Un des philosophes que Deleuze admirait beaucoup est Bergson

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Extrait d’une émission sur France Culture
Les nouveaux chemins de la connaissance du18 Septembre2008.
http://www.radiofrance.fr/chaines/france-culture2/emissions/chemins/fiche.php?diffusion_id=66146
Raphaël Enthoven
Un des philosophes que Deleuze admirait beaucoup est Bergson, paradoxalement Bergson est
l’un des précurseurs, un des premiers philosophes à avoir pensé le cinéma comme tel et c’est
dans un texte extrait de « L’évolution créatrice » que Bergson propose une des toutes
premières interprétations du cinéma. Je vous propose à titre d’introduction cet extrait.
BERGSON, L’évolution créatrice p 179
Supposons qu'on veuille reproduire sur un écran une scène animée, le défilé d'un régiment par
exemple. Il y aurait une première manière de s'y prendre. Ce serait de découper des figures
articulées représentant les soldats, d'imprimer à chacune d'elles le mouvement de la marche,
mouvement variable d'individu à individu quoique commun à l'espèce humaine, et de projeter
le tout sur l'écran. Il faudrait dépenser à ce petit jeu une somme de travail formidable, et l'on
n'obtiendrait d'ailleurs qu'un assez médiocre résultat : comment reproduire la souplesse et la
variété de la vie ? Maintenant, il y a une seconde manière de procéder, beaucoup plus aisée en
même temps que plus efficace. C'est de prendre sur le régiment qui passe une série
d'instantanés, et de projeter ces instantanés sur l'écran, de manière qu'ils se remplacent très
vite les uns les autres. Ainsi fait le cinématographe. Avec des photographies dont chacune
représente le régiment dans une attitude immobile, il reconstitue la mobilité du régiment qui
passe. Il est vrai que, si nous avions affaire aux photographies toutes seules, nous aurions
beau les regarder, nous ne les verrions pas s'animer : avec de l'immobilité, même indéfiniment
juxtaposée à elle-même, nous ne ferons jamais du mouvement. Pour que les images s'animent,
il faut qu'il y ait du mouvement quelque part. Le mouvement existe bien ici, en effet, il est
dans l'appareil. C'est parce que la bande cinématographique se déroule, amenant, tour à tour,
les diverses photographies de la scène à se continuer les unes les autres, que chaque acteur de
cette scène reconquiert sa mobilité : il enfile toutes ses attitudes successives sur l'invisible
mouvement de la bande cinématographique. Le procédé a donc consisté, en somme, à extraire
de tous les mouvements propres à toutes les figures un mouvement impersonnel, abstrait et
simple, le mouvement en général pour ainsi dire, à le mettre dans l'appareil, et à reconstituer
l'individualité de chaque mouvement particulier par la composition de ce mouvement
anonyme avec les attitudes personnelles. Tel est l'artifice du cinématographe. Et tel est aussi
celui de notre connaissance. Au lieu de nous attacher au devenir intérieur des choses, nous
nous plaçons en dehors d'elles pour recomposer leur devenir artificiellement. Nous prenons
des vues quasi instantanées sur la réalité qui passe, et, comme elles sont caractéristiques de
cette réalité, il nous suffit de les enfiler le long d'un devenir abstrait, uniforme, invisible, situé
au fond de l'appareil de la connaissance, pour imiter ce qu'il y a de caractéristique dans ce
devenir lui-même. Perception, intellection, langage procèdent en général ainsi. Qu'il s'agisse
de penser le devenir, ou de l'exprimer, ou même de le percevoir, nous ne faisons guère autre
chose qu'actionner une espèce de cinématographe intérieur. On résumerait donc tout ce qui
précède en disant que le mécanisme de notre connaissance usuelle est de nature
cinématographique.
Raphaël Enthoven
Texte visionnaire mais en même temps texte critique. Quand il dit « le mécanisme de notre
connaissance usuelle est de nature cinématographique » il entend que cette connaissance
usuelle qui sélectionne, dans le monde, des choses en fonction de leur utilité, méconnaît le
réel. Est-ce à dire que le cinéma est perçu d’emblée par Bergson, en cette juxtaposition
d’instantanés, comme un artifice ?
Pierre Montebello
Tout commence là, pour Deleuze lecteur de Bergson. Il voit dans ce texte, dans l’illusion
cinématographique, la description de l’artifice qui a guidé la philosophie depuis son origine. Il
y a cette méthode qui consiste à découper dans un flux des images fixes, ce qui va servir à la
perception mais aussi au langage et à l’entendement. Autant dire que depuis l’origine de la
philosophie nous avons fait du cinéma sans le savoir. Mais le cinéma est la mauvaise méthode
de la philosophie.
Raphaël Enthoven
Il le dit lui même « comment reproduire la souplesse et la variété de la vie ». Une
juxtaposition d’instantanés ne fera jamais un mouvement plein, entier, indécomposable.
