ne m’arrête que lorsque j’ai respecté mon plan.
A qui faites-vous lire votre scénario en premier ?
A ma femme. Elle est impitoyable avec moi. Avant, je le donnais aussi à lire à ma tante qui n’avait
aucune idée du métier et qui pour cette raison posait toujours des questions aussi naïves que
justes. Je ne dérange les gens du métier que plus tard. La première question que je pose est celleci : quels sont les passages qui t’on ennuyés ? Il faut éviter l’ennui. C’est l’alpha et l’oméga de l’art
dramatique. La tension est ce qui retient le spectateur. Ça ne marche pas autrement.
Si votre femme vous conseille de réécrire des scènes, le faites-vous ?
Les metteurs en scène de théâtre disent que ce qui est supprimé ne peut pas déranger. Ce qui vaut
pour le théâtre, vaut aussi pour le cinéma. Je supprime tout ce qui n’est pas entièrement bon.
C’est mon principe absolu. « Kill your darlings »5, c’est ce qu’on apprend dans les écoles
américaines de scénaristes. En se débarrassant de ce qui gêne, on obtient quelque chose de
valable. En effet, les scènes que l’on croit être les meilleures, sont souvent les plus mauvaises. On
est son plus mauvais juge parce qu’on est trop impliqué affectivement. Ce qui est important pour
l’auteur comporte trop d’emphase et c’est toujours mauvais car on tombe ainsi dans la platitude.
Il faut savoir dissimuler ses émotions pour que le spectateur ait l’impression de les avoirs trouvées
tout seul sans que l’auteur les lui impose.
Quand vous écrivez, vous demandez-vous si le film est réalisable ?
Bien sûr, sinon on perd son temps. Un débutant ne commence pas par écrire Ben Hur. Certaines
choses ne sont pas réalisables tout de suite. J’avais fini Le Temps du Loup bien avant La Pianiste
mais personne ne voulait produire le film. C’est le succès de La Pianiste en 2002 qui a rendu
5
Kill your darlings : « tuez vos enfants chéris », (expression employée par William Faulkner) (N.d.T)
20
possible Le Temps du loup. C’est la loi du marché. Si l’on a du succès, on peut faire un plus grand
film la fois suivante. Si le succès n’arrive pas, on doit rabaisser ses prétentions et faire un petit
film. C’est la loi du marché avec laquelle il faut compter. Après Le Temps du Loup, je devais viser
bas. Le film n’a pas marché car j’ai raté plusieurs scènes. Et rien n’échappe au spectateur.
Je ne me souviens d'aucune scène ratée .
Moi, si. Certaines scènes ne comportent pas de vraie tension. Dans le scénario elles apparaissent
certes bonnes mais elles ne tiennent pas la rampe dans le film. D’où le caractère bancal du film.
On y trouve quelques moments fabuleux qui sont pourtant trop rares. Par ailleurs, certaines
scènes ont été supprimées : j’ai du jeter vingt minutes au moins, ce qui a déséquilibré le film. Ce
sont des choses qui arrivent et j’ai dû en payer le prix. De ce fait, le film suivant ne devait pas
avoir de grandes prétentions.
Caché est sorti en 2004.
Oui.
C’est aussi un film qui montre que vous vous restez étonnamment fidèle à vos thèmes. Vos thèmes sont irrévocables.
Ce n’est pas de la fidélité. Je n’ai pas d’autre idée tout simplement. Je reviens toujours aux mêmes
thèmes. Tous les auteurs sont ainsi. Un auteur écrit toujours le même livre. Bresson en est
l’exemple même, tout comme Cassavetes. C’est leur univers à eux, et là, rien à dire. Ça devient
délicat quand, avec l’âge, on ne peut faire que des variations autour de ce même thème mais sans
vie que compense une perfection technique. C’est ça même le danger : être trop sûr de son
thème et de ses moyens tandis que défaille la substance qui nourrit le tout ou se perd dans des
répétitions techniques.
Vous avez dit tout à l’heure que la rage et la révolte étaient pour vous le nerf de votre force créatrice. Comment
dois-je le comprendre ?
Sans blessure il n’y a pas d’art. On serait tous allongés sur l’herbe à prendre le soleil. Celui qui
crée, le fait pour compenser quelque chose. C’est banal. Une société idéale n’aurait pas besoin de
l’art. Si nous étions tous heureux on pourrait l’éliminer. Pour moi, les plus grands moments de
bonheur, je les vis avec quelqu’un ou avec l’expérience de l’art. C’est un bonheur d’écouter de la
musique, de lire un livre, de découvrir un tableau, une sculpture qui tiennent tête au caractère
inexorable du chaos.
Ce serait l’enseignement classique : l’artiste transforme son traumatisme en forme esthétique.
Nous le faisons tous. Dans une société comme la nôtre, tout le monde a des traumatismes.
D’ailleurs, je n’en parle pas volontiers pour ne pas permettre au spectateur, que je maltraîte dans
mes films, de se trouver des explications faciles dans mes traumatismes. Pourtant, je ne crois pas
que l’on puisse réduire l’art aux traumatismes de son créateur. Mozart en a eu sa part. Or, je ne
pense pas que ça change quoi que ce soit au côté grandiose de sa musique.
Doit-on connaître sa force créatrice, ses traumatismes ?
Qui les connaît en fait ? Voici vingt-cinq ans, j’ai rencontré Susan Batson, une actrice de
l’ »Actor’s Studio » de Lee Strasberg, qui est désormais le coach de Nicole Kidman et d’autres
21
célébrités. Elle est le seul génie que j’ai rencontré dans ma vie. Elle est comme un médium, une
voyante. Elle vous dévisage jusqu’au tréfonds de votre être. Chez suivi chez elle un stage de
plusieurs semaines. Certains se sont effondrés, beaucoup sont partis. En fait, on ressentait des
blessures que personne n’osait avouer. Or, Susan ne nous a pas soignés. Elle s’est contentée de
nous donner le merveilleux alibi qui consiste à transformer nos névroses en puissance créatrice.
Comment trouvez-vous le calme pour travailler ?
