Le drame de la pensée : La Tentation de Saint Antoine par Tim Unwin (...) Quoique la Tentation marque la fin d'une certaine série d'écrits, elle signale aussi, dans un autre sens, un début. D'abord, parce que c'est le premier texte complet qui voit le jour après L'Education sentimentale de 1845, où le programme des ambitions littéraires de l'artiste avait été arrêté. Ensuite, parce que Flaubert restera obsédé pendant toute sa vie par cette oeuvre qui sera soumise en 1856 à un premier remaniement, et pour l'édition de 1874 à une refonte totale. Et finalement parce qu'on verra désormais la marque de ce texte partout dans les écrits de Flaubert. En effet, son dernier roman, Bouvard et Pécuchet, aura plus d'affinités que tous les autres avec la Tentation. La troisième version de la Tentation, composée pendant le travail sur Bouvard et Pécuchet, a certainement influencé la conception de ce roman, et le thème de la faillite de l'intelligence humaine envisagée à travers une érudition vertigineuse est commun aux deux oeuvres. Mais si les thèmes philosophiques de la Tentation vont nourrir la vision du monde exprimée dans les grands romans de la maturité de Flaubert, la forme du mystère ne reviendra plus que dans les reprises de ce même texte, et elle sera désormais remplacée par le réalisme romanesque - changement d'orientation qui a, dirait-on, encouragé la critique à voir dans la Tentation une impasse dans laquelle Flaubert s'est bel et bien défoulé avant de se mettre à faire de la littérature raisonnable. Il est, certes, difficile d'éviter la conclusion - ne serait-ce que par le critère du plaisir de la lecture - que la Tentation est une oeuvre ratée, surtout quand on la compare, par exemple, à Madame Bovary ou à L'Education sentimentale de 1869. Du Camp, dont le témoignage est habituellement considéré avec scepticisme, a d'ailleurs sûrement exprimé une réaction commune à beaucoup de lecteurs quand il a écrit : Des phrases, des phrases, belles, habilement construites, harmonieuses, souvent redondantes, faites d'images grandioses et de métaphores inattendues, mais rien que des phrases que l'on pourrait transposer sans que l'ensemble du livre en fut modifié. Nulle progression dans ce long mystère, une seule scène jouée par des personnages divers et qui se reproduit incessamment. Le lyrisme, qui était le fond même de sa nature et de son talent, l'avait si bien emporté qu'il avait perdu terre. Flaubert lui-même, dans ses remarques à Louise Colet, à qui il envoie le manuscrit de la Tentation en janvier 1852, semble faire écho au jugement de Du Camp. Il s'est, dit-il, laissé aller au lyrisme qui lui est naturel, et il a oublié le fil du collier ; l'enchaînement des idées n'a pas de parallélisme dans l'enchaînement des faits. L'échec de la Tentation serait, dans ce sens, un échec artistique avant tout. Mais ne dirait-on pas qu'il y a autre chose que Flaubert passe sous silence, et qui explique peut-être sa fascination pour cette oeuvre vouée à l'échec ? Dans un certain sens, Flaubert semble avoir voulu faire de la Tentation un texte impossible à lire. Qu'on jette de nouveau un coup d'oeil sur les mots de Du Camp, quand il parle de cette étrange construction d'une oeuvre qui reproduit sans cesse le même drame avec des coordonnées différentes. Ne croit-on pas retrouver, par-delà le réquisitoire de Du Camp, comme l'écho de la voix de Flaubert lui-même, ou l'aveu de ses intentions ? Le mouvement en avant, la progression, finit par se mettre en cause et exposer sa propre absence ; l'enchaînement des mises en scène ne donne à aucun moment l'impression qu'il sera totalisé, et le vaste appareil documentaire que l'auteur met à son service ne fait qu'exposer le vide de la connaissance humaine. Le retour au point de départ sera, bien sûr, une des constantes de l'oeuvre romanesque de Flaubert (on pense notamment à L'Education sentimentale et à Bouvard et Pécuchet) mais la grande gageure de la Tentation était dans l'utilisation d'une méthode esthétique qui reposait elle-même sur le décousu et le discontinu, qui ne refusait