Notre recherche nous a permis de mettre en lumière jusqu’à présent la récurrence d’un certain nombre d’éléments à forte consonance religieuse qui traversent l’imaginaire techno communicationnel dans le XIX ème siècle américain. Et ces éléments, nous l’avons vu, ne procèdent pas simplement d’une croyance spontanée aux vertus thaumaturgiques des technologies de communication : ils s’articulent en premier lieu avec l’eschatologie chrétienne et assimilent le développement technologique à la mise en œuvre d’une véritable seconde création (au sens biblique du terme). Les conditions d’établissement, si elles participent de façon décisive à consacrer les technologies de communication en Deus ex machina de la démocratie américaine, ne suffisent pas à expliquer l’importance du christianisme dans l’univers symbolique américain. Il nous faut chercher en amont les racines religieuses de cette croyance typiquement américaine qui s’accorde1 à voir dans les outils de communication la réponse à tous les maux dont sont affublés le monde. Notre volonté n’est pas ici d’inscrire cette croyance, à l’instar de David Noble, dans une chaîne ininterrompue d’évolutions internes aux religions. La démarche de Max Weber empruntée dans l’éthique protestante et l’esprit du capitalisme nous apparaît bien plus intéressante : contrairement à de nombreuses mésinterprétations, Weber ne visait aucunement à établir un lien de causalité déterministe entre religion et capitalisme. C’est en cherchant à établir les affinités électives entre un certain ethos religieux et « l’esprit » (originel) du capitalisme que le père de la sociologie voulait Ce n’est pas la religion qui détermine le rapport des hommes aux technologies mais c’est cependant un certain ethos religieux qui peut mettre en lumière les affinités 1 La démarche wéberienne peut nous être utile à plus d’un titre : non seulement elle offre des perspectives épistémologiques pertinentes à notre propre démarche mais, d’un point de vue plus substantiel, elle partage avec nos objectifs de recherche eux-mêmes, des affinités évidentes. Le socle religio culturel associé aux conditions d’établissement de la nouvelle nation nous permet de mieux saisir cette compatibilité apparente entre la symbolique chrétienne issue du protestantisme américain (principalement calviniste) et l’expérience singulière de la domestication du wilderness traversé par les américains. Le sublime technologique, symptôme d’une croyance populaire éprouvée, semble réponde Repenser la trajectoire du christianisme occidental > par rapport à la technique mais d’abord par rapport à l’idée de progrès La notion de progrès, intimement associée depuis le XVIII ème siècle occidental au progrès des « arts et sciences » (au progrès technologique dans un langage plus contemporain) semble indissociable des cosmologies élaborées par le judéo christianisme. Si de nombreuses recherches ont déjà largement étayé le sujet2, il nous faut quelque peu ici resituer l’idée de progrès dans sa matrice religieuse originelle. Ce qui nous intéressera plus particulièrement dans cette « histoire religieuse » du progrès occidental, c’est la trajectoire singulière empruntée par le christianisme réformé, d’abord en Angleterre, puis aux Etats-Unis. Et si nous insistons un peu longuement dans ce chapitre sur l’eschatologie judéo-chrétienne c’est qu’elle a connut et connaît encore en Amérique du Nord une résonance sans pareil. L’apocalypse de Saint Jean a été le livre le plus lu de la Bible mais c’est en Amérique…. Ce détour nous semble également nécessaire tant les notions d’eschatologie, messianisme, millénarisme, utopie, parousie sont trop souvent utilisés de façon abusive par des analystes peu soucieux de les distinguer et incapable d’en situer clairement l’origine religieuse voir même d’en définir précisément le sens. Enfin, il faut souligner l’importance décisive du judéo christianisme et de son eschatologie dans l’imaginaire occidental sur les termes de l’unité des hommes, de leurs rapports sociaux, de la communication entre ici bas et l’haut delà. L’histoire politique de la religion ébauchée par Marcel Gauchet, pourrait très bien se concevoir 2 également comme une histoire de la communication humaine : une histoire des rapports entre les hommes La contribution de l’eschatologie judéo chrétienne à l’idée de progrès en occident Ce n’est pas un hasard si c’est en occident qu’a émergé une vision spécifiquement téléologique de l’histoire. Mais l’idée de progrès, conçue comme « une avancée vers le mieux, la représentation d’un temps créateur et non cyclique […] conduisant à la félicité terrestre »3 ne trouve pas sa source, comme on a trop tendance à l’affirmer, dans les philosophies progressistes qui émergent à partir de la Renaissance (Vico, Condorcet, Saint-Simon, Hegel, Comte, …) : même sa détermination la plus séculière en œuvre dans le marxiste, ne peut pas se comprendre si on ne l’inscrit pas dans la filiation eschatologique des théologies occidentales. Dans les religions mythologiques, c’est le refus de l’histoire qui fonde le recours à l’altérité du fondement : le temps conçu comme cyclique n’était que la réitération perpétuelle du moment fondateur (comme les rites le figurent objectivement) et l’histoire restait condamnée à son recommencement éternelle4. Le monothéisme juif va marquer une rupture fondamentale : Dieu agit dans l’histoire5 et le temps commence à pointer vers un avant et un après, un début (la genèse) et une fin (annoncée par les prophéties) que l’idée messianique (« l’oint du seigneur ») rend plus que jamais probable. « L’idée du temps cyclique est dépassée. Jahvé ne se manifeste plus dans le Temps cosmique (comme les dieux des autres religions), mais dans un temps Historique, qui est irréversible »6. L'idée qui s'impose est celle de l'humanité comme un corps né, grandissant et vieillissant, destiné à mourir mais dont la mort n’est qu’une « finalité sans fin ». L’avènement du Messie au crépuscule des temps constitue une véritable 3 DELUMEAU, Jean, Mille ans de bonheur, une histoire du Paradis, Paris : Fayard, 1995, p. 311. 4 Gauchet ou le mythe de l’éternel retour Et on pourrait ajouter : dans l’histoire politique des hommes puisque la première manifestation de Dieu a lieu lors de l’exode du peuple hébraïque persécutée par le pouvoir oppressif de l’Egypte. 