C’est difficile. Je crois n’avoir jamais été calme. Avant, j’étais sûrement plus malheureux
qu’aujourd’hui. Ce n’est que depuis peu que je peux dire que je me sens bien dans ma peau. On
connaît bien la question redoutable que les femmes posent aux hommes : « es-tu heureux ? ».
Dans notre monde actuel, on ne peut bien sûr pas être heureux. C'est impossible (ou bien, plus
proche de l'original: Comment on pourrait l'être). . On peut cependant essayer d’être en accord avec
soi-même et de trouver la paix intérieure. J’y ai pas mal réussi ces dernières années, dans ma vie
privée j’entends. C’est sûrement dû à ma femme et paradoxalement aussi au fait que je ne suis
jamais tranquille. Je ne sais vraiment pas ce que je ferais sans mon métier. Je lui ai consacré toute
ma vie et j’en suis heureux. Il me fait vraiment plaisir même si parfois c'est difficile. Quand on dit
que je suis un drogué du travail, c’est juste. Sans mon travail, je serais sans doute malheureux.
La France est votre deuxième foyer, en tout cas un port d’attache.
Je le dois à Juliette Binoche. Elle a vu ma trilogie 6 (Le septième continent, Benny's Vidéo, 71 Fragments
d'une chronologie du hasard) qu’elle a tellement aimée qu’un jour elle m’appelle pour me proposer une
collaboration.
Quel rapport aviez-vous alors avec la France ?
Je ne connaissais la France qu’en touriste, ce qui faisait barrage. Je ne pouvais pas faire semblant
de savoir mieux que les Français ce qui se passait dans leur pays. Si je devais tourner un film en
France, je choisirais un rôle que je connais bien, à savoir le rôle de l’étranger et l’étrangeté. C’est
ainsi qu’est né Code inconnu, entre parenthèses le seul film pour lequel j’ai fait les plus longues
recherches. Pendant trois mois passés en France, j’ai parlé avec des immigrés noirs et des familles
roumaines. C’est pourquoi « Code inconnu » n’a presque rien d’inventé. J’ai travaillé sur tout ce que
j’avais vu ou ce qu’on m’avait raconté. Quand réalisé Caché par la suite, j’avais l’impression de
beaucoup mieux connaître la France.
Qu’estimez-vous en France, mis à part le souvenir nostalgique de l’existentialisme ?
La France est un paradis pour les films d’auteur. Parce qu’il y a un public et que le cinéma a
autant de valeur que la littérature et les autres arts. Chez nous un homme politique gagne en
sabrant le budget du cinéma. En France, c’est tout le contraire. La France n’a pas la même
tradition que la nôtre.
Qu’est-ce qui explique, d’après vous, votre succès en France ?
Je ne me demande pas pourquoi j’ai du succès dans ce pays. Je m’en réjouis. Point barre.
6
Trilogie de la glaciation (N.d.T.)
22
Parce qu’une nation qui entretient l’héritage du rationalisme, s’intéresse aux questions métaphysiques de vos
films ?
Possible. C’était comique de voir que les critiques français qui portent au pinacle mes films
autrichiens, ont démoli Code inconnu. J’étais perplexe, très déçu et profondément vexé. Les
arguments contre ce film ne me semblaient pas non plus tenir la route. Partout ailleurs, ce film
était considéré comme le meilleur. Mais je me suis demandé aussitôt à quoi ça pouvait tenir. On
disait: en Autriche, ses films avaient encore du mordant, en France ils en ont perdu. A l’inverse,
les Autrichiens ont commencé à m’aimer avec Code inconnu.
Vous sentez-vous, avec une certaine mélancolie, émigré autrichien ?
Absolument pas. Si je n’avais pas de port d’attache en France, je pourrais comme la plupart des
réalisateurs ici en Autriche, tourner un film une fois tous les deux ans et j'aurais beaucoup moins
d'argent à ma disposition. C’est un grand privilège d’avoir un chez-soi dans deux pays. Il n’y a pas
qu’en Autriche que l’on ne devient quelqu’un que lorsque l’on a fait ses preuves à l’étranger. En
tout cas, le succès que j’ai eu en France m’a beaucoup aidé.
D’où vient le caractère impitoyable de vos films ? Vous ne cédez jamais. Vous n’épargnez rien au spectateur.
Vous ne coupez pas dans la chair mais carrément dans l’os.
Ce n’est pas un acte de volonté. Nous avons un devoir, c’est de rendre justice à notre sujet, à
notre thème. Je me sens simplement très mal à l’aise quand je ne suis pas précis. Chez moi, c’est
plus une contrainte qu’une intention. A mes débuts au théâtre de Baden-Baden, j’avais eu un
lumbago pendant la répétition. On m’a presque porté dans la salle mais à leur fin le lumbago a
fini par passer, la crispation s’était dissipée à cause du travail et de mon enthousiasme. Ça se passe
toujours ainsi et je n'y suis pour rien. Je suis très malheureux quand quelque chose n’est pas aussi
réussi que je le voudrais ni aussi précis que je l’imaginais. Alors, je continue tout simplement
jusqu’à ce qu’une scène réponde entièrement à mes attentes.
Votre devise, c’est la précision. Vous en êtes l’apôtre.
Je peux être enthousiaste au nom de la beauté. Mais je peux l’être aussi au nom de la précision qui
est la vertu suprême de l’art. Que ce soit dans la peinture, dans la littérature ou au cinéma – c’est
la précision qui l’emporte dans l’observation et dans la retransmission de cette dernière. La
précision, c’est entrer dans un thème et le recréer en n’en retenant que l’essentiel. Pourquoi
remarquons-nous un tableau ? Là aussi, c’est une question de précision. On pourrait même
dire que l’intensité naît de la précision dans le détail. Elle est tout autant esthétique que morale.
Elle exprime une contrainte. La précision est en quelque sorte l’impératif moral de l’art.
Comment est née votre prémisse de fer ?
De ma confrontation avec l’art, surtout avec le mien. Je ne peux pas dire si je crée des œuvres
d’art. Je laisse aux autres le soin de le dire. C’est toujours très pénible d’entendre quelqu’un
prétendre qu’il est artiste.
La précision est elle à son tour source de beauté ?
