Citoyenneté européenne, citoyennetés nationales Une connaissance mutuelle de base est un point de départ pour mieux appréhender les éléments qui rapprochent ou éloignent les nations européennes les unes des autres, favoriser une meilleure compréhension et préserver la paix. Cette nouvelle rubrique propose des extraits de l’ouvrage réactualisé « Citoyennetés nationales, citoyenneté européenne » conçu et coordonné par Françoise Parisot. Il a été publié en 1998 par les Editions Hachette Education avec l’aimable soutien de : la Commission européenne (programme SOCRATES - Education des Adultes), le ministère délégué aux Affaires européennes, le ministère de l’Education nationale, la Caisse des dépôts et consignations, la Fondation Maginot. Sous le thème générique, « Les éléments fondateurs, Les citoyennetés des Européens : histoire et vécu », les 15 pays membres de l’Union européenne seront traités selon le calendrier suivant : CEDH n°3 CEDH n°4 CEDH n°5 CEDH n°6 CEDH n°7 CEDH n°8 CEDH n°9 : La Grèce et l’Italie : L’Espagne et le Portugal : La France et la Belgique : Le Royaume-Uni et l’Irlande : L’Allemagne et l’Autriche : Les Pays-Bas et le Luxembourg : Le Danemark, la Finlande et la Suède Dans ce premier volet, nous aborderons donc la Grèce et l’Italie. 1 Citoyenneté européenne, Citoyennetés nationales Pourquoi ce dossier ?1 « La coopération entre les nations viendra du fait qu’elles se connaîtront mieux et que les éléments divers qui les composent auront pénétré les éléments correspondants des nations voisines. » Jean Monnet, Mémoires, Fayard, Paris, 1976. « La véritable union ne fond pas les éléments qu’elle rapproche ; par fécondation et adaptation réciproques, elle leur donne un renouveau de vitalité. C’est l’égoïsme qui durcit et neutralise l’étoffe humaine. L’union différencie. » Pierre Teilhard de Chardin, L’Énergie humaine, Le Seuil. Nous portons tous sur nos voisins européens des regards et des jugements plus ou moins a priori, telles des « images d’Épinal ». Certains événements, impressions ou rumeurs nous ont incités à porter de tels regards, à les figer et, sans plus se poser de questions, à les perpétuer au risque de nous fourvoyer et 1 Originalement cette série d’articles incorporés à une nouvelle rubrique des Cahiers européens d’Houjarray ont été publiés sous forme de livre aux Editions Hachette Education. 2 d’offenser. Nous devons sortir de ces « images » pour mieux nous comprendre. La connaissance mutuelle est la base du respect des uns envers les autres et pardelà, de l’entente. Cette entente est le socle de la paix que les peuples européens, après des siècles d’affrontements, veulent et doivent préserver pour eux-mêmes et les générations futures. Alors que les pays européens sont amenés à partager de plus en plus un destin commun, il nous a paru intéressant, bien que de façon non exhaustive, de contribuer à cette connaissance réciproque au travers des cheminements historiques, de réflexions sur l’histoire de la citoyenneté et sur la culture. L’ambition de cette série d’articles va au-delà. Nous souhaitons aussi faire mieux comprendre la portée historique de la construction européenne, la place que l’Europe pourrait et devrait tenir dans le monde si elle était plus unie, si ses différentes composantes voulaient bien admettre que chacun serait « plus » dans un ensemble européen qui, tout en respectant les différences, serait plus cohérent. Il nous a paru nécessaire avant d’aborder l’histoire de la citoyenneté des quinze pays de l’Union d’expliquer quelques notions préalables. Notions et définitions préalables « L’Union européenne repose sur un large éventail de valeurs, qui plongent leurs racines dans l’Antiquité et le Christianisme et qui, au fil de deux mille ans, ont évolué pour former ce que nous considérons aujourd’hui comme les fondements de la démocratie moderne, de l’État de droit et de la société civile. » Vaclav Havel 2 « C’est dans le gouvernement républicain que l’on a besoin de toute la puissance de l’éducation. La vertu politique est un renoncement à soi-même, qui est toujours une chose pénible. » Montesquieu3 2 Extrait de l’allocution du Président de la République Tchèque au Parlement européen de Strasbourg le 8 mars 1994. 