aucune possibilité et qui embrassait donc généreusement toutes les contradictions. Ce livre, qui se propose de passer en revue toutes les croyances humaines, tous les dogmes, toutes les religions, se doit d'être multiple, divers, infini et partant, illisible. Ainsi le message « philosophique » de la Tentation se retrouve au niveau de sa construction. C'est le drame de la pensée humaine aux prises avec la totalité du savoir. Mais en même temps, Flaubert utilise un langage philosophique dans ce texte. Il essaie pour la dernière fois dans son oeuvre de jeunesse de fixer une métaphysique et de la définir. Les progrès qu'il a réalisés au cours des années 1840, grâce à un vaste programme de lectures, viendront certainement à son aide, et c'est désormais en philosophe averti qu'il fait le procès de la philosophie. Contradiction à laquelle le texte n'échappera pourtant pas, car la mise en cause de la philosophie comprend le point de vue « philosophique » de l'auteur, qui sombre aussi dans la débâcle de la pensée humaine. Pour démontrer que le savoir humain, dans toute son étendue, n'est qu'une infime partie de l'infini, il est obligé d'acquérir lui-même un savoir énorme et d'exposer son peu de valeur. Dans ce sens, la Tentation de 1849 prélude déjà à Bouvard et Pécuchet, mais en même temps elle prolonge et conclut les écrits mystiques des années 1830, où le jeune Flaubert avait essayé de se forger une idée de l'infini en relativisant la pensée humaine. On comprend pourquoi cette oeuvre subversive et difficile devait fasciner son auteur pendant toute sa vie. Car forcément, la Tentation aura toujours malgré la profusion et l'abondance de ses mises en scène, toujours un aspect incomplet : le cas n'est jamais prouvé tant qu'on n'a pas fait un sort à la totalité des connaissances humaines. Mais les reprises du textes en 1856 et 1874 sont des retours sur les lieux du crime. En effet, malgré toutes ses imperfections, c'est la Tentation de 1849 qui est la vraie, car c'est là que Flaubert établit son sujet et en définit le sens. Les autres versions seront déterminées par les ambitions de la première, qui assume de ce fait un statut particulier, et nous ne saurions donc être d'accord avec ceux qui soutiennent qu'il faut étudier les trois versions sur un pied d'égalité. L'histoire, disait Marx, se dégrade en se répétant. ******* Qui veut pénétrer le sens philosophique de la Tentation doit se pencher tout d'abord sur le sens du passage où Antoine connaît la révélation de la matière. Pour la première fois dans les écrits mystiques de Flaubert nous voyons une sorte de « profession de foi » philosophique où l'unité et la cohérence du cosmos sont expliqués. De ce fait, l'écart entre la Tentation et les textes des années 1830 semble énorme. Le monde qui, dans les premières oeuvres mystiques, était si souvent considéré comme une force hostile fondée sur la destruction et le mal, devient pour saint Antoine une présence vivante dans laquelle la pensée même ferait partie d'un déterminisme universel : Je voudrais... tordre mon corps et me diviser partout, être en tout, m'émaner avec les odeurs, me développer comme les plantes, vibrer comme le son, briller comme le jour, me modeler sous toutes formes, entrer dans chaque atome, circuler dans la matière, être matière moi-même pour savoir ce qu'elle pense. Il est vrai que la découverte de la matière que fait Antoine prend la forme d'un désir, et que ce désir n'est pas pleinement réalisé. Dans ce sens on pourrait dire que la véritable intuition ne se fait pas, mais se situe au-delà d'un raisonnement qui est arrivé à son dernier terme : car ce raisonnement exprime le souhait de son propre dépassement qu'il ne peut, de par son existence même, accomplir. Mais souhaiter la démise de la raison pour pénétrer dans une autre dimension de la réalité constitue déjà une découverte extrêmement importante pour Antoine, qui comprend ainsi que la création ne pourra jamais être embrassée par la pensée ou contenue en elle. L'idée qu'on se fait ainsi du monde est elle-même considérée comme un élément