23
Oui. La beauté n’a rien à voir avec l’enjolivement. Même le fragment est une forme et non son
contraire. On doit toujours trouver la forme appropriée. C’est pourquoi les films de Bresson sont
si immenses parce qu’on ne connaît pas chez lui l’ordre des éléments : serait-ce d’abord la forme
qui a conditionné son histoire ? Ou bien est-ce l’histoire qui a pris forme ? Dans tous ses films
Bresson reste fidèle à lui-même. Il n'a cherché que des histoires qui étaient compatibles avec son
sens de la forme. De la perfection à l’état pur.
La précision est-elle pour vous la ligne de démarcation entre l’art de qualité et l’art médiocre ?
La précision est le baromètre de la valeur artistique et c'est le pur plaisir qui en découle. C’est la
défense de l’ordre contre le chaos. Rien que cet objectif justifie le travail qui, à son tour, est
source d’enthousiasme. Mon but n’est pas de faire plaisir à l’autre. Je crois que la précision
apporte elle-même le plaisir. Quand on est réceptif à l’expression artistique, on aime qu’une
création soit bien faite. Peu importe le but intérieur que poursuit l’artiste. Je ne crois pas aux buts.
Je crois à la précision. Je crois à l’artisanat, à sa noblesse.
Il y a quelque chose que je ne comprends pas très bien : en quoi la précision est-elle une résistance de l’ordre contre
le chaos ?
Parce que dans une société chaotique comme la nôtre, il n’est point d’œuvre d’art qui puisse être
en accord avec cette société. Si tel était le cas, ce serait une contradiction intrinsèque. L’art est
l’émancipation esthétique contre le statut quo, contre le chaos.
L’œuvre d’art oppose-t-elle sa forme à une société informe ?
En tout cas, l’œuvre d’art n’a pas d’intention. Elle ne vise pas à communiquer quelque chose par
un thème, ce qui serait de la pure information. C’est manifeste dans la peinture : le point de
départ n’est jamais une intention. On peut peindre un verre d’eau qui donne naissance à un chefd’œuvre bouleversant. A contrario, on peut écrire une épopée qui condense toute la douleur du
monde – et le résultat est nullissime. J’en reviens toujours à la forme qui est primordiale – le
contenu est secondaire. Le contenu est le mobile. Si obsession il y a, ce doit être une obsession de
la forme et non de l’objet. Sinon, on n’obtient rien de valable.
Y a-t-il une morale de la forme ?
Oui et d’un point de vue esthétique, c’est la seule forme valable. La morale de la forme est pour
moi le seul critère valable. La forme révèle la qualité ou la médiocrité d’une œuvre. Comme je l’ai
dit, les thèmes abondent. On peut tout se permettre, on peut en ficeler des objets sans intérêt.
Mais on peut aussi faire d’un détail un univers. La morale de la forme est la véritable utopie de
l’art.
En quoi la forme se distingue-t-elle du formalisme ?
Le formalisme est le contraire de la forme. C’est un bricolage de formes. Or, il existe des critères
qui déterminent une œuvre d’art. Le « moi » de l’artiste doit s’adresser à un « toi », un destinataire.
Peut importe le support : la peinture ou la musique. L’art n’existe pas sans dialogue.
24
N’avez-vous jamais eu l’impression que votre sujet faisait exploser la forme dramatique et sabotait la possibilté de
le représenter estéthiquement ?
Vous allez rire : j’ai toujours cette impression. D’où ma quête d’une forme ouverte. Comment
pourrais-je capter autant de réel que possible dans un film sans clouer au sol mon thème en lui
ôtant toute vie?
Anton Tchékhov a eu le génie de trouver la solution. Chez lui, il suffit du timbre d’une corde
cassée pour nous ouvrir tout un monde. Quand ça marche, c’est magnifique. Or, ça ne réussit pas
toujours. Dans chacun de mes films, il y a des fausses notes. Tout comme au théâtre.
Dans votre film Code inconnu le contenu fait exploser la forme.
C’est d’ailleurs pourquoi le film est fragmenté. Mais il n’est pas dépourvu de forme pour autant.
C’est aussi pour cette raison qu’il a été tourné en plans-séquences. Le monde n’est pas
reproductible intégralement. Celui qui prétend le pouvoir est soit un menteur soit un imbécile
(vérifier oui c'est bon). Je ne peux montrer que des fragments, des flashs de vie. Mais il est hors
de question que je fragmente des fragments car, si tel était le cas, ça deviendrait un jeu
formalistique. D’où cette impression d’alignement de plans-séquences sans lien apparent, en fait
des bribes de réel. La qualité de la forme se situe entre ces bribes. Bref, le clou de Code inconnu, le
clou de la forme j’entends, réside dans le fait que les fragments sont liés mais pas enchaînés - ils
sont en suspension libre. C’est ainsi que naît l’ouverture et l’ouverture, c’est la forme.
Au début de nos entretiens, vous avez dit que la musique était la reine des arts parce qu’elle contient tant
d’ouverture et d'ellipse. Apparemment, vos films auraient la même finalité cachée.
Je m’y efforce car l'ellipse crée de l'espace, un espace de pensée. Les films de Abbas Kiarostami
sont pour moi le nec plus ultra du cinéma. Ce cinéaste iranien a réussi la prouesse d’atteindre une
simplicité géniale. Tout oscille entre ses images.
L’analogie semble osée mais je tiens malgré tout à vous y confronter : l’inexorabilité de la forme de vos films
correspond à l’amertume de leur thème.
Je ne suis pas quelqu’un qui broie du noir et je ne le serai plus. Je suis un bon vivant qui va très
bien, Dieu merci. C’est pourquoi je me dois d’être sérieux dans mes propos. L’amertume de mes
films n’est donc pas l’expression de mon ressenti affectif mais celle de ma captation du monde
qui m’entoure. L’expression de ce qui, à mon avis se doit d’être dit. J’utilise mon expérience
affective personnelle dans mon travail, c’est banal. En revanche, je m’efforce de taire mes »
bobos ». Je décris la négativité du monde tout en sachant que ce monde n’est pas si univoque
comme sembleraient l’indiquer mes films. Pourtant, je trouve que dans une civilisation qui
entretient un simulacre d’apaisement, je me dois d’écarter les circonstances atténuantes. A défaut,
le spectateur s’en servirait pour fuir le conflit.