5 6 p 98 dynamique historique où la crainte et l’espoir, la fin du monde et le bonheur éternel pèsent désormais continuellement sur les actes des hommes. Les élans messianiques qui ponctuent l’histoire du peuple juif en fournissent une claire illustration : « Le messianisme naît le plus souvent d’une frustration historique. Il apparaît dans la conscience collective comme la réparation d’une perte, comme la promesse utopique destinée à compenser le malheur actuel »7. Et on sait, ô combien, le judaïsme a subit de persécutions depuis la période pré exilique jusqu’à nos jours : mais c’est précisément la force de l’idée progressiste de l’histoire qui a su donner aux juifs cette cohésion à travers les âges8. On peut en effet « affirmer que le souci essentiel de l’eschatologie prophétique porte à la fois sur l’avenir d’Israël et le salut de la nation juive. Bien entendu, le salut de l’humanité n’est jamais perdu de vue, mais il s’efface devant l’urgence des problèmes immédiats »9. Comme le suggère Mircea Eliade, « le christianisme va encore plus loin dans la valorisation du Temps Historique. Parce que Dieu s’est incarné, qu’il a assumé une existence humaine historiquement conditionnée, l’Histoire devient susceptible d’être sanctifiée »10. Du judaïsme au christianisme (qui n’est originellement qu’une secte juive) l’épreuve messianique, déjà attestée - mais pas encore achevée - en la personne du Christ se trouve réaffirmée par les prophéties millénaristes du Nouveau Testament annonçant le retour du Messie. Le millénarisme annonce les milles ans (qu’il faut entendre, selon les contextes, de façon figurative ou littérale) de règne sur terre du Christ au côté des élus avant la félicité éternelle dans le Royaume des Cieux. 7 p5 Scholem 9 p 11 8 10 Eliade, p 99 Pour le christianisme, « l’avènement du millenium doit s’intercaler entre le temps de l’histoire et la descente de la « Jérusalem céleste » »11 (Apocalypse IV : 6). Selon l’interprétation classique12 : l’entrée dans le millenium est précédée par une période de tribulations (errance des fidèles en attente du messie comme peut l’illustrer l’exil) et de convulsions violentes (cataclysmes…) à l’issue de laquelle les hommes triompheront au côté de Jésus sur les forces du mal (l’Antéchrist). Puis, l’achèvement des milles ans de bonheur et de paix sur terre revoie surgir dans un ultime élan le mal incarné qui sera cette fois vaincu pour l’éternité afin que les hommes puissent enfin rejoindre le paradis céleste. Le millénarisme13 (ou « chiliasme » en grec) qui se trouve explicitement formulé dans le livre de l’apocalypse (du grec « révélation » d’ailleurs traduit en anglais « book of revelation ») de Saint Jean14 s’applique rétro activement pour les chrétiens aux écrits prophétiques et apocalyptiques de l’Ancien testament (Daniel, Ezéchiel, Isaïe en particulier)15. Messianisme, millénarisme et parousie (le retour du Christ) renvoient donc dans la symbolique judéo-chrétienne à trois facettes d’une même réalité : celle de l’attente eschatologique. Il y a, dans le millénarisme, une ambivalence contenue dans son aspect à la fois révolutionnaire et conserveur. Le premier renvoie au combat contre les forces du mal rassemblées sur terre succédant aux tribulations et bouleversements planétaires qui hâtent la venue du millenium et le second : à la restauration d’un âge d’or, au recouvrement d’une unité 11 Delumeau, p 17 12 Le chiffre mille renvoie quant à lui au Shabbat final : puisque comme il est dit dans la bible : pour Dieu, un jour est mille an, les milles ans de bonheur et de repos apparaissent comme le dernier jour de la Création. On regroupe également sous l’épithète « millénariste » d’innombrables théories sur la fin du monde qui dépassent le cadre temporelle et historique judéo chrétien (de nombreuses religions font en effet allusion à des périodes de milles ans) mais qui peuvent très bien s’épanouir dans la conception d’un temps cyclique : la fin des temps n’étant que l’annonce d’un recommencement sans fin. Voir BOIA, Lucian, La fin du monde, une histoire sans fin, Paris : La Découverte, 1999. 14 Qui n’est pas le Saint Jean de l’ère apostolique. De nombreuses allusions à l’Apocalypse sont présentes dans les évangiles mais l’Apocalypse de Saint Jean (seule canonisée par l’Eglise) relève d’une écriture opaque et 15 Les premières formulations millénaristes remontent en fait à l’eschatologie des zoroastriens (religion iranienne inspirée du célèbre Zarathoustra) qui a vraisemblablement profondément influencé à la fois l’idée messianique de la bible hébraïque et plus encore les visions apocalyptiques chrétiennes. Pour approfondir toutes ces thématiques qui apparaissent indiscutablement liées aux zoroastriens, voir les excellents écrits de Norman Cohn et notamment « Juifs, Zoroastriens et Chrétiens » dans Cosmos, Chaos et le monde qui vient, Paris : Allia, 2000, p. 302-312. 13 brisé (en l’occurrence, l’unité retrouvée des hommes en Dieu réactualisant les conditions qui ont existé avant le pêché). Comme le souligne Norman Cohn, « Le Jardin d’Eden avait été véritablement le paradis sur terre. Cette perfection primordiale était désormais sur le point d’être recréée ; sur une échelle grandiose, pour la multitude au lieu des seuls Adam et Eve »16. Les promesses messiano-millénariste indiquent donc « le sens de l’histoire. Elles font appel à l’agir humain »17. Et les premiers chrétiens vont très vite aspirer à hâter sa venue que Jésus situait dans un temps très proche : « Je vous le dis en vérité, quelques-uns de ceux qui sont ici ne mourront point qu'ils n'aient vu le royaume de Dieu » (Luc 9:27). D’où la violence qui caractérise de nombreux mouvements millénaristes : mouvements révolutionnaires qui rêvent d’une société égalitariste, sans classe, anarchique et qui vont particulièrement mobiliser les opprimés, les déracinés, les pauvres et les « parias » de la société médiévale18. Mais le messianisme comme le millénarisme qui annonce le bonheur sur terre dans le retour glorieux du rédempteur de l’humanité ne représente dans l’histoire occidentale qu’un schème fondamental de compréhension de l’histoire. Et il va trouver, en fonction des circonstances sociohistorique dans lesquelles se déploient ses virtualités, des interprétations fondamentalement différentes. Ainsi dès le III ème siècle, cette vision progressiste de l’histoire des hommes, qui était en fait, plus justement, une historicisation du salut de l’humanité, va se trouver fortement contestée par l’Eglise catholique19. Le caractère temporel accusé du millenium paraissait d’abord beaucoup trop terrestre aux yeux de l’institution qui avait pris la charge d’instaurer la seule 16 Cohn, p 273 Delumeau, p 16 18 Svrier, histoire de l’utopie « les thèmes du millénarisme » 355-367 17 19 Ce n’est cependant qu’en 451 que le concile d’Ephèse condamna officiellement la conception littérale du millénium. médiation possible et nécessaire entre Dieu et les hommes. Car l’Eglise, qui perpétue et prolonge l’incarnation du Christ par son interprétation légale, était dépositaire du salut de l’humanité qu’elle et elle seule, en sa qualité de « corps mystique du Christ » (communion des saints), pouvait assumer. Si bien que l’histoire temporelle des hommes ne pouvait pas aspirer à autre chose qu’un salut céleste par l’intermédiarité de l’Eglise rédemptrice (le Christ sur terre selon la célèbre formule d’Antioche). Ce qui apparaît à juste titre aux yeux de Gershom Scholem, à la différence de l’eschatologie judaïque, comme « une tentative d’échapper à l’épreuve messianique dans son aspect le plus concret »20. Pour Saint Augustin, qui oppose systématiquement la Cité de Dieu à la scène historique des hommes, la terre « est une vallée de larmes où l'homme est voué à l'expiation ». Le millenium ne doit pas être entendu littéralement : il est exclu d'attendre un paradis sur terre. Le seul paradis à espérer est le paradis céleste et c’est uniquement l’Eglise autour de laquelle s’articulent ciel et terre qui peut préparer les hommes à comparaître devant le tribunal du jugement dernier (la cité de Dieu, Livre XX21). La notion d’un progrès dans l’histoire conduisant au bonheur terrestre, malgré son apparente congruité avec le millénarisme biblique, « n’a donc fait que difficilement son chemin en terre chrétienne »22. Et cela apparaît d’autant plus évident que « le millénarisme médiévale n’était pas seulement fatalement entraîné vers l’hérésie : il sera aussi naturellement antiromain, antipontifical, anticatholique »23. C’est donc reclus dans l’ombre de Eglise que le millénarisme a du se frayer un chemin en dehors des sentiers battus de la théologie officielle. 20 Scholem Gershom, p 24 21 22 23 p 111 LE GOFF, Jacques, article millénarisme L’interprétation du livre de l’apocalypse, livre le plus lu et commenté si l’on en croit les recherches historiographiques, a toujours posé un problème de taille à l’Eglise cherchant à à conserver l’exclusivité de son pouvoir salvateur sur l’histoire temporelle des hommes24. D’autant plus que l’Incarnation christique, du Dieu fait homme, de cette articulation nouvelle et inédite entre ici bas et l’haut delà, contenait en elle, comme y insiste fortement Marcel Gauchet une « matrice des possibles »25 qui n’évacuait pas « la présentation d’un Dieu incarné élevant l’humanité à une hauteur jamais rêvée, capable de comprendre les desseins de Dieu »26. Autrement dit, il y’avait, inscrit au plus profond de la rupture ontologique de l’Incarnation de Dieu sur terre, cette capacité de l’humanité à atteindre par ses propres moyens son salut terrestre en se passant d’une médiation ici-bas. C’est bien cette autonomisation qui va éveiller, en contradiction d’avec l’Eglise, tout au long du moyen âge les tendances gnostiques du millénarisme chrétien : le possible accomplissement du salut de l’humanité sur terre par des hommes prétendument dépositaires d’une puissance divine à l’instar du Christ, dernier Adam. Tendances que l’Eglise n’aura de cesse de réprimer. Ce qu’il faut saisir donc, ce n’est pas la nature génétique du rapport entre millénarisme et progrès27 en occident mais plutôt la dimension axiologique qu’a revêtu (et revêt encore) le millénarisme, en tant qu’expression d’une eschatologie terrestre, dans l’émergence de l’idée de progrès à l’intérieur de contextes sociohistoriques foncièrement différents. Ce qui nous intéresse plus particulièrement ici, c’est son hypothétique articulation avec les visions Même si les croisades où les païens éparpillés dans de vastes nations prirent la figure de l’Antéchrist furent l’occasion pour l’Eglise de réhabiliter, pour un temps, les courants millénarismes. 24 25 26 Olivier Bounois, Cyrille Michon, « l’agonie du christiannisme » in Christianisme, héritages et destins p. 14 On peut d’ailleurs très bien concevoir le millénarisme comme l’expression symbolique d’une conscience de plus en plus accusée d’une mort certaine et dénuée de toute valeur (pas de réincarnation ou de retour à un temps) dans l’imaginaire des hommes qui les pousse à ériger, en contradiction, une alternative. Il exprimerait ainsi une orientation axiologique (à l’intérieure d’une matrice de possible que le millénarisme conditionnerait) à partir de la neutralité axiologique exprimée par la vie et de la mort physique des corps humains. Aussi bien, le millénarisme qui apparaît dans d’autres religions et d’innombrables théories sur la fin du monde aurait cette valeur herméneutique de traduire le sens de la vie avant même le sens de l’histoire. 27 salvatrices du progrès technologique, articulation que nous avons déjà quelque peu repéré dans le contexte de la révolution industrielle américaine (infra). La difficile émergence d’un « salut terrestre » Mais quels hommes pouvaient bien s’imaginer prétendre rivaliser avec l’institution monolithique du salut occidental ? Il y’a, bien évidemment, une rivalité manifeste qui traverse toute l’histoire du christianisme occidental entre les pouvoirs temporels et spirituels, politiques et religieux : mais c’est une « rivalité mimétique » 28 avec l’Eglise qui va conduire à développer les monarchies, embryon de l’Etat moderne. Etat qui va revêtir dans le monde temporel les attributs du pouvoir ecclésiastique (le politique est d’ailleurs incontestablement, si l’on suit Julien Freund, une « eschatologie séculière »29). La vision progressiste de l’histoire du salut occidental par l’instrumentalité humaine va en fait d’abord trouver sa plus claire manifestation à l’intérieur même de l’institution ecclésiastique : dans les ordres monastiques. Pourquoi ? Pour au moins deux raisons : la première c’est à la fois l’autonomie et la reconnaissance dont jouissent simultanément les ordres monastiques par rapport à l’autorité pontificale. La seconde : c’est le détachement du monde et le repliement dans la contemplation qui offrait aux moines, loin des vicissitudes du monde séculier (et du clergé séculier !), le loisir de s’adonner, de façon désintéressée, à la contemplation et à la valorisation rationnelle de la Création qui les entourait. 