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Irréalis dans le discours:
la fonction dialogique du subjonctif français et du conditionnel finnois subordonnés
Rea Peltola, Université de Helsinki
1. Introduction
1.1 Objectifs de l’étude
Cette communication étudie les modes verbaux subordonnés. L’étude portera sur le
conditionnel finnois et le subjonctif français, dans les compléments d’objet directs ou indirects
du verbe. D’après les grammaires françaises, l’emploi du subjonctif dans un complément est
motivé par une expression de doute, possibilité, nécessité, volonté ou émotion, ainsi que par
une interrogation ou négation, dans la proposition principale (v. Grevisse 1993, § 1072). La
grammaire finnoise ne connaît pas de catégorie verbale ainsi spécialisée. Cependant,
Kauppinen (1998, p. 164) considère la capacité d’apparaître dans une position subordonnée
comme caractéristique du conditionnel finnois. De même, Vilkuna (1992, p. 85) et Pajunen
(2001, p. 315) ont fait remarquer que certaines fonctions du conditionnel finnois correspondent
à ceux des conjonctifs et subjonctifs d’autres langues, Helkkula, Nordström & Välikangas
(1987) ayant compa le conditionnel finnois au subjonctif français. En effet, Setälä (1887)
avait déjà nommé certains modes verbaux finno-ougriens, tels le conditionnel et le potentiel
finnois, conjonctifs.
L’objectif de la présente étude est de contribuer à ces observations sur les fonctions
subjonctives du conditionnel finnois en mettant en avant un rôle discursif commun au
conditionnel finnois et au subjonctif français : sous la portée d’une négation, les deux modes
peuvent fonctionner comme indications d’un dialogue entre deux points de vue. Pour
commencer, je passerai en revue des caractéristiques sémantiques et pragmatiques des deux
modes. Afin de démontrer qu’il y a un certain parallélisme sémantique entre le conditionnel
finnois et le subjonctif français, je présenterai le résultat d’un calcul mené sur un corpus
finnois, témoignant que le conditionnel finnois, comme le subjonctif français, a tendance à
apparaître dans les compléments des verbes exprimant l’irréalis
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.
1
J’utiliserai le terme irréalis comme synonyme de non-factualité, c’est-à-dire pour désigner les énoncés la
vérité d’un événement nest pas présupposée. Ainsi, les verbes qui ne présupposent pas la vérité de l’événement
exprimé par leur complément sont appelés verbes non-factifs (Kiparsky & Kiparsky 1971). Le terme contre-
factualité sera réservé aux énoncés qui présupposent la fausseté dun événement (v. Lyons 1977, p. 820).
2
Je me pencherai plus particulièrement sur les contextes d’irréalis constitués par la négation.
L’étude se fondera sur les approches dialogiques de langue, inspirées par l’œuvre de Bakhtin
(Bahtin 1991 [1963]), et développées par Ducrot (1984) et Linell (1998). S’appuyant sur les
observations de Thompson (2002) sur les propositions complétives dans la conversation en
anglais, l’analyse mettra en valeur que les structures négatives peuvent se construire d’une
manière différente dans la conversation en temps réel et dans le discours non-conversationnel.
1.2 Corpus
L’analyse portera sur des corpus de presse quotidienne, d’un côté, et de conversations, de
l’autre. Les données finnoises sont tirées du corpus électronique de textes de presse Suomen
kielen tekstikokoelma (désormais Ftc), ainsi que du corpus de conversations du département de
la langue et littérature finnoises de l’université de Helsinki. Les données françaises
proviennent d’un corpus de presse collecté dans le journal Le Monde (du février 2006) et des
archives électroniques du journal Ouest-France (durant 20002005), ainsi que du corpus oral
des langues romanes C-ORAL-ROM. Les références des corpus utilisés se trouvent à la fin de
l’article.
Les extraits finnois, présentés au cours de l’analyse, seront accompagnés d’une traduction
morphémique interlinéaire et d’une traduction plus libre. Les transcriptions des exemples tirés
de conversations se basent sur celles utilisées dans les corpus, mais elles sont complétées par
la suite. Pour uniformiser la méthode de transcription, les exemples tirés du C-ORAL-ROM
ont été modifiés selon les conventions présentées p. ex. dans Schegloff (2007). Les
abréviations utilisées dans les traductions, ainsi que les conventions de transcription, sont
expliquées à la fin de l’article. Les caractères gras et les italiques dans tous les exemples sont
utilisés par l’auteur à des fins de l’analyse.
