Océans et globalisation (depuis 1945) Hubert Bonin, professeur d’histoire économique, Sciences Po Bordeaux et UMR CNRS 5113 GRETHAUniversité de Bordeaux [www.hubertbonin.com] Ce chapitre synthétique ne peut que venir en complément des chapitres consacrés à des aspects spécialisés et, parfois, ne manquera pas d’en dupliquer certains points, pourtant utiles à nos analyses. Par « globalisation », nous entendons le déploiement mondialisé des activités des acteurs de l’économie maritime, sur terre (ports, logisticiens, chargeurs) et sur mer (armements maritimes, gestionnaires des flux), et la gestion des institutions publiques et des firmes (publiques ou privées) à l’échelle internationalisée puis mondiale, donc audelà des simples intérêts nationaux des entreprises concernées. Un décideur globalisé prend en considération les marchés et les flux mondiaux et gère l’entité dont il a la responsabilité en fonction de ces données et des enjeux géo-économiques : il dispose d’informations, d’une vision et de mentalités, d’objectifs stratégiques, d’un modèle économique (business model) à l’échelle de cette mondialisation. C’est en cela que la globalisation est bien plus large que l’internationalisation1 ; il faut évaluer comment l’économie-monde maritime a évolué de l’internationalisation à la globalisation, en fonction des mutations de l’environnement géopolitique, des systèmes productifs et des technologies, ainsi que de la configuration du commerce mondial2. 1. Une internationalisation soumise aux aléas géopolitiques Le transit maritime est contraint à une relative contraction de son extension internationale à cause des retombées géopolitiques de la Seconde Guerre mondiale. Les ports chinois se ferment, là où les compagnies maritimes participaient à l’économie des concessions. Le Japon vaincu doit replier ses flux orientés vers son « aire asiatique de co-prospérité ». Le démantèlement progressif des empires coloniaux sape parfois les bases des liaisons privilégiées entre les métropoles et les colonies : entre les Pays-Bas et la nouvelle Indonésie d’abord (1948), entre la France et l’Indochine (1954) ou entre le Royaume-Uni et l’Égypte (1956), notamment ; mais, généralement, la force des relations commerciales fait prévaloir ces flux classiques, pourtant dans le cadre dorénavant d’une certaine mise en concurrence des prestataires maritimes. Le déploiement de la puissance américaine devient tel que les flux reliant l’Amérique latine et les États-Unis deviennent prépondérants, au détriment de la thalassocratie anglaise ; le transit par le canal de Panama en profite. La constitution d’une vaste aire économique européenne contrôlée par l’URSS ne manque pas d’imposer une recomposition dans la vie portuaire en mer Noire ou en mer Baltique et mer du Nord. Les secousses du Proche-Orient ont perturbé ponctuellement les flux, que ce soit le sort des oléoducs reliant l’Irak à la Méditerranée, les deux fermetures du canal de Suez3 en 1956/57 et 1973/77, la guerre entre l’Irak et l’Iran, voire les deux Guerres du Golfe. Des tactiques de blocus commercial et bancaire ont tenté de briser l’ouverture maritime de l’Afrique du Sud, puis, récemment, de l’Iran. Dennis Patrick McCarthy, International Economic Integration in Historical Perspective, Londres, Routledge, 2006. 2 John McCusker (et alii, dir.), History of World Trade since 1450 (deux volumes), Farmington Hills (Mi.), Thomson-Gale, 2006. 3 Hubert Bonin, History of the Suez Canal Company, 1858-1960. Between Controversy and Utility, Genève, Droz, 2010. Caroline Piquet, Histoire du canal de Suez, Paris, Perrin, 2009. 1 2 2. La relance continuelle de l’insertion des économies dans l’internationalisation Cependant, sur le long terme, le mouvement d’internationalisation aura surmonté ces obstacles récurrents, et l’histoire du commerce est d’abord celle de la recomposition incessante de ses flux internationalisés. Il aura d’abord profité de la réinsertion successive des pays « fermés » dans le système économique mondial. Cela fut le cas du Japon, rapidement devenu l’une des locomotives de la croissance à partir du tournant des années 1960, avec ses énormes besoins en matières premières et hydrocarbures et ses amples exportations – d’où la percée de ses compagnies de transport et transit à l’échelle interocéanique. La Chine communiste a recouru habilement à la colonie britannique de Hong Kong pour maintenir des flux orientés vers le monde capitaliste, surtout après la rupture avec l’URSS en 1960 ; puis son retour au sein du système productif mondial depuis les années 1980/90 a bouleversé la donne4, grâce aux importations de produits manufacturés, de pétrole ou de minerais (Australie, Afrique) et au tsunami de ses exportations de produits de consommation. Depuis les années 1960/80, les pays « sousdéveloppés » ont brisé le carcan colonial en diversifiant leurs ventes de produits de base et leurs achats de produits manufacturés. Ceux d’entre eux qui sont devenus des « pays émergents » ont rejoint les grands utilisateurs des services maritimes. La percée déterminante de la façade Pacifique nord-américaine5 (Long Beach/Los Angeles, Oakland/San Francisco, Seattle, Vancouver) a stimulé les flux par le canal de Panama et les importations d’Asie. Les ports de toutes ces régions économiques ont dès lors accueilli massivement hydrocarbures, denrées et minéraux destinés à nourrir cette croissance. L’économie minière et celle des hydrocarbures6, sans cesse renouvelées sur tous les continents grâce à l’exploitation de nouveaux