28 29 p 113 Et, c’est ici que le travail historiographique de David Noble porte un éclairage très intéressant sur cette action souterraine de la pensée millénariste et sa contribution originale à l’idée d’un irréversible progrès promis par les technologies en occident30. La pertinence de l’analyse de Noble ne nous semble toutefois pas résider dans la mise en perspective généalogique qu’il essai d’établir entre l’imaginaire monastique médiéval et l’imaginaire technologique contemporain. Son entreprise révèle au contraire, à son insu, l’impossible insertion d’une sotériologie technologie (un discours sur le salut promis par les technologies) dans le climat social et l’avancement scientifique du Moyen âge. Ce qu’elle met en lumière en revanche, c’est le statut privilégié dont jouissent les moines dans l’ère médiéval pour associer la valorisation rationnelle du monde temporelle de l’homme à la préparation du millénium. Expectative qui, une fois passée la période d’incubation institutionnelle du christianisme, pourra s’épanouir en dehors des monastères sans qu’elle se trouve nécessairement liée comme le prétend David Noble à leur croyance particulière. AXIOLOGIE Il faut remonter au début du XIX ème siècle pour voir apparaître la notion « d’art mécanique » dans les mots du moine bénédictin Irlandais Erigène et avec lui, le commencement d’une longue tradition occidentale qui y trouvera une objectivation de la rédemption christique (rivalisant donc sans l’affirmer explicitement avec l’institution ecclésiastique)31. Comme le souligne David Noble, « l’accélération et l’intensification du développement technologique dans l’ère post carolingienne émanait du monachisme contemplatif » et « les arts - écrivait déjà Erigène - sont les liens des hommes avec le divin, les cultiver est un moyen de salvation »32. Pour David Noble, il ne s’agit pas d’une « contribution » mais bien d’une impulsion déterminante donnée à l’idée de progrès. Nous pensons au contraire que l’idéologie du progrès technologique occidental n’est pas réductible à cette dimension religieuse. Mais elle en éclaire tout de même une facette importante 30 31 Sur cette hypothèse, on pourra également consulter OVITT, George, The restauration of Perfection, New Brunswick : Rutges University Press, 1986. 32 p 17 Derrière le paradoxe que soulève une telle affirmation (comment des hommes volontairement exilés hors du monde peuvent ainsi participer à le valoriser rationnellement ?) se cache en fait la cause même de cette propension à adopter un comportement pragmatique et rationnel vis-àvis de ce monde. C’est en fait le comportement ascétique des moines qui explique cet état de fait. L’ascèse monacale désigne une attitude spécifique ou dans les mots de Weber : Des moyens d’« exercice » (car telle est la définition du mot « ascèse ») : une stricte répartition du temps, le travail, le silence comme moyen de dompter l’ensemble de la vie pulsionnelle, un renoncement à la jouissance en tant que telle, […] renoncement d’une manière générale à un usage des biens de ce monde qui ne soit pas justifiable rationnellement33. La prospérité économique des monastères au moyen âge était intrinsèquement liée à cette mentalité rationnelle dictée par ce comportement ascétique. C’est le désintéressement affirmé et voulue des jouissances terrestres (le voeu de pauvreté) qui incitait les moines à adopter cette attitude. Noble, en historien conventionnel, en préférant mobiliser un nombre impressionnant de citation relative à l’idée manifeste chez les moines d’un « salut par les arts mécaniques », n’a pas suffisamment insisté sur ce point . Sorte de patchwork de commentateurs nombreux, mais le plus souvent isolés, qui lui permet d’établir avec fermeté l’idée d’une chaîne symbolique ininterrompue d’avec l’imaginaire technologique contemporain. Ce dont il faut prendre la mesure ici, c’est la capacité des ordres monastiques à se soustraire – d’une façon relative - au magistère dogmatique de l’Eglise et de développer parallèlement à elle d’autres voies du salut. Associé avec le comportement rationnel que leur dicté leur foi dans leur activité de labeur, on voie effectivement émerger chez les moines, les premiers peut être, l’idée d’un salut par l’instrumentalité humaine. D’où l’intérêt de 33 soio weber, p 151 rapprocher cette ascèse monacale et cette autonomie relative au salut aux travaux de Max Weber. c est le statut et l’attitude associé à la croyance au millenium Car ce ne sont bien souvent que des commentateurs isolés à l’intérieur des ordres qui Le pape voyait ouvertement d’une façon très suspecte cette prospérité économique34 et, très vite, condamna les élans millénaristes des moines bénédictins. Si les moines avaient développé une mentalité praticienne et commencé à penser les arts mécaniques comme des vecteurs potentiels du salut de l’humanité tel que le Christ en avait tracé la voie, c’est le millénarisme du Cistercien Joachim de Flore (1132-1202) qui va en radicaliser l’orientation. Ce n’est pas tant que Joachim de Flore eut promu les arts mécaniques en instrument de salvation mais c’est surtout, davantage, par rapport à la mission messianique qu’il a assigné aux ordres monastiques, devenus, dans sa cosmologie millénariste, les nouveaux acteurs et collaborateurs de la venue du Christ sur terre. Joachim de Flore voyait la possibilité d’interpréter les écrits prophétiques dans l’histoire et, par cette connaissance qui lui fût révélée, la possibilité de participer à l’instauration du millénium. La cosmologie de Joaquim de Flore renvoyait à trois étapes historiques35 : - l’âge du père : le Créateur avec la Loi donnée par Dieu à l’homme, l’Ancien Testament ; - l’âge du fils : la Révélation christique et le Nouveau Testament propagé par l’Eglise ; - et enfin l’âge du Saint esprit lorsque régnerons au côté du Christ non plus l’Eglise mais les ordres monastiques triomphant sur « l’homme charnel ». 34 p 151 C’est sans aucun doute la postérité du millénarisme joachimite qui a contribué de la façon la plus évidente à modéliser l’idée de progrès occidental. Le modèle ternaire (ou « trinitaire ») du moine de Calabre se retrouve explicitement formulé et selon les mêmes termes (le temps du père, du fils et de l’esprit) dans la philosophie progressiste de Hegel, elle traverse également la pensée de Saint-Simon ou celle d’Auguste Comte. 