théologie Le Courrier théologique des professeurs de la Faculté de

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& théologie
Le Courrier théologique
des professeurs de la Faculté de théologie catholique
(UNISTRA - Université de Strasbourg)
N° 13, janvier 2016
BILLET
Du neuf dans les rapports entre philosophie et christianisme ?
Un ouvrage collectif vient de paraître aux éditions Parole et Silence sous la direction de notre
collègue Philippe Capelle-Dumont. Son titre, Philosophie et inspiration chrétienne, rappellera
quelque chose à tous ceux qu’intéresse le débat des années trente du siècle dernier sur la
possibilité d’une philosophie chrétienne, et « parlera », espérons-le, du moins à tous ceux
que fâchent les essais aussi barbants qu’inutiles de confessionnalisation de la philosophie. Il
n’échappera à personne, en effet, que le titre retenu creuse en son milieu l’appellation
philosophie chrétienne et y insère le terme inspiration précédé par un et programmatique-
problématique et non par un de anamnestique-assertorique. Donc, pas de rabougrissement
philosophique en vue, mais, au contraire, un grandissement qui s’alimente aux multiples
relations impliquées dans la conjonction et. Quelques extraits de l’introduction de l’ouvrage
permettront d’en entrevoir la nouveauté.
Le premier d’entre eux porte sur l’inspiration et le mouvement de contrebalance qu’elle
connote :
Socrate a reçu l’inspiration. Oracle de Delphes qui souffle sur le matin
philosophique : « connais-toi toi-même ». Inspiration comme une double
surprise : une advenue imprévisible, sans doute impossible et l’invitation
faite à son destinataire de commettre une œuvre propre. Génie de
l’inspiration : mieux qu’à donner une direction, elle sollicite de l’inspiré un
monde à configurer. L’inspiration reçue, tout reste à faire, à dire, « car
l’inspiration chose bien oubliée à l’époque moderne doit emporter à
l’instant elle est reçue, mais exige ensuite une fine maîtrise, une capacité
à la pratiquer, comme c’est le cas, pour tout ce qui, en nous habitant, ne
nous appartient pas
1
». Nous philosophons parce que nous sommes toujours
déjà habités mais aussi parce que, en vertu d’un impératif vital tranchant,
nous désirons élucider le mystère de cette habitation
2
.
1
Maria ZAMBRANO, L’homme et le divin, Paris, José Corti, 2006, p. 227.
2
Philippe CAPELLE-DUMONT, « Introduction » dans Philosophie et inspiration chrétienne,
op. cit., p. 7-8.
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Le deuxième extrait rappelle quelques-uns des grands noms qui prirent part à un débat dont
certaines pages ne demandent qu’à être tournées. Parmi celles-ci figurent probablement
toutes celles qui, au 20e siècle, ont concerné la notion tour à tour magnifiée et contestée de
« philosophie chrétienne » :
Vite circonscrit au célèbre et difficile « débat des années 1930 », son concept
[le concept de philosophie chrétienne] ne lui est certes pas réductible.
Ouvert par Émile Bréhier en 1927, relayé par Etienne Gilson en 1928 puis par
Maurice Blondel en 1931 et Jacques Maritain en 1933, commenté jusqu’en
1936 par Edith Stein et Henri de Lubac notamment, ce bat parfois appelé
« querelle » a fini par se révéler comme ce qu’il avait été effectivement i.e.
confisqué, piégé
3
, emmuré dans une question mal taillée : y-a-t-il quelque
espace pour la foi chrétienne lorsque l’on est philosophe ? En présupposant
l’existence de deux polarités historiquement et nativement exogènes, cette
question ne pouvait que ralentir, voire détourner les élans de la
« philosophie chrétienne » et en obturer alors tout destin possible. On se
souviendra que l’expression avait été pourtant et largement sollicitée au 19e
siècle, aussi bien par les Chateaubriand, Lamennais que Louis de Bonald,
mais selon un ordre d’interrogation symétriquement inverse, i.e. : à quelles
conditions le christianisme peut-il susciter, générer de la philosophie, voire
la régénérer ? C’est suivant cette question volontaire, dynamique et précise
qu’avait été rédigée en 1879 sous l’autorité du pape Léon XIII l’encyclique
philosophique Aeterni Patris, laquelle en effet, lors de sa toute première
édition, portait en sous-titre : « La philosophie chrétienne
4
»
5
.