gisements et au boum de la demande des pays en forte croissance (Japon et, depuis les années 1990/2000, la Chine), ont stimulé la navigation intercontinentale. Cela explique la conception de navires de grande dimension, de pétroliers (tankers, puis supertankers7), soit en direct depuis les gisements, soit en relais d’oléoducs ou gazoducs (à travers l’isthme de Suez, par exemple), de minéraliers géants (capesize) et vraquiers, cargos aptes à répandre à travers le monde les produits semi-finis (produits chimiques, ciment) élaborés dans les nouveaux pôles de production ou orientés vers les pôles de consommation8. Un immense phénomène de compensation commerciale entre les « sous-régions » du système économique globalisé caractérise la troisième révolution industrielle9 depuis le Barry Eichengreen, Yung Chul Park & Charles Wyplosz, China, Asia, and the New World Economy, Oxford, Oxford University Press, 2008. 5 James Flanigan, « Global trade, local industry », Smile Southern California, You’re the Center of the Universe. The Economy and People of a Global Region, Stanford, Stanford General Books-Stanford University Press, 2009. 6 Imperial Oil Limited, Sous le pavillon Esso: l’histoire des marins et des pétroliers de l’Impériale, 18991980, Toronto, Compagnie pétrolière impériale, 1980. Esso Mariners: A History of Imperial Oil's Fleet Operations from 1899-1980. James Bamberg, History of the British Petroleum Company, volume III : British Petroleum and Global Oil, 1950-1975. The Challenge of Nationalism, Cambridge, Cambridge University Press, 2000. Jan Luiten van Zanden, Joost Jonker, Stephen Howarth & Keetie Sluyterman, A History of Royal Dutch Shell, Oxford University Press/Boom Uitgeverij, 2007. Steve LeVine, The Oil and the Glory: The Pursuit of Empire and Fortune on the Caspian Sea, New York, Random House, 2007. 7 Raymond Solly, Tanker: The History and Development of Crude Oil Tankers, Londres, Chatham, 2007. John Newton, A Century of Tankers. The Tanker Story, Oslo, Intertanken, 2002. 8 Michael Corkhill, Chemicals Tankers: The Ships and their Cargoes, Londres, Fairplay Publications, 1976. 9 Giovanni Dosi & Louis Galambos (dir.), The Third Industrial Revolution in Global Business, collection « Comparative Perspectives in Business History », Cambridge, Cambridge University Press, 2013. 4 3 tournant des années 1980, dans le cadre d’un nouveau système productif mondial10. Les firmes multinationales11 puis transnationales12 ont dessiné de vastes espaces de production et d’échanges à l’échelle de grands groupes de pays : ils constituent de plus en plus des nœuds de relations maritimes intégrés, reliant des pôles de production complémentaires, entre lesquels circulent les composants et pièces à assembler en autant de flux intermédiaires. La recomposition incessante de la division internationale du travail et des processus de production au sein de chaque branche d’activité redessine souvent les routes maritimes. L’essaimage de l’industrie automobile américaine (années 1950/70) puis japonaise (depuis les années 1970) sur tous les continents a nourri des flux de voitures achevées mais aussi de composants, tandis que les fabricants ont exporté des véhicules en pièces détachées à assembler sur le lieu d’importation. Le transfert du raffinage du pétrole au plus près des sites de production, depuis les années 1970/80, a suscité des inversions de flux, en ajoutant au pétrole brut de plus en plus de produits raffinés (essence, gazole, naphte, etc.), comme le prouve le transit par le canal de Suez. Mais la puissance du raffinage et de la pétrochimie des États-Unis (sur le golfe du Mexique) nourrit de grosses exportations vers l’Amérique latine, notamment le Mexique. Paradoxalement, le boum de l’industrie aéronautique suscite des flux maritimes pour le transport de pièces et blocs d’avions, de moteurs et d’équipements intérieurs entre les diverses usines spécialisées dans l’élaboration de tel ou tel bloc (comme au sein d’Airbus en Europe, ou, pour Boeing, entre le Japon et les États-Unis). Le remodelage des processus productifs s’intensifie avec la troisième révolution industrielle. Le « toyotisme » (théorisé par William Edwards Deming) prône le « zéro stock » et le « juste à temps », une externalisation maximale des composants auprès des équipementiers et sous-ensembliers, d’où l’optimisation de la chaîne d’approvisionnement (supply chain management) au nom du « sans délai » et de la « flexibilité » dans la chaîne logistique maritime, puis des ports aux zones d’entreposage et de production13, en monde d’industries et de services intégré14, parfois qualifié de « post-industriel »15, où les secteurs secondaire et tertiaire sont en osmose. Or nombre d’usines ne se contentent plus de vendre dans leur aire de proximité puisqu’elles sont des pivots d’une diffusion transocéane, insérées dans un mouvement d’échanges intercontinentaux de produits, sans plus de rapport avec le pays d’origine de la marque : des modèles BMW fabriqués aux États-Unis sont exportés dans le monde entier ; les usines britanniques Nissan font embarquer les 4/5 de leur production vers des outre-mers ; les usines de Toyota à Valenciennes (France) et en Tchéquie envoient leurs voitures sur Zeebrugge pour rejoindre Halifax (Canada), Porto Rico, New York, Jacksonville (Floride) et Long Beach (par Panama) 16. La Chine17, bien sûr, l’Asie du Sud-Est, avec une compétition interne pour attirer telle ou telle spécialité manufacturière, Singapour18 et Hong Kong (et ses zones franches), et le Robert Boyer & Michel Freyssenet, The Productive Models. The Conditions of Profitability, Londres & New York, Palgrave-McMillan, 2002. 