The Social Construction of Facts and Artifacts : Or How the Sociology of Science and the Sociology of Technology Might Benefit Each Other Trevor Pinch and Wiebe Bijker Cartographie des controverses Elise ORTEGA Trevor Pinch (1952), Sociologue américain Wiebe Bijker (1951) Philosophe et sociologue néerlandais Cet article, résultant de la collaboration entre Trevor Pinch, sociologue de la science et Wiebe Bijker, sociologue de la technologie est à l’origine une simple contribution théorique afin de comprendre au mieux le développement de la science et de la technologie. Cette courte publication s’est transformée en vrai stimulant de débat autour de la question du choix de la méthode la plus adéquate pour étudier la sociologie de la science et de la technologie. Nous verrons à continuation en quoi ce programme d’étude du processus de développement de la technologie fonde son originalité et sa complémentarité avec le modèle de tradition plus ancienne et étudiée de la sociologie de la science en établissant ses fondements sur le constructivisme social. Dans un soucis de pédagogie, les auteurs dérouleront leur pensée d’une façon précise et ordonnée qui nous permettra par la suite de saisir avec aise la portée du programme présenté, nous suivrons au mieux cet ordre défini dans notre compte rendu afin de ne pas altérer la logique du texte. L’héritage L’héritage qui influencera la pensée des auteurs est à chercher du côté de la sociologie de la science, plus spécifiquement une de ses dérivantes connu sous le nom de sociologie de la connaissance. Cette branche de la sociologie, qui s’est développée autour des travaux des figures phares telles que l’épistémologue anglais David Bloor ou le sociologue des sciences Harry Collins dans les années soixante-dix, revendique le caractère social de la connaissance en postulant son passage du monde naturel au monde social. Cette nouvelle vision donnera naissance à un « programme fort » selon les termes de Bloor. Ainsi, ce que l’on considère comme « vérité » scientifique ou « mensonge » doit être étudié symétriquement en ne perdant pas de vue le caractère de construction sociale de toute connaissance. Le « programme fort » est à l’origine de tout un programme de recherche empirique qui portera une attention particulière notamment à l’étude des controverses scientifiques1. Ces approches dites socioconstructivistes ont marqué une étape importante dans l’histoire de la sociologie de la science et de la pensée des auteurs puisqu’elles seront le pilier théorique de leur écrit. La rupture La méthode d’étude de la sociologie de la technologie qu’ils présenteront dans une deuxième partie du texte est directement inspirée du Programme Empirique du Relativisme (plus généralement connu sous son nom anglais Empirical Programme of Relativism – EPOR) 1 Menée par des groupes de recherche intégrant notamment Bruno Latour et Harry Collins 2 développé quelques années plus tôt dans le courant de la sociologie de la connaissance. Ce programme se veut une étude du développement scientifique dont l’approche, particulièrement attachée aux controverses scientifiques, se déroule en trois phases. Dans une première phase il s’agit de collecter les différentes interprétations faites autour d’une même découverte scientifique afin de mettre en Flexibilité interprétative lumière le caractère « flexible » de l’interprétation. C’est à ce stade qu’on passe d’une explication naturel du fait scientifique à une explication d’ordre social. La deuxième phase prétend expliquer les mécanismes sociaux qui entrent en jeu afin de limiter l’interprétation scientifique et de mettre fin à la controverse scientifique. Finalement, la troisième phase, qui est restée à un stade encore théorique est censée mettre en relation Relation : mécanismes de ces mécanismes de clôture avec le milieu clôture - milieu socioculturel socioculturel des acteurs impliqués. Ce programme d’étude serait particulière fructueux et révélateur dans l’étude des controverses car il permettrait de mettre en lumière de façon claire le caractère de flexibilité des interprétations des résultats scientifiques. Cependant, la faiblesse de cette méthode se situerait au niveau de la phase 3. Cette limitation sera dépassée avec le modèle proposé pour l’étude du processus de développement de la technologie comme nous le Schéma des 3 phases de développement de l’EPOR verrons par la suite. Soulignons avant cela que le Programme Empirique du Relativisme est une approche en rupture avec la sociologie traditionnelle qui a fondé ses études sur une vision positiviste de la science. Désormais on s’intéresse au contenu afin d’ouvrir cette « boîte noire » pour comprendre en quoi ces derniers sont déterminés par des facteurs sociaux. L’apport de Harry Collins à cette méthode est fondamental puisque c’est lui qui pointera du doigt l’importance des « core set » (qu’on pourrait traduire comme « collectifs de décision ») dans la détermination de la flexibilité des interprétations. Ceux-ci seraient des groupes de chercheurs intimement liés au thème de recherche soumis à la controverse que l’on pourrait alors aisément surveiller afin de suivre le processus de dépassement de la controverse pour arriver à un consensus. Mécanismes de clôture de la controverse La proposition C’est à ce stade que la contribution théorique de Pinch et Bijker devient particulièrement intéressante puisque les deux auteurs nous propose un nouveau programme inspiré de l’EPOR mais adapté à l’étude du développement de la technologie : le programme SCOT (Social Construction of Technology). Un des points clés de ce programme va être celui de considérer le processus de développement des objets technique comme une alternance entre variation et sélection. Ce critère est fondamental puisqu’il permet de glisser d’un modèle linéaire employé notamment dans les études de l’innovation ou dans l’histoire de la technologie vers un modèle multidirectionnel intégrant les phases d’échec et de succès. Similaire à la première phase de