Découvertes archéologiques et nouvelles approches de l’histoire de la Chine ancienne Marc Kalinowski Le développement sans précédent des fouilles archéologiques en Chine depuis les années 1970 a conduit à la mise au jour d’un nombre considérable de manuscrits et d’inscriptions datant de l’époque des Royaumes combattants et de la dynastie Han (du 4e siècle avant notre ère au 1er siècle de notre ère). Sur bien des points, les documents ainsi exhumés contribuent à préciser, compléter – voire même à transformer – la vision que nous avions de cette période qui a tant marqué le développement ultérieur de la civilisation chinoise et du monde sinisé1. Apport à l’histoire de l’écriture : L’histoire de l’écriture a été la première à bénéficier de cet apport exceptionnel en matériaux nouveaux. Le recours généralisé à des variantes graphiques et à des homophones2 - un fait constant dans les manuscrits - constitue à lui seul un phénomène d’un grand intérêt pour l’étude des écritures anciennes (paléographie) et de la prononciation (phonologie) du chinois ancien. Les centaines de milliers de graphies désormais accessibles grâce à ces découvertes permettent d’évaluer les changements intervenus dans les styles d’écriture entre le 4e et le 1er siècle avant notre ère. La découverte de nombreux écrits qui peuvent être identifiés à des ouvrages existants ou qu’on connaissait par des citations éparses dans la littérature des Han a conduit à revoir très sérieusement la question de la transmission des traditions d’écriture préimpériales. D’une part, le mouvement de mise en doute systématique de ces traditions par les érudits chinois du siècle dernier est aujourd’hui largement contesté. La tendance était alors de dénier toute authenticité à beaucoup de textes anciens et à les considérer comme des fabrications des lettrés des Han. Les évidences fournies par les manuscrits exhumés ont montré qu’il n’en était rien. D’autre part, la mise au jour de versions manuscrites d’ouvrages existants a suscité d’importants débats parmi les philologues et les spécialistes de critique textuelle. Ces ouvrages circulaient sous des formes très différentes de celles qu’on leur connaît aujourd’hui au travers des versions assemblées sous les Han ou plus tard. Toutes ces différences ont enrichi la connaissance de l’activité des copistes pré-impériaux et de la manière dont se sont constituées les traditions textuelles qui forment aujourd’hui l’héritage culturel de la Chine ancienne. Apport à l’histoire des courants de pensée : Quelles qu’aient été les raisons qui ont conduit les chinois à joindre des documents écrits au matériel funéraire placé dans les tombes, leur variété et leur nombre témoignent de la diffusion des pratiques de lecture et d’écriture parmi les élites de la société. Il est généralement admis que ces pratiques se popularisent avec l’apparition d’une couche d’intellectuels de rang noble mais modeste et dont la figure emblématique est Confucius (551-479). Les manuscrits de Guodian et de Shanghai (fin du 4e siècle avant notre ère) par exemple, copiés moins de deux siècles après la disparition du maître, s’inscrivent dans cette tradition d’éducateurs et de maîtres à penser. La surprise fut grande de trouver, parmi les écrits assignés aux disciples de Confucius, trois rouleaux de textes taoïstes3. De même, les deux manuscrits du Livre de la voie et de la vertu (ou Livre de Lao-tseu) provenant de la sépulture de Mawangdui (prov. du Hunan), sont copiés sur des pièces de soie comprenant, pour l’une d’entre elles, des textes d’inspiration confucéenne. Ces découvertes portent aujourd’hui à considérer que le classement des courants philosophiques pré-impériaux en 1 qui adopte la culture chinoise Mots de même prononciation ayant des sens différents (sot et seau, par exemple). 3 Le taoïsme est une tradition généralement considérée comme opposée au confucianisme. 