35 Toléré de son vivant au sein de l’Eglise (pour être plus tard farouchement condamné), le millénarisme joachimite identifiait la troisième étape de cette téléologie du salut (le Saint Esprit) au millenium où moines et contemplatifs l’emporteraient sur la dépravation humaine. Dans cette ère nouvelle, l’institution de la religion ne serait plus utile puisque les moines divisés en ordres contemplatifs et actifs comprendraient et diffuseraient le « vrai message du seigneur ». Mais il ne s’agit pas d’un paradis terrestre à proprement parler, la révolution millénariste reste avant tout pour le moine Calabrais une révolution spirituelle. Ainsi, les ordres mendiants qui suivirent l’aventure de Saint François d’Assise (après sa mort en 1226) interprétèrent leur rôle à la lumière du millénarisme joachimite. Mais pour les franciscains, la contemplation devait céder la place à l’évangélisation et à la préparation active du millénium. À la mort de Saint François d’Assise, les frères mendiants commencèrent à parcourir le monde et à développer, parallèlement à leur activité monastique, une curiosité toujours plus grande dans le domaine des arts et des sciences (à l’université notamment). Roger Bacon (1220-1292) fût l’un d’eux et on reconnaît en lui un précurseur de son homonyme (Francis Bacon) 36. Millénariste convaincu et scientifique avéré, Roger Bacon voyant poindre le millénium pressa l’Eglise pour affronter l’Antéchrist en favorisant l’étude et l’investigation de la nature. Le millenium prend soudain une dimension gnostique et c’est à l’homme de reconquérir son statut originel : Dieu a fait l’homme à son image et ce dernier doit, par conséquent, recouvrir sa nature divine en acquérant omniscience (connaissance absolue de la nature) et omnipotence (la maîtrise de la nature ou dans un langage plus contemporain : la technologie). Mais une fois encore l’Eglise, comme d’ailleurs les autorités de l’Ordre franciscain, vont freiner ces élans millénaristes et la pensée de Roger Bacon, 36 Voir les développements de Toynbee dans TOYNBEE, Arnold, « Idolisation du technicien invincible » dans La religion vu par un historien, Paris : Gallimard, 1964, p. 219-225. comme le souligne Arnold Toynbee, « fût empêchée de s’épanouir dans le climat social de son temps »37. Le temps des grandes explorations maritimes vont, eux aussi, s’inspirer des prophéties joachimites et identifier la maîtrise de l’art de la navigation et la naissance de la boussole comme les outils de conquête du millénium tel que Roger Bacon en avait formulé l’idée. La confusion entre la géographie et la cosmologie encore patente à la fin du moyen age accentua cette croyance dont Christophe Colomb fut l’un des plus grands représentant. Christophe Colomb, commentateur des textes apocalyptiques se proclama même « messie Joachimite envoyé par Dieu »38. On le voit bien, si le millénarisme a contribué de façon décisive à inscrire dans l’imaginaire occidental un schème fondamental de compréhension de l’histoire devenue un temps linéaire orienté vers une finalité meilleurs, c’est toujours d’une façon clandestine ou que se sont développées ces croyances qui n’étaient, dans la plupart des cas qu’hérésies. Mais c’est la Réforme protestante qui va fondamentalement réhabiliter dès le XVI ème siècle le millénarisme dans l’histoire du salut occidental et surtout orienter avec de plus en plus de détermination, souvent à son insu, les voies de la rédemption dans le monde temporel. Luther va replacer le millénarisme au cœur du Haut Moyen âge avec la vision qui, dès les premiers siècles de l’ère chrétienne, identifiait l’Eglise visible Romaine à l’Antéchrist. Fin commentateur des écrits joachimites, le théologien réformiste Thomas Münzer (1489-1525), d’abord proche de Luther puis très bientôt répudié par lui, organisera l’une des plus violente révolution eschatologique que l’occident n’ai jamais connut. La révolte sanglante des paysans 37 38 Ibid, p 221 Noble, 30-34 de Münster se soldera, un court laps de temps (1534-1535), par la mise en place d’une véritable société utopique communiste, égalitariste abolissant la propriété privée pour préparer les milles ans de bonheur sur terre et la venue du Christ. L’historien Ernst Bloch verra en lui un précurseur incontesté de l’eschatologie marxiste39. Et Max Weber comme Ernst Troeltsch ont raison d’affirmer que les effets de la Réforme sur la culture ont été, « pour une grande part des conséquences imprévues, non voulues, de l’œuvre des réformateurs, conséquences souvent fort éloignées de tout ce qu’ils s’étaient proposé d’atteindre, parfois même en contradiction à cette fin »40. De la Réforme Il serait vain de vouloir ici résumer l’importance de la Réforme dans l’histoire occidentale tant la sécularisation de la religion qui s’y opère de l’intérieur se confond avec tout le vaste chantier de modernisation de la société (désenchantement du monde, individualisation, différenciation institutionnelle, rationalisme économique, bureaucratisation…)41. Elle n’est pas le seul facteur déterminant bien sûre, et il faut y insister, car elle-même apparaît intimement lié au progrès de la connaissance scientifique, à la désagrégation du système féodal (à laquelle elle va participé mais dont elle n’est pas le prémisse), aux grandes découvertes continentales qui vont brisées la vase clôt de l’imaginaire médiéval… 39 40 BLOCH, Ernst, Thomas Münzer, théologien de la révolution, Paris, Julliard, 1975 p 102 41 Le recueil des écrits de Ernst Troeltch… Mais la Réforme, en invalidant les prétentions de l’Eglise au monopole du salut, en brisant les barrières « qui s’opposaient à la libre communication des pensées »42, en favorisant l’individualisme dans . Ce n’est pas simplement un bouleversement institutionnel qui s’opère face à l’avidité de pouvoir et la corruption du corps ecclésiastique : c’est là un phénomène bien plus vaste qui se fait jour. La Réforme apparaît, comme dans l’hypothèse d’un christianisme entendue comme « religion de la sortie de la religion » de Gauchet43, réaliser les virtualités inscrites au plus profond du dispositif christique. Et comme l’on soulignaient beaucoup d’historien, Luther ne reprochait pas tant aux membres du corps ecclésiastique de « mal agir » mais plutôt de « mal croire ». Ce que visait la réforme, avant tout idée de réformation morale, était bien une réforme du salut chrétien44. Nulle médiation pour atteindre le salut si ce n’est la bible et son interprétation individuelle autorisée (soli scriptura). L’action des réformistes sera décisive sur la sécularisation des sociétés mais appelle, à son insu, une possible inscription séculière des croyances religieuses désormais libérées de leur tutelle administrative. Perdant le monopole symbolique qu’elle exerça au cours de l’histoire sur les notions de sacré et de profane dont elle traçait les limites explicites, l’Eglise ne se trouvent plus en mesure d’arbitrer précisément le champ de leur manifestation. Mais les protestants, et surtout les premiers réformistes n’abandonnent naturellement pas l’idée d’une église mais à la théocratie, ils opposeront la bibliocratie et vont s’atteler selon des courants divers mais réunit autour d’un noyau dur de principe (soli scrip…) à préparer la venue du Christ sur terre. Quoiqu’il en soit, la rupture de l’unité monolithique du salut 42 Vilier cité par bobéraut, p 15 Faut-il le rappeler encore une fois : Marcel Gauchet n’a jamais insinué par là que la religion et encore moins les croyance religieuses disparaissaient du monde moderne : c’est la fin du rôle totalisant de « structuration de l’espace humain-social » qu’il visait, en d’autres termes : la désinstitutionnalisation religieuse de la société jusqu’alors fondé sur le principe de dépendance vis-à-vis d’une altérité radicale qui était dans ces mots : hétéronomie. 