du déterminisme immanent : elle est, comme l'était Yuk par rapport au grotesque, à la fois une manifestation du principe universel, et une notion transcendante. Sa conception implique automatiquement sa mise en oeuvre. Mais, si toute idée est éphémère et se développe selon les mêmes principes que les phénomènes matériels du monde, l'expression d'une philosophie doit se soumettre à la dynamique déterministe et comprendre en elle-même des modifications infinies. Voilà le problème - écho de ceux que nous avons vus dans les premiers écrits mystiques - que l'auteur doit affronter dans le passage théorique qui suit la révélation de la matière. Le conducteur de ces investigations philosophiques qui doivent comporter leur propre mise en cause sera le Diable (et non Satan, comme il s'appelait dans les premiers écrits mystiques). Pourquoi, justement, le Diable ? Serait-ce parce que Flaubert en est encore à considérer la création comme une absurdité sous le contrôle d'un être cruel et méchant ? Certes, il est possible de voir dans le Diable un initiateur quelque peu subversif qui s'amuse à fourvoyer le saint et à lui exposer le vide de ses idées. Il serait facile - un peu trop facile, peut-être - d'en déduire que l'intention de l'auteur est de montrer l'absence de solutions et la futilité de tout effort pour comprendre la signification des choses. Certains commentateurs de Flaubert sont d'ailleurs formels dans leur interprétation de cet aspect de l'oeuvre, et Jacques-Louis Douchin, entre autres, affirme que la première Tentation a été écrite dans une perspective athée. Après tout, le Diable ne conclut-il pas son cours de métaphysique par une mise en garde qui semble tout bouleverser ? Il dit : Qui te dit que ce n'est pas l'absurde... qui est le vrai, qu'il y ait même quelque chose de vrai ? On ne prouve rien, et quand même on prouverait tout, jamais une preuve n'existe que par rapport au monde qu'elle concerne et à l'intelligence qui la perçoit, et si ce monde lui-même n'est pas, si cet esprit n'est pas ? Pour Jean Bruneau, ce passage a un caractère d'hypothèse. La possibilité du néant est suggérée par le Diable, dit-il, afin de présenter au saint une nouvelle tentation à laquelle il ne doit désormais pas céder : car l'abandon de tout espoir intellectuel en face d'une réalité impénétrable ne peut plus séduire le disciple de Spinoza et admirateur de la Science qu'est devenu Flaubert. Y a-t-il un moyen de réconcilier ces interprétations opposées, ou sommes-nous tout simplement en face d'un passage qui prête à la contradiction ? Pour qui veut affirmer qu'il y a une philosophie cohérente dans la Tentation, tout dépend de ce problème. L'interprétation négative et l'interprétation positive de ce passage sont, dans un sens, également possibles et justifiables. Dans le premier cas, on considère que l'enseignement du Diable est résumé dans ses dernières paroles, et que cela anéantit le reste ; dans le deuxième, on estime que ces paroles viennent trop tard pour détruire le message philosophique qui a précédé, qu'elles ne constituent donc qu'une mise en cause provisoire. Mais si les deux interprétations sont justes, il faut en faire la synthèse : c'est-à-dire que les dernières remarques du Diable seraient, en effet, la négation de son cours de métaphysique, mais une négation qui était prévue dans son enseignement. Qu'a-t-il donc enseigné ? Que, si la création est véritablement la synthèse de la pensée et de la matière, tout effort pour la résumer uniquement par la pensée sera mensonger. La philosophie doit sans cesse se remettre en cause, se modifier, lancer le défi à ses propres découvertes même quand elle les juge vraies. Ainsi, si les remarques concluantes du Diable semblent être la négation de sa philosophie, elles en sont aussi la suite logique. Il les fait dans le but de montrer à saint Antoine la relativité de toute pensée, d'autant plus que l'ermite s'est arrêté sur une doctrine panthéiste aux formules fixes qui est tout le contraire de l'intuition cosmique qu'il a réalisée un peu plus tôt : Il n'y a qu'Un ! il