2 écoles de pensée aux contours étroitement définis – tel qu’il fut établi a posteriori par les bibliographes de la fin du 1er siècle avant notre ère – ne rend pas compte du dynamisme et de l’étonnante diversité des traditions intellectuelles de l’époque. Apport à l’histoire des techniques : Les textes exhumés ont également permis de mieux connaître les formes matérielles revêtues par le livre avant l’invention du papier. Des trois supports attestés dans les manuscrits, le rouleau de fiches de bambou (liées ensemble par des ligatures de soie ou de chanvre) constitue le support le plus courant. Les rouleaux ainsi formés étaient de longueurs très variables, certains pouvant atteindre plusieurs mètres. Les supports d’écriture en soie, plus rares en raison de leur coût, sont attestés dès le 4e siècle. Le précieux matériau était tissé en pièces rectangulaires de grande taille qui se conservaient pliées, ou bien en bandes plus étroites pouvant atteindre quatre mètres de long que l’on enroulait parfois sur ellesmêmes à la manière des rouleaux de fiches. Quant aux tablettes de bois, elles étaient rectangulaires et pouvaient comporter plusieurs colonnes inscrites au recto et au verso. On y copiait surtout des pièces de circonstances et des textes non littéraires. Apport à l’histoire de la société chinoise : La profusion de textes sur les écrits techniques découverts à ce jour est remarquable car cette littérature n’a pratiquement laissé aucune trace. Ces écrits présentent un intérêt immense pour l’histoire des institutions politiques, des pratiques juridiques, des sciences prédictives et de la médecine. Ils abondent aussi en descriptions concrètes sur l’activité des ritualistes, des devins, des astrologues, des physiciens et des médecins de l’époque. Ceci a permis de mieux comprendre l’apport de ces milieux à la formation des doctrines cosmologiques et des conceptions de la nature dont la littérature canonique et les écrits des philosophes se font certes l’écho, mais sous des formes spéculatives et visant toujours la légitimation d’idéaux éthiques et politiques. Apport à l’histoire des croyances : Les documents exhumés ont également levé le voile sur beaucoup d’aspects peu connus de la vie religieuse des élites de la société. Le panthéon des dieux souterrains qui présidaient aux relations entre les vivants et les morts, les croyances aux interdits calendaires et les rites exorcistes qui régulaient le cours des activités quotidiennes, la recherche de la longue vie par des techniques physiologiques et l’absorption de drogues : tous ces faits montrent la forte prégnance des préoccupations religieuses et symboliques qui agitaient alors les esprits. En apportant un éclairage nouveau sur le contexte culturel dans lequel évoluaient les penseurs préimpériaux, les manuscrits permettent de mieux saisir les spécificités et les enjeux de leurs élaborations théoriques, de même qu’ils constituent les plus anciens témoignages de l’existence de pratiques cultuelles et de formes de dévotion qui resteront une constante du paysage religieux chinois après l’introduction du bouddhisme et la formation des premières organisations taoïstes au 2e siècle de notre ère. En conclusion, ce vaste chantier ouvert par ces découvertes archéologiques suscite depuis une dizaine d’années la mise en place d’unités de recherche spécialisées dans les universités et les académies des sciences de plusieurs pays. En France, les membres de deux équipes parisiennes (le Centre de recherche sur les langues d’Asie orientale, CNRS EHESS, et le Centre de recherche « Civilisation chinoise », CNRS - EPHE) consacrent depuis quatre ans une partie de leurs recherches à l’étude de manuscrits exhumés selon une approche globale et pluridisciplinaire impliquant l’archéologie, la codicologie, la paléographie, la philologie et l’anthropologie de l’écrit. Ces études permettent de mieux définir la nature de ces documents, leur conception matérielle, la manière dont ils étaient copiés et diffusés ainsi que leur rapport aux textes transmis (qui nous sont connus en grande majorité par des éditions imprimées au plus tôt sous la dynastie des Song (10e-12e siècles)). Parmi les chantiers en cours, la multiplication des données recueillies conduit en premier lieu à envisager la constitution d’une base de données numérique pour servir d’outil de travail collectif aux investigations des chercheurs. Marc Kalinowski Centre de recherche civilisation chinoise (CNRS - EPHE) Tel : 01 45 47 50 54 Mel : [email protected]