PHEDRE de Jean Racine LE JEU DES REGARDS DANS PHEDRE D'APRES L'ŒIL VIVANT DE JEAN STAROBINSKI. Introduction L'œuvre de Jean Racine, dramaturge du XVIIe siècle, a été l'objet de nombreuses réflexions. Jean Starobinski, dans l'Oeil vivant, en propose une analyse psychologique: «Racine et la poétique des regards». Dans cette crique, il s'attache aux variantes que le thème du regard présente chez Racine. Il en fait un élément prépondérant de ses textes et traite de ses implications importantes notamment dans l'action. Il est vrai que l'étude de Phèdre révèle de nombreuses apparitions de ce thème. Cependant, après avoir repris quelques exemples illustrant les théories de Starobinski et qui semblent être les plus pertinents, et, après s'être attaché à ce qui peut être nommé "le tragique du regard", il serait peut-être nécessaire de voir si cette pièce ne montre pas certaines limites de son étude. Première partie Parmi les différentes sortes de regard proposées par Starobinski, certaines, dans Phèdre, par leur nature ou leur fréquence, paraissent plus intéressantes. Dans ce qu'on nomme aujourd’hui le théâtre classique, du fait essentiellement du devoir de bienséance, l'expression corporelle s'est vue amenuisée. Son importance et son rôle ont été repris, en partie, par le langage, mais aussi, selon Starobinski, par le regard. Celui-ci a dû retranscrire ce que la contrainte esthétique interdisait au jeu de l'acteur. Le regard a pris une fonction scénique. Pourtant, le critique explique s'il y a eu «"spiritualisation" de l'acte expressif» qui se retrouve symbolisé par le regard, il y a aussi «une "matérialisation"» de l'acte de voir qui «s'alourdit» de tout ce que cette gestuelle, qu'il incorpore désormais, comportait de physique et charnel. Le vers qui suit provient de l'acte V, scène3: Thésée s'adresse à Aricie: Vos yeux ont su dompter se rebelle courage Ici, ce terme «yeux» reprend à la fois la conduite d'Aricie et ses charmes, ses attraits féminins. Cette intensité de sens se retrouve dans toute la pièce. Starobinski distingue aussi se qu'il nomme «les regards surplombants» auxquels il lie la notion de sadisme. Ils sont absents de Phèdre. Mais, il y a un autre regard en surplomb: «le regard suprême» qui lui est très fréquent. C'est celui des dieux, de la collectivité, d'une «instance ultime». Phèdre IV,6: Le ciel, tout l'univers est plein de mes aïeuls; Où me cacher? Fuyons dans la nuit infernale. Mais que dis-je? Mon père y tient l'urne fatale Dans cet exemple, Phèdre se sait observée et jugée par le Soleil et par Minos. C'est sous ce regard accusateur qu'elle n'arrive pas à fuir que naît ce sentiment de culpabilité si présent dans la pièce. Starobinski fait aussi référence à la situation du poète-démiurge qui pose, lui aussi, sur ses personnages un regard ultime. C'est un «regard raisonnable sur la passion» et «chargé de pitié». Il est vrai que la préface de Racine justifie cette idée. L'auteur présente son héroïne, qui «n'est ni tout à fait coupable, ni tout à fait innocente», comme la victime des dieux. Il insiste sur ses efforts pour «surmonter» cette passion qu'elle dénonce. Par leur mise en scène, ainsi que par la passion d'Hippolyte pour Aricie, qui le rend «coupable envers son père», il a rendu Phèdre plus sympathique aux yeux du public. Tout cela traduisant le regard empreint de pitié de Racine pour son personnage. Si l'intensité des regards dans Phèdre est réelle, il faut préciser qu'elle est négative. Le regard fait mal par l'intensité de l'image qu'il véhicule, par la passion qui s'y exprime. Phèdre (I,3): Mes yeux ne voyaient plus, je ne pouvais parler. La vision est si forte qu'elle paralyse Phèdre. Cette violence du regard est très présente dans le texte. D'ailleurs, Starobinski affirme que «les regards échangés ont valeur d'étreinte et de blessure» et par «regards échangés» il faut entendre aussi ceux refusés et donc plus douloureux. Voici un exemple extrait de l'entrevue de Phèdre et Hippolyte: Il suffit de tes yeux pour t'en persuader, Si tes yeux un moment pouvaient me regarder. Phèdre, dédaignée, en vient à supplier, à mendier un regard. Mais, si le regard est vécu comme une douleur c'est semble-t-il parce qu'il est souvent ressenti comme une faute, un péché, selon Starobinski. Et il vrai que c'est le cas pour Phèdre (scène dernière): C'est moi qui sur ce fils chaste et respectueux Osai jeter un œil profane, incestueux. Pour le critique, «dans tout regard désirant, il y a d'avance une transgression» et ce regard de Phèdre, par tout ce qu'il fait naître en elle, «viol[e] l'interdit de l'inceste et de l'adultère» ce dont elle a conscience. Transition: En résumé, dans Phèdre, le regard se voit conféré un rôle d'acteur: il est geste, acte. Mais il est associé à un champs sémantique très négatif: il juge, accuse, blesse. Il est fautif. Starobinski affirme que, chez Racine, «l'acte de voir comporte un échec fondamental». Cela en fait un élément à part entière du tragique qui est lié, selon Gouhier, par exemple, aux notions de mort, d'échec et de fatalité. D'ailleurs, c'est tout ce qui naît du jeu des regards dans Phèdre. Deuxième partie Pour Starobinski, le regard peut avoir «la valeur d'un événement premier» c'est-à-dire qu'il peut être la source du noeud d'une tragédie comme c'est le cas dans Phèdre. Athènes me montra mon superbe ennemi: Je le vis, je rougis, je pâlis à sa vue; (...) Je reconnu Vénus et ses feux redoutables Ces vers de Phèdre dans la scène trois du premier acte entrent dans la cadre d'une parole qui ne fait que retracer un regard passé. Cette vision est antérieure à l'action; elle devient la cause du récit puis, une fois rendue, celle de tous le éléments qui la suivent. Chez Racine, ce qui détermine [le] destin [des personnages], c'est d'abord d'avoir vu». Après, Phèdre, par exemple, malgré ses multiples efforts, n'arrivent pas à se libérer: elle est prisonnière de ce regard qui est devenu destin et qui va conditionner le reste de son existence. D'ailleurs, on peut noter, comme l'a fait le critique littéraire, que ce rôle joué par le regard reste très lié à une conception classique de l'amour: «être amoureux, c'est être captif d'un regard», du premier. En traitant la question du regard surplombant, une rapide allusion a été faite au thème de la culpabilité. En réalité, il s'agit d'un moteur de l'action qui ne peut être négligé; il entre en scène à chaque apparition de Phèdre. Cette culpabilité naît du fait de se savoir regardé. L'héroïne racinienne désirait échapper aux regards du monde, instances supérieures ou personnages. Da là naît toute la thématique de la fuite. III,4: lors de la première rencontre entre Phèdre et Thésée: Je ne dois songer désormais qu'à me cacher. Cette volonté de s'enfuir est due au fait que Phèdre pense être vue telle qu'elle est c'est-à-dire fautive. «Être vu (...) c'est se découvrir coupable dans les yeux des autres». Or tout ce que Phèdre parvient à savoir d'elle-même est dans ce regard qui lui est renvoyé par ses interlocuteurs (Hippolyte, Oenone ou Thésée) ou qu'elle imagine comme ceux du Soleil. C'est ce que Starobinski nomme «le regard regardé» et qui fait advenir «la honte d'avoir osé regarder» et celle d'être l'objet d'un regard: III,1: Phèdre s'adresse à Oenone: Cache-moi bien plutôt, je n'ai que trop parlé Contrairement à ce qui se passe chez Corneille, pour les personnages de Racine, «être vu n'implique pas la gloire, mais la honte». Mais, s'il y a honte d'avoir regardé, cela n'empêche pas l'avidité du regard. Même si son texte n'a rien de descriptif, Racine met en scène «un regard qui convoite». Ses personnages ne cherchent que «le regard des autres» comme nous avons déjà pu le voir dans la scène entre Hippolyte et Phèdre. C'est la seule chose qui compte réellement. Cependant, ce qu'il y a de notable c'est que ce regard désirant est de tout façon déçu ainsi que le montre cette réponse faite par Aricie à Hippolyte (V,1) lorsqu'il lui annonce son départ: Cruel, si de mes pleurs méprisant le pouvoir, Vous consentez sans peine à ne me plus revoir. Aricie, prise au jeu de l'amour et donc des regards, ne peut étancher son désir: «il faut que les amants se voient et se revoient». Les yeux restent insatisfaits et «même lorsqu'ils obtiennent la réponse attendue, quelque chose manque». D'ailleurs, même s'il était assouvi, le regard serait à l'origine de remords et de honte. «Dans tout regard désirant, il y a une transgression», une faute qui ne peut pas rester impunie. «Le regard ne cesse de trahir l'insatisfaction et le ressentiment». Il est associé à la faiblesse. Ce thème du voir, de plus, va souvent de pair avec celui de la connaissance. Dans I,3, Phèdre s'en veut après sa déclaration moins de ce qu'elle vient d'avouer que du savoir où se trouve à présent sa confidente: Je te laisse trop voir mes honteuses douleurs (En réalité, tout se base sur le fait que les personnages pensent être observés par un regard dévoilant. ) Et, il est vrai que ce regard-question qui prédomine chez Racine veut saisir la nature profonde des êtres et du monde. Il vise l'essence pour Starobinski, «l'être total» c'est-à-dire le vrai. Il veut dépasser les apparences. Il est «une question inquiète plongée dans l'âme des autres» où il cherche et les autres et lui-même. En ce qui le concerne, il ne parvient à prendre conscience que de sa faute, comme on à déjà pu le voir, ou de sa complexité psychologique. Dans les deux cas de cette alternative, on peut dire que le regard apporte, en un sens, une connaissance. C'est le cas aussi dans cet exemple qui reprend la réaction d'Hippolyte aux déclarations de Phèdre. II,6: Je ne puis sans horreur me regarder moi-même. Il arrive que le regard offre des vérités. Mais ce sont là des vérités insoutenables, néfastes et mortelles. Il faut noter aussi que ces vérités mortelles sont des moteurs de l'action selon ce qu'affirme Starobinski: «la progression du trouble tragique coïncide avec le progrès des connaissances». Mais, la plupart du temps, le regard reste dans le faux; il ne permet aucune saisie du réel ce dont les personnages ont parfaitement conscience: Quel œil ne serait pas trompé comme le mien? Thésée. IV,2. L'essence que vise le regard racinien n'est jamais atteinte. Transition: Il est aisée de conclure que le regard a une place à part entière dans Phèdre en tant qu'élément tragique par le fait qu'il est toujours celui d'un échec, de la connaissance notamment, qu'il reste en permanence insatisfait et qu'il se trouve lié à un certain déterminisme. Tout cela justifiant la position de Starobinski. Cependant, si son étude parvient à englober la majorité des regards présents dans cette pièce, certains, pourtant intéressants, lui échappent. Troisième partie Jean Starobinski présente la honte, d'être vu ou d'avoir regardé, comme l'une des conséquences les plus importantes des regards et donc comme un élément central de la tragédie racinienne. Cependant, certains passages de Phèdre rapproche la pièce de la définition que le critique donne du théâtre de Corneille et du jeu des regards qui s'y établit. «Le héros de Corneille (...) se sait et se veut exposé aux yeux de tous (...). Il appelle sur lui les regards du monde.» Il est vrai que dès la scène I,3 Racine nous présente une Phèdre qui veut se faire voir et voir à son tour. Vous vouliez vous montrer et revoir la lumière. (v166) Soleil, je te viens voir pour la dernière fois. (v172) Il faut remarquer aussi que le regard