n'y a qu'Un ! J'en suis donc, de fais partie de Dieu, moi ! [...] Ni mon corps, ni mon esprit ne sont plus, mon corps est de la matière de toute matière, mon esprit est l'essence de tout esprit, mon âme est toute l'âme ! immortalité, étendue, infini, j'ai tout cela, je suis cela ! je me sens Substance, je suis Pensée ! Antoine, tombé dans une caricature du spinozisme, commet l'erreur d'imaginer qu'en expliquant la doctrine il s'empare de la réalité, et du coup ses propos le font sombrer dans la bêtise. Dans ce sens, le Diable a tout à fait raison de le corriger, fût-ce par la négation, afin de lui faire vraiment comprendre le message philosophique qu'il a essayé d'enseigner, et qui consiste à relativiser la philosophie même. Mais ceci dit, deux problèmes supplémentaires se posent : d'abord, l'enseignement du Diable a-t-il un sens « chrétien » pour le saint ? Ensuite, son exposé du panthéisme reflète-t-il la philosophie de Spinoza, ou y a-t-il une différence d'orientation qui pourrait jeter un peu de lumière sur l'attitude de Flaubert ? Prenons d'abord la deuxième question, qui nous aidera peut-être à répondre par la suite à la première. ******* Il est évident que, pour Spinoza, le caractère unitaire et déterminé de la réalité peut s'expliquer en termes rationnels. Pour Flaubert, au contraire, la pensée rationnelle n'est pas un miroir de la réalité, mais un aspect et une conséquence de son fonctionnement. Pour lui, il s'agit moins d'un parallélisme des attributs de la « pensée » et de « l'extension » (ou de l'esprit et la matière) qu'un rapport fragile et fuyant entre les deux, et les premières pages de la troisième partie de la Tentation seront donc consacrées à apporter des modifications au panthéisme de Spinoza. Soulignons cependant que ces modifications se font plutôt par les ajouts que par les changements, le point de départ des observations du Diable étant de caractère très « spinoziste ». Certains commentateurs qui ont, à juste titre, relevé les ressemblances entre ce passage de la Tentation et l'enseignement de Spinoza, ont conclu un peu hâtivement qu'il s'agit d'une reprise pure et simple de L'Ethique. Thibaudet a décrit le passage comme « un vrai cours de spinozisme », et Louis Bertrand, qui avait été beaucoup plus loin, affirme : « La première Tentation est tout imprégnée de L'Ethique. Et même, nous ne connaissons pas, en français, d'exposé plus pénétrant ni plus éloquent des vérités essentielles du spinozisme que ce beau dialogue entre le Diable et saint Antoine, qui ouvre la troisième partie. » Il est clair qu'il s'agit ici d'une exagération, et il faudrait poser le problème de façon plus rigoureuse. D'abord, quels sont les points de convergence entre la Tentation de Flaubert et L'Ethique de Spinoza ? Ensuite, où est la divergence ? Soulignons, de façon générale, que la Tentation reprend surtout les considérations de la première partie de L'Ethique - c'est-à-dire les réflexions sur Dieu et la création - et non celles de la suite, où sont examinées les conséquences morales et psychologiques de cette prise de position. La première leçon apprise par Antoine dans le voyage à travers l'espace est la relativité de toutes choses, y compris la notion que l'homme se fait de Dieu. Comme son prédécesseur Smarh, il apprend que si Dieu est réellement infini, il est absurde de le réduire à une conception qui serait à la taille de l'esprit humain (le Diable lui a fait le reproche : « Tu allais ramenant l'infini aux proportions de ta nature »). Dans la première partie de L'Ethique, Spinoza insiste aussi - et c'est d'ailleurs la pierre de touche de toute sa philosophie - sur la fausseté de la tentation anthropocentrique et sur l'illusion de la finalité : le monde, dit-il, n'est pas fait exprès pour l'homme. Loin d'être une créature transcendante vers laquelle l'homme peut diriger son adoration, le Dieu de Spinoza doit nécessairement faire partie de son cosmos. Car, si Dieu avait du créer le cosmos, il eût été incomplet, imparfait. Si le cosmos existait indépendamment de lui, cela limiterait également son