Pour dire les choses superficiellement, la société semble fonctionner pour vous selon un principe énoncé par le
philosophe français et anthropologue religieux (? C'est pas dans le texte allemand), René Girard : le caractère
mimétique du désir (? Idem) : « je dois avoir ce que l’autre a ». C’est par un combat et par un évincement
permanent que l’on avance. Indépendamment de sa classe sociale. Même la mendiante de Code inconnu est
évincée.
25
Je ne suis ni sociologue ni anthropologue mais je pense que la théorie du désir mimétique que
décrit René Girard, explique le mieux le processus de violence et de lutte, de rivalité entre les
hommes. Elle est plausible et toute notre société semble fonctionner comme ça. Prenez notre
système économique. C’est un système biologistique dans lequel le plus grand « pique » la banane
du petit. La rivalité est le moteur de l’ensemble et l’a sans doute été de tout temps. Il en est ainsi
dans un village d’Afrique comme chez nous, quoique sous d’autres formes.
Vos films regorgent de métaphores de guerre qui se reflètent mutuellement : la « petite » guerre dans la famille et
la « grande » guerre aux frontières. Dans 71 Fragments d'une chronologie du hasard, c’est la guerre froide,
dans Code Inconnu, c’est la guerre en Yougoslavie.
La guerre est omniprésente mais les personnages y sont indifférents car ils sont absorbés par leur
vie.
Dans Caché, la guerre est une résurgence du passé. Daniel Auteuil qui campe le personnage de Georges Laurent,
journaliste littéraire parisien, a dénoncé par jalousie Majid, enfant algérien que sa famille a adopté alors que luimême n’était qu’un enfant, ce qui conduit Majid à l’orphelinat. Dès le départ, on ressent un malaise dans cette
société où l’on voit presque brûler les banlieues.
Les banlieues sont un vestige du colonialisme. Les voitures ont brûlé bien avant et ça continuera.
Un jour, en regardant un documentaire sur Arte, je tombe sur le massacre que la police parisienne
a perpétré le 17 octobre 1961 contre les Algériens. Pendant quarante ans, personne n’en a parlé.
Inconcevable : j’étais sans voix. Et pourtant, je ne voulais pas faire de film sur la guerre d’Algérie
ni sur le problème algérien mais davantage sur l’étouffement d’un fait. Deux cents personnes sont
tuées puis jetées dans la Seine. Puis les corps inertes descendent le fleuve pendant des semaines
sans que personne n’en parle – pendant quarante ans ! Ce fut le catalyseur de mon histoire.
Pourtant Caché ne parle pas du retour du refoulé mais d’un malaise mystérieux qui règne dans la société.
Ce malaise provient d’une angoisse de perte incontrôlable (vérifier). Nous avons en définitive
toutes les raisons de ressentir un malaise. C'est pourquoi mon film parle de notre mauvaise
conscience. L’un prend des somnifères comme le personnage que campe Daniel Auteuil, l’autre
s’abrutit de drogues ou d’alcool, le troisième travaille comme un malade, et c’est mon cas. Et le
quatrième fait des dons à des œuvres caritatives. C’est notre manière à tous de calmer notre
mauvaise conscience.
Il y a une phrase cruciale dans votre film : « Que ne fait-on pas pour ne rien perdre. »
En effet, c’est la phrase-clé. Nous sommes tous prisonniers de notre libéralisme et l’angoisse de la
perte est notre compagne quotidienne. Nous savons des choses mais ce savoir nous laisse
pourtant désarmés. Il ne nous reste que la faculté d’expression. Nous préférons nous mentir à
nous mêmes pour dormir plus paisiblement.
On a parfois l’impression dans vos films que notre présent est une immense caverne médiatique, un univers carcéral
dont on ne peut s’évader.
C’est la caverne de Platon : c’est là que nous vivons sans connaître la lumière du soleil. Le monde
médiatique est un exemple de cette caverne. Mais il y en a d’autres. La caverne, c’est aussi notre
savoir. Que savons-nous vraiment de la vie ? Nous pensons être un puits de science et
26
parfaitement informés. Avant qu’un enfant ne sorte de sa chambre il a vu le monde sur un écran
qu’il croit être le vrai, le réel. En réalité, ce ne sont que des images manipulées. Il n’y a aucun
danger à ne pas être savant. Ce qui est dangereux, c’est de savoir peu tout en se croyant savant.
Quand les médias n’existaient pas, les gens ne connaissaient généralement que leur
environnement immédiat, leur savoir était tissé par leur expérience personnelle. Et ces hommes
n’avaient pas la prétention de connaître beaucoup de choses. Il n’y que nous, les hommes
modernes qui avons cette prétention. En réalité nous ne savons presque rien.
C’est en fonction de cette prémisse que votre film Benny’s Video est une critique radicale de cette caverne
médiatique. Ce film décrit jusqu’à la limite du supportable comment nos images télévisées et cinématographiques
conditionnent notre expérience du monde en en faussant la perception.
En ce qui concerne le film, je préfère éviter de m’ »auto-interpréter ». Or, une chose est certaine :
les médias nous aliènent complètement à double titre. Ils isolent les consommateurs des médias.
Par ailleurs, nous sommes aliénés comme objet des médias. La vie devient artificielle et notre
réalité nous est dictée par notre structure médiatique. Point n’est besoin d’être un manipulateur
délibéré. L’existence même de l’image et d'une pseudo-réalité fausse la réalité.
Peut-on dire que le divertissement influence aussi la perception que nous avons de nous-mêmes, le rapport à nousmêmes ? Blaise Pascal, le philosophe que vous estimez tant, critique déjà l’homme esclave du divertissement, ce que
reprend Adorno. L’industrie de la culture est pour lui une distraction organisée. C’est une distraction de la vie
réelle.
