POUR UNE THÉORIE JURIDIQUE DE L’ÉTAT
Michel TROPER
Presses Universitaire de France
Paris 1994
1. Faire le panage dans la tradition juridique romaine entre ce qui pouvait entrer
dans un système de droit positif actuel et ce qui devait être .abandonné à la
spéculation érudite… L’originalité du pandectisme tenait à ce que la science du
droit, construite sur les catégories élaborées par l’école du droit naturel, fût dans
son contenu, dans son matériau, une science du droit romain…Y. Thomas,
Mommsen et l’Isolierung du droit, Préface à Théodore Mommsen, le droit
public romain, Paris, Diffusion de Boccard, 7 vol., 1984 (réimprimer de
l’édition de 1892… Préface, Troper, P. 14.
2. En ce sens, la science du droit pouvait se réduire purement et simplement, selon
la formule de Savigny, à l’histoire du droit. Cette réduction ne signifie pas que
le droit est le résultat d’un processus historique, mais que l’on peut trouver dans
l’histoire des réponses aux questions théoriques fondamentales du fondement et
de la nature du droit Préface P. 14.
3. Il faut rechercher dans le passé les principes d’une science du droit vraie et les
solutions adoptées par la Révolution sont contingentes et découlent des
nécessités pratiques… Préface P.15.
4. L’existence d’un principe intemporel et général de la théorie de l’Etat se prouve
par le fait qu’il constitue le fondement des institutions révolutionnaires, mais on
ne peut affirmer qu’il constitue ce fondement que parce qu’on a interprété les
institutions, précisément à l’aide de ce principe… Préface, P. 17.
5. L’état n’est pas perçu par la théorie générale de l’état comme une réalité
objective. Elle conçoit l’Etat comme l’ensemble des principes ou des
concepts, qui permettent de comprendre en quelle qualité ce nains
personnages exercent une certaine puissance et elle se donne pour tâche non
de décrire les principes à l’aide desquels ces personnages justifient en fait
leur pouvoir mais de « dégager » les principes les plus aptes à justifier ce
pouvoir dans tout Etat quel qu’il soit… Préface P. 18.
6. Ce que Carré de Malberg et en général le courant doctrinal dans lequel il
s’insère ne perçoit pas, c’est que si, comme il l’affirme, l’Etat n’est pas une
réalité, mais un concept, une fiction, une institution, un ensemble de normes,
alors la simple expression des principes, des valeurs, des représentations qui
le composent n’ est pas une théorie de l’Etat, parce qu’elle n’est pas un
ensemble cohérent de propositions, mais seulement un ensemble de
prescriptions Préface P. 18.
7. Si la théorie générale de l’Etat était reconstruite sur ce modèle, on pourrait
facilement distinguer deux théories générales de l’Etat : d’une part l’ensemble
des principes qui ensemble constituent l’Etat, d’autre part la discipline qui décrit
ces principes et qui ne serait qu’une métathéorie. Cette démarche n’a guère été
suivie par les positivistes classiquesPréface P. 19.
8. Si l’on veut construire une science du droit, il faut donc nécessairement la
concevoir comme extérieure au droit lui-même. Elle ne peut être que la
connaissance du droit et, puisque le juste ne peut être connu, elle doit se donner
un objet différent, qui soit connaissable. Cet objet sera alors le discours des
juristes et le droit devra être défini comme un ensemble de prescriptions
présentant certaines propriétés. Mais il faut souligner que cette définition ne
découle d’aucune pris de position sur une quelconque « nature» ou « essence »
du droit. On a cru parfois que le positivisme juridique était lié à une théorie du
droit dite impérativiste ou volontariste, selon laquelle le droit est fait de
commandements émanant des détenteurs du pouvoir politique, surtout de l’un
d’entre eux, appelé le Souverain… P. 31- 32.
9. Ross critique d’ailleurs très violemment la conception kelsenienne de la validité.
Pour Kelsen, la validité est le mode d’existence spécifique des normes et dire
qu’une norme est valide signifie que les individus doivent se comporter comme
cette norme l’ordonne. Ross formule alors deux objections. En premier lieu,
cette proposition serait tautologique, car le contenu de la norme détermine la
manière dont les individus doivent se comporter. Dire que la norme est valide
signifierait donc selon Kelsen, interprété par Ross, que les individus doivent se
comporter comme ils doivent se comporter. En deuxième lieu, il s’agirait d’une
résurgence de la philosophie du droit naturel, car l’obligation d’obéir à une
norme ne peut être distinguée de l’obligation de faire ce que la norme prescrit :
elle ne peut pas être une simple obligation juridique conformément au système
juridique, mais devient une obligation envers le système. Elle ne peut donc
dériver du système lui-même, mais seulement d’un principe moral a priori.