l’EPOR, le modèle multidirectionnel permet de déterminer les variantes qui sont entrées en jeu et devient donc non seulement l’outil permettant de faire ressortir la flexibilité interprétative des objets techniques mais surtout de déterminer les groupes sociaux s’opposant dans 3 l’interprétation. Ces groupes sociaux sont dits « pertinents » en fonction que l’objet ai un sens pour tous les membres du groupe. Souvent ces groupes de base, s’ils venaient à être hétérogènes, deviendraient plus pertinents par une subdivision interne prenant en compte de nouvelles variables tel que le genre du groupe (homme/femme), le pouvoir économique des membres de ce groupe, le pouvoir d’autorité... Cette idée s’éclairera lorsque nous détaillerons l’exemple du développement de la bicyclette. Il est important de comprendre le rôle crucial joué par ces groupes car en effet ce sont eux qui déterminent le sens donné à l’objet mais ce sont surtout eux qui décident si un problème en est un et quel est son degré de pertinence. Les illustrations Parmi les qualités de ce texte, il faut reconnaître que l’exemple présenté du développement de la bicyclette est particulièrement utile à la compréhension du programme dans ses deux premières phases. En faisant abstraction du modèle SCOT, nous pourrions considérer rétrospectivement le développement technique de la bicyclette comme un modèle quasi-linéaire où l’on ne s’intéresserait qu’aux propositions ayant trouvé un minimum de succès. En réalité, ce serait oublier qu’à l’époque la plupart des variantes étaient considérées comme pertinentes et ce n’est que notre recul par rapport à l’histoire de la bicyclette qui nous permet aujourd’hui de sélectionner les propositions qui ont eu un succès. Or, l’intérêt en particulier du programme d’étude de la construction sociale de la technologie c’est qu’il prend en compte et valorise les variantes qui meurent autant que celles qui survivent car c’est ce procédé de sélection et de stabilisation qui permet de nous pencher sur la construction sociale de ces objets techniques. Dans ce cas précis Modèle quasi-linéaire d’étude, les groupes sociaux pertinents ne se limitent pas seulement aux usagers des différents modèles de bicyclette inventés mais également les groupes sociaux des « anti bicyclettes » puisque ce sont eux également qui vont faire vivre la controverse par leurs critiques. Ces deux grands groupes doivent à leur tour être également subdiviser en sousgroupe étant donné leur composition hétérogène (par exemple : dans le groupe des usagers, nous pouvons identifier un premier sous-groupe qui est celui des femmes ne pouvant pas conduire la bicyclette aussi facilement que les hommes pour cause vestimentaire, un deuxième sous-groupe pertinent est celui dont l’usage principal de la bicyclette serait purement sportif). Autour de l’objet bicyclette vont se définir plusieurs types de problèmes de différentes natures : des problèmes simplement techniques comme celui de la sécurité de l’engin, des problèmes d’ordre moral (est-il envisageable que les femmes portent des pantalons afin de pouvoir faire usage de la bicyclette ?). Ces différentes variables envisagées dans la controverse vont nous permettre d’arriver à un modèle multidirectionnel intégrant objets, problèmes, solutions et groupes sociaux sans écarter les voies qui, nous le savons rétrospectivement, mènerons à l’échec. Le processus de développement de la bicyclette suivra des périodes de stabilisation répondant à certains problèmes posés par certains Modèle multidirectionnel groupes sociaux. La stabilisation sur le modèle de la « safety bicycle » est finalement le résultat d’un processus long de dix neuf ans (1879-1898). 4 Le deuxième exemple illustratif de l’applicabilité de la première phase du programme SCOT concerne les pneus à air. A l’époque où l’objet fait ses premières apparitions, les interprétations sont multiples. Le pneu à air devient pour certains une solution aux vibrations, pour d’autres c’est la garantie d’une plus grande rapidité ou encore un vrai problème puisque considéré comme une proposition moins sûre que les roues traditionnelles. Les parallèles Rappelons dans cette dernière partie que la thèse proposée par les auteurs au delà de la présentation d’un programme adapté à la sociologie de la technologie est de démontrer la complémentarité entre le modèle de l’EPOR et du SCOT. Si la première phase de ces deux programmes s’assimile dans leur développement, la deuxième phase (mécanismes de clôture de la controverse) donne à la sociologie de la technologie une longueur d’avance puisque la stabilisation de l’objet technique se traduit par deux types de clôture : la clôture rhétorique et la clôture par redéfinition du problème. La procédure rhétorique suppose que les groupes sociaux impliqués considèrent que le problème n’en est plus un, à titre d’exemple, la publicité faite autour du modèle de bicyclette « facile » a permis de résoudre le problème de sécurité soulevé par certains groupe sociaux. La redéfinition du problème s’illustre facilement avec l’exemple du pneu à air : lorsque les coureurs cyclistes faisant usage de bicyclettes montées sur des roues vêtues de pneus à air commencent à remporter les courses, les critiques faites à l’utilité antivibratoires disparaissent puisque le sens commun du pneu devient la rapidité. Finalement, la troisième phase des deux programmes se rejoignent dans leur objectif mais laisse augurer les avantages de la méthode de SCOT. Conclusion Cette approche programmatique intégrée des deux modèles issus de la sociologie de la science et la sociologie de la technologie nous a permis de comprendre leur complémentarité mais également l’avantage pratique que le modèle de SCOT possède quant à la 2 ème et 3ème phase. La publication de ce texte engendra à l’époque différentes réactions allant de la critique acerbe (pensons notamment aux écrits de Clayton vis à vis de l’histoire de la bicyclette) à l’enthousiasme dans la communauté scientifique et des sociologues. 5