Annales de la Faculté des Lettres et Sciences Humaines, n ° 35
2005
L’ISLAM, LE SACRE ET LE PROFANE,
LE SPIRITUEL ET LE TEMPOREL CONTRIBUTION A LA
REFLEXION
ABDOUL AZIZ KEBE*
Religion, at the beginning of this century, is a major preoccupation in our
societies. As a result the religion/society contradiction arises much interest
among researchers and decision makers. That is because religious beliefs are the
pillars of all social establishments and places where the dynamics of renewal
and retreat are likely to develop. That is why the modern man, or the post-
modern man, who has experienced great disappointment with human ideologies,
policies and ideas, is still haunted by the search for sense and is more and more
turning toward the religious and the sacred. The sacred is today at the crossroads
of the « heavenly truths » and man’s everyday life.
This brings about a number of questions regarding the sacred and the
profane. Is there a dichotomy between the sacred and the profane? What are the
dialectics between the spiritual and the temporal? Do the sacred define the
spiritual? Is there a shared identity between the profane and the temporal? Is the
spiritual detached from the temporal or is the temporal repulsive from the
spiritual? It’s a bunch of questions that are worth exploring as a contribution to
the debate on profane versus sacred and spiritual versus temporal.
In Islam, sacred and profane are sometimes so intertwined in everyday
life that one may believe that religion does not leave room to the profane or that
the profane is anti-religious while it is only “a-religious”. And even at this level,
it would be more cautious to go further into the discussion. Because very often
the profane reveals the sacred. This can be seen in arts and culture. The verses
on the embryogenesis could have never been understood without science.
Moreover, the confusion made between the Koran, original text in Arabic,
and Arabic as a medium that conveys both the profane and the sacred, makes us
believe that everything in Islam, as a civilization and culture, is sacred. That the
* Assistant, Département d’arabe, Faculté des Lettres et Science Université Cheikh Anta Diop -
Dakar.
2
Arabs as an ethnic group, the history of Islam and the Arabic language are all
sacred. In a similar confusion, the Islamic legal thought and Islamic laws have
been moulded into the 9th century compendium. This has caused serious
consequences, because it has given a universal and eternal nature to a
circumstantial, therefore limited text which cannot be considered as the Truth of
all times.
Islam has opened a space for the sacred and Koran has shown the ways to
draw inspiration from the sacred. It is through reasoning and drawing inspiration
from the sacred that we manage to nurture the profane and propose concrete
solutions to issues. This operation has contributed to producing the compendium
of Islamic rules of life known as Fiqh or Shariah.
Les contradictions du siècle naissant semblent tourner autour du fait
religieux
1
tant et si bien que le XXIe siècle se présente, en tout cas à son entame,
comme une période où la contradiction religion/société occupera une place
importante. Les croyances sont aujourd’hui des socles s’organisent des
dynamiques identitaires (fondamentalisme, nouvelles églises populaires
évangélistes, messianisme politique
2
). Et l’homme moderne, j’allais dire
l’homme post moderne, qui éprouve une grande déception par rapport aux
idéologies, aux politiques et aux grandes idées humanistes mais qui reste hanté
par la quête de sens, se tourne de plus en plus vers la religion et le sacré. En
effet, comme le dit Luc Ferry, « la religion est irremplaçable comme
pourvoyeuse de sens
3
». Frédéric Lenoir le dit autrement en arguant que le sacré
est à la croisée des chemins de l’homme partagé entre l’énigme qui lui vient du
ciel et la transcendance des liens qui le relient à son semblable
4
1
. L’occupation de l’Irak par les Etats-Unis et ses alliés, les différentes contradictions autour du
foulard islamique et des signes religieux dans les espaces publics en France, le terrorisme
international et les réactions qu’il engendre aussi bien en Occident que dans les pays arabes et
musulmans sont autant de faits qui causent les interrogations multiples sur la place de la
religion dans les sociétés modernes. Il ne se passe pas une semaine sans que l’on assiste à un
débat avec des spécialistes de divers horizons sur la sujet de la laïcité, de l’importance de plus
en plus accru du discours religieux, de l’envahissement du sacré sur les espaces profanes, etc.