Cette pensée ne m’est pas étrangère. La machine de la distraction a pris une nouvelle place en
Occident. Avant, les gens n’avaient pas le temps de réfléchir car ils travaillaient trop et
aujourd’hui non plus car ils se divertissent trop. Je dirais si j’étais réactionnaire que l’homme ne
supporte pas de s’interroger sur son existence. Soit il est asservi pour être heureux. Soit on le
distrait et l’abrutit et là aussi, il est heureux. Cette pensée est peu attrayante et pourtant on ne
saurait l’écarter. On peut dire : c’est comme ça, les gens naissent bêtes, on les rend esclaves en
leur balançant du clinquant. Ou encore nous pouvons exprimer notre désaccord avec nos
moyens limités et c’est ce que je préconise.
En d’autres termes : nous nous modernisons de plus en plus, ce qui nous éloigne le plus en plus de la vraie vie.
Nous vivons une vie artificielle qui en tout cas n'est pas la vie qu'on voudrait . En réalité, nous
avons oublié ce que nous voulons vraiment à cause des contraintes que nous nous sommes créées
nous-mêmes. Nous sommes étonnamment privilégiés et ceux qui souffrent de misères ou de
contraintes réelles ne peuvent que rire de nos soucis ou plutôt ils doivent être furieux. C’est
pourquoi je dis toujours que mes films ne sont pas destinés au tiers monde. Le tiers monde n’en a
rien à cirer et le public est absent. A raison ! Mes thèmes s’adressent à notre société d’abondance.
Nous ne souffrons pas seulement d’abondance mais aussi de mauvaise conscience qui en est le
corollaire. D’ailleurs, je ne ressens de la vitalité qu'ailleurs, certainement pas chez nous. Aussi mes
films ne s’adressent-ils qu’à nous, qu’au public occidental. Je ne sais pas faire autrement.
Comment le pourrais-je ?
En fait, ces contraintes sont superflues. Pour la première fois nous vivons dans une société où règne l’abondance et
non le manque.
27
Ça ne fait qu’empirer les choses. Le communisme a fini par échouer dans sa rivalité mimétique7
tout simplement parce que l’un voulait avoir un peu plus que l’autre.
Dans Le Temps du loup vous avez renversé la situation. Soudain la civilisation devient une terre sauvage.
Tout à fait.
Je ne veux pas vous contrarier mais on pourrait aussi interpréter Le Temps du loup de manière très
conservatrice. A partir du moment où l’autorité contraignante des institutions fait défaut, on se rue les uns sur les
autres comme des loups. L’histoire se répète. On s’entretue. Deux mille ans de civilisation n’ont rien changé : sacrée
désillusion.
Pourtant, le film abonde de moments d’utopie et de solidarité que l’on ne doit pas oublier. En
premier lieu, le film sert un genre classique, à savoir le film catastrophe – à cette seule différence
près qu’il n’a pas lieu en 2020, c’est-à-dire après-demain, mais demain. Pour moi Le Temps du Loup
n’est pas du tout conservateur. Ce n’est pas ça qui m’intéresse. On voit toujours le temps du loup
sur le petit écran mais ça se passe toujours très loin de nous, en Afrique par exemple. Certes, ce
temps a lieu aujourd’hui mais il est si loin de nous géographiquement que l’on peut être sûr qu’il
n’arrive qu’aux autres et que nous serons épargnés.
Et pourtant ce Temps du Loup se rapproche dangereusement de nous.
Exact. C’est le point de départ de mon film. C’est très simple : imaginez un instant que le courant
ne sorte plus de la prise et que les conduites d’eau soient vides. C’est tout. Je voulais tourner un
film sans le côté spectaculaire du film catastrophe. Dans les films catastrophe il y a toujours un
sauveur qui résout tout. Puis la vie reprend son cours. C’est le schéma classique que je me suis
contenté de varier quelque peu.
Depuis les attentats du 11 septembre sentez-vous conforté dans votre imagination apocalyptique ?
J’ai écrit le scénario bien avant le 11 septembre mais les attentats d’Al Qaida ont été le catalyseur
qui m’a poussé à réaliser le film. C’est vrai, je suis habité par une imagination apocalyptique. J’ai
été étonné d’entendre que les attentats du 11 septembre avaient changé le monde. C’est naïf de le
penser car les attentats étaient dans l'air du temps, on devrait s'y attendre. La seule chose qui m’ait
étonné c’était le raffinement de l’attentat et le fait que sa date8 correspond au numéro d’urgence
des Etats-Unis, le 911. Fallait y penser ! La haine qui s’exprime là-dedans…Et ça se reproduira,
pas seulement aux Etats-Unis.
Est-ce qu' un préjugé naturel contre les sciences et surtout contre la technologie fait partie de votre critique de la
civilisation ?
7
N.d.T : de René Girard. Cf. supra, page 25
8
Aux Etats-Unis, les Américains disent « nine eleven » (9/11) pour désigner le 11 septembre. Le mois précède le jour.
N.d.T
28
Pas du tout. Pourquoi cette question ? J’admire les scientifiques mais j’étais trop bête pour en
devenir un. Il faut une mémoire fabuleuse.
Pourquoi Benny passe-t-il un cours chez un informaticien ? Et non chez un professeur d’allemand qui pourrait lui
expliquer la tragédie grecque ?
Parce que ça aurait été trop plat. Il fallait trouver quelque chose qui intéresse aussi ses camarades
de classe – tout le monde est devant un écran.
Tout le monde travaille devant son écran comme un autiste.
Mon choix n’avait aucune arrière-pensée polémique.
Dans votre scénario, la Tête du Maure (1995, réalisation Paulus Manker), le personnage principal est un
acousticien qui peu à peu tourne le dos au monde. Et le héros du Septième Continent est un ingénieur
malheureux.
Il n’y a rien à en déduire. J'ai tout simplement choisi des métiers où l’on peut encore faire carrière
avec des responsabilités. Quand j’affecte un emploi technique à un personnage, je le fais pour
qu’on ne lui mette pas tout de suite l’étiquette de fou ou de névrosé. Je n’ai rien contre la
technique ni contre l’informatique. Les deux nous facilitent grandement la vie même si
l’ordinateur est un cadeau empoisonné. S’il y a un gros bug dans les systèmes, la « civilisation » est
paralysée. La destruction des systèmes de l’autre pourrait devenir un motif de guerre. Plus le
monde est technicisé, plus il est vulnérable.