11 Geoffrey Jones, Multinationals and Global Capitalism: From the Nineteenth to the Twenty-First Century, Oxford, Oxford University Press, 2005. 12 John Dunning, Multinational Enterprises and the Global Economy, Wokingham, Addison-Wesley, 1992. John Dunning, The Globalization of Business, Londres, Routledge, 1993. 13 Paul Larson & Arni Halldorsson, « Logistics versus supply chain management: An international survey », International Journal of Logistics: Research & Application, 2004, volume 7, n°1, pp. 17-31. 14 Thomas Friedman, The World is Flat: A Brief History of the Twenty-First Century, 2005. 15 Daniel Cohen, Trois leçons sur la société post-industrielle, Paris, La République des idées/Seuil, 2006. 16 Olivier Cognasse, « Logistique. Toyota envoie son made in France à l’Oncle Sam », L’Usine nouvelle, 16 mai 2013, pp. 32-33. 17 Barry Eichengreen, Yung Chul Park & Charles Wyplosz, China, Asia, and the New World Economy, Oxford, Oxford University Press, 2008. 10 4 Japon constituent ce que F. Gipouloux appelle « la Méditerranée asiatique »19 ; et le trafic intra-asiatique constitue en soi un système maritime ample20. Le Moyen Orient, avec ses émirats et royaumes, la Turquie et ses « marches » en Asie centrale et caucasienne, diverses façades latino-américaines ou nord-américaines, le Maghreb, sont aussi essentiels à la globalisation que les sous-ensembles européens. Cet entrecroisement des minisystèmes de production avec l’animation d’une économie de marché globalisée a déclenché la révolution d’une intensification des échanges maritimes (et aériens), un nouveau mode de gestion du transport et de logistique et des firmes d’armement maritime. 3. Vers la globalisation de la gestion du commerce L’économie maritime a longtemps reposé sur des maisons de négoce, souvent familiales, ancrées dans leur pays d’origine et en liaison avec un petit nombre de ports, de chargeurs et de sociétés publiques (pays communistes, puis aussi pays du Tiers-Monde socialisants) ou privées d’exportation de denrées ou de minéraux. Une révolution a entraîné ce secteur à partir des années 1970 : la taille géographique, quantitative et financière des marchés est devenue telle que nombre de négociants ont disparu ou ont dû fusionner. De grands groupes ont émergé, en Occident, au Japon, puis en Russie et en Chine21 : Archer Daniels Midland-ADM (USA), Bunge (Argentine), Cargill (USA), Glencore (Suisse), Louis Dreyfus Commodities (France) – avec 230 000 salariés à eux cinq en 2013 –, Marubeni (Japon), etc. Ces acteurs (depuis Genève ou Chicago, pour beaucoup) de la globalisation de l’économie de marché exercent une influence certaine sur la vie des flux maritimes. Les Bourses de denrées (Chicago, New York, Londres, etc., avec leurs marchés à terme) et leurs courtiers (traders) et, tout en amont de la chaîne, le financement du négoce (trade finance) par les firmes bancaires déterminent la vie des flux maritimes tout en aval, au sein d’une économie globalisée. Aussi imposant soit-il techniquement, chaque cargo est un pion sur la carte du négoce mondial. Le jeu des cours détermine plus ou moins le rythme des échanges internationaux, selon le prix du fret au jour le jour (« prix spot »). Nombre de navires sont réorientés en cours de navigation vers tel ou tel port en fonction de l’évolution soudaine de la demande et des prix. Cargill affrète 500 navires en 2012, puisque les négociants supervisent toute la chaîne logistique, quasiment du silo de collecte au silo du port de destination. Et certaines possèdent une filiale de vraquiers et cargos, comme Louis Dreyfus Armateurs22, qui, en Hafiz Mirza, Multinationals and the Growth of the Singapore Economy, Beckenham, Crown Helm, 1986. Rajeswary Ampalavanar Brown, Capital and Entrepreneurship in Southeast Asia, Londres, McMillan, 1994. Gregg Huff, The Economic Growth of Singapore: Trading Development in the 20th Century, Cambridge, Cambridge University Press, 1997. Donald Freeman, The Straits of Malacca: Gateway or Gauntlet?, Montréal, McGill-Queen’s University Press, 2003. 19 François Gipouloux, La Méditerranée asiatique. Villes portuaires et réseaux marchands en Chine, au Japon et en Asie du Sud-Est, XVIe-XXIe siècles, Paris, CNRS Éditions, 2009. 20 François Gipouloux, Gateways to Globalisation: Asia’s International Trading and Finance Centres, Cheltenham, Elgar, 2011. Stephen Roach, The Next Asia. Opportunities and Challenges for a New Globalisation, Hoboken (New Jersey), John Wiley & Sons, 2010. Andre Gunder Frank, Re-Orient: Global Economy in the Asian Age, Berkeley, University of California Press, 1998. 21 Jacob Price, Overseas Trade and Traders, Aldershot, Variorum, 1996. Stephanie Jones, Two Centuries of Overseas Trading, Londres, MacMillan, 1986. Geoffrey Jones, The Multinational Traders, Londres, Routledge, 1998. Geoffrey Jones. Merchants to Multinationals: British Trading Companies in the Nineteenth and Twentieth Centuries, Oxford, Oxford University Press, 2000 & 2004. Sinichi Yonekawa (dir.), General Trading Compagnies: A Comparative and Historical Study, Tokyo, United Nations University press, 1990. Philippe Chalmin, Négociants et chargeurs. La saga du négoce international des matières premières, Paris, Économica, 1985. 22 Sabine Delanglade, « Le voyage au long cours de Louis Dreyfus », Les Échos, 5 septembre 2013, p.12. Antoine Boudet, « Louis Dreyfus Armateurs prêt à prendre de nouveaux paris », Les Échos, 17 octobre 2013, p. 16. 