Kelsen serait donc un quasi-positiviste…En réalité, la critique de Ross est en
grande partie injustifiée. Kelsen a bien écrit qu’affirmer qu’une norme est valide,
c’est affirmer qu’il faut se conformer à cette norme, mais il a toujours pris soin
de distinguer entre une obligation absolue d’obéir au droit et une obligation
d’obéir à telle norme particulière du système juridique. La première est une
obligation de type moral et la science du droit ne saurait la prescrire. Seule la
seconde est une obligation juridique. Une norme A prescrit de se conformer à
une norme B : affirmer que la norme B est valide, c’est donc bien affirmer qu’il
existe objectivement, une obligation de se conduire conformément à la norme B,
mais cette obligation n’est que relative à la prescription de la norme A…P.43.
Théorie Général de l’État
10. le dualisme traditionnel repose entièrement sur l’idée que le droit est un produit
de la volonté. En effet si toute règle est produite par un acte de volonté, il faut
malgré tout expliquer que tout acte de volonté ne produit pas une règle. On ne
peut y parvenir qu’en distinguant parmi les actes de volonté ceux qui sont
accomplis en application d’un acte de volonté supérieur et qui pour cette raison
sont créateurs de droit. L’acte de volonté supérieur est lui-même créateur de
droit s’il a été accompli en application d’un acte de volonté encore
supérieur. Or, la volonté est nécessairement celle d’une personne et l’acte de
volonté supérieur doit nécessairement être attribué, comme les autres à une
personne. La théorie traditionnelle est ainsi amenée à imaginer un être supérieur,
qu’on représente comme une espèce de surhomme et dont la volonté produit les
règles de niveau supérieur, appelé es « droit objectif »…Cette idée est
cependant profondément erronée pour plusieurs raisons. Si on conçoit la volonté
comme un phénomène psychologique et si l’on peut se représenter l’unité de la
volonté quand il s’agit des individus, on ne peut évidemment pas parler de
volonté de l’Etat en ce sens. La volonté chez les individus implique au moins
une conscience et une capacité de se représenter un buts. Jellinek croit y parvenir
en distinguant chez certains hommes la volonté psychologique qu’ils expriment
en tant qu’individus et une volonté différente, définie par le but poursuivi et qui
leur est commun à tous, qu’ils expriment en tant qu’organes et qui peut être
rapportée à l’Etat. La volonté de l’Etat serait donc bien un phénomène
psychologique ; cependant. Il aurait son siège non dans une conscience
autonome. Mais dans celle de certains hommes. A cela, Kelsen objecte que
les hommes qui ont la qualité d’organes de l’Etat ne veulent pas toujours le
contenu de la norme qu’ils posent. Qu’on songe aux parlementaires, qui peuvent
bien Voter une loi sans en vouloir le contenu et parfois sans même le connaître.
Au demeurant, même s’ils ont voulu la norme, quel rapport peut-il y avoir entre
la volonté au sens psychologique des parlementaires, celle des juges et celle des
administrateurs ? Contrairement à ce qu’affirme Jellinek, il n’existe aucun
élément psychologique commun à tous ceux qui sont regardés comme ayant la
qualité d’organes de l’Etat. S’ils possèdent cette qualité, ce n’est pas en raison
de quelque trait psychologique, mais seule ment parce qu’ils sont habilités
par des normes juridiques, de telle manière que certains des actes qu’ils
accomplissent sont imputés non à eux-mêmes, mais à l’Etat…le principal
argument contre l’idée que le droit serait le produit de la volonté étatique est que
la volonté n’est qu’un fait et qu’aucun fait ne peut produire du droit. Seul le
droit peut produire du droit. Ce sont les normes en effet, qui font d’un certain
fait, l’expression d’une volonté, la condition de production d’une norme. Une
norme supérieure transforme la volonté en fait créateur de droit. Ce n’est
pas la volonté qui produit la norme, mais la norme qui produit la volonté.
P. 147-148.
11. Il est nécessaire tout d’abord pour distinguer deux types d’ordre juridique :
d’une part ceux qui sont décentralisés, comme les ordres juridiques primitifs ou
l’ordre juridique international, dans lesquels ce ne sont pas des organes
spécialisés qui créent et appliquent les normes juridiques, mais les sujets eux-
mêmes ; d’autre pan, ceux qui sont centralisés, dans lesquels l’ordre juridique
institue des organes spécialisés, comme un Parlement ou des tribunaux, pour
créer et appliquer les normes juridiques. Le terme « Etat » désigne ces ordres
juridiques centralisés… P. 149 l’essence de l’état.