2
. On s’aperçoit avec G Bush et ses collaborateurs que les enseignements bibliques sont
convoqués pour légitimer l’action politique. Au Sénégal, le pouvoir actuel semble bâtir une
légitimité sur la base d’un identitarisme confrérique Mouride si on scrute les actes posés par le
Chef de l’Etat depuis son accession au pouvoir. Ce qui mérite une réflexion sur la gouvernance
légitime et ses paramètres.
3
. Luc Ferry : L’Homme-Dieu, ou le sens de la vie, Paris, Grasset, 2002, P. 19.
4
. Pourquoi le XXIe siècle est religieux ? Editorial « Le Monde des Religions » Janvier Février
2005.
3
Existe-t-il une dichotomie nette entre le sacré et le profane ? Quelle
dialectique entre le spirituel et le temporel ? Le sacré définit-il le spirituel ? Le
profane est-il le siège du temporel ? Le spirituel est-il détaché du temporel ou
alors le temporel est-il répulsif au spirituel ? C’est un noeud de questions qui
méritent d’être explorées afin de contribuer à la réflexion sur la dialectique
profane/sacré et spirituel/temporel.
Aussi, le champ sémantique va-t-il être consulté pour finir les contours
au niveau de la langue arabe et cerner l’espace et le temps quand ils sont emplis
des notions étudiées. Ce sera la première partie de cette réflexion.
La deuxième partie discutera la prégnance du sacré dans le Coran et la
Sharî’a et sa conséquence sur l’art, la culture et la science.
Dans la troisième partie, nous étudierons le rapport du sacré et du profane
au politique. Ce qui nous amènera à voir quelles sont les linéaments dans la
relation entre le temporel et le spirituel sur un double plan principiel et factuel.
I. LE SACRE ET LE PROFANE DANS L’ESPACE-TEMPS
Il n’est pas judicieux de discuter des concepts aussi prégnants dans les
mentalités et dans les croyances des populations et qui induisent me leur
attitude face au réel, dans bien des situations, sans cerner les contours
sémantiques et aussi le système de représentation que l’arabe installe chez les
populations converties.
1.1. Définitions
Le sacré, selon la définition du dictionnaire est ce qui est relatif au divin
et qui inspire crainte et respect. Par extension, c’est ce qui se rapporte à la
religion et au culte. De là, tout ce qui a un caractère inviolable et vénérable est
qualifié de sacré : le territoire national est sacré, la vie est sacrée, la femme à qui
on n’est pas mariée est sacrée tout comme l’homme qui répond au même profil.
Le Profane, c’est ce qui est étranger à la religion, à ce qui est sacré. Le
verbe profaner, a le sens de souiller ou de flétrir.
Lorsqu’on apprécie ces concepts dans l’islam, force nous est de recourir à
la lexicologie et de retourner aux racines QDS et HRM
de « sacré ».
Pour ce qui concerne le concept de profane, l’arabe ne lui trouve pas une
racine propre car il ne le perçoit que par rapport à la vie terrestre, il lui forge un
adjectif dérivé de « Dunyâ ». Lorsqu’il lui attribue le sens de souiller ou de
flétrir, de violer, il utilise l’expression « Inthaka Hurmatahû ou Dannasa »
Au demeurant, le mot « Hurma » qui est ici utilisé indique un sens de
sacré différent de celui de la racine précitée. Ici, le caractère sacré est rattaché à
la chose en tant que caractère acquis ou octroyé. Sa violation est alors sacrilège.
C’est pour cela qu’il y a une sorte de lieu commun entre le « sacré » et
4
l’ « interdit ». Le mot « Harâm » signifie à la fois, ce qui est illégal, ce qui est
prohibé mais aussi ce qui est inviolable, ce qui est sacré
5
.
On remarque l’ambivalence de sens illégal et sacré dans le mot
« Mahrama » qui peut aussi être « Mahruma ». Ce qui indique ce qu’une
personne a de sacré et que nul ne doit violer d’une part et d’autre part ce que
l’on ne peut pas rendre licite pour soi-même. De même, le mot « Ihrâm »
marque la sacralisation d’une pratique et la détermination d’interdits dans le
même temps, comme dans la prière et le pèlerinage
6
.