18 5 2012, possède une soixantaine de navires et en affrète une seconde soixantaine. Parfois, ces maisons gèrent en sus des entrepôts et des ports de transit des pondéreux, comme GrainCorp (gestionnaire en 2013 de sept des huit ports céréaliers de la côte Est de l’Australie). 4. Vers la globalisation du transit maritime Plusieurs étapes ont marqué l’intensification du transit maritime. Le bloc de compétences classique a prospéré pendant les Trente Glorieuses, dans les années 1945-1975 : courtiers maritimes, spécialistes du transit au sein des chargeurs, multiples transitaires dans les anciens empires coloniaux et les ports métropolitains, consignataires, etc. Tous ont accompagné l’expansion commerciale à l’échelle du monde capitaliste et notamment les flux concernant les États-Unis, l’Europe de l’Ouest, avec ses sites portuaires modernisés (équipement des quais en grues, entrepôts frigorifiés, nœuds ferroviaires, grandes zones et entrepôts pour le fret routier), puis aussi le Japon. Depuis les années 1980, la performance du système toyotiste repose sur l’efficacité de la chaîne logistique, des lieux de production aux lieux de stockage et de redistribution, pour la masse des produits élaborés dans les sous-régions à bon prix de main-d’oeuvre. Depuis le tournant du XXIe siècle, la filière logistique est devenue l’axe majeur de la révolution commerciale causée par le système Internet. Malgré la concurrence des « intégrateurs » utilisant le fret aérien puis le transport routier, l’alimentation en amont des énormes entrepôts gérant les flux à l’échelle d’une sous-région globalisée s’effectue massivement par mer (produits électroniques et électroménagers, habillement ; jouets du groupe Mattel, avec un entrepôt à Marseille-Fos pour toute l’Europe du Sud, réceptionnant 3 000 conteneurs en 2012). L’exigence du transport multimodal s’impose de ou vers l’hinterland, dans le cadre d’une gestion verticale intégrée : des câbles d’acier Arcelormittal quittent l’usine de Bourg-en-Bresse par route, puis joignent Marseille-Fos sur la Saône et le Rhône par barges, puis Shenzhen en Chine par cargo, sous l’égide du commissionnaire de transport Geodis-Wilson23. La filière logisticienne s’érige en levier de la troisième révolution industrielle de l’amont à l’aval (transport, entreposage, transit/freight forwarding). Cela explique le processus d’intégration au sein de groupes transnationaux, comme la Suisse Panalpina, passée depuis 1954 des flux rhénans à la mondialisation (15 000 salariés en 2007, avec 500 agences en direct dans 90 pays). La Française SDV-Bolloré, qui a réuni SCAC, SAGA et Transcap dans les années 1990, traite 700 000 conteneurs par an au tournant des années 2010 : elle est spécialiste du transit Nord-Sud (entre l’Europe et l’Afrique), face aux concurrents nord-américains et asiatiques orientés le Nord-Nord (entre pays développés de tous continents), tandis qu’a percé le Sud-Sud (de l’Asie ou du Brésil émergents vers les pays en voie développement). Plusieurs grands armements maritimes disposent d’une maison sœur de logistique, dans une stratégie d’intégration verticale (comme Mitsui-MOL ou Maersk). Des intermédiaires spécialisés résistent : les Bourses de fret traitent les appels d’offres des chargeurs. Ils proposent à ces derniers, devenus adeptes de l’externalisation dans les années 1980/90 – en perdant une partie de leur savoir-faire historique –, une gestion complète (total solutions providers grâce à des progiciels de gestion et d’optimisation du transport) du processus de transport de port à port et également en-deçà ou au-delà pour le transport terrestre (avec des licences de non vessel operating common carriers). La supervision de tels systèmes de flux justifie l’assimilation de la gestion numérisée du suivi des marchandises et conteneurs. Olivier Cognasse, « Le voyage au long cours des câbles d’Arcelormittal », L’Usine nouvelle, 31 octobre 2013, p. 42. 23 6 Le financement bancaire des armateurs ou des sociétés d’investissement et de location de navires s’est affûté au sein des départements spécialisés de la « banque d’entreprise », bien au-delà par conséquent des opérations historiques de crédit documentaire, pourtant encore élargies. Le marché des navires est devenu plus encore une sorte de marché à terme, qui facilite le progrès technique grâce aux ventes d’unités défraîchies et au financement des achats. Les marchés du fret sont devenus de vastes bourses mondiales, à l’échelle de l’énormité des tonnages, avec des index synthétiques par types de bateaux (Baltic Dry Index, sur le Baltic Exchange, pour les produits secs : céréales, minerais, charbon, avec son sous-indice Baltic Capesize, pour les minéraliers et vraquiers au format du passage au large de l’Afrique australe). Tandis que l’agence mutualiste de notation et de quasi-réassurance Lloyd’s Register, à Londres, conserve sa mission, malgré les aléas subis dans les années 1980 pendant une grave récession économique, et les soubresauts liés aux catastrophes, l’assurance maritime banale s’est reconfigurée en fonction de l’économie maritime globalisée : ses courtiers portuaires renouvellent leur gamme, en fonction des types de navires mis en service, des risques d’obsolescence rapide dus à leur rotation intense, aux risques de piraterie qui ont surgi dans les passages du globe proches de zones de moindre contrôle géomilitaire (au large de certaines côtes d’Asie du Sud-Est, océan Indien-mer-Rouge-golfe d’Aden, côte occidentale d’Afrique, Caraïbes-isthme de Panama). 