Pierre Montebello
C’est pourquoi, ce texte du chapitre quatre de l’ évolution créatrice qui est le premier moment
où la philosophie rencontre le cinéma (en 1907), est un texte pour incriminer bien plus la
philosophie que le cinéma, en disant que l’appareillage technologique qu’est le cinéma ne fait
que rendre compte de ce qu’a été le procédé tacite et inconscient de la philosophie, jusqu’à
nos jours.
Raphaël Enthoven
Est ce que cela veut dire aux yeux de Bergson que le cinéma serait d’emblée incapable de
restituer l’étoffe de la vie, comme le ferait la peinture, la poésie, la musique ?
Pierre Montebello
C’est ce qu’il semble dire si l’on va aux conclusions naturelles que suscite la lecture de ce
texte. Le cinéma aurait une place à part parmi les arts. Deleuze le comprend très bien et il va
opposer à cette critique du cinéma, comme de la philosophie et de la métaphysique, une autre
conception de l’image et du mouvement mais qui ne reçoit pas le nom de cinéma. En quelque
sorte il oppose un vrai cinéma à un cinéma falsifiant, que Bergson, sans le nommer, va
exposer dans ce premier chapitre de « Matière et mémoire ». C’est là que l’on va trouver le
concept fondamental « d’image mouvement » qui va servir d’ossature à tous les textes de
Deleuze.
Raphaël Enthoven
L’idée étant que comme le mouvement l’image a deux faces. Elle est translation dans l’espace
et changement dans le tout. Elle est donc un bloc d’espace temps.
Pierre Montebello
Image mouvement. Concept d’image qui forme un concept directeur, un fil d’Ariane dans
« Matière et mémoire ». S’agit il simplement d’un mouvement mécanique, c’est à dire un
mouvement partes extra partes ? Il y a une polémique à ce sujet.
Raphaël Enthoven
Un mouvement partes extra partes est un mouvement qu’on ne perd pas quand on le
décompose. C’est un mouvement qu’on peut identifier, qu’on peut fixer !
Pierre Montebello
Oui, on peut en donner une illustration très simple, c’est une ligne découpée en point. Le
mouvement serait la ligne et l’on pourrait découper ce mouvement en parties indivisibles qui
seraient les points de cette ligne. C’est la conception mécaniste, celle de découper le
mouvement en instants, moments stables, fixes. Mais est-ce que Bergson applique cette notion
d’image mouvement au mécanisme, Deleuze ne le pense pas ! Il va lui plus profondément
dans cette lecture, il considère que si le terme image est si intéressant c’est qu’il peut aussi
servir à décrire un autre mouvement, celui absolu et créatif des choses.
Raphaël Enthoven
Rappelons que pour Bergson soit on connaît les choses en amont de ce qu’elles vont devenir,
de l’intérieur, soit on les connaît de l’extérieur rétroactivement, on les reconstitue à la façon
dont quelque chose étant arrivé on pouvait si attendre. Il y a deux façons de connaître, l’une
intime qui n’est pas décomposable et relève de l’ordre de la durée pour Bergson, et de l’autre
regardant le monde partes extra partes, le mettant à distance de soi, qui se propose de le
décomposer.
Pierre Montebello
On peut dire qu’il y a deux manières d’appréhender le réel pour Bergson, une qui décompose
le réel comme le fait la science par exemple ou le cinéma en 24 images par seconde où le réel
ne se meut pas car il est composé d’éléments fixes et puis une autre qui est de le considérer
dans son aspect créatif. Un jaillissement ininterrompu qui se crée à chaque moment,
mouvement d’un élan qu’il faut épouser, élan qu’il va nommer durée, mouvant du réel non
seulement dans les strates de la nature, qu’il s’agisse de la vie, de notre psychisme avec la
liberté, mais aussi de la matière ou de l’univers parce qu’il est lui-même en évolution. Soit
vous le comprenez à partir d’une intuition d’une durée interne à l’univers, soit vous le
comprenez plutôt comme le réaménagent permanent d’éléments fixes au profit d’une
conception cartésienne des choses.
Raphaël Enthoven
Comment Deleuze fait il, ce génie de l’interprétation, pour admettre que Bergson critique le
cinéma comme méthode et que pourtant il est au plus proche de la pensée cinématographique
dès qu’il parle du mouvement et de la perception du mouvement. Comment pense-t-il ce
paradoxe ?
Pierre Montebello
Deleuze va chercher à mettre ensemble des éléments qui ne sont pas apparents au premier
abord chez Bergson, …Raphaël Enthoven -> C’est ce que Deleuze appelait l’anexactitude cette façon d’être fidèle à quelqu’un sans dire exactement ce qu’il dit <- … Oui,
lecture paradoxale de Bergson faite par Deleuze qui est fidèle et infidèle à la fois. Elle va
consister à montrer qu’au cinéma on a la perception de quelque chose que l’on a pas dans la
perception naturelle. C’est la perception d’un temps pur en tant que mouvement absolu.
Raphaël Enthoven
Il dit quand nous percevons nous faisons du cinéma sans le savoir… Qu’est ce que cela veut
dire ?