43 44 Weber, p 101-102 occidental, surtout en terre catholique comme en France, va d’une façon décisive participer à éradiquer toute autorité cléricale dans l’espace public et décuplé, à l’intérieur des couches éduqués surtout, l’athéisme. Mais c’est sous langage mimétique que vont s’élaborer les philosophies progressistes, ou au contraire L’apocalypse, texte le plus lu et commenté de la bible depuis le départ va déchaîner les passions : la Renaissance verra fleurir les interprétations, les commentaires, les calculs savants du commencement et de la fin des temps. Et sous ces aires de rationalisme, la Renaissance européenne marque aussi une étape transitionnelle caractérisée par un renouveau sans pareil de l’ésotérisme, des superstitions, de la peur et de l’intolérance, de la terreur apocalyptique, de la chasse aux sorcières, de l’alchimie…45 L’idée de progrès va elle aussi s’émanciper de ses racines religieuses et apparaître de plus en plus comme une « eschatologie séculière » mais conserver avec la symbolique judéo chrétienne des traits mimétiques accusés. PHILOSPHIE POSITIVISTE C’est le cas de la Révolution Française par exemple qui va profondément participer à SCIENTISME A LA FRANCAISE « l’essence de la culture moderne qui consiste [comme celle du protestantisme] en une lutte contre la culture ecclésiale, et en une volonté d’y substituer des idéaux forgés de manière autonome dont la validité résulterait de leur force de conviction, de leur capacité immanente et immédiatement agissante à exercer une influence […] Lorsqu’on s’est mis en quête de normes objectives et de certitudes face au simple arbitre effectif, le seul instrument qui s’est présenté fût la science qui offrait, grâce aux fondements des sciences de la nature, des forces neuves à la fois pour établir avec méthode une orientation de la culture et pour maîtriser techniquement la nature ». p.33-34 On voit se dessiner plusieurs lignes de partage : sur le Vieux continent, les pays conquis aux principes de la Réforme, entrent dans la modernité sans trop de heurt alors que les pays 45 Boia « La renaissance, entre le ciel et la terre », 77-97 d’obédience catholique voient s’opérer, comme en France surtout, une répercussion brutale de l’ordre cosmologique ecclésiastique invalidé par la Réforme dans la société politique. Comme le remarque Troeltsch : « Les révolutions protestantes ont partout obéi à une autre logique que celle de la grande révolution française : elle n’eurent pas besoin de rompre entièrement avec la tradition ni de détrôner la religion, car la culture protestante avait déjà accomplie de l’intérieur, avec le bouleversement religieux qu’elle a provoqué, une révolution fondamentale »46. Car la France du combattre de front la religion et érigé en contradiction avec elle non pas une révolution religieuse mais une révolution politique qui, à bien des égards, ne pu se soustraire à revêtir avec la même force les attributs de la sacralité Le Royaume-Uni Le vieux protestantisme des Luther, Calvin, des Knox, des Voet n’avait franchement rien à voir avec ce qu’aujourd’hui l’on appel progrès. P 41 Tichi L’impulsion ou l’impératif américain pour réformer le territoire du Nouveau Monde provient d’abord des puritains dont les écrits révèlent leur croyance que cette réforme était dirigé par la raison divine. P1 46 Troeltch, p 112 Les puritains voient l’histoire comme une « théologie exemplifiée » p 37 Troeltsch « Le désir d’échapper aux frontières de l’Europe, de créer une nouvelle vie, de fonder de nouvelles communautés, d’ériger la Nouvelle Jérusalem […] étaient d’abord motivé par le mouvement sans précèdent de la civilisation blanche européenne virtuellement illimité autour du globe. La vaste et, pour la première fois, démocratique migration dans l’espace procédait avant tout d’un désir de vendre un ancien monde pour un nouveau et suscita la croyance profonde que le mouvement dans l’espace pouvait être un acte rédempteur. Et cette croyance n’a jamais vraiment quitté les Américains » 47. « la fin du rôle de structuration de l’espace social que le principe de dépendance a rempli dans l’ensemble des sociétés jusqu’à la nôtre », mais comme il s’empresse de le souligner : « il y’a une religion « superstructure » tout à fait capable de survivre à la religion « infrastructure » […] l’âge de la religion comme structure est terminé. Il serait naïf de croire que nous en avons fini avec la religion comme culture »48. Et a fortiori en terre protestante Etre un protestant, et a fortiori un puritain consistait à maîtriser la bible comme un code épistémologique des révélations, pour comprendre la causalité effective de la main providentielle dans le monde P11, manidfest detiny 47 48 CAREY, James, p. 16. p 236 La génèse et l’exode occupe également une place centrale dans cette théologie publique et ce, au moins pour deux raisons fondamentales : la première qui paraît évidente, c’est l’analogie (qui en arrive même à l’identité) entre l’expérience du peuple hébreux fuyant le régime babylonien de l’Egypte exclavagiste P5 La connexion entre religion et technologie n’est peut être nulle part ailleurs plus manifeste qu’aux Etats-Unis, où un enchantement populaire sans commune mesure pour l’avancement technologique égale une tout aussi sincère expectative populaire dans le retour du Christ. Ce qui a été négligé par la majorité des observateurs de ce phénomène, c’est que ces deux obsessions sont le plus souvent soutenues par les mêmes personnes, la plupart d’entre eux étant techniciens eux-mêmes.