3 Dans les communes de France, sous la Révolution française, les habitants s’apostrophaient en s’appelant « citoyens » et non Monsieur ou Madame. Ce mot était chargé de sens. Que voulait-il dire ? Il signifiait que l’on était un habitant de ce pays, bénéficiant de ce fait de droits et de libertés. En contrepartie, il vous incombait des devoirs. Les pays de l’Union européenne sont des démocraties. Ils ont des « traditions constitutionnelles communes »4, même s’ils sont riches de diversités exprimées dans leurs Constitutions5, notamment sur la conception de la nation. Mais si l’on se réfère aux valeurs démocratiques, ce sont tous des États de droit6avec des systèmes parlementaires et une séparation des pouvoirs. L’affirmation du respect des droits de l’homme est constante. Le mot citoyen se traduit de différentes façons selon les pays, mais il a, dans les grandes lignes, pour les raisons que nous venons de citer brièvement, une signification semblable. Depuis la signature du traité sur l’Union européenne (Maastricht, 7 février 1992), si l’on possède la nationalité d’un pays membre, on est citoyen européen. Il en découle des droits et des libertés, ainsi que des devoirs. Citoyen, citoyenneté, nous verrons ultérieurement comment ces mots se traduisent dans les quinze pays de l’Union européenne que nous étudions. Mais il est d’ores et déjà nécessaire de préciser ces notions en français et de souligner les nuances qui existent entre la citoyenneté proprement dite, qui est liée au contenu des textes constitutionnels, et un comportement dit civique qui est respectueux des personnes, de leurs biens et de l’environnement. « La citoyenneté est la qualité de la personne disposant dans une communauté politique donnée de l’ensemble des droits civils et politiques. »7 Aujourd’hui, la citoyenneté est abordée en tant que système de valeurs à concrétiser dans des actes, et aussi comme un ensemble de pratiques sociales. Dans les nations démocratiques telles que les nôtres, l’État et les institutions politiques donnent corps à la nation. L’État intègre les populations en une communauté de citoyens, dont l’existence légitime l’action. Il n’y a pas de De l’esprit des lois. Traité sur l’Union européenne signé à Maastricht le 7 février 1992. 5 Constitution : ensemble de règles écrites qui déterminent la forme de l’Etat (unitaire ou fédéral), la transmission et l’exercice du pouvoir. 6 Ensemble des rapports politiques et sociaux soumis au droit. 7 Dictionnaire Larousse 3 4 4 citoyens sans État et pas d’État démocratique sans citoyens. Ils sont inséparables. Droits et devoirs afférents aux citoyens Alors qu’est-ce qu’un comportement de citoyen ? C’est le comportement de celui qui, appartenant à une communauté politique donnée, en suit les règles et participe à la vie démocratique. En quoi consistent-t-ils ? D’après le Traité d’Amsterdam (article 6, Titre premier), « l’Union est fondée sur les principes de la liberté, de la démocratie, du respect des droits de l’Homme8 et des libertés fondamentales, ainsi que de l’Etat de droit, principes qui sont communs aux Etats membres ». Quels sont les droits essentiels et les libertés ? Après les Grecs et les Anglais, les philosophes du XVIIIe siècle, de l’époque dite des Lumières et de la Révolution française, sont pour une grande part à l’origine de ces droits. Au XIXe siècle, les mouvements des chrétiens sociaux ont de même exercé une influence marquante. Au XXe siècle, les luttes syndicales ont été déterminantes pour les conditions de travail. « Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits » (1er article de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, 1789 – Déclaration universelle des Droits de l’Homme, 10 décembre 1948). Le texte fondamental se poursuit et parle des droits « naturels et imprescriptibles » que sont « la liberté, la propriété, la sûreté (au sens de sécurité), la résistance à l’oppression » avant de passer à leurs conséquences pratiques, tout en rappelant que « La liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui » (art. 4, 1789). Citons les droits considérés actuellement comme essentiels: – droit à la nationalité (ONU, 1948) ; – droit de vote ; – droit d’expression (penser, dire et écrire) ; – droit à l’information ; – droit à l’instruction ; – droit de propriété ; 8 Convention européenne des droits de l’Homme signée à Rome le 4 novembre 1950 et ratifiée par les pays membres du Conseil de l’Europe. 