5. Vers la globalisation de la gestion de l’armement maritime De puissants groupes intégrés et diversifiés se sont constitués à partir des années 1960. Les sociétés classiques des pays ayant animé la thalassocratie depuis le tournant du XXe siècle ont généralement manqué les révolutions stratégiques imposées par la restructuration des flux24. Par ailleurs, les gestionnaires du transport de passagers se sont effondrés à cause de la disparition des paquebots transocéaniques – bien que des « niches » aient surgi avec le tourisme des croisières maritimes sur paquebots de masse (Costa) ou de luxe. Seules de grandes firmes sont devenues capables de faire face aux bouleversements des techniques et donc à la rapidité des investissements nécessaires pour accompagner les mutations des minéraliers, pétroliers, méthaniers, cargos pour automobiles, notamment. Et nombre de compagnies pétrolières qui ont investi dans des flottes importantes depuis les années 1930 ont fini par externaliser l’essentiel de leur fourniture en transport d’hydrocarbures afin d’alléger leurs besoins de financement. Enfin, la révolution du conteneur25 a bouleversé les armements maritimes : les premières « boîtes » apparaissent entre 1956 (Pan-Atlantic Steamship C°, qui devient Sealand en 1960) et 1968, selon les types ; P&O lance en 1965 Overseas Containers (premier navire en 1969). La capacité de la flotte de conteneurs bondit de 200 000 EVP (équivalents vingt pieds) en 1970 à 2,2 millions en 1985 et 9,4 millions en 2005 ; quelque 5 900 porte-conteneurs naviguent en 2010 (14 millions EVP et 186 millions de tonnes de capacité). David Armine Howarth, Stephen Horwarth & John Haskell Kemble, The Story of P&O: The Peninsular and Oriental Steam Navigation Company, Londres, Weidenfeld & Nicolson, 1986. 25 Marc Levinson, The Box: How the Shipping Container Made the World Smaller and the World Economy Bigger, Princeton, Princeton University Press, 2006. Brian Cudahy, Box Boats: How Container Ships Changed the World, New York, Fordham University Press, 2006. Robert Mac Calla, Brian Slack et Claude Comtois, « Dealing with globalisation at the regional and local level: The case of contemporary containerisation », The Canadian Geographer, 2004, volume 48, n°4, pp. 473-487. Frank Broeze, The Globalization of the Oceans: Containerization from the 1950s to the Present, St. John’s, Newfoundland, International Maritime History Association, 2000. Jérome Billard, Porte-conteneurs. La révolution des transports maritimes, Paris, ETAI, 2003. 24 7 Tous ces facteurs ont convergé vers une globalisation du transport maritime, doublement articulée26. La gestion de l’armement s’effectue en fonction des cours du fret avec une affectation des navires au mieux de la demande, y compris avec des affrètements en location en période de boum. Pour les marchandises, aux lignes essaimant des pôles européens ou nord-américains se sont substituées des lignes globalisées de porteconteneurs (ou cargos de biens d’équipement), faisant le tour du monde de port-relais (sea hub) en port-relais : la première en 1984, de la société Evergreen ; CMA-CGM anime ainsi la French Asia Line entre l’Europe et l’Asie avec trente navires de haute capacité gérant la rotation de 110 000 conteneurs par semaine en 2013. Selon la conception de « port d’éclatement » (hub and spokes), chaque pôle-relais (comme Le Havre, Tanger27 ou Giao Tauro) alimente des lignes (feeders) desservant les ports secondaires des sous-régions, en un cabotage globalisé et modernisé28, dépendant de l’implantation des sites de production ou d’entreposage insérés dans la chaîne d’approvisionnement mondialisée 29. Le cabotage a évolué sensiblement, de services locaux à des prestations intégrées dans la globalisation, à l’échelle de sous-régions. Les armateurs du cabotage classique (grecs, indiens, sud-américains, européens) ont dû effectuer un intense effort d’adaptation technique. Les niches procurées par le cabotage spécialisé au sein des sous-régions (redistribution des produits pétroliers raffinés ou du ciment, mini-porte-conteneurs, gestion des navires aux normes Panamax entre les deux versants maritimes des ÉtatsUnis) permettent à des armements modestes de résister (comme le Français Socatra). Des « autoroutes de la mer » relient ainsi l’Europe du Nord-Ouest et l’Europe du Sud (comme Le Havre-Gijon) au sein des sous-régions. La fragmentation du système productif a créé un marché pour le transport de pièces d’équipement, à l’échelle des sous-régions, pour Airbus, par exemple, entre l’Europe du Nord et la Gironde en France ; pour les fabricants de grosses pièces élaborées par les industries électrotechnique (installations éoliennes) ou métallique (plates-formes pétrolières, tubes, ponts). Les grands armements maritimes effectuent un arbitrage permanent pour leurs investissements et leurs activités stratégiques entre les grands navires, les super-caboteurs et les cargos, spécialisés ou non, capables de passer par les canaux de Suez ou de Panama ; cela explique que les autorités gérant ceux-ci procèdent à des travaux d’élargissement et approfondissement, avec des tronçons dédoublés dans l’isthme de Suez (7 % du commerce mondial y transitant en 2001 grâce aux Suez-Max de 150 000 tonnes en pleine charge à partir de 1981 au lieu de 70 000) et l’immense chantier de doublement des écluses dans l’isthme de Panama, car 4 % du commerce mondial transitent par ses 80 km en 2009 (dont 68 % en provenance ou à destination de l’une des côtes des États-Unis)30 : à partir de 2016 y passeront des vraquiers Lewis Fisher & Even Lange (dir.), International Merchant Shipping in the Nineteenth and Twentieth Centuries. The Comparative Dimension, collection « Research in Maritime History », n°37, St. John’s, Newfoundland, International Maritime History Association, 2008. Evangelia Selkou & Michael Roe, Globalisation, Policy, and Shipping. Fordism, Post-Fordism and the European Union Maritime Sector, Londres, Edward Elgar, collection « Transport, Economics, Management & Policy », 2004. 