Et pourtant, vous montrez bien que ces systèmes fonctionnels refroidissent les rapports humains. L’immédiateté du
contact est perturbée, et ce dès l’enfance. Comment expliquer autrement que le meurtre du père dans Le temps du
Loup laisse les enfants indifférents ?
C’est le même phénomène que dans le meurtre de l’enfant dans Funny Games, où il est encore
plus frappant. Quelles sont les règles d’un thriller ? Il n’y a pas d’animal blessé, pas d’enfant tué et
c’est toujours le bon qui triomphe. Et moi je m’étais dit : nous faisons l’inverse pour Funny Games.
On commence par faire mourir le chien, puis c’est l’enfant qui est tué – et ensuite, on a eu du mal
à trouver une suite à ce film. De quelle palette disposons-nous ? J’avais le même problème de
narration au début du Temps du Loup. Il y a des histoires de guerre où des familles en fuite sont
attaquées par des avions volant à basse altitude. Là, on rencontre deux types de comportements :
soit les survivants restent avec les morts pour mourir à leur tour, soit ils abandonnent les morts
pour se traîner vers un endroit sûr – et ils sombrent dans la dépression.
Et les parents dans tout ça, quand ils voient leur fils mort ?
Si dans Funny Games, les parents étaient allés voir leur fils tué et s’ils l’avaient touché, ils ne
l’auraient plus quitté. Et le film se serait arrêté là. Idem pour Le temps du loup. Si dès la première
scène, la mère avaient marché seule dans la rue avec ses deux enfants, tout le monde aurait
demandé ce qu’ils faisaient là, pourquoi et comment ils se retrouvaient ici. J’ai donc dû introduire
un père pour m’en débarrasser le plus vite possible. Il fallait trouver une scène de transition pour
les survivants, quelle soit crédible ou pas. En effet, dès qu’une mère et ses enfants commencent à
s’occuper de leur traumatisme, ils restent pétrifiés sur place. Au début, j’avais écrit une scène où
ils enterraient le père assassiné mais ça ne passait pas : ça donnait au film un pathos qui sonnait
faux. Les personnages sont tout simplement tétanisés. Mes raisonnements étaient d'ordre
purement dramaturgique.
29
Quand j’ai vu ces scènes, j’ai pensé spontanément que vous vouliez nous montrer jusqu’où peut aller le
"glacialisation des sentiments". Même le deuil de ses enfants est refoulé.
C’est une erreur. Ce serait trop facile et d’ailleurs, je n’y crois pas. Quand un parent voit son
enfant assassiné sous ses yeux, c’est inconcevable, à la limite du supportable. Je crois que l’on vit
sa propre mort émotionnelle. Les acteurs de Funny Games ont eu beaucoup de mal. Ils se sont
demandé comment ils pouvaient sortir de cette ornière.
Ulrich Mühle, le « pater familias » de Funny Games se sent mystérieusement coupable. Et ce n’est pas par
hasard si vous avez filmé le Château de Kafka en 1997, avec le même Ulrich Mühe, où les personnages sont
toujours coupables. A côté des thèmes comme l’oubli et le refoulement, le sentiment de culpabilité me semble être
votre passion secrète.
Ce sont en effet mes thèmes de prédilection. Avec l’âge, on réfléchit de plus en plus à ce qu’on a
vécu depuis l’enfance.
La culpabilité et le refoulement sont les ombres que vos personnages n'arrivent pas à lâcher.
Je dis toujours : nos spectres que nous détruisons reviendront tôt ou tard. Nous vivons tous avec
des sentiments de culpabilité. C’est inévitable car ça semble faire partie de la condition humaine 9.
Qu’on le veuille ou pas, on est toujours coupable vis-à-vis des autres. La culpabilité est le
corollaire de la souffrance. Nous ne pouvons pas vivre sans culpabilité quand on fait partie d’une
communauté et d’un système. Il s’agit de savoir comment nous vivons avec ce sentiment. Le plus
souvent, nous nous « défilons ».
Si je ne me trompe pas complètement (vérifier), les 71 fragments d’une chronologie du hasard tournent
autour d’une notion qui nous est devenue très étrangère, le péché originel. Qu’en pensez-vous ? (vérifier).
Je trouve que la notion de péché originel révèle une pensée très juste même si je ne me considère
ni protestant ni catholique. L’état de notre monde n’est pas le fruit du destin mais de la création
de l’homme à travers les millénaires. C’est l’humanité qui l’a voulu ainsi. La terre serait autre si les
rapports humains étaient différents. Sans ruse et sans mensonge qui nous rendent tous
meurtriers. Partout où sévissent des êtres d’une intelligence supérieure, la vie devient dangereuse.
Le péché originel désigne-t-il une culpabilité contre la nature – ou bien la culpabilité des hommes entre eux ?
Les deux. Je fais partie d’un tout et je ne vis pas dans le vide. Tout ce que je fais concerne l’autre
et moi-même. Chaque geste, chaque phrase traduit une intention consciente ou inconsciente.
Nous agissons toujours même quand nous nous tenons à l’écart. Nous agissons avec des mots ou
par le silence, ne serait-ce qu’envers nous-mêmes. Impossible de sortir de ce dilemme.
L’expression « péché originel » a une mauvaise connotation. Nous sommes tenus coupables pour des actes que nous
n’avons pas commis.
C’est une mauvaise interprétation. Le péché originel ne signifie pas l’héritage d’une culpabilité
qui nous accompagnera tout au long de notre vie. Le péché originel fait simplement partie de
l’héritage de l’homme qui a le pouvoir de décider mais aussi la faculté de se tromper en
9
Dans le texte. N.d.T
30
permanence pour ensuite en payer le prix ou causer des dégâts. Personne ne sort de ce dilemme.
Que l’on invoque des motifs religieux et que l’on incrimine Dieu, c’est secondaire. Pour donner
un semblant de sens à la notion de péché originel, j’aurais plutôt besoin d’un ingénieur que d’un
bon dieu.
La question de la culpabilité est au centre de Caché. Pourquoi n’avez-vous pas réglé la question de la culpabilité
et démasqué l’expéditeur de vidéos menaçantes ? Vous évitez d’identifier le coupable, ce qui rend la culpabilité
étrangement abstraite. Elle devient quelque chose d’intemporel, de pérenne.