[…] Derrière les croyants professant et ceux qui emploient un langage religieux explicite se dissimulent d’autres pour qui la compulsion religieuse reste largement inconsciente, obscurcie par un langage séculier, mais qui n’en reste pas moins opérative. Eux aussi sont les héritiers d’une longue tradition idéologique qui a définit la dynamique des entreprises technologiques occidentales depuis le début. Les sciences sociales américaines doivent beaucoup à l’héritage puritain dans lequel elles s’enracinent. « La religion constituait même, pour les premiers sociologue américain, une source si fondamentale de leur inspiration qu’ils se sont abstenus longtemps de le prendre pour objet de recherche. Ce n’est que progressivement, dans les premières années du XX è siècle, que la sociologie américaine a pris ses distances par rapport à ses premières orientations religieuses. Et, dans ce processus de « sécularisation », la science sociale a relayé, sur un mode nouveau, l’ambition protestante de parfaire la société en en rationalisant la gestion. Une « sociodicée » a pu remplacer la théodicée, à la faveur de l’affinité particulière qu’entretenaient le protestantisme puritain et le positivisme sociologique, quand à la croyance dans la perfectibilité de la société. Ce parcours intelectuel s’emboîte de façon cohérente dans la trajectoire sociale et culturelle de la démocratie américaine, trajectoire dans laquelle la religion occupe, de part en part, une place décisive. » P 32 Le Déisme et la franc maçonnerie, s’il semblent emprunter des trajectoires différentes du puritanisme n’en reste pas moins, dans le contexte anglosaxon tout du moins, intrinséquement liés. Si l’on remonte à l’origine des premières loges de Maçonnerie spéculatives (qui succèdent au loges opératives), on ne peut constater la prégnance de la pensée réformistes calvinistes. Jean Desaguillier, huguenot, Francis Bacon, anglican à tendance puritaine La création de la Royal Society Le puritanisme américain avait pour défaut majeur d’insister sur l’idée de prédestination et sur « l’expiation limitée » (limited atonement). À la différence des théologies qui en découle en s’inspirant de l’arminianisme, le puritanisme se prétait mal aux circonsctances de peuplements et d’expansion de la nation américaine. Si le premier réveil apparaît comme le refus du rationilisme arminiens, déistes et maçonnique qui grandit chez les élites et particulièrement à Harvard, le seond va au contraire affirmer les tendances arminiennes dans le méthodisme et chez les Baptistes L’unitarianisme, sorte de synthèse entre le déisme et le puritanisme : proche d’une éreligion naturelle » comme le déisme et en même L’ascèse monacale et l’ascèse intramondaine sont comparables pour Weber sur un plan substantif : elle renvoie toute deux à un « mode d’être » à un « style de vie » dicté dans une large mesure par la piété : l’acétisme est pour Weber « un moyen d’exercice »49 Elles s’opposent cependant sur leur orientation des voies du salut : spirituelle/temporelle, aussi bien que sur leur lieu d’exercice : monde séculier, profane / hors du monde. Et le travail historiographique de David Noble, s’il tombe comme nous l’avons remarqué, dans les pièges du déterminisme, propose des éléments extrêmement intéressant pour saisir les affinités électives entre la mentalité praticienne/contemplative développée par l’ascétisme monacale catholique Ces deux conditions : désenchantement du monde et déplacement des voies du salut, de la fuite contemplative hors du monde vers la « transformation du monde » par l’ascèce active, n’ont été pleinement réalisées- si l’on excepte quelques petites sectes rationnalistes , telles qu’il s’en est toujours trouvé de part le monde – que dans les grandes formations ecclésiastiques et sectaires du protestantisme ascétique en occident. Ce processus est le résultat des destinées singulières purement historiques de la religiosité occidentale. P363 En parlant des moines Là où le virtuose religieux a été introduit dans le monde comme « instrument » d’un dieu et dépouillé ainsi de tous moyens du salut magique, avec la nécessité de confirmer devant Dieu – c’est-à-dire en fait, devant lui-même- sa vocation au salut uniquement par la qualité éthique de son action à l’intérieur des différents ordres terrestres, le « monde » comme tel pouvait bien être profondément dévalorisé en tant que chose créée et réceptacle du péché : il n’en était pas moins approuvé sur le plan psychologique comme le théâtre de l’action voulue par Dieu dans le cadre d’une profession-vocation profane. En effet cet ascétisme intramondain signifiait certes un refus du monde en ce sens qu’il méprisait et proscrivait dignité et beauté, 49 151 ivresse et rêves, puissance et orgueil héroïque purement terrestres, voyant dans ces biens une concurrence au Royaume de Dieu. Mais cet ascétisme ne fuyait pas le monde comme le faisait la contemplation ; au contraire, il voulait, en se conformant aux commandements de Dieu, rationaliser éthiquement le monde, si bien que son orientation vers le monde fut plus effective que la naïve « approbation du monde » propre à l’homme inébranlé, tel qu’on le rencontre par exemple, dans l’Antiquité. 363-364 De la réforme Puis vint la Réforme et Luther qui va replacer l’apocalypse au cœur de l’histoire du haut moyen age : l’Eglise Romaine incarnant désormais l’Antéchrist. Mais plus important, Luther, comme Calvin après lui, ont largement dénoncé la scolastique chrétienne qui faisait de la méthode aprioriste la seule modalité d’investigation de la nature (c’est la croyance qui menait à la raison et non l’inverse : « croie pour comprendre » dit l’adage augustinien). En replaçant l’interprétation individuelle de la bible au coeur du christianisme et en imposant un ascétisme intramondain (cette même « modalité d’exercice » qui caractérisait le monachisme mais transposée dans le monde séculier) associé à une vision rationaliste de la nature les réformistes ont ouvert la voie, et c’est bien ce que suggère les travaux de Ernst Troeltsch ou Max Weber, à la raison instrumentale. C’est le cas du puritanisme tout particulièrement qui va naître au sein de l’Eglise anglicane en suivant un calvinisme froid et rigoureux. Les attitudes puritaines envers la technologie étaient développées dans le contexte de la spéculation relative à la condition de l’homme (que l’Eglise ou une quelconque institution ne pouvait plus contenir). Charles Webster affirmait ainsi : « Dans le jardin d’Eden, Adam s’adonnait volontiers à la discipline du travail et son labeur était plaisant. À cause de son obédience, il lui avait été donné un contrôle total sur son environnement jusqu’à la chute »50. Recouvrir la domination Adamique, tel était l’enjeu de cette nouvelle vision millénariste. Le célèbre chancelier du roi James (roi à qui l’on doit la version remaniée de la Bible de Genève à la demande des puritains), Francis Bacon va cristalliser d’une certaine manière cette tradition de la sotériologie technologique occidentale. Anglican fortement marqué par le rationalisme puritain, Francis Bacon va porter un coup décisif à la scolastique. En développant sa méthode inductive, à rebours de la démarche traditionnelle, Bacon va consacrer la philosophie expérimentale en nouvel Eden. Bacon était aussi un millénariste 50 Noble, p 46 avoué : il avait appris le Syrien, l’Araméen et le grec pour lire avec rectitude les prophéties bibliques et ne se cachait pas d’une filiation spirituelle avec Roger Bacon et son millénarisme joachimite. Pour lui, « l’entrée dans le royaume de l’homme, fondé sur la science, n’est rien d’autre que l’entrée