vraisemblablement pas dans les faits : comment un domaine de l’activité
humaine, séparé et distinct des autres selon les exigences sans cesse
réaffirmées de la conception chrétienne, aurait-il pu échapper à l’attention de
ses contemporains au point de rester inaperçu ? À l’inverse, si le « religieux »,
au lieu de représenter un domaine distinct, y était omniprésent et diffus, à
quel(s) titre(s) était-il encore spécifiquement « religieux » ? Dira-t-on, oserait-on
encore dire aujourd’hui que le « religieux » n’est pleinement « religieux » que
dans le seul cas du christianisme ? Dans un ordre d’idées voisin, on notera par
exemple que l’existence d’un substrat « religieux », commun au paganisme et
au christianisme naissant, n’a d’ailleurs pas frappé l’esprit des témoins vigilants,
contemporains de cet événement capital.
Cette acception très particulière accordée par les chrétiens de langue latine au
mot religio
aurait pu rester une singularité lexicale comme il en existe tant dans
chaque civilisation : Un hapax culturel (comme dharma en sanskrit ou tao en
chinois) que les érudits et les philologues se plaisent à disséquer. Seulement
celui-ci connut un destin incomparable dont il n’existe guère beaucoup
d’équivalents aussi remarquables dans toute l’histoire de l’humanité. D’abord,
parce qu’il accompagna l’exceptionnel essor et le rayonnement du
christianisme, lequel, pendant des siècles et des siècles, s’exprima en latin. Sa
fortune suivit la sienne, qui fut considérable, et se confondit même avec elle.
Ensuite, parce que l’évangélisation de la quasi-totalité de l’Europe au cours du
premier millénaire puis celle des mondes nouvellement découverts furent
contemporaines des conquêtes militaires et économiques de ceux qui
professaient la foi correspondante. La religion chrétienne devint finalement, à
partir du XVIe siècle, l’apanage de nations qui furent alors les plus
entreprenantes et les plus conquérantes. À l’aube du XXe siècle, dominant la
plus grande partie du monde, elles pouvaient imaginer qu’elles finiraient par
imposer partout leur foi. Et, enfin, parce que cette foi s’estimant être la seule qui
fût vraie
, elle ne put propager cette vocation universaliste, catholique depuis la
On se souvient que saint Augustin (La cité de Dieu, X, 1) reprochait encore à ce mot son acception
« civique », puisqu’il désignait dans la bouche des Romains cultivés de son temps quelque chose comme
la piété ou le respect filial.
« Nulle religion que la nôtre n'a enseigné que l'homme naît en péché, nulle secte de philosophes ne l'a
dit : nulle n'a donc dit vrai. Nulle secte ni religion n'a toujours été sur la terre, que la religion chrétienne »,