La nostalgie n'est pas une maladie Fabienne Bergmann Si un même concept s'exprime sous de nombreuses formes, c'est qu'il est particulièrement significatif pour ses locuteurs. On dit (à tort) que les Esquimaux ont une centaine de termes pour désigner la neige et les Bédouins autant pour désigner le chameau. L'hébreu, lui, n'a que l'embarras du choix pour exprimer un concept inhérent à l'histoire du peuple d'Israël, à sa pensée, à son essence-même. Ce concept exprime l'attente, le désir ardent, l'espoir, une aspiration suprême à laquelle on tend du plus profond de l'âme (collective ou individuelle), quelque chose à venir, mais en même temps, un regret du passé, la nostalgie de quelque chose de connu qu'on languit, dont le souvenir est vivant même s'il est lointain, un état de langueur causé par un regret obsédant. Le sentiment qu'il exprime est toujours bien présent, mais il se rapporte tant au passé qu'au futur. Il implique une déclaration supra temporelle enveloppant dans une même continuité le passé, le présent et l'avenir. L'hébreu exprime tout cela par les mots ( געגועgaagoua), employé en général au pluriel (gaagouim), ( כמהוןkimahon), ( כסיפהksifa), ( השתוקקותhichtokekout), ערגה (erga), ( התגעגעותhitgaagueout), ( כמיההkmiha), ( כליון נפשkilayon néfesh), תשוקה (techouka), ( כיסופיםkissoufim) ou parfois ( המיית לבhemiat lev) ou ( נהייהnehiya). Ces mots sont formés sur plusieurs racines, parmi lesquelles 'כ'מ'ה, 'ש'ו'ק, ' ע'ר'גet 'כ'ס'פ. Cette dernière, outre le mot ( כיסופיםkissoufim), a aussi donné le terme ( כסףkessef, l'argent). Car ce qui s'échange par l'intermédiaire de l'argent sont précisément des objets de désir. L'anglais dispose des mots longing et yearning, mais il n'existe pas vraiment d'équivalent en français et il est difficile de traduire l'idée. Le mot nostalgie, qui peut parfois convenir quand il s'agit d'une référence au passé a souvent en français une connotation négative de dépérissement, car ne s'y attache aucune vision d'avenir. Le verbe languir qui pourrait convenir – et qu'on peut employer en optant pour une périphrase – n'a pas de substantif. A ce propos, je citerai l'embarras de l'éditeur français quand il annonça cette lacune à l'écrivain israélien Eshkol Névo, auteur de ( ארבעה בתים וגעגועarbaa batim ve-gaagoua) avant la parution du roman en français qui sortit finalement sous le titre Quatre maisons et un exil. L'exil – qui nous fait languir un passé glorieux – a toujours engendré chez le peuple juif les regrets autant que l'espoir. C'est d'ailleurs le message de notre hymne national, ( התקווהHatikva) qui affirme – dans une expression tirée de la prophétie des ossements desséchés [Ezéchiel 39 : 11] – ( עוד לא אבדה תקוותנוod lo avda tikvaténou = nous n'avons pas perdu l'espoir). L'espoir d'être un peuple libre dans notre pays, soit la promesse d'Ezéchiel quelques versets plus loin. Notons d'ailleurs dans cet hymne l'occurrence de mots exprimant cette pensée : ( נפש הומיהnéfesh homiya = littéralement : l'âme vibrante), ( קדימהkadima = vers l'Orient, mais aussi vers l'avenir ou … le passé), ( עין צופייהayin tsofiya = forme littéraire du mot צופהtsofa, observer, mais aussi s'attendre, guetter). C'était notre rubrique : l'hébreu, en toute éternité.