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Les pronoms clitiques dans les langues romanes
Philip Miller et Paola Monachesi
1 Introduction*
Dans la grande majorité des langues, on trouve certains éléments dont le statut est
problématique parce que leur comportement est en apparence intermédiaire entre celui
des mots indépendants et celui des affixes habituels. S'ils semblent jouir d'une plus
grande autonomie que ces derniers, ils s'appuient phonologiquement à un hôte,
contrairement aux mots, et forment avec lui un seul mot prosodique. De tels éléments
ont souvent été appelés clitiques par les comparatistes du 19e siècle et les structuralistes,
qui distinguaient proclitiques et enclitiques selon que le clitique s'attache
prosodiquement au mot qui le suit ou qui le précède.
L'intérêt pour les clitiques dans la tradition générative au sens large est lié à deux
sources principales, d'une part l'analyse des pronoms clitiques (traditionnellement
nommés faibles ou conjoints) en français de Kayne (1975), livre basé sur sa thèse non
publiée de 1969 et l'étude typologique générale des différentes sortes de clitiques de
Zwicky (1977). Dans ce travail, Zwicky passe en revue l'ensemble des types d'éléments
qui ont pu être appelés des clitiques et relève les problèmes qu'ils soulèvent pour la
syntaxe, la morphologie, la phonologie et leurs interfaces. L'une des distinctions les plus
importantes qu'il propose est celle entre clitiques simples et spéciaux. Les clitiques
* Les auteurs tiennent à remercier Anne Abeillé, Julie Auger, Sabrina Bendjaballah, Berthold Crysmann,
Elisabeth Delais-Roussarie, Paul Hirschbühler, Marie Labelle, Bernard Laks, Marc Plénat et Marleen Van
Peteghem pour l'aide qu'ils leur ont apportée dans la rédaction de ce chapitre. Nous remercions aussi
Anne-Marie Berthonneau et Anne Zribi-Hertz qui ont relu une version préliminaire et qui nous ont fait de
nombreuses remarques ainsi que Danièle Godard pour ses nombreux commentaires et son soutien
indéfectible. Enfin, nous tenons à remercier tout particulièrement nos collègues natifs d'autres langues
romanes, Ileana Comorovski, Donka Farkaş, Josep Fontana, Rafael Marín, Alexandra Popescu, Liliane
Santos, Lucia Tovena, Enric Vallduví et Marina Vigário, qui ont consacré beaucoup de temps à nous
aider à éclairer des données souvent complexes. Cependant, ceux-ci ne peuvent en aucun cas être tenus
responsables des erreurs de fait ou d'interprétation qui subsistent.
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simples résultent de ce qu'un mot, s'il est non accentué, peut être phonologiquement
réduit et rattaché prosodiquement à un mot adjacent. Il s'ensuit qu'un clitique simple
occupe la même position syntaxique superficielle que les morphèmes non réduits
correspondants. Les clitiques spéciaux, par contre, sont des éléments prosodiquement
dépendants d'un hôte et qui apparaissent comme variantes de formes libres autonomes,
dont ils partagent le sens et qui peuvent avoir une phonologie similaire, mais dont la
distribution syntaxique superficielle est différente. Dans le cadre de cette dichotomie,
des éléments comme les articles ou les prépositions monosyllabiques dans les langues
romanes ont pu être classés comme des clitiques simples, tandis que les pronoms
clitiques
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se rangent parmi les clitiques spéciaux.
En effet, il est bien connu que les pronoms personnels dans les langues romanes se
répartissent en deux grands types
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. D'une part, les pronoms clitiques et, d'autre part, ce
que l'on appelle traditionnellement les formes fortes, toniques ou disjointes, qui ont le
même type de comportement distributionnel que les SN habituels
3
.
(1) F a. Pierre te le donnera.
I b. Pietro te lo darà.
(2) F a. Pierre lira un livre pour Marie / pour elle.
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Nous adoptons la dénomination pronoms clitiques dans ce chapitre, parce qu'elle est aujourd'hui la plus
répandue. Comme on le verra ci-dessous, cependant, il n'est pas du tout clair que l'ensemble des éléments
ainsi désignés dans l'étude des langues romanes doivent être analysés comme clitiques dans les sens
techniques du terme que nous discutons dans cette section introductive. Lorsqu'aucune ambiguïté n'est
possible, nous omettons pronoms et désignons simplement par clitiques les éléments en question.
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Voir cependant Cardinaletti et Starke (1999) qui distinguent trois classes, les clitiques, les pronoms
faibles et les pronoms forts.
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Autant que possible, nous donnons dans les exemples des phrases correspondantes dans les différentes
langues romanes illustrées, en commençant par le français, ce qui rend en général les traductions inutiles.