27 Denis Fainsilber, « Le port de Tanger Med monte rapidement en régime », Les Échos, 25 février 2013, p. 23. 28 Gelina Harlaftis, A History of Greek-Owned Shipping. The Making of an International Tramp Fleet, 1830 to the Present, Londres, Routledge, 1996. 29 J. Martin & B.J. Thomas, « The container terminal community », Maritime Policy and Management, 2001, volume 28, n°3, pp. 279-292. Theo Notteboom, « A carrier’s pespective on container network configuration at sea and on land », Journal of International Logistics and Trade, 2004, volume 1, pp. 65-87. Theo Notteboom et Filip Merckx, « Freight integration in liner shipping: A strategy serving global production networks », Growth and Change, 2006, volume 37, n°4, pp. 550-569. Daniel Olivier, Francesco Parola, Brian Slack et James Wang, « The time scale of internationalisation: The case of the container port industry », Maritime Economics and Logistics, 2007, n°9, pp. 1-34. 26 30 8 ou pétroliers de 150 à 170 000 tonneaux (au lieu de 80 à 85 000) et des cargos de 12 000 conteneurs EVP (au lieu de 5 000)31. L’armature des thalassocraties européennes héritée du XIXe siècle et préservée jusqu’aux années 1950 s’est disloquée. Les flottes marchandes des « vieux pays » ont résisté ; mais le patriotisme économique européen doit admettre la fin des armements nationaux, symbolisant la puissance maritime des pays ; un processus de concentration a fait disparaître les grands armements au profit d’un leader unique, comme Hapag Lloyd en Allemagne ; CMA-CGM est le fruit du rassemblement de presque toutes les compagnies maritimes françaises de bonne taille dans les années 1970-2000, notamment Compagnie générale transatlantique, Messageries maritimes, Delmas-Vieljeux, etc.) ; sept sociétés hollandaises fusionnent en 1970 dans Nedloyd, qui s’unit à l’Anglaise P&O en 1997 ; mais PO Nedloyd finit rachetée par Maersk en 2005, qui la rapproche de l’Américaine Sealand, passée sous son emprise en 1999. À part celles des États-Unis et de rares européennes, elles sont dépassées par les flottes des pays émergents (Brésil, Turquie, Inde), des pays producteurs d’hydrocarbures et surtout de l’aire maritime de l’Extrême-Orient. La pression de la compétitivité favorise par ailleurs la propriété de flottes massives dans le cadre du statut de « pavillon de complaisance » accordé par divers pays (Panama, Liberia, Bahamas, Antigua & Barbuda, îles Marshall, Malte, Chypre, île de Man) en une forme de globalisation de l’optimisation des coûts sociaux et fiscaux32. Tableau 1. La restructuration mondiale des flottes maritimes : classement en 2005 (millions de tonnes brutes ; sans tenir compte des « pavillons de complaisance ») Extrême-Orient et Inde Japon 98,7 Chine 48,7 Hong Kong 35,7 Singapour 28,6 Corée du Sud 25,7 Taiwan 18,9 Inde 11,9 Malaisie 6,5 Pays pétroliers Arabie saoudite 10,5 Iran 7,2 Pays émergents (autres que ceux cités plus haut) Russie 16,1 Turquie 8,8 Brésil 7,8 Pays « classiques » Grèce 143,1 États-Unis 44,7 Allemagne 32,9 Norvège 30,3 Royaume-Uni 19,3 Danemark 18,1 Italie 13,2 Suède 10,3 […] France 5,5 Source : Institut français de la mer, Marine, n°202, premier trimestre 2004, p. 11 Dans le cadre de cette restructuration de l’armement maritime à l’échelle mondiale, des firmes transnationalisées (les japonaises NYK, K Lines (depuis 1919) ou Mitsui OSK Lines, (depuis 1964), la Danoise Maersk33 (groupe AP Moeller Maersk), CMA-CGM se sont dotées d’immenses flottes de navires commandés souvent en séries par souci d’économies d’échelle aux chantiers de construction navale à moindre coût, d’où la disparition des « Briefing the Panama Canal. A plan to unlock prosperity», The Economist, 5 décembre 2009, pp. 45-48. C. B., « Le nouveau chantier de Panama », Les Échos, 1er décembre 2009, p. 14. 32 « Les yeux doux de la complaisance », in Dossier Transport maritimes: la redistribution des cartes, Sciences & Vie économie, n°31, septembre 1987, pp. 45-55 ; ici : pp. 47-49. 33 Peter Suppli Benson, Bjorn Lambek & Stig Orskov, Maersk. Manden og magten, Copenhague, Politiken Bogen, 2006. Antoine Frémont, « Global maritime networks: The case of Maersk », Journal of Transport Geography, 2008, volume 15, n°6, pp. 431-442. 31 9 chantiers historiques européens. K Lines dispose en 2012 de 449 navires traitant 344 000 conteneurs. Mais des sociétés de haut de gamme, filiales des groupes ou non, participent à la mondialisation des investissements en assurant des transports à la fois lourds et pointus à l’échelle intercontinentale (plates-formes pour hydrocarbures, usines à assembler) et en gérant des navires spécialisés (câbliers, etc.). Tableau 2. Les grands armateurs en 2008 (en capacité) Maersk Line Danemark MSC (Mediterranean Shipping C°) Suisse et Italie CMA-CGM France Evergreen Line Taiwan Hapag-Lloyd Allemagne Cosco Container Chine APL Singapour China Shipping Container Lines (CSCL) Chine NYK Lines Japon Mitsui OSK Japon Orient Overseas Container Line (OOCL) Hong Kong Hanjin Shipping Corée du Sud K Line (Kawasaki Kisen Kaisha) Japon Yang Ming Taiwan Hamburg-Sud Allemagne La globalisation a plutôt tendu à disloquer les « conférences » et les « alliances »34 qui formaient autant de cartels pour fixer des barèmes de prix et se répartir des tranches de clientèle. Nées de la mondialisation, elles n’ont pas résisté au choc d’une compétition farouche, animée par des francs-tireurs des pays émergents ; l’alliance TRIO (Japon, Allemagne, Royaume-Uni) a tenu vingt ans (1971/91), par exemple. Puis de nouvelles associations se sont cristallisées, tenant compte des nouveaux rapports de force (Grand Alliance, New World Alliance, CKYH). 