accusateur posé par les «instances ultimes» et décrit par Starobinski se voit parfois remplacé par un regard plus doux, plus juste que les personnages convoitent. Justes dieux, qui voyez la douleur qui m'accable, Thésée IV,3. Les personnages raciniens, comme dans les exemples cités, cherchent une grâce, un apaisement que seul un regard peut leur offrir: celui des autres ou le leur qui se pose sur le monde. A partir de là, il est aussi possible de rattacher Phèdre à un autre aspect du regard chez Corneille. «Si [le moi] prend sans cesse l'univers à témoin, c'est parce qu'il n'achève d'avoir conscience de lui-même que s'il apparaît ou comparaît devant témoin». Il est clair que les personnages de la pièce possèdent des comportements psychologiques complexes, mais ils n'en prennent conscience que par le regard des autres. Dans cette perspective, on peut affirmer que là aussi le regard d'autrui se révèle être un constituant du moi-regardé qui se découvre en partie dans l'image qui lui revient et du moi-regandant qui se construit par rapport aux images qui lui sont proposées et face auxquelles il se positionne: il va la copier ou la rejeter. Le regard prend donc une valeur positive. D'ailleurs, on peut reprendre les théories de Sartre au sujet du regard. Il avance l'idée que le regard objectivise le moi en le regardant, en en faisant son objet, et, par là, il possède un réel pouvoir sur les autres contrairement à la «faiblesse» du regard posé par Starobinski. Ainsi, la réaction, par exemple, d'Hippolyte après l'aveu de Phèdre se fait plus compréhensible: le regard incestueux de Phèdre en a fait le lieu d'un désir qui le répugne et qu'il veut fuir. Enfin, il faut remarquer que, si, en général, comme le montre Starobinski, le regard chez Racine est fixé sur l'essence, il n'en reste pas moins que ses personnages accepteraient de vivre dans un univers d'apparences où tout serait factice. Il faut bien comprendre que tous ont conscience que le regard peut être faux. Mais, il y a des occasions où les personnages en jouent. C'est le cas de Phèdre: II,5: J'ai voulu te paraître odieuse, inhumaine (v685) Seigneur. Vous m'avez vu attachée à vous nuire; Dans le fond de mon cœur vous ne pouviez pas lire. (vers 597 et 598) Phèdre s'est dissimulée derrière un masque qu'elle savait invulnérable aux regards d'Hippolyte; jamais il ne serait parvenu à connaître son secret. D'ailleurs, contrairement à la nécessité qui a poussé Phèdre dans ce cas-là, on peut aussi trouver des illustrations où ce regard trompé et le monde illusoire auquel il donne accès sont l'objet d'une volonté libre. L'exemple le plus frappant est celui de la dernière scène. Thésée: Je consens que mes yeux soient toujours abusés. Starobinski associait cet «échec» du regard à un fatalisme mais il est ici l'expression d'une volonté, d'un désir ou d'un besoin: là aussi il se fait plus positif. Conclusion Donc, Phèdre offre par moments le spectacle de regards, voulus et puissants, liés non pas à un déterminisme omnipotent mais aux désirs des personnages, loin de la «faiblesse» fondamentale de l'acte de voir avancée par Starobinski. Mais sa critique apporte, on a pu le voir, une analyse intéressante du regard et de son rôle dans un tragédie. En tout cas, ce travail pousse le lecteur à se pencher plus avant sur un élément de la pièce qui peut facilement être négligé en premier lieu. Par cette réflexion sur le regard (celui convoitant l'essence et celui recherchant l'illusion), l'alternance entre scène de culpabilité, d'aveux et scène de dissimulation s'explicite ainsi d'ailleurs que tous les jeux de contraires dans la mesure où les regards sont le lieu de la connaissance et de l'ignorance, du dit et du non-dit, du geste et de son absence... et dans la mesure où ils sont toujours antérieurs à l'action et à la parole.