Pierre Montebello
Il indique que la perception humaine est limitée, dans un cadre et un horizon, qu’elle repose
sur une sélection d’images qui nous sont utiles ; dans le flux des choses qui nous arrivent nous
prélevons, nous sélectionnons des images qui sont fixes, parce que leur finalité est d’aider à
notre action.
Raphaël Enthoven
C’est l’amnésie quotidienne qui fait que on ne regarde les choses que selon leur fonction, on
ne s’intéresse aux autres êtres que selon l’utilité que l’on peut en avoir…
Pierre Montebello
Comme le dit Dziga Vertov le cinéma c’est « sortir de l’immobilité de la perception
humaine ».
Raphaël Enthoven
Est ce que cela veut dire tourner le regarde de l’homme vers ce qu’il n’a pas l’habitude de
regarder ?
Pierre Montebello
Comme tous les arts c’est ce que font le cinéma et la philosophie. Mais pour le cinéma
Bergson dirait que c’est percevoir pour percevoir, enfin voir les choses dans la force de leur
présence, dans leur irruption pleine et entière. Ainsi nous ne voyons pas simplement les
choses mais le mouvement entre les différents états de ces choses, le mouvement qui secrète à
l’intérieur même des choses, leur quantum de créativité.
Raphaël Enthoven
Ce qui se joue quand nous n’y sommes pas attentifs, par exemple ?
Pierre Montebello
Dziga Vertov va le théoriser, avec le « ciné-œil », et cette formule « je connecte entre eux
tous les points de l’univers ». Comment ne pas penser à la similitude de ces propos avec ceux
de Bergson qui dit « il y a une interaction de tous le points de l’univers » dans le chapitre
premier de « Matière et mémoire ». Dans « Les deux sources de la morale et de la religion »
il parlera d’un mouvement qui va jusqu’aux étoiles. Comment ne pas penser cela quand
Vertov nous dit « de montrer le mouvement qui passe » et que les images entrent en
interaction les unes avec les autres comme si nous étions plongés dans la matière elle-même et
non plus dans une perception humaine isolée, mais dans une perception cosmique.
Raphaël Enthoven
C’est en montrant ce que nous négligeons de voir au quotidien que le cinéma exhume des
mécanismes là où nous aurions tendance à chercher un sens, une utilité immédiate, une
fonction, limités par les œillères qui sont les nôtres ?
Pierre Montebello
En effet il tente une ouverture des œillères qui sont les nôtres, en nous faisant percevoir ce
que nous oublions dans la perception naturelle, les rapports de mouvement entre les choses.
Vertov dit « ce qui m’intéresse c’est de dépasser la perception humaine vers une perception
qui serait dans le cœur même des choses ». On pourrait dire que Vertov est le cinéaste du
premier chapitre de « Matière et mémoire » ! Se placer dans le cœur même des choses !
Texte de Deleuze
Le « ciné-œil » de Vertov ce n’est pas l’œil d’une mouche ou d’un aigle, l’œil d’un autre
animal, ce n’est pas non plus, à la manière d’Epstein, l’œil de l’esprit qui serait doué de
perspectives temporelles et appréhenderait le tout spirituel, c’est au contraire l’œil de la
matière, l’œil dans la matière qui n’est pas soumis au temps, qui a vaincu le temps, qui
accède au négatif du temps et ne connaît d’autre tout que l’univers matériel et son extension.
Ce que Vertov réalise par le cinéma c’est le programme matérialiste du premier chapitre de
« Matière et mémoire », l’« en-soi » de l’image, le ciné-œil, l’œil non-humain, l’œil de la
matière.
Ce que veut finalement Deleuze en art, c’est nous montrer que tout l’effort de l’art est de nous
décentrer de la perception humaine pour nous reconnecter à des mouvements plus profonds,
plus cosmiques, des forces invisibles, des images imperceptibles ou des sons inaudibles. Et
c’est cette reconnection de la perception humaine avec ce qui la dépasse qui l’enrichit
énormément.
Raphaël Enthoven
Ce texte est une critique acerbe de l’intelligence par elle-même, qui précisément est une façon
narcissique de compliquer l’existence pour s’y retrouver elle-même à plaisir. En somme ce
qu’il dit du cinéma est-ce un remède à la tentation que nous avons de décomposer par
l’intelligence le monde au détriment de ce que l’on peut appeler l’émotion ?
Le moment-émotion où le moi s’oublie un peu et se laisse aller ?
Pierre Montebello
Oui, l’émotion en tant que fusion, pour que l’intelligence narcissique s’oublie un peu. Comme
le moi qui cherche à toujours se centrer sur lui-même en considérant que les choses sont le
miroir de lui-même, et pour qu’il « entre dans les choses comme dans une danse » dit Bergson
« et se laisse emporter par le mouvement des choses ». Effet de l’art que de nous surprendre et
nous dérouter en faisant jaillir l’imperceptible de la perception au sein même de la perception
courante, moment plus essentiel de la connexion de notre perception fusionnant avec
l’univers.
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