Cependant, dès que cela n'est pas possible, nous fournissons une traduction française, et si nécessaire une
glose morphème par morphème. Chaque exemple est précédé de l'initiale de la langue qu'il illustre :
F(rançais), P(ortugais), E(spagnol), C(atalan), I(talien), R(oumain), FQ (français québecois). On
désignera les versions anciennes, standard et parlées d'une langue en faisant précéder ou suivre l'initiale
par A, S ou P respectivement : AF = ancien français, FS = français standard, FP = français parlé. Sauf
remarque particulière, nous nous limitons à l'espagnol et au portugais européens, et c'est ainsi qu'il faut
donc entendre E et P. Nous utilisons en outre les abréviations suivantes : prés = présent, subj = subjonctif,
acc = accusatif, dat = datif, pl = pluriel, sg = singulier, m = masculin, f = féminin, Ph = Phrase (au sens de
IP en grammaire générative, voir Haegeman 1991).
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F b. Pierre donnera le livre à Marie.
I c. Pietro darà il libro a Maria.
On voit notamment en (1) que les pronoms clitiques apparaissent devant le verbe fini,
contrairement à la forme forte elle en (2a) et aux SN et SP pleins en (2a,b,c). On
constate également que le pronom datif te précède le pronom accusatif en (1) ; l'ordre
inverse entre ces pronoms est agrammatical, alors que l'ordre accusatif datif est un
ordre possible pour les syntagmes pleins correspondants en (2). On peut donc en
conclure que les pronoms clitiques sont des clitiques spéciaux.
Dans cette étude, nous adopterons l'hypothèse lexicaliste, selon laquelle les mots
morphologiquement complexes sont construits dans le lexique par la morphologie et
insérés tels quels dans les constructions syntaxiques (voir p. ex. Lapointe 1980,
Anderson 1992). Une phrase est ainsi une séquence de mots syntaxiques à laquelle les
principes prosodiques postlexicaux font correspondre une séquence de mots
prosodiques. Cependant la relation entre ces deux structures n'est pas biunivoque, les
règles prosodiques pouvant rattacher un mot syntaxique à un autre pour former un seul
mot prosodique (voir p. ex. Kaisse 1985, Nespor et Vogel 1986)
4
.
Dans ce cadre, les clitiques simples trouvent une place tout à fait naturelle. Il s'agit
de mots indépendants sur le plan syntaxique qui sont rattachés postlexicalement à un
mot adjacent (l'hôte) pour former un seul mot prosodique avec lui. On peut donc les
appeler des clitiques postlexicaux. Nous suivons Kaisse (1985) et de nombreux autres
en adoptant l'hypothèse selon laquelle les interactions phonologiques et
morphophonologiques entre clitiques postlexicaux et hôtes sont différentes de celles
qu'on constate entre affixes et bases. Notamment, nous posons que la structure
morphologique interne d'un mot syntaxique, ainsi que l'identité des morphèmes qui le
composent, ne sont pas accessibles aux règles postlexicales, mais seulement la structure
phonologique et prosodique. Lorsqu'on les adopte strictement, ces hypothèses sont
confrontées à un certain nombre de contre-exemples apparents bien connus et pour
lesquels différents types de solutions ont été proposées (voir p. ex. Inkelas et Zec 1990
et notamment l'article de Hayes 1990 inclus dans cette collection). Tous les cadres
théoriques reconnaissent d'une façon ou d'une autre l'existence d'une différence entre
4
Différents types de rattachements ont été proposés dans la littérature, voir par exemple Peperkamp
(1997), Delais-Roussarie (2000) pour des discussion récentes.
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processus lexicaux et postlexicaux et c'est cette distinction qui sera cruciale et
problématique dans la discussion des pronoms clitiques dans les langues romanes.