Quelles pages du débat méritent alors d’être relues ? Sans aucun doute, celles des premiers
commencements du christianisme lui-même, c’est-à-dire la littérature fondatrice des Pères
de l’Église, mais aussi celles de la tradition monastique et quelques-unes des débuts de la
période moderne. Le parcours suivant fixe ces jalons :
Le premier usage de « philosophia christiana » est attesté dans l’homélie de
Jean Chrysostome In Kalendas (386-387) ; on en retrouve l’usage quelques
petites années plus tard dans le Contra Julianum (410) de saint Augustin
6
. De
tels emplois sanctionnent l’histoire inaugurale de l’intelligence chrétienne où
le vocable de « philosophie » est, de loin, préféré à celui de « théologie »
hérité des Grecs, notamment de Platon qui en avait formé le lexème dans La
République (379c). Dès le 2e siècle, les chrétiens sont ainsi désignés
« philosophes » par les non-chrétiens ; ils en revendiquent le titre, tel Justin,
comme adéquat à ce qu’ils estiment être devenus après avoir découvert le
chiffre de leur quête de vérité et de sagesse : « Je fus pris d’amour pour les
prophètes et pour ces hommes amis du Christ. Je repassais en moi-même
toutes ces paroles, je reconnus que c’était pour moi la seule philosophie,
sûre et profitable. Voilà comment et pourquoi je suis devenu philosophe ».
3
Xavier TILLIETTE, Le Christ de la philosophie, Cerf, 1990.
4
Cf VAN RIET, « Le titre de l’encyclique Aeterni Patris. Note historique », Revue
philosophique de Louvain, 80, 1982, p. 35-63.
5
Philippe CAPELLE-DUMONT, op. cit., p. 8-9.
6
MPL. 44, 774.
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Cette même disposition se trouve attestée chez Athénagoras d’Athènes et
Méliton de Sardes (2e siècle). Il allait en effet de soi, en conséquence de ceux
qui le professaient, que le message du christianisme, devait être qualifié de
« philosophie », de « notre philosophie » (Tatien, 2e siècle), de « vraie
philosophie » (Clément d’Alexandrie, 2e-3e siècle), ou encore la « philosophie
de Dieu » (Eusèbe 4e siècle) ou même de la « philosophie de la Bible »
(Tatien, Grégoire de Nysse, 4e siècle) ou de la « philosophie évangélique »
(Théodoret, 4e siècle). La logique de telles désignations exigeait que le Christ
fût lui-même déclaré « le premier de tous les philosophes » (Eusèbe).
Il faut admettre que l’histoire « patristique » de la rencontre entre
philosophie et christianisme a laissé des traces d’une opposition farouche. Il
n’est cependant pas assuré qu’un Tertullien, contrairement à ce qui a pu
être indûment soutenu, en ait été l’agent le plus virulent. Les travaux
engagés à cet égard depuis von Braun dans les années 1950
7
ont conduit à
des révisions profondes et à des propos très nuancés que Jean-Claude
Fredouille, il n’y a pas si longtemps, a homologués. Il faudrait mentionner
plutôt les noms « latins » d’Hilaire de Poitiers, d’Ambroise de Milan.
Nonobstant, donc, quelques oppositions matinales, rarement radicales,
entre la foi et la philosophie, l’idée du christianisme comme vera philosophia
se répandra dans l’Occident latin à la manière dont elle s’imposera dans
l’Orient chrétien. C’est pourquoi l’hypothèse consistant à tenir la philosophia
christiana pour un paradigme nécessaire à toute compréhension de l’ère
patristique » s’impose. C’est même de cette idée-force que participera
l’équivalence progressivement établie entre le moine et le philosophe, et qui
se prolongera jusque dans le Moyen-âge profond.
On se rappellera, en effet, que dans la seconde période patristique partir
des 5e-6e siècles), la philosophie chrétienne a pu signifier la vie monastique
elle-même : le moine se comprenant comme celui qui réalisait ou devait
réaliser la sagesse des évangiles. À partir des Pères Cappadociens et pour
une période notablement longue, la philosophia christiana sera reçue
comme un véritable topos de la vie monastique. Au 11e siècle, le moine
s’entend, selon la formule de Pierre Damien, comme verus Christi
philosophus, ou encore comme philochristus (selon Du Cange), son état de
vie étant considéré comme diadema christianae philosophiae (Alcuin) et son
monastère comme un christianae philosophiae speculum (Guillaume de
Newbury) ou encore comme christianae scola philosophiae (Guerric d’Igny).
Mais si le Moyen-Âge a pu délaisser, sans y renoncer, la stricte acception,
présente dans la première patristique, de la « philosophie chrétienne »
comme « religion chrétienne », ce au bénéfice d’une domiciliation
exclusivement théologico-monastique, il ne semble pas lui avoir donné, à
travers les théoriciens appelés philosophantes, une grande importance. Ainsi
Albert le Grand, Thomas d’Aquin, Bonaventure et Duns Scot n’en font aucun
7
Concernant les contributions de René Braun sur Tertullien, on consultera le collectif Approches de Tertullien.