dans le royaume des cieux »51. Bacon a séparé la religion et la science en lui fournissant sa juridiction propre. Dieu a écrit deux livre affirmait-il : la Nature et la bible et l’un et l’autre ne doivent pas être confondus. Si Bacon était un anglican, il n’en a pas moins participé à impulser les idées déistes qui vont se répandre en Europe. À sa suite et à partir de ses idées, le premier grande institut destiné à la promotion des arts et des sciences va être créé à Londres : la Royal Society. Parmi ses fondateurs, des déistes de premiers rangs comme Robert Boyle vont promouvoir avec une ferveur inégalée les technologies comme les instruments de la reconquête de la divinité de l’homme. À sa suite Isaac Newton, un autre éminent déiste (un unitarien plus précisément), va encore radicaliser l’opposition des scientifiques à la méthode aprioriste de la scolastique. Si le Déisme renvoie à la croyance en un Dieu unique et à l’exclusion de toute révélation : les écrits millénaristes continuent d’influencer en profondeur les défenseurs de la science et Newton, comme Bacon, avait appris l’araméen pour lire dans le texte 51 Noble, p 50 La théocratie, née de la confusion des pouvoirs spirituels et temporels, par un emboîtement de la cosmologie ecclésiastique dans la structure même de la société politique des hommes ne va pas déboucher sur un millénarisme séculier : une vision progressiste de l’histoire désormais guidée par les hommes. C’est l’ordre cosmologique ecclésiastique répercuté dans l’ordre hiérarchique de la société médiévale qui va transposer, sans en modifier fondamentalement la finalité, la sacralité du pouvoir pontifical dans le pouvoir politique. S’il se joue ici un mouvement déterminant pour la construction ultérieure des Etats Nations52, le salut reste encore Nous l’avons déjà souligné : ce n’est que passée la période d’incubation institutionnelle de la médiation Christique, que s’est fait jour la croyance en une autonomie humaine (dans sa « condition historique ») relative à son salut terrestre53. Et ce n’est pas un hasard si les théories progressistes de l’histoire émergent dans le contexte de la Réforme qui marque – comme le souligne Weber – avant toute idée de réformation moral, une réformation du salut occidental chrétien. La Réforme réalise finalement, comme le souligne Gauchet, l’une des 52 53 C’est également le point de vue défendu par Marcel Gauchet. virtualités contenues dans l’Incarnation Christique. De cette matrice des possibles que suscite dans l’imaginaire le bouleversement ontologique de la médiation christique on pouvait en effet voir se réaliser une première L’Incarnation divine en la personne du Christ marque à la fois une rupture sans précédant avec les cosmologies qui l’ont précédé mais aussi et surtout une nouvelle économie de l’humain et du divin, de l’ici bas et de l’haut delà. C’est en partant de cette matrice de possible ouverte par l’Incarnation que Marcel Gauchet à tenté de retracer son histoire politique des religions : Le christianisme plaçait en son centre l’Incarnation et sa perpétuation sous forme du dogme de l’Eucharistie, autour duquel toute la foi s’organisait. Ce faisant, le catholicisme recouvrait la perspective de l’altérité divine par l’installation, au cœur de la vie religieuse, d’une médiation, d’une « tenu ensemble » de l’humain et du divin en une continuité hiérarchique de deux règnes, à travers l’institution qu’est l’Eglise et l’interprétation de l’Eucharistie comme présence réelle P 122 La désacralisation ne peut être qu’une apparence dissimulant un transfert de sacralité ou bien une métamorphose qu’il appartient à l’analyste de dévoiler P107 On peut concevoir que la médiation du christ, médiation historique, événementielle, une fois pour toute advenue, se mettre à jouer contre la possibilité même d’une médiation. Nul, prêtre ou roi, ne pouvant plus tenir, fût-ce par imitation, une place à jamais remplie par le Christ et désormais interdite aux hommes, p 110 Il existe souvent un lien entre fièvres millénaristes et groupes sociaux en crise. Aussi bien les acteurs des mouvements eschatologiques sont-ils frequemment des délocalisés, des déracinés ou des colonisés qui aspirent à un monde d’égalité et de communauté. P 16 Ces deux conditions : désenchantement du monde et déplacement des voies du salut, de la fuite contemplative hors du monde vers la « transformation du monde » par l’ascèce active, n’ont été pleinement réalisées- si l’on excepte quelques petites sectes rationnalistes , telles qu’il s’en est toujours trouvé de part le monde – que dans les grandes formations ecclésiastiques et sectaires du protestantisme ascétique en occident. Ce processus est le résultat des destinées singulières purement historiques de la religiosité occidentale. P363 FLORE Avant l'avènement de l'âge du Saint-Esprit, le monde connaîtra des tribulations terribles, avec un déchaînement des puissances du Mal pour empêcher l'accomplissement de la volonté divine. Mais ce sera en vain, et la grande révélation aura lieu : tout le monde comprendra « l'Évangile éternel » (Ap 14:6). Dès lors, il n'y aura plus besoin d'Église ni d'institutions. Cette période durera peu de temps, elle sera suivie du retour du Christ et de la fin des temps. Joachim ne souscrit pas aux millénarismes populaires qui espèrent l'avènement d'un paradis terrestre. Pas d'hédonisme chez lui, ce n'est ni la justice sociale ni le bonheur terrestre qui lui importent. L'âge du Saint-Esprit est pour lui un âge essentiellement spirituel, qui voit le triomphe des moins et des contemplatifs sur les hommes charnels. Il annonce deux ordres monastiques nouveaux, l'un contemplatif et l'autre actif. Le Pape, lui, sera un Pape angélique. Arminianisme naît après calvin (jacob arminuis) qui renonce à la prédestination et au cinq point du machin de canterbery (TULIP) Si la doctrine est anti calviniste elle n’en reste pas moins calviniste en ce sens qu’elle a trouvé son sens dans la contradiction : mais « Et je vis, dit-il, un ciel nouveau et une terre nouvelle. Car le premier ciel et la première terre avaient disparu; et il n’y avait plus de mer 3 ». Cela arrivera dans l’ordre que j’ai marqué ci-dessus, à propos du passage où il dit avoir vu 1.Apoc. XX, 14, 15. — 2. Matt. XXV, 46. — 3. Apoc. XXI, 1. On retrouve également chez Hegel un emprunt plus ancien encore à la cosmologie des zoroastriens : la théorie des quatre royaumes que Hegel utilisera pour élaborer sa théorie de l’histoire universelle (Voir HEGEL, G. W. F., « La partition de l’histoire universelle » dans La Raison dans l’histoire, Paris : Plon, 1965 et en parallèle : COHN, Norman, Cosmos, Chaos et monde qui vient, op. cit., p.)