Le cas des clitiques spéciaux est a priori plus complexe à traiter dans le cadre
lexicaliste strict. Comme ils n'apparaissent pas dans la même position syntaxique que
les syntagmes correspondants, l'analyse proposée pour les clitiques simples semble a
priori inapplicable. Anderson (1992), Halpern (1995) et Fontana (1993, 1996),
développant l'étude de Klavans (1985), ont proposé que la position des clitiques
spéciaux pouvait s'expliquer par une combinaison de contraintes syntaxiques et
prosodiques. La syntaxe détermine, d'une part, un type de constituant par rapport auquel
le clitique est positionné (p. ex. Ph, SN) ; d'autre part, si le clitique se positionne par
rapport à l'élément initial ou final du constituant en question ; et enfin s'il est positionné
devant ou derrière cet élément. Par exemple, un clitique pourrait être positionné devant
le premier élément de Ph (où Ph ne comprend pas le premier élément, constituant
antéposé ou complémenteur, qui précède le verbe). Ensuite, des contraintes prosodiques
déterminent l'item spécifique auquel s'attache le clitique selon qu'il est proclitique ou
enclitique. Pour prolonger l'exemple, un tel clitique, qui serait prosodiquement
enclitique, s'attacherait au constituant antéposé ou au complémenteur. En l'absence d'un
tel hôte à gauche, deux types de solutions sont possibles selon les cas. Soit le clitique
reste dans sa position normale et reçoit exceptionnellement un rattachement proclitique
(cette analyse est essentiellement celle proposée par Fontana 1993, 1996 pour les
pronoms clitiques en ancien espagnol) ; soit une opération postlexicale appelée
inversion prosodique permet au clitique de se rattacher comme enclitique au premier
mot du domaine P, ce qui revient à dire que la contrainte prosodique sur le rattachement
du clitique prime sur la contrainte syntaxique de position. Cette analyse est proposée par
Halpern (1995) pour différentes langues et est très proche de celle de Hirschbühler et
Labelle (2000, 2001b) pour les pronoms clitiques dans les premiers stades de l'ancien
français. Nous reviendrons sur ces questions en 2.1.6 ci-dessous et, comme nous le
verrons, il est possible qu'une analyse de ce type soit encore partiellement applicable au
portugais et au roumain. Une des conséquences de ce type d'analyse est que l'hôte du
clitique spécial peut être de catégorie syntaxique très variable.
Cependant, pour la majorité des langues romanes modernes, et notamment le
français, l'italien, le catalan et l'espagnol, une analyse différente des pronoms clitiques
peut être avancée, selon laquelle il ne s'agit en réalité pas du tout de clitiques spéciaux
attachés postlexicalement, mais d'affixes flexionnels qui sont lexicalement attachés à
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une base
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. Plusieurs types d'arguments seront avancés dans ce sens ci-dessous,
notamment le fait que, dans ces langues, leur positionnement n'est pas déterminé par
rapport au premier mot d'un syntagme donné, mais bien par rapport au verbe, auquel ils
sont toujours contigus. De plus, on constate des interactions phonologiques et
morphologiques de type lexical entre les pronoms clitiques et celui-ci.
Le but de l'esquisse théorique qui précède est de situer clairement la description qui
va suivre et non de prendre une position polémique
6
. Si nous adoptons ce modèle
comme cadre de travail, nous sommes néanmoins tout à fait conscients des problèmes
qu'il peut soulever et nous essaierons de rester le plus près possible des données sans
fuir celles qui nous paraissent problématiques et qui sont justement, pour cette raison,
cruciales. Nous tentons en effet, dans ce chapitre, de faire une synthèse de l'état actuel
des connaissances sur la question en insistant sur le côté empirique plutôt que sur les
analyses. Il est évident que nous ne pourrons pas être complets, loin de là, mais nous
espérons faire apparaître les problématiques et les résultats qui nous paraissent les plus
pertinents. Nous essayerons de fournir une présentation détaillée des comportements
particuliers des pronoms clitiques aux niveaux syntaxique, morphologique et
phonologique, dans un certain nombre de langues et de dialectes romans.
A cause de leurs nombreuses propriétés remarquables, les pronoms clitiques ont fait
l'objet d'un grand nombre de recherches en linguistique (voir p. ex. Benveniste 1965
pour une synthèse des propriétés centrales pour le français). Au cours des trente
dernières années ils ont été étudiés dans le cadre de la grammaire générative au sens
large, notamment depuis la publication des importants travaux de Perlmutter (1970) et
Kayne (1975), centrés sur l'espagnol et le français, qui les ont placés au centre des
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Cette analyse a été soutenue entre autres par Miller (1992), Fontana (1993), Auger (1994), Monachesi
(1999). Elle a été également proposée pour le roumain par Monachesi (1998, 2000) et pour le portugais
par Crysmann (2000a,b), bien que pour ces deux dernières langues cela impose de recourir à des
extensions de la théorie pour expliquer certains contre exemples apparents, notamment les cas de non
contiguïté au verbe. Cependant, vu l'impossibilité de maintenir une analyse stricte en termes de clitiques
postlexicaux, on peut penser que ces langues sont dans une phase de transition. Le même type
d'hypothèse a également été proposé dans des cadres un peu différents par entre autres Rivas (1977),
Jaeggli (1982) et Enrique-Arias (2000) pour l'espagnol, par Cummins et Roberge (1994) pour le français,
et par Bonet (1991, 1995) pour le catalan.
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Pour un ensemble de points de vue récents et variés sur le problème des clitiques en général voir les
recueils de van Riemsdijk (1999), Gerlach et Grijzenhout (2000) et Muller (2001), ainsi que la thèse très
utile de Gerlach (2002).
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