Si je m’adresse au spectateur en lui dévoilant l’identité de l’expéditeur de la vidéo, je le décharge
de son travail et le déclare inapte. Un metteur en scène n’est pas là pour tout expliquer. Ça
m’irrite quand l’auteur d’un film ou d’un livre me dicte ce que je dois penser ou ressentir.
D’ailleurs, la résolution de Caché ne manque pas. Il faut opter pour une option de lecture.
Et alors ? Vous êtes-vous décidé ?
Bien sûr j’ai écrit un dialogue entre le fils du journaliste littéraire et le jeune Arabe. Simplement,
on ne le comprend pas à cause de la distance géographique – et j’ai fait promettre aux deux
protagonistes de ne révéler à personne la teneur du dialogue. Ça changerait quoi si l’on savait qui
a envoyé les vidéos ? Qu’est-ce que ça aurait changé au thème du film ? Rien. Ça aurait été simple
de démasquer l’expéditeur de ces vidéos car il faut bien que l’un des deux mente, n’est-ce-pas ?
C’est qui alors ?
Je ne sais pas.
Le fils de Majid ?
Je ne sais pas.
Majid ?
Aucune idée.
Les vidéos ont été envoyées par une justice supérieure, par une instance imaginaire ?
Peu m’importe.
Par Dieu ?
Peut-être.
Est-ce une manigance de la mauvaise conscience ?
Possible.
Alors, qui les a envoyées ?
31
Toutes les explications sont possibles et j’ai entendu mille versions. J’espère seulement qu’elles
fonctionnent toutes. Je persiste et signe : ça change quoi de débattre du film ? Résoudre le
problème de la culpabilité ? Sûrement pas.
Vos films peuvent-ils finir par une réconciliation ? Par une « déculpabilisation » ? Dans Caché, le journaliste
littéraire, Georges Laurent que campe Daniel Auteuil, aurait pu aller voir l’Algérien, Majid et lui demander
pardon…
…mais le héro n’y a pas pensé. En revanche, je vous renvoie à la scène dans la chambre à
coucher éteinte où Auteuil essaie de se regarder en face.
Pour vous ce n’est pas la société qui est coupable mais l'individu lui-même. Il n'a pas droit aux excuses.
Je me refuse à faire de la société un bouc-émissaire. C’est une manière de se défiler devant nos
responsabilités à l’égard d’autrui et de soi-même. Je croise toujours des gens qui s’acharnent sur la
société pour éviter d’être confrontés à leur propre misère. Les radicalismes fonctionnenent ainsi,
ils offrent un subterfuge pour se fuir. Toute forme d’idéologie se prête parfaitement à
l’instrumentalisation. (vérifier)
Pourtant, l’examen de thèmes sombres comme l’angoisse et la culpabilité, le refoulement et l’oubli, a quelque chose
de soulageant.
L’angoisse nous plonge dans ces thèmes et plus on s’y intéresse, plus de choses s’éclairent en
nous. En même temps, cette introspection est aussi une forme d’autoprotection. D’où la chance
de pouvoir exercer un métier comme le mien. Nous sommes tous des privilégiés car nous
pouvons sublimer par le jeu nos aversions et nos peurs. C’est quelque chose de merveilleux. C’est
pourquoi j’enrage quand mes collègues se plaignent de leur métier. Ils ne mesurent pas à quel
point ils sont privilégiés.
En jouant avec l’horreur vous bloquez toute voie de fuite au spectateur : d’où l'exaspération que même les experts
en communication ont à votre égard. La compréhension est aussi rare que l’eau dans le désert et la parole comme la
discussion ne font qu’aggraver cette incompréhension. Je pense à la dispute du couple dans Caché après que le fils a
quitté la maison.
Oui. La parole ne passe pas parce que la relation était déjà en crise. Aussi l’instrument de
communication est-il lui-même un échec. Je ne crois pas que la parole puisse aider à résoudre un
conflit entre deux personnes. Plus le conflit est intense, plus la parole nous échappe. Je peux aussi
ne rien dire en parlant sans interruption. Bien sûr, les femmes ne sont pas du tout de cet avis :
elles veulent toujours tout exprimer. Je ne partage pas cette attitude. Ce ne sont pas des
discussions qui m'ont fait progresser. Je trouve que les gestes et les actions nous apportent
beaucoup plus, en bien comme en mal. La plus belle forme de communication reste de toute
façon la musique, l’ensemble musical. C’est une forme de respiration commune qui ravit bien
plus que toute conversation parce qu’elle est non verbale et dénuée de conceptualisation.
La musique efface-t-elle la violence, la barbarie ?
J’en suis convaincu. Si l’on utilisait la musique comme moyen de communication, on éliminerait
les conflits bien plus facilement. Ça peut sembler très romantique mais je crois que c’est vrai.
32
Avant que je ne reprenne votre réplique pour vous interroger sur le deuxième centre de gravité de vos films, à savoir
la violence, j’aimerais savoir pour quoi vous avez produit un « remake » de Funny Games dix ans plus tard.
Comme le film était en langue allemande, il ne passait en Amérique que dans les salles d’art et
d’essai. En d’autres termes, les premiers destinataires de ce film ne l’ont pas vu. Les films
étrangers en V.O.sous-titrés ne représentent qu’un pourcentage infime des cinéphiles. Par ailleurs,
les films ne sont pas doublés en Amérique. Tant mieux parce que j’ai horreur des films doublés.
Aux Etats-Unis, Caché a eu étonnamment plus de succès que La Pianiste. Je ne m’y attendais pas
car Caché était certes un petit film mais qui interpellait davantage le public. En Angleterre, ce film
a fait un tabac. C’est la première fois qu’un film d’art et d’essai a eu autant d’entrées. Je n’arrive
pas à m’expliquer ce succès retentissant. Quelque chose a dû toucher le public anglo-saxon. D’où
l’offre du « remake ».
Ce remake n’est donc pas votre initiative ?