6. Vers la globalisation de la gestion des ports maritimes Les cités-ports historiques35 ont subi le choc de la décolonisation, de l’industrialisation de certains pays sous-développés et de la remise en cause de leur industrie classique (agroalimentaire, textile) par la reconfiguration de la division internationale du travail. Pendant des décennies, elles ont bénéficié de l’apport de nouvelles branches dans les industries de base notamment (pétrochimie, « sidérurgie sur l’eau », aluminium) au contact direct avec les matières premières importées, au fur et à mesure de la désindustrialisation relative des « pays noirs » de l’intérieur situés sur les gisements de charbon et de fer. Eux aussi ont tiré parti des formes de mondialisation qui se sont esquissées dans les années 1950/70, en « terminus » de flux intercontinentaux (comme pour le charbon d’Afrique du Sud ou américain et le fer brésilien et canadien (grâce à l’aménagement du Saint-Laurent, en particulier) pour les aciéries de l’Europe portuaire du Nord-Ouest). Le Japon est devenu alors un immense havre d’importation de matériaux et denrées, pour les industries lourdes et semi-lourdes, tout autant qu’un pôle d’exportation de produits manufacturés : le boum des chantiers navals nippons en a été une conséquence, avant le relais pris par la Corée du Sud. L’ouverture des continents industrialisés a été autant le fait du fort abaissement des droits de douane dans le cadre des accords généraux sur le commerce et les tarifs douaniers (GATT, avec plusieurs cycles de négociation dans les années 1950/70) que des mutations techniques et de l’offre de matières premières par les pays en développement. Les ports les plus en pointe dans cette mondialisation sont des pôles de redistribution vers l’hinterland (par les fleuves, le chemin de fer puis la route), puis aussi, sauf exception, des platesBrian Slack, Claude Comtois et Robert McCalla, « Strategic alliances in the container shipping industry: A global perspective », Maritime Policy & Management, 2002, volume 29, n°1, pp. 65-76. 35 B.S. Hoyle et D.A. Pinder (dir.), European Port Cities in Transition, Londres, Belhaven Press, 1992. 34 10 formes industrielles, avec comme symboles Dunkerque, Le Havre, Rotterdam-Europort36, Hambourg/Bremerhaven, Anvers, Baltimore (et d’autres ports de la façade atlantique : Philadelphie, Norfolk, Boston ; les ports du Texas ; Miami37), Yokohama, Kobe ou Nagoya. Le tournant du XXIe siècle voit cette double fonction prendre corps également au MoyenOrient (Dubaï-Jebel Ali) ou en Asie du Sud-Est (Pusan, en Corée, Kaohsiung à Taiwan, Singapour, Port Klang en Malaisie, etc.) et en Chine (Shanghai, Hong Kong/Shenzhen, Ningbo, Guangzhou, Qingdao). La globalisation du transport maritime bouleverse la vie portuaire38. Le « juste à temps » impose ses règles de compétitivité aux « ports-relais », qui s’imposent des investissements d’envergure pour s’équiper en matériels de manutention des conteneurs, d’accueil du gaz liquide, en plates-formes logisticiennes (entrepôts, zones de tri pour wagons et camions), en maintenance des bateaux. Les grands armateurs mettent la pression sur les ports : Singapour a ainsi perdu le transit de Maersk et Evergreen en 2000/2002 au profit du port malaisien voisin, Tanjung Palapas. Cette course à la performance bouscule le mode de relations sociales dans ces ports et les statuts des dockers, car, érigés en leviers du progrès dans les années 1940/70, ils sont souvent devenus des facteurs d’immobilisme et de corporatisme, inadaptés aux changements technologiques, à la reconfiguration des sociétés de logistique et aux contraintes de délai fixées par les lignes maritimes mondialisées 39. Des sociétés se sont affirmées par leur excellence dans le management portuaire, et ont essaimé leur portefeuille de savoir-faire à l’échelle du monde maritime. Ce sont des entreprises manutentionnaires spécialisées (comme l’Italienne Fantuzzi) ou des firmes de logistique diversifiées, comme la Française SDV-Bolloré, ou des entreprises portuaires (Dubaï Port World-DPW ; Port of Singapore Authority, China Merchant Group, l’ItaloSuisse MSC, le Danois APTM-Moller-Maersk, le Philippin ICTSI), qui tirent parti de la délégation de la gestion portuaire40 ou de créneaux techniques pour la manutention. Le Brésil équilibre ainsi gestion publique et privée pour des ports à vocation de plus en plus mondiale, en raison de leur saturation et donc de leurs énormes besoins d’investissement41. À partir des années 1990, l’intégration verticale par le biais des systèmes de multimodalité42 exprime la quête de l’abaissement des coûts de transaction sur les plates- Theo Notteboom, « Thirty-five years of containerisation in Antwerp and Rottermam: Structural changes in the container handling market », in Reginald Loyen, Erik Buyst et Greta Devos (dir.), Struggling for Leadership: A Century and Half of Antwerp-Rotterdam Port Competition, New York, Heildelberg-Physica Verlag, 2003, pp. 117-141. Ferry De Goey (dir.), Comparative Port History of Rotterdam and Antwerp (1880-2000), Amsterdam, Askant Academic Publishers, 2001. 