2. Modes verbaux et subordination
2.1 Le conditionnel finnois
La grammaire finnoise connaît quatre modes verbaux: l’indicatif, l’impératif, le potentiel et le
conditionnel. L’indicatif est un mode non-marqué qui exprime une affirmation catégorique,
alors que l’imperatif et le potentiel portent les valeurs modales déontique et épistémique,
respectivement (Hakulinen et al. 2004, pp. 15101511). Le conditionnel, marqué par l’affixe
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-isi-, s’est vu attribuer des valeurs multiples : la condition, la contre-factualité et l’incertitude
ont été considérées comme ses valeurs de base (Penttilä 1957 ; Hakulinen & Karlsson 1979).
D’après Lehtinen (1983), le sémantisme du conditionnel provient de l’origine étymologique de
l’affixe -isi-, qui dérive d’un morphème ayant exprimé des valeurs de fréquence, de durée et de
futur. L’expression du futur est la cause de la valeur de non-factualité du conditionnel en
finnois contemporain : le futur est non-factuel en soi
2
. L’emploi du conditionnel comme futur
du passé fait la preuve de cette évolution (op. cit.).
Kauppinen (1998) a classé les valeurs du conditionnel finnois sous les concepts d’intention
et de prédiction (v. Bybee, Perkins & Pagliuca 1994). En effet, dans une proposition
indépendante, le conditionnel peut exprimer, d’une part, la volonté ou le souhait, c’est-à-dire la
valeur intentionnelle (ex. 1).
(1) Ottaisin osaa viime aikojen keskusteluun turkistarhoista.
prendre.COND.1SG part.PART dernier temps.PL.GEN débat.ILL fourrure.ferme.PL.EL
Voin sanoa oman mielipiteeni, joka on samalla monen
pouvoir.1SG dire.INF propre.ACC opinion.ACC.POSS.1SG REL être.3SG en.même.temps beaucoup.GEN
muunkin, emme tarvitse turkistarhoja! (Ftc, Aamulehti 1999.)
autre.GEN.CLT NEG.1PL avoir.besoin.NEG fourrure.ferme.PL.PART
‘J’aimerais prendre part au débat de ces derniers temps sur les fermes d’élevage d’animaux à fourrure. Je
peux dire mon opinion à moi, qui est en même temps celle de beaucoup dautres, nous n’avons pas
besoin de fermes d’élevage d’animaux à fourrures !
D’autre part, le conditionnel peut indiquer la conséquence d’un événement qui n’est pas
réalisé, c’est-à-dire la valeur prédictive (Kauppinen 1998, pp. 163167, 194). Cette
interprétation est activée par des facteurs contextuels tels un syntagme nominal ou
adpositionnel ou une proposition conditionnelle introduite par la conjonction jos (‘si’) (ex. 2)
(op. cit., pp. 199200). Ces signaux contextuels posent les circonstances sous lesquelles
l’événement exprimé par la forme verbale conditionnelle se réalise. Etudiant le conditionnel
français, Haillet (2002) a utilisé le terme cadre hypothétique pour désigner ces circonstances.
En effet, le conditionnel finnois partage cette valeur avec le conditionnel français.
(2) Lalli äänesti nuijalla englantilaisen piispan Henrik Pyhän hengiltä. Jos Henrik
PRP voter.IPF.3SG masse.AD anglais.ACC évêque.ACC PRP saint.ACC vie.PL.ABL CONJ PRP
olisi voittanut Lallin, Suomea hallitsisi Englannin kuningatar.
AUX.COND.3SG vaincre.PCP PRP.ACC finlande.PART régner.COND.3SG angleterre.GEN reine
(Ftc, Aamulehti 1999.)
‘Lalli a voté avec une massue en tuant l’évêque anglais Saint Henri. Si Henri avait vaincu Lalli, Finlande
serait régie par la reine d’Angleterre.’
2
Cette explication est parallèle à celle donnée par Wilmet (1997) au conditionnel français.
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Dans lexemple (2), le conditionnel apparaît dans sa forme composée : olisi voittanut (‘avait
vaincu). Dans ce conditionnel passé, l’irréalis se combine avec une distance temporelle, en
résultat duquel l’énoncé peut être pragmatiquement inféré comme contre-factuel (Lyons 1977,
p. 820 ; Lehtinen 1983). Setälä (1883) a fait remarquer que le conditionnel passé finnois ne
détermine pas un point temporel spécifique dans le passé, ce qui évoque d’une manière
intéressante les analyses faites sur les temps du subjonctif français (v. ci-dessous).