12. Le concept d’Etat est l’instrument qui permet d’opérer une telle distinction.
L’État se confond donc avec l’ordre juridique, non pas avec le concept d’ordre
juridique, mais avec un ordre juridique concret… P. 150.
13. L’ordre juridique est caractérisé principalement comme un ordre dynamique,
parce que la validité dépend du mode de création ; d’autre part, le droit n’obéit
pas à la logique, toujours parce que la validité d’une norme ne dépend pas de la
conformité de son contenu au contenu d’une autre norme, mais seulement de
l’existence d’un fait empirique, la manifestation d’une volonté Si la norme est
l’expression d’un acte de volonté, il faut nécessairement, pour toute norme,
supposer un être dont elle exprime la volonté : puisque la constitution, la loi, les
décisions administratives, les sentences des tribunaux ne peuvent être
considérées comme l’expression de la volonté des hommes qui les énoncent, on
est contraint de supposer qu’elles sont l’expression de la volonté d’un être qui ne
peut être que l’Etat… P.152-153.
14. Le droit est un ensemble de normes, comprises comme les expressions d’actes
de volonté, dont chacun est justifié par sa relation avec un autre acte de volonté.
C’est donc une forme d’exercice du pouvoir politique. Dont la spécificité réside
dans la nature de ces relations entre actes de volonté. C’est un système normatif,
doté d’une hiérarchie à la fois statique et dynamique…L‘Etat, au sens strict, est
donc bien lié au droit. Mais, il ne s’identifie pas avec lui. Il ne constitue pas non
plus un caractère spécifique de certains ordres juridiques. Ce n’est pas l’Etat qui
définit le droit, mais le droit, la forme juridique, qui définit et constitue
l’Etat… P. 158-159.
15. Si l’on prend par exemple la définition de l’Etat la plus courante, celle par les
trois éléments, le peuple, le territoire et la puissance publique, on s’aperçoit
rapidement que chacun d’eux doit être défini par l’ordre juridique. Ainsi, le
peuple n’est pas un ensemble d’hommes donné dans la nature, mais un ensemble
soumis aux normes d’un même ordre juridique. De même, le territoire de l’Etat
est seulement l’espace sur lequel sont applicables les normes d’un certain ordre
juridique, etc. Mais il en résulte que, comme dans le cas précédent pour
bénéficier d’une méthode d’identification des normes juridiques, on doit pour
définir l’Etat disposer d’une définition de l’ordre juridique…164.
16. Il existe de même une incertitude sur le critère tiré de la centralisation. Ce critère
est nécessaire à Kelsen, qui soutient la thèse de l’unité de l’Etat et du Droit, pour
affirmer que le droit international est bien un ordre juridique, même s’il n’est
pas un Etat. La thèse de l’unité peut alors être corrigée facilement : l’Etat est le
nom donné à un ordre juridique centralisé. Cela dit, si l’on entend par
« centralisation »une organisation dans laquelle l’exercice de la contrainte est le
monopole d’organes spécialisé, il faut affronter une difficulté considérable pour
la thèse de l’unité: les actes de contrainte ne sont plus rapportés à l’ordre
juridique, mais seulement aux organes, qui les accomplissent et de la même
manière les actes de volonté, qui ont la signification objective de normes
individuelles, ne sont pas rapportés davantage à l’ordre juridique, mais
seulement à leurs auteurs, c’est à dire, dans le cas des contrats, aux
particuliers, On retrouve alors le dualisme du droit public et du droit privé et
donc celui de l’Etat et du droit, qu’on avait voulu éliminer P. 166
17. Le système statique est celui, Kelsen, dans lequel les normes sont valables en
raison de leur fond, c parce que leur validité peut être rapportée à une norme
sous le fond de laquelle leur propre validité se laisse subsumer, comme le
particulier sous le général. le système dynamique est celui dans lequel une
norme est valable non en raison de son contenu, mais parce qu’elle a été créée de
la façon déterminée par la norme supérieure… P. 169.