Revenons à la racine « QDS ». Le sens qu’elle hicule est d’abord
propre à Dieu qui est indemne de toute impureté. C’est Lui donc qui est qualifié
de Pur, de tout à fait Pur, absolument Pur. Il est al-Muqaddas, al-Quddûs, al-
Mutaqaddis. Celui qui ne souffre d’aucune insuffisance de quelque nature que
ce soit.
Par ailleurs, le participe passif forà partir de la racine signifie ce qui
est purifié et sanctifié comme « al-Ard al-Muqaddasa »la terre sainte, ou bien
encore « Rûh al-Qudus », le Saint Esprit (Jibril).
Se référant au Coran, on retrouve le terme dans ses différentes dérivations
dix fois. Une fois dans la Sourate al-Baqara, il désigne les anges qui se purifient
eux-mêmes par la glorification de Dieu. Quatre fois, il désigne l’ange Jibril.
Deux fois, il qualifie Dieu. Deux fois, il désigne la vallée sacrée Mûsa avait
rencontré la Manifestation de Dieu sous forme de feu et une dernière fois quand
Mûsa demandait à son peuple d’entrer dans la Terre Sacrée promise par Dieu.
Dans ces divers passages, le sacest d’ordre divin et strictement limité à
la sphère divine que ce soit par rapport à l’espace ou au message.
1.2. Le sacré est-il imité au divin ? Est-il confondu au divin ?
L’islam reconnaît une intrication entre le sacré et le profane puisque
l’individu est à la fois, matière et esprit, corps et âme et le Prophète disait qu’il
fallait équilibrer entre les demandes des différentes composantes de l’être
humain. Par conséquent, le musulman est partout dans un jeu d’équilibre entre
5
. Al-Balad al-Harâm, al-Masjid al-Harâm pour désigner la Mecque ou la Mosquée sacrée de la
Mecque. On sent plus le caractère sacré octroyé à l’objet qualifié de Harâm dans le discours
d’Adieu du Prophète « Certes, votre sang, vos biens sont sacrés comme est sacré ce jour-ci, ce
mois-ci dans cette ville-ci/ Inna dimâ’akum wa amwâlakum harâmun ‘alaykum ka-hurmati
yawmikum hâzâ …. ». Par contre on retrouve l’opposition interdit/ permis dans le sens
illicite/licite aux versets 112 de la sourate les Abeilles et 59 de la sourate Yûnus. Il est
significatif de noter que le mot « Harâm » n’est utilisé que dans ces deux versets pour
emporter le sens d’interdit. Toutes les autres fois qu’il est utilisé dans le Coran, c’est pour
signifier le sacré.
5
le sacré et le profane qui sont comme dans une dialectique d’unité et de lutte des
contraires.
Ne pas comprendre cette dialectique peut entraîner à des dogmatismes
facteurs d’extrémismes et de violences. Car si la limite n’est pas comprise entre
le sacré et le profane et si le jeu de lutte et d’unité entre les deux éléments n’est
pas cerné, on peut être amené à croire que le sacré englobe tout et qu’il n’y a pas
de place pour le profane dans la cité ni dans la vie privée des gens. Ce qui, hélas
est le point de vue de certains théologiens, des moralistes et des islamistes qui
s’érigent en professionnel de ce que le Pr Arkoun appelle « la gestion du sacré »
puisque pour eux le sacré et le profane sont confondus.
Pourtant, dans l’espace même de la ville, dans les Etats islamiques,
durant l’époque médiévale le sacré et le profane s’entrelaçaient dans une
harmonie quasi parfaite qui se reflétait dans l’occupation des espaces, dans la
distribution des activités dans le temps, etc. Il y a un moment pour prier et un
moment pour s’occuper des affaires du monde y compris le loisir, y compris le
ludique.
____________________________
6.Cf. Ibn Mandhûr : Lisân al ‘Arab, pour les différentes morphologies et les nuances de sens.
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