Séminaire « Polysémies. Littérature, arts et savoirs de la Renaissance » 2009-2010.
École normale supérieure, 29 rue d’Ulm, 75005 Paris.
Feindre
À partir de l’âge classique, le champ sémantique du verbe feindre, principalement négatif,
se définit pour l’essentiel par l’opposition entre le réel et sa contrefaçon ; plus exactement, il
recouvre le double concept d’imitation subreptice du réel et de déploiement manifeste de
l’imaginaire. Dans le premier cas, l’action de feindre suppose une intentionnalité maligne : celui
qui feint ourdit en secret quelque plan, déguise, dissimule, afin de tromper. La feinte met alors en
danger les rapports humains et menace l’intégrité du corps social, qui repose sur la franchise des
échanges. Dans le second cas, la feinte souligne avec insistance sa facticité : elle appartient d’une
part aux poètes qui ont toute liberté de fabuler, d’inventer ce qui ne saurait avoir d’existence et
que l’on ne pourrait prendre pour vrai ; d’autre part, l’emploi croissant de la forme pronominale
du verbe (se feindre) traduit la capacité de chacun à se raconter des histoires, à s’illusionner et à
vivre prisonnier de ses chimères.
Ces conceptions sont pour une part, bien sûr, un héritage de l’Antiquité et du Moyen Age
mais la philologie de la Renaissance, particulièrement sensible à la racine latine du mot, a, plus
qu’à toute autre époque, réinvesti ce verbe de façon plus positive. Outre les deux sens retenus par
le classicisme, les hommes de la Renaissance ont réactivé en lui d’autres sèmes importants,
notamment celui qui concerne la plastique : en effet, feindre provient de fingere, qui signifie tout
d’abord « modeler dans l’argile » et par extension « former, façonner », au sens physique puis
moral. Feindre n’est pas seulement contrefaire, mais aussi imiter, pour former et créer ; cela
nécessite alors une habileté technique, presque démiurgique, qui est le produit d’une virtus, une
puissance et une qualité : en témoigne Ronsard dans son Ode à Michel de L’Hospital. Fingere devient
un double du poiein grec. Ainsi, force est de distinguer ce qui est feint (fictum) du faux (falsum) et
du mensonger (vanum), comme le fait Domenico Nanni Mirabelli, afin de le rapprocher du
vraisemblable.
Le séminaire se propose donc cette année, dans la lignée, entre autres, des récents travaux
de Theresa Chevrolet, d’explorer la particulière richesse notionnelle de ce mot à la Renaissance et
de mesurer les implications non seulement poétiques et rhétoriques de l’art de feindre et son rôle
dans le débat sur la mimèsis (à travers certains de ses dérivés comme figura et fictio), mais aussi les
influences que ce concept a pu exercer dans le domaine de l’esthétique (peinture et même
musique), de la spiritualité, de la morale et de la politique : on pourrait, par exemple, se demander
en quoi le prince - ou le courtisan - se doit de feindre pour maintenir la cohésion sociale, à
rebours de l’idéal de l’honnête homme du XVIIe s. Ou encore, trouve-t-on à la Renaissance les
traces d'écritures de la dissimulation, liées à la présence de contraintes censoriales ? La notion de
feintise intervient-elle dans le champ des discours théologiques, des polémiques religieuses, des
réflexions sur le paganisme (on peut penser à la fortune de l'hypothèse évhémériste des dieux
"feints" par les législateurs) ? Quel rôle est-elle appelée à jouer dans les premières controverses
sur le théâtre ?
Séminaire organisé par :