infinité. Ceci étant, Dieu est déterminé par le cosmos dans la même mesure où le cosmos est déterminé par lui. Créateur et création ne sont que deux aspects d'une Substance unique. Les choses n'auraient pas pu être produites par Dieu d'une manière autre que celle dont elles ont été produites. Le Diable de la Tentation suit fidèlement Spinoza sur tous ces points, et il précise à Antoine : « Dieu existe en vertu de lui-même, en dehors de quoi il ne peut être, et alors il n'est pas libre ». Ainsi que pour Spinoza, le déterminisme absolu de la création est la garantie de la cohérence de son fonctionnement ; l'omniprésence de Dieu dans l'univers et de l'univers dans Dieu fait que tout agit éternellement selon les mêmes principes. Tout comme Spinoza qui insiste, au début de L'Ethique, sur l'unité de la Substance, le Diable lui aussi explique : « Il n'y a pas deux infinis, deux dieux, deux unités ; il y a lui et puis c'est tout. » Quelquefois, dans les propos du Diable, il y a même une reprise presque textuelle de Spinoza. Par exemple, la proposition XXVIII de la première partie de L'Ethique, qui explique l'enchaînement déterministe, est évoquée par le Diable quand il dit : « Les faits engendrent d'autres faits que l'on appelle ordinairement leurs conséquences : telle action en amène une autre, qui en produit une seconde, d'où une troisième, une centième, sans qu'il soit possible d'en arrêter une seule. » Et en même temps, son vocabulaire vient directement de L'Ethique, avec le retour fréquent des mots « substance », « attributs » et « modes ». Cependant, malgré la base spinoziste des propos de Diable, Flaubert ajoute une note de scepticisme par rapport aux opérations de la pensée humaine. Pour Spinoza, l'amour intellectuel de Dieu est une joyeuse affirmation de notre puissance rationnelle. Pour Flaubert, si la pensée est un des modes de l'infini, elle doit s'abaisser avant que la révélation de la totalité ne devienne possible. Alors que la pensée fournit les moyens de cette révélation, la vraie compréhension du réel exige que la pensée disparaisse dans la vision qu'elle a aidé à préciser. « Déjà... », dit le Diable à Antoine, « à travers l'extase, tu avais parfois entrevu le Verbe, qui tout à coup se révélait à toi, indépendant et lumineux, au -dessus du dogme, au-dessus de la foi, dégagé des moyens par lesquels on aspire à lui ». Notons bien que la vérité est assimilée au Verbe. Le raisonnement logique, qui s'appuie en premier lieu sur les mots, passe à un stade supérieur, devient une intuition. Le caractère rationaliste du spinozisme est poussé à ses limites par le Diable, qui insiste plutôt sur le caractère ineffable de l'infini. En effet, les distinctions et les différences impliquées par les mots disparaissent dans ma perception d'un vaste organisme uni : « Puisque la Substance contient les modes et que les choses sont en Dieu, où est donc la différence essentielle qu'il y a entre les parties de ce tout, entre le corps et l'âme, la matière et l'esprit, le laid et le beau, le bien et le mal ? » Là où Spinoza insiste que Dieu et la nature sont deux aspects exactement égaux d'une même et unique Substance, Flaubert met l'accent - comme l'avaient fait ses prédécesseurs romantiques dans l'interprétation du spinozisme - sur l'omniprésence de Dieu, cette force qui anime tout. La pensée se reconnaît comme un élément souvent fragile et insaisissable de cette totalité, noyée dans l'infini brassage des changements et des renaissances, et le Diable demande : « N'y a-t-il pas des existences inanimées, des choses inertes qui paraissent animales, des âmes végétatives, des statues qui rêvent et des paysages qui pensent ? Chaîne sans bout et sans fin, syllogisme immense dont le principe est inconnu, dont la conclusion est cachée, et que l'on saisit tant bien que mal par le milieu. » La relation entre esprit et matière ne pourra donc jamais être conceptualisée de façon adéquate, car il s'agit d'une réciprocité dynamique : « L'esprit s'approprie la matière, la monte à son niveau, l'annihile par abstraction ; la matière