18. le droit appartiendrait, selon Kelsen, au deuxième type : « les systèmes de
normes, qui se présentent comme des ordres juridiques ont, pour 1‘essentiel, un
caractère dynamique ». L’explication est simple : « Une norme juridique –n’est
pas valable parce qu’elle a un certain contenu, c’est-à-dire parce que son
contenu peut être déduit, par voie de raisonnement logique, d’une norme
fondamentale supposée ; elle est valable parce qu’elle est créée d’une certaine
façon… c’est pour cette raison seulement qu’elle fait partie de l’ordre juridique
dont les normes sont créées conformément à cette norme fondamentale ». il y a
d’ailleurs une seconde explication : une norme en vigueur ne peut être
considérée comme nulle, mais seulement comme annulable. Parler d’une
nonne nulle serait une contradictio in adjecto. Si une norme est en vigueur,
même si en apparence son contenu est contraire à celui d’une norme
supérieure, c’est qu’elle est valide (jusqu’au jour de son annulation) et elle
trouve le fondement de sa validité dans une norme supérieure. Mais
comment savoir qu’elle est en vigueur ? Si elle a été posée conforment à la
procédure prévue par la norme supérieure… P. 169.
19. Il subsiste également une incertitude dans la mise en œuvre du critère. On a vu
que la véritable signification de la distinction et de l’affirmation que le système
juridique est dynamique doit être recherchée dans la thèse de Kelsen, selon
laquelle une norme est en Vigueur et donc valide tant qu’elle n’a pas été
annulée, même si son contenu est en apparence contraire à celui de la norme-
supérieure, ce qui conduit à admettre une validité prima facie dès que la norme a
été émise par un organe de 1’ordre juridique. Mais, à cette thèse, on peut faire
quatre objections :
S’il est impossible d’affirmer avant l’annulation que la norme n’a pas éposée
de la manière prescrite, il est impossible également d’affirmer, que son contenu
est contraire à celui de la norme supérieure, tant que cela n’a pas été établi par
un tribunal.
La thèse de la prééminence du principe dynamique ne serait vraie que si le
tribunal, saisi d’une demande d’annulation, affirmait simultanément que le
contenu de la norme est contraire au contenu de la nonne’ supérieure et que cette
norme est néanmoins valide parce que pesée par lorgane compétent. Une telle
situation ne se réalise évidemment jamais.
L’idée d’une validité prima facie conduit à la thèse, également soutenue par
Kelsen, que toute norme, même émis par un individu quelconque dépourvu de la
qualité d’organe, que « quelque chose qui se présente avec la prétention d’être
une norme juridique », ne peut considérée a priori comme nulle et ne peut être
annulée qu’au terme d’une procédure régulèire. Mais, cela signifie que si ce
« quelque chose » est, jusqu’à son annulation, une norme valide, le fondement
de cette validité doit nécessairement se trouver dans une norme supérieur et
Kelsen devrait alors admettre ce paradoxe que la norme, émise par l’individu
quelconque, sans aucune compétence, a été. posée malgré tout de la façon
prescrite par une norme supérieure.
L’idée de validité prima facie signifie que la norme en vigueur doit être
considérée, jusqu’à l’annulation, comme conforme à la norme supérieure, à la
fois quant a son contenu et quant à sa procédure d’édiction… P. 170-171.
20. Le caractère obligatoire ou validité n’est jamais une propriété objective de la
norme, ni son mode d’existence. La relation n’est pas elle-même objective, mais
seulement une mise en relation par l’auteur d’un énoncé. Si cette mise en
relation est jugée adéquate dans la société considérée, ce qui est une question de
fait, la décision est considérée comme justifiée et l’on peut dire qu’elle présente
le caractère d’une norme. Le système juridique n’est alors pas autre chose qu’un
système de justification P. 174.
21. Un système exclusivement dynamique serait un système de délégation. Aucun
despote ne pouvant exercer seul la totalité du pouvoir, c’est-à-dire émettre tous
les commandements, il peut habiliter des fonctionnaires à prendre des décisions,
par exemple dans une province. Ceux-ci ne sont pas spécialisés. Le contenu des
décisions n’est pas prescrit et les fonctionnaires disposent à cet égard d’un
pouvoir totalement discrétionnaire. Le despote peut à tout moment leur retirer
leur pouvoir, abroger ou réformer leurs décisions. Dans un tel système, chaque
fonctionnaire justifie ses actes par la délégation dont il a bénéficié. Il agit au
nom du despote…Un système exclusivement statique serait un système, comme
la morale ou le droit naturel, dans lequel un énoncé aurait la signification d’une
norme uniquement parce qu’il est admis, dans la société considérée, qu’il a
dérivé d’un autre énoncé. Son auteur parle au nom de la vérité…Le droit positif
des sociétés modernes est un système à la fois statique et dynamique, puisque
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