Vingt-six études sur l’auteur et sur l’œuvre (1955-1990), Collection des Études augustiniennes, Série Antiquité,
134, Paris, 1992.
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usage, alors que les commentaires tardifs en feront les modèles du
philosophe chrétien.
Dans la période moderne, Érasme sera le premier à découpler le concept de
philosophia christiana et le monde de la théologie monastique ; mais il s’y
emploiera pour la différencier plus encore de la théologie et de la
philosophie scolastiques, i.e., à ses yeux, d’un système de propositions
éloignées de la pensée en Christ. On assiste ainsi à une troisième forme de
philosophie d’inspiration chrétienne, non plus celle de la première
patristique qui s’identifiait à la « religion chrétienne », non plus celle qui
s’identifiait à la « théologie monastique » mais celle qui, rejoignant la
revendication des Réformateurs protestants, voulait -enraciner
l’intelligence croyante dans la foi « existentielle ». Il n’y a rien d’étonnant à
ce que Luther, dans son Commentaire de l’Epître aux Romains, ait évoqué
les christiani philosophi en les opposant à ceux qui, dans la théologie
scolastique aristotélicienne, philosophaient sans le Christ, en dehors de la
grammaire du Saint-Esprit. On remarquera que cette approche protestante
résiduelle de la philosophie chrétienne ne se détachait guère, en réalité, de
la théologie. C’est précisément une telle orientation que le monde
catholique n’a point privilégiée ; bien plutôt, c’est l’attachement thomiste à
la distinction des deux sciences, philosophique et théologique, qui sera
privilégié, même si, en plusieurs circonstances, « philosophie chrétienne »
(n’)y désignera (qu’)une philo-sophie exercée en harmonie avec
l’enseignement de l’Église
8
.
Sur ce fond, les dix-huit contributeurs du volume traitent tout à tour des inspirations
chrétiennes repérables dans l’histoire de la philosophie et du statut de l’inspiration
chrétienne en philosophie. Comme on le voit, ces orientations diffèrent de celles prises par
le débat sur la philosophie chrétienne.
Yannick COURTEL
Lectures
Philippe-Joseph SALAZAR, Paroles armées. Comprendre et combattre la propagande
terroriste, Paris, Lemieux Éditeur, 2015.
Rhétoricien et philosophe français, Ph.-J. Salazar enseigne à l’Université du Cap. Il
« décortique » dans ce court ouvrage le fonctionnement de la rhétorique militante de
DAESCH et met à jour les ressorts de son efficacité. Moins enclin à s’indigner et plus à même
d’identifier les tenants et les aboutissants d’une idéologie meurtrière, le lecteur sort de ce
livre un peu moins bête qu’il n’y est entré.
Publications
Philippe CAPELLE-DUMONT publie :
Pensare la religione, Roma, InSchibboleth Edizioni, 177 p. (septembre 2015)
8
Philippe CAPELLE-DUMONT, op. cit., p. 9-13.
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Dieu, bien entendu. Le génie intellectuel du christianisme. Entretiens avec Jean-François
Petit, Paris, Salvator, 195 p. (février 2016)
Finitude et mystère III, Paris, Cerf, 240 p. (mars 2016)
Signalons la sortie imminente d’un ouvrage collectif intitulé Le Christ réenvisagé. Variations
photographiques contemporaines, Jérôme COTTIN, Nathalie DIETSCHY, Philippe KAENEL, Isabelle
SAINT-MARTIN dir., Gollion, éditions Infolio, 2016.
Les actes du colloque « Religion et Vérité » qui a eu lieu à Montréal en octobre 2015 sont à
présent réunis. Leur publication est prévue pour la fin de l’année 2016 dans la collection
« Philosophie de la Religion » que dirigent, aux Presses Universitaires de Strasbourg, Philippe
Capelle-Dumont et Yannick Courtel.
Nouvelles de la faculté
Soutenance de thèse de Monsieur Matthaios MIKROPOULOS le samedi 27 février à 9 h au Palais
Universitaire (directeur de thèse Madame Françoise VINEL) sur le thème « Les positions théologiques
d’Amphiloque d’Iconium dans le débat trinitaire au IVème siècle ».
« Selon les Écritures” : orateurs et citations dans le Nouveau Testament » : Journée d’étude
organisée par N. Siffer et D. Fricker le 26 février 2016 de 10 h à 19 h au Palais Universitaire (Équipe
d’accueil de théologie catholique et de sciences religieuses / EA 4377, Équipe de Recherche en
Exégèse Biblique / EREB).
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