5 – droit d’entreprendre ; – droit d’association ; – droit de grève. Ces droits n’atteignent leur pleine mesure que dès lors qu’ils sont exercés. Ainsi, dans certains pays, le vote est obligatoire, et là où il ne l’est pas, il constitue une « obligation morale » malgré le désintérêt actuel pour la vie politique, pour la « chose publique ». Si nous souhaitons faire évoluer les lois et par là même faire évoluer la société, il est nécessaire d’avoir la possibilité de changer les représentants du peuple, et donc de voter. Depuis 1789, les droits des citoyens se sont beaucoup enrichis, notamment de droits économiques et sociaux, tels le droit au travail, l’interdiction des discriminations raciales et sexistes, le droit à la santé, etc… Mais avoir un « comportement de citoyen », c’est aussi participer, coopérer, s’engager, militer soit au sein de sa commune, soit au niveau régional, national, européen et même mondial. Quels sont ces contraintes ou devoirs ? – Respecter les lois et les principes généraux du droit. – Respecter les personnes. – Respecter la propriété et les biens d’autrui. – Payer ses impôts. – Effectuer un service national ou civique selon les obligations en cours dans les différents pays. – Combattre toutes les discriminations fondées sur la race, le sexe, etc. – Être capable d’intervenir pour la sauvegarde des personnes, etc. Pourquoi ces devoirs ? Pour certains, ils sont issus de valeurs que nous souhaitons défendre, valeurs débattues, fruits de réflexions, choisies au fil des années, prenant leur source dans les origines de la démocratie en Grèce et dans la civilisation judéochrétienne. Pour d’autres, ces devoirs sont une nécessité pour assurer le bon fonctionnement de tous les services publics dont nous bénéficions (tels les services de santé, les services sociaux, la voirie, l’entretien, tout ce qui est service public plus ou moins étendu selon les pays). Ils impliquent le développement du sens des responsabilités vis-à-vis de soi-même, vis-à-vis des 6 autres, la nécessité d’acquérir du recul par rapport à son intérêt personnel pour prendre en considération l’intérêt général. Il est souhaitable de réfléchir à leur utilité, à leur raison d’être et d’essayer d’en comprendre réellement le sens. Le citoyen informé a le droit et le devoir de souhaiter d’éventuelles transformations et d’agir en vue de les effectuer. C’est cela aussi la démocratie. Mais il y a aussi le « comportement civique » non explicitement lié aux Constitutions (en France tout au moins9) et dont le champ d’action est beaucoup plus étendu. Il ne se réfère pas seulement à des règles établies au niveau de l’État, mais encore au sens des responsabilités, au sens de l’intérêt général, du bien commun, aux qualités de cœur, au souci que l’on a des autres, à l’intérêt et à l’attention que l’on peut leur porter, à la protection de l’environnement. Le philosophe T. H. Marshall, dans ses études sur la citoyenneté, prône un modèle incluant les préoccupations sociales. Ainsi, laisser sa place à quelqu’un qui souffre ou est âgé dans un moyen de transport, ramasser et ne pas jeter de papiers par terre, respecter les lieux publics, ne pas les dégrader, se préoccuper du sort des malheureux, des démunis, des handicapés, pratiquer la politesse du cœur et la gentillesse, sont autant de comportements civiques. Le comportement civique c’est aussi s’engager lucidement pour une cause humanitaire ou sociale, dans un syndicat, une association, un parti, etc. On parle beaucoup de « l’entreprise citoyenne », de « la citoyenneté dans l’entreprise », qu’est-ce que cela signifie ? En réalité il s’agit là encore de comportements « civiques », mais lesquels ? Pour les responsables : ne pas fabriquer des produits nuisibles à l’environnement humain et naturel en privilégiant le développement durable, ne pas employer de procédés techniques destructeurs (pollution de l’air, des eaux et des sols, etc.). C’est aussi avoir un comportement respectueux du droit humain et social vis-à-vis de son personnel (formation, information et dialogue), surtout en cette période de mutation technologique et économique, de chômage ; essayer ainsi de réaliser l’adéquation difficile entre la mondialisation des échanges et le respect de l’homme. Pour tous : respect de l’outil de travail, conscience professionnelle, recherche d’adaptation et de compréhension, notamment de l’influence des avancées technologiques sur l’évolution du monde économique avec toutes leurs conséquences et une recherche de dialogue éclairé. Le monde bouge, souvent à notre insu, les structures doivent aussi bouger, bien sûr dans une direction bénéfique pour l’homme. Et comme chacun sait, ce qui stagne recule. 9 Ce qui n’est pas le cas dans d’autres constitutions. 7 Souvent découragés par les gaspillages, les revirements de politique, les contradictions, les manques de réalisme et de transparence, les individus favorisent leur propre intérêt ou celui d’un groupe restreint, en oubliant l’intérêt général. Pourtant, ce qui fait la valeur de la démocratie est l’intérêt que chacun porte à la « chose publique », sa participation informée, réfléchie et active, si possible, et non seulement un consentement passif et contraint. Il faut trouver un équilibre entre l’individuel et le collectif, de même qu’entre les droits et les devoirs, la solidarité et l’assistanat, faute de quoi le citoyen s’en trouve déresponsabilisé. L’espace du citoyen L’espace du citoyen s’est élargi avec le développement des techniques de communication, des échanges économiques, des problèmes d’environnement, de la pollution. Les nuages de Tchernobyl ne se sont pas arrêtés aux frontières, les rivières coulent, le vent pousse les nuages, les virus ne demandent pas de visa, les entreprises sont multinationales, les échanges de toutes sortes, personnels et économiques, s’intensifient de par le monde et particulièrement entre Européens. Ces phénomènes transgressent les territoires : ainsi, la notion d’espace transcende celle de territoire telle qu’héritée de notre histoire. Selon les domaines, le champ du citoyen est plus ou moins étendu. L’appartenance à une communauté de destin, telle que l’Union européenne, doit conduire à un élargissement du concept de la citoyenneté. L’article 8 du traité sur l’Union introduit la notion de citoyenneté européenne : « il est institué une citoyenneté de l’Union ». De portée très générale, il énumère les droits du citoyen européen qui viennent s’adjoindre aux droits et devoirs des citoyens nationaux. Quatre thèmes principaux sont abordés dans cet article10: – l’appartenance à un territoire commun : « est citoyen de l’Union européenne toute personne ayant la nationalité d’un pays membre ». (Le territoire qui fonde la citoyenneté européenne est constitué par l’ensemble des sols nationaux) ; – la liberté de circulation et de séjour sur ce territoire ; – le droit de vote aux élections européennes et municipales ; – la défense du citoyen avec droit de pétition. La monnaie La monnaie est un attribut de la souveraineté et de la citoyenneté. Il s’agit d’une compétence régalienne, c’est-à-dire qui relève de l’État. Seul l’État national, issu 10 D’après le traité sur l’Union et les commentaires d’Europe locale, n°5. 8 des XVIIIe et XIXe siècles, peut désormais « battre monnaie ». Dans des temps très anciens, les échanges dans la cité s’effectuaient par le troc, puis l’objet a acquis une valeur marchande et pour plus de commodité, petit à petit, la monnaie, des pièces de monnaie (or, argent ou métal pauvre) ont remplacé le troc. Pourtant, à certaines époques, notamment à partir du XVIe siècle, toutes les « bonnes monnaies » dont le florin, circulaient dans la totalité de l’espace européen où les princes étaient conduits à publier des ordonnances monétaires donnant les descriptifs et les cours de ces différentes monnaies afin de faciliter les échanges. D’or et d’argent, la monnaie n’est certes pas « unique » mais « commune » en Europe au XIXe siècle. (Pour plus d’informations sur l’histoire des monnaies voir notre dossier introductif dans les Cahiers européens d’Houjarray n°1) Enfin, cette Europe, après avoir été celle des Six, des Douze, puis des Quinze et qui sera demain celle des Vingt, des Trente et au-delà, est à un tournant important de son histoire avec la mise en place de l’euro le 1er janvier 2002. Ainsi l’Union européenne dispose d’une monnaie unique, la même pour tous ceux qui sont dans les pays qui répondent aux critères jugés indispensables 11. Elle se substitue aux monnaies nationales qui n’ont plus cours. Cette monnaie unique mise en place avec succès est un facteur de rapprochement entre les citoyens de l’Union européenne et permet d’éviter les incertitudes liées aux variations de change à l’intérieur de l’Union et les spéculations nuisibles. A ce bouleversement économique devra nécessairement succéder une implication plus large du citoyen dans la poursuite de la construction européenne. Cela nécessite des réflexions. C’est pourquoi, après le désenchantement du Traité de Nice (conclu dans la nuit du 10 au 11 décembre 2000), il a été décidé par les Quinze (durant le Conseil européen de Laeken de décembre 2001) de charger une Convention de réfléchir pendant un an à l’avenir de l’Europe. L’originalité de cette Convention, présidée par Valéry Giscard d’Estaing, s’observe à plusieurs niveaux. D’une part, dans la diversité de ses participants : des représentants des Etats-membres comme des pays candidats y sont réunis ; des personnalités des divers Parlements nationaux y retrouvent des membres des institutions communautaires. D’autre part, dans ses méthodes de fonctionnement : la Convention s’appuie dans ses travaux sur les conclusions des débats nationaux et implique la société civile dans ses recherches. Ainsi, un Forum a été ouvert aux organisations représentant la société civile (partenaires 11 Pays entrés dans le zone euro, au 1er janvier 1999 : Allemagne, Autriche, Belgique, Espagne, Finlande, France, Irlande, Italie, Luxembourg, Pays-Bas, Portugal. La Grèce y est entrée le 1er janvier 2001. 9 sociaux, milieux économiques, organisations non gouvernementales, milieux académiques…). (lien futurum avec notre article sur la Convention) Après ce bref rappel de la signification de la citoyenneté dans la vie quotidienne, nous allons aborder l’histoire des institutions de chacun des quinze pays que nous étudions, leurs origines, les valeurs qu’elles sous-tendent, quelques événements marquants, mais aussi parler du comportement des citoyens, de leurs réactions, de leurs façons de vivre cette citoyenneté. Par la suite, nous pourrons effectuer des comparaisons : déterminer ce qui nous rapproche et ce qui nous différencie. Cette Europe, qui nous a déjà beaucoup apporté au travers de tous les liens tissés grâce aux échanges, à la liberté de circulation des biens, des personnes, des services, au travers de la Politique Agricole Commune, des fonds structurels destinés aux régions défavorisées, et autres financements, que voulons-nous qu’elle soit ? Quelle est sa spécificité par rapport aux autres continents ? Qu’at-elle à apporter au monde ? Et que représente-t-elle pour le reste de la planète ? Françoise Parisot Tableau de définitions sommaires12 Démocratie : système de gouvernement dans lequel, originellement, la loi émane de la communauté des citoyens et s’applique à tous, actuellement principalement faite par les représentants élus par le peuple pour le peuple. « Dans une démocratie, la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants13 et par voie du référendum14» (si l’on se réfère à l’article 3 de la Constitution française de 1958). Elle implique le pluralisme des candidats à la représentation du peuple et un vote libre. Notions actuellement attachées au concept de démocratie : égalité devant la loi, droits de l’homme. République (res publica) : « forme d’organisation politique dans laquelle les détenteurs du pouvoir exercent ce pouvoir en vertu d’un mandat conféré par le corps social », « Régime dans lequel on vote », dit-on aussi communément, mais il faut préciser les limites territoriales dans lesquelles s’exerce le pouvoir : qui vote, qui peut être élu, la périodicité des votes, la régularité des consultations. 12 Les définitions sont souvent figées dans le temps et deviennent caduques. De ce fait, nous les avons souhaitées très générales. Elles sont sujettes à variations selon les pays. 13 Forme de démocratie représentative. 14 Forme de démocratie directe. 10 Dans une république démocratique, il y a séparation des pouvoirs : le législatif est exercé par le Parlement, l’exécutif par le chef de l’État et le gouvernement, le judiciaire par les magistrats. État : collectivité organisée, regroupant généralement une ou plusieurs nations ayant un nom, un territoire déterminé, des frontières et une population dénombrée. L’État, dans les pays démocratiques, tire sa légitimité du Droit. Un État de droit est un État dans lequel l’exercice du pouvoir est encadré par des règles de droit destinées à limiter au mieux l’arbitraire. Dans les pays de l’Union européenne, l’État est démocratique. Les textes qui régissent les États sont les Constitutions. Elles sont écrites, ou orales, comme en Angleterre (cf. chapitre sur le Royaume-Uni). Plusieurs pays de l’Union européenne sont gouvernés par des monarchies constitutionnelles (héréditaires). Comme les républiques, elles ont des régimes démocratiques. Monarchie constitutionnelle : monarchie limitée, celle où le monarque a consenti à se limiter en établissant une Constitution et en acceptant l’existence à côté de lui d’autres organes subordonnés mais efficients (notamment une assemblée élue)15. Elles sont au nombre de 7 dans l’Europe des Quinze. Etat de droit : Etat dans lequel les pouvoirs publics sont effectivement soumis au respect de la légalité par voie de contrôle juridictionnel. Patrie : désigne une communauté de dimension plus ou moins grande, héritée de l’histoire, à laquelle on est sentimentalement attaché et que l’on défend en cas d’agression. Nation : « un ensemble de personnes vivant sur un même territoire, ayant en commun un certain nombre de traits tels que la langue, la culture, l’attachement à des mêmes valeurs politiques et sociales, la conscience de constituer ensemble une personnalité morale », une communauté politique, et le désir de construire ensemble l’avenir. Il est important de ne pas confondre patriotisme et nationalisme. Rechercher la signification de ces deux mots et bien en faire la différence : le premier fait principalement référence au passé commun, et le second a donné naissance à des déviations et à de véritables perversions. Il est à l’origine des guerres qui ont ruiné l’Europe et causé tant de malheurs. 15 Cf. « Lexique », in Termes juridiques, Dalloz, 10ème édition. 11 Confédération : association d’États indépendants qui ont délégué l’exercice de certaines de leurs compétences à un organe commun, dont presque toutes les décisions doivent être prises à l’unanimité. État fédéral : L’Allemagne est un État fédéral dans lequel les compétences sont réparties, selon le principe de subsidiarité16, entre l’État et les Länder ; entre le Bundestag, qui réunit les représentants de l’ensemble du peuple, élus au suffrage universel, et le Bundesrat, qui se compose de membres des gouvernements des Länder qui les nomment et les révoquent. La délimitation de la compétence de la Fédération et des Länder s’effectue selon les dispositions de la Loi fondamentale. (constitution allemande) Fédération : système de gouvernement organisant une répartition des compétences et des pouvoirs entre divers niveaux, le niveau supérieur ayant la primauté. Dans une Fédération, en règle générale, les décisions se prennent à la majorité, l’unanimité étant l’exception. 16