Outre ces emplois dans les propositions syntaxiquement indépendantes, le conditionnel
finnois est sémantiquement apte à apparaître dans des positions subjonctives (Kauppinen 1998,
p. 164). Une de ces positions est présentée ci-dessus dans l’exemple (2), le conditionnel se
trouve dans la partie protasis, introduite par la conjonction jos (‘si’), d’une construction
conditionnelle. La présente étude se penche sur les subordonnées introduites par la conjonction
että, fonctionnant comme complément de verbe.
Du fait de cette multiplicité des fonctions, l’interprétation du conditionnel finnois est
particulièrement liée à la construction syntaxique de la phrase et au contexte discursif. Pour
couvrir tous les emplois du conditionnel finnois, Kauppinen (1998) utilise le concept
despaces mentaux : dans le discours, le locuteur construit, par des moyens linguistiques, des
domaines d’interprétation, appelés espaces mentaux, avec lesquelles il peut parler
dévénements parallèles et alternatifs à la réalité actuelle (op. cit., pp. 166167 ; Fauconnier
1984)
3
. Les temps et modes verbaux indiquent le domaine d’interprétation qui est pertinent
pour un énoncé donné (Fauconnier op. cit., pp. 5254). Le subjonctif français a également été
analysé sous la perspective d’espaces mentaux, comme nous le verrons ci-dessous.
2.2 La subordination et le subjonctif français
La subordination est une relation intraphrastique où une proposition constitue un élément
syntaxique et sémantique dans une autre proposition. Sur un plan typologique, il est rare que
cette position subordonnée ne se reflète pas sur la structure de la proposition : la relation
asymétrique entre les deux propositions peut être marquée, dans la proposition subordonnée,
par une conjonction, par un ordre de mots spécial ou bien par l’absence de certains éléments
temporels, aspectuels ou modaux (Feuillet 1992, p. 9). Cette étude s’intéresse à ces derniers,
c’est-à-dire aux propriétés temporelles, aspectuelles et, avant tout, modales de la forme verbale
d’une proposition subordonnée.
3
Par la réalité actuelle on entend « la représentation mentale de la réalité chez le locuteur » (Fauconnier 1984, p.
30).
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En effet, le verbe d’une proposition subordonnée peut se comporter différemment de celui
d’une proposition principale. En premier lieu, le temps, l’aspect et le mode du verbe
subordonné peuvent renvoyer soit au moment de l’énonciation, soit au moment de référence de
la proposition principale. En deuxième lieu, si les valeurs temporelles, aspectuelles et modales
de la proposition subordonnée sont prédéterminées par le sémantisme de la proposition
principale, le verbe subordonné peut être privé des marqueurs de ces valeurs (v. Cristofaro
2003, pp. 5364).
En français, le mode subjonctif est le mode par excellence dans ces contextes
prédéterminés par le sémantisme de la proposition principale. Dans le cas des structures
complétives, les propositions principales portant les valeurs modales de doute, possibilité,
nécessité, volonté et émotion, ainsi que les modalités phrastiques interrogatives et gatives,
reçoivent un complément au subjonctif (Grevisse 1993, § 1072). Le temps, l’aspect et le mode
de la proposition complétive sont imposées par le moment de référence de la proposition
principale, le subjonctif ne pouvant en soi les exprimer (Gosselin 2005, pp. 9496). En effet,
les formes qu’on appelle « temps » du subjonctif n’expriment guère une périodisation
temporelle, mais virtuelle, ce qui explique la morphologie réduite du subjonctif comparée à
celle de l’indicatif, très complexe (Guillaume 1929 ; Soutet 2000, pp. 144147). Laissant
indéterminée la relation de l’événement exprimé dans la complétive à l’égard du moment de
l’énonciation, le subjonctif indique que lvénement est considéré comme relatif à un espace
mental autre que la réalité actuelle (Achard 1998, ch. 6), cet espace étant mis en place par le
sémantisme de la proposition principale (Fauconnier 1984, 5354).
Ainsi, reflet des valeurs modales de la proposition principale, le subjonctif français peut
être considé comme la manifestation de la cohésion entre les deux propositions (Tanase
1943, pp. 241242).
2.3 La motivation sémantique de l’emploi du conditionnel finnois dans les propositions
complétives
En finnois, la distinction entre les fonctions de l’indicatif et du conditionnel dans les positions
subordonnées ne s’est pas grammaticalisée de la même manière que celle de l’indicatif et du
subjonctif en français. Il arrive que l’un ou l’autre de ces modes apparaissent dans une
proposition complétive, le contraste sémantique étant parfois difficile à déterminer. Par
conséquent, je me suis posée la question de savoir si, en effet, l’on pouvait constater une
motivation sémantique quelle qu’elle soit derrière l’emploi du conditionnel finnois dans les
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