accapare l'esprit, entre en lui, l'étouffe de son poids. » La compréhension de l'infini vient donc justement de cette noyade de la pensée dans l'intuition cosmique qui est ... comme un immense harmonie qui s'engouffrait en ton âme avec des frissonnements merveilleux, et tu éprouvais dans sa plénitude une indicible compréhension de l'ensemble irrévélée ; l'intervalle de toi à l'objet, tel qu'un abîme qui rapproche ses deux bords, se resserrait de plus en plus, si bien que disparaissait cette différence à cause de l'infini qui vous baignait tous les deux ; vous vous pénétriez à profondeur égale, et un courant subtil passait de toi dans la matière, tandis que la vie des éléments te gagnait lentement, comme une sève qui monte. Il est clair, d'après les propos du Diable, que Flaubert croit à la possibilité d'une vision positive de l'infini, mais il est évident aussi qu'une telle vision, partie du langage et du raisonnement logique, doit finalement se dégager de son support intellectuel. Le « panthéisme » de Flaubert est donc très différent de celui de Spinoza, fondé sur la raison et garanti par elle. Pour Flaubert, toute explication philosophique du monde doit être dépassée dans la quête de l'infini. Exprimer un tel point de vue frise le paradoxe, et explique les difficultés profondes de la Tentation où le langage philosophique construit sa propre mise en cause. On ne s'étonne pas que Bouilhet et Du Camp aient conseillé à leur camarade de jeter son manuscrit au feu et d'essayer de faire quelque chose d'un peu moins « hénaurme ». Le doctrine panthéiste, telle que le Diable l'explique à Antoine, a malgré ses dangers des séductions évidentes pour l'anti-philosophe qu'est devenu Flaubert. Dans sa version spinoziste, le panthéiste à déjà un caractère olympien, car il voit tous les dogmes humains comme des nécessités historiques (on ne s'étonne guère, d'ailleurs, que Spinoza se soit vu excommunié de la synagogue). Mais sous la plume de Flaubert, le panthéisme devient souple et protéen au point d'embrasser toutes les philosophies et toutes les théories, et il prend un caractère profondément anti-dogmatique. Le dogme, pour Flaubert, prétend contenir la vérité, fixer la réalité, alors qu'il n'est lui même qu'une facette de la réalité. Comme beaucoup de ses contemporains, Flaubert adopte aussi sur les religions et leurs dogmes le point de vue relativisant de l'histoire, les voyant comme une nécessité de leur époque mais dépassés par le mouvement du temps. En 1875, Flaubert s'exprimera de façon très claire à ce sujet, quand il écria à George Sand : « Le XIXe siècle est destiné à voir périr toutes les religions. Amen ! Je n'en pleure aucune ». En effet, il se trouve ici sur un terrain très familier au dix-neuvième siècle, et le même message reviendra chez tous les érudits qui se penchent sur la question des religions, de Constant à Renan. Un des ouvrages-clé compulsés par Flaubert pour la confection de La Tentation de saint Antoine fut d'ailleurs les Religions de l'antiquité de Creuzer, dans la version modifiée et remaniée par Guigniaut. Cet ouvrage adhère à la vue progressiste et voit les religions individuelles comme des expressions symboliques et provisoires de l'Absolu. Mais si pour Flaubert, comme pour beaucoup d'autres, le dogme individuel se trouve désormais entouré de son linceul de pourpre, le frisson mystique n'est pas exclu devant les grandeurs et les mystères de la création, et l'esprit religieux survit à la mort des doctrines. Ce qui pose, pourtant, de graves problèmes, car nous ne pouvons sortir de l'histoire et avoir une idée objective de l'essence de toutes les religions. Prisonniers du moment historique, nous le sommes aussi des dogmes qui y sont associés. Le rôle du christianisme dans La Tentation de saint Antoine est donc d'emblée investi d'ambiguïtés : d'une part, la religion chrétienne est relativisée comme toutes les religions ; d'autre part, elle constitue pour Antoine la voie privilégiée vers la connaissance, parce qu'elle est sa religion à lui. Examinons maintenant de plus près ce problème.