37 Karl de Meyer, « Miami, symbole de la “bulle„ portuaire américaine », Les Échos, 19 novembre 2013, p. 13. 38 Stephen Marshall, « Port operations », in John Zumerchik et Steven Danver (dir.), Seas and Waterways of the World. An Encyclopedia of History, Uses, and Issues, volume 2, Santa Barbara (Calif.), ABC Clio, 2009, pp. 580-590. David Pinder et Brian Smack (dir.), Shipping and Ports in the Twenty-First Century: Globalization, Technological Change and the Environment, New York, Routledge, 2004. Dong-Wook Song, Kevin Cullinane et Teng-Fei Wang, Container Port Production and Economic Efficiency, New York, Palgrave McMilllan, 2005. 39 Élie Le Du et Xavier Galbrun, 100 ans d’Union au service des ports français, 1907-2007, Paris, UNIM, 2007. 40 Mark Juhel, « Globalisation, privatisation, and restructuring of ports », International Journal of Maritime Economics, 2001, n°3, pp. 139-174. 41 Thierry Ogier, « Les ports brésiliens vont s’ouvrir plus encore aux opérateurs privés », Les Échos, 27 mai 2013, p. 21. 42 Janjaap Semeijn et David Vellenga, « One-stop shopping for logistics services: A review of the evidence and implications for multi-modal companies », International Journal of Physical Distribution and Logistics Management, 1999, n°3, pp. 31-58. Janjaap Semein et David Vellenga, « International logistics and one-stop shopping », International Journal of Physical Distribution and Logistics Management, 1995, volume 25, pp. 26-44. 36 11 formes portuaires43. Les sociétés régionales ou les filiales des grands groupes mondiaux se concurrencent pour animer une chaîne amont-aval, mêlant transport continental (routier, ferroviaire et fluvial) et relais maritime en une économie de proximité mêlant fret globalisé et territorialisation marchande44. Les ports du Havre, de Rouen et Paris scellent en 2012 l’alliance Haropa pour valoriser le nouveau port à conteneurs du Havre (2007) grâce au « corridor » en amont, l’ensemble (90 millions de tonnes en 2013) pesant plus que Marseille (80), mais loin derrière Rotterdam (442) et Anvers (191). Plusieurs gros armateurs ont créé des filiales communes en Europe du Nord-Ouest (European Rail Shuttle, 1994) en levier de leurs opérations de transit maritime sur l’axe Nord-Europe (North-Europe Range). Bolloré Africa Logistics (entité créée en 2008 ; 25 000 salariés) gère des concessions portuaires, des entrepôts (ports secs), des voies ferrées et des barges fluviales en Afrique de l’Ouest45, avec des « corridors » logistiques reliant hinterland et ports, puis le transport maritime mondialisé. Mais SDV Asie-Pacifique perce, par exemple en Australie et en Chine46 : les sociétés issues de la « Françafrique » historique s’insèrent peu à peu dans l’économie globalisée. Conclusion Les fonctions de « l’économie bleue »47 ont été sublimées par la troisième révolution industrielle, la globalisation et l’émergence de l’Asie (en sus du Japon) : les réseaux maritimes sont des rouages de la nouvelle division mondialisée du travail ; les cités-ports ont dû adopter une nouvelle culture de la productivité et de la flexibilité, au nom du « flux tendu » du fret maritime48 ; les révolutions technologiques (porte-conteneurs) ont une fois de plus accéléré la croissance ; et même les canaux historiques ont dû se moderniser. Le plus marquant aura été le relais pris par de nouveaux acteurs (pays, ports, compagnies de transport et de transit, chantiers navals) aux dépens des puissances maritimes ouesteuropéennes, où seuls quelques champions ont réussi à s’imposer au terme de processus de consolidation capitalistique. Les exigences d’investissement ont été gigantesques chez les parties prenantes de la vie maritime à cause de la course à la compétitivité (prix, techniques) imposée par la pression concurrentielle, à cause du déplacement intercontinental des pôles énergétiques, miniers et productifs et à cause de la remise en cause fréquente des chaînes d’approvisionnement logistique. TEXTE DESTINE AU PROGRAMME EUROPEEN OCEANIDES [WWW.OCEANIDES-ASSCIATION.ORG] Enrico Musso et Hilda Ghiara (dir.), Ports and Regional Economics: The Future of Port Clusters, New York, McGraw-Hill, 2008. Brian Slack et Antoine Frémont, « Transformation of port terminal operations: From the local to the global », Transport Reviews, 2005, volume 25, n°1, pp. 117-130. Hilda Ghiara et Cécile Sillig, « Les territoires du port. Le cluster portuaire et logistique génois », Méditerranée, n°11, juin 2008, Villes portuaires, Horizons 2020, pp. 25-30. 44 Pierre Franc, « L’ancrage territorial des armements de lignes régulières : le cas de la rangée Nord Europe », Revue d’économie régionale & urbaine, Armand Colin, 2010, n°5, pp. 877-898. 45 Daniel Bastien, « L’empire africain de Bolloré », Les Enjeux-Les Échos, juin 2013, n°301, pp. 51-55. 46 Nicolas Sridi, « SDV. Une logistique à l’échelle de la planète Chine », in Chambre de commerce et d’industrie en Chine, Le temps de la Chine. La France au défi du plus grand marché du monde, Paris, Félix Torres Éditeur, 2013, pp. 102-105. 47 Dossier L’économie bleue, Problèmes économiques, n°3084, deuxième quinzaine 2014, Paris, La documentation française. 48 Olivier Mongin, « Le flux tendu du fret maritime », ibidem, pp. 12-19, tiré de : Olivier Mongin, La ville des flux. L’envers et l’endroit de la mondialisation, Paris, Fayard, 2013. 43