Si, si ! Normalement, je ne ferais jamais un remake, bien évidemment. Mais Funny Games est un
cas spécial dans mon œuvre. C’est le seul film qui veuille vraiment provoquer et qui soit pensé
comme une gifle donnée au public. Funny Games s’adressait à un public particulier, aux
consuméristes compulsifs et, partant, bien sûr, au grand marché anglophone du cinéma
international. Il n’y a pas que le titre qui soit américain. Il suffit de voir la maison de campagne de
Funny Games pour comprendre qu’il ne s’agit pas d’une maison familiale autrichienne mais d’une
maison bien américaine. (---pas traduit délibérément). Tout a été pensé. C’est cette maison
américaine que je voulais pour que le public visé puisse mieux s’identifier au film.
Quelle concession avez-vous faite à Hollywood ?
Aucune. Nous étions d’accord sur la mise au point (vérifier). La seule condition qui m’était
imposée, c’était de présenter le montage final. Le premier financier appartenait à l’un des plus
grands studios. Si Hollywood n’avait pas voulu accepter mon projet, et bien je ne l’aurais pas
réalisé. Je ne suis pas suicidaire. Je courrai certes le risque que le public compare les deux versions
et préfère la première à la seconde. C’est inévitable dans un « remake ». Cette angoisse de la
comparaison m’habitait, ce qui m’a causé un sacré stress. A cette angoisse s’ajoutait tout le travail
artisanal où je me demandais si j’allais réussir à trouver la même forme dans des conditions si
différentes.
Et alors, vous avez réussi ?
Je crois, oui. Le film a été un succès à mon avis.
Parce que vous vous êtes imposé et que vous avez fixé vos conditions ?
Quand on m’a proposé de faire un « remake », j’ai réfléchi longtemps parce que ça représente un
travail énorme. Je voulais absolument que Naomi Watts joue le rôle principal. Comme pour La
Pianiste où je n’acceptais de tourner qu’à condition d’avoir Isabelle Huppert.
Avez-vous changé la première version de Funny Games dans votre « remake » ?
La version autrichienne comporte des réglages que je ne referai plus aujourd’hui. Et pourtant, je
ne les ai pas changés. Si je change quelque chose, je change tout (vérifier). Nous avons donc fait
le même film, à chaque réglage près. Et pourtant, à la fin, le film est différent. Ce sont d’autres
33
personnages qui se trouvent devant la caméra, les accents se déplacent. C’est ça qui est
passionnant.
Beaucoup rêvent de la souplesse des conditions de travail en Amérique.
Je le croyais aussi. En réalité, le tournage est une épreuve de force incroyable, comparable à
aucune de mes expériences passées. La machine américaine est plus lourde que la nôtre. Jamais je
n’ai été aussi épuisé qu’après ce film. Quand je suis rentré à Vienne après le tournage, j’étais
l’ombre de moi-même.
Referiez-vous un « remake » ?
On m’a fait une proposition pour Caché. Ron Howard a pris une option. On m’a d’abord
demandé si je voulais le faire. La question est absurde. On doit réécrire le film en fonction du
contexte américain. Je sais le faire et me refuse à le faire. En plus, une expérience me suffit. J’y ai
appris ce que j’avais à apprendre. Par ailleurs, j’avais assez de projets qui n’attendaient qu’à être
réalisés. Funny Games restera l’exception qui confirme la règle. Un film qui, je l’espère, trouvera
son public dans les pays anglo-saxons pour lesquels il est destiné.
En quoi le public américain devait-il être intéressé par un « remake » de Funny Games ? Parce qu’il vise la
morale inscrite dans le cœur de la nation – la violence ?
Vous devriez poser cette question aux Américains. Je crois plutôt que ce film est celui qui créée le
plus de tensions, ce que les Américains affectionnent particulièrement. Même si beaucoup ne
perçoivent pas du tout la remise en question contenue dans ce film.
Ou alors ils sont hermétiques à ce niveau de pensée. Par exemple, la scène du rembobinage où le film s’arrête avant
le retour-arrière.
Lors d’une projection privée, une partie du public a quitté la salle à cet endroit précisément. Le
public averti « avale » ce genre de scène plus facilement que le grand public. Et pourtant, ce sont
ces ruptures qui donnent son sens au film, sans lesquelles il ne serait qu’un thriller comme les
autres. C’est précisément ce qui m’a motivé pour faire ce film.
Si Funny Games était un film hollywoodien, il aurait un « happy end ».
Sans doute. Le refus d’un « happy end » fait partie de la structure même de ce film qui vise à
contourner systématiquement les attentes du publiques pour déclencher une réflexion de sa part.
Mais je suppose que le public américain est si déformé qu’il ne comprend plus ces ruptures. Reste
à voir. En tout cas, on peut se demander si le public n’est pas désormais hermétique à ce genre de
film. Lorsqu’une partie du public a quitté la salle pendant la projection privée, j’ai été conforté
dans mon hypothèse plus qu’irrité. Le public se sent démasqué dans le film. Je le fais complice
des coupables – et je leur reproche en plus cette complicité. Les spectateurs n’aiment pas du tout
ça. Ils ne veulent pas admettre que la consommation de la violence est une complicité. Au festival
de Cannes, le public était furieux. Il y a eu une joute dans la salle entre défenseurs et détracteurs.
Je trouve que c’est le meilleur résultat que l’on peut espérer. Ça montre que le film ne laisse
personne indifférent et que le message est passé – chacun réagissant selon ses convictions.
La mauvaise humeur du public ne vient-elle pas aussi du fait que vous vous immiscez par curiosité en réalisateur
que vous êtes dans la scène du rembobinage, détruisant ainsi l’épilogue du récit ?
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C’est le seul moyen pour faire prendre conscience au spectateur de l’artifice de mon récit.
Mais le spectateur sait très bien que c’est un artifice. Et il attend à raison l’épilogue d’un récit au sein de cet
artifice.
Non. Il ne le sait que théoriquement. A la caisse, il paie pour oublier ce qu’il sait.
Le public s’emballe parce qu’il a payé – et parce que vous l’obligez à se souvenir ?
C’est magnifique que le public s’emballe. C’est là qu’il commence à se poser des questions.
On dirait Adorno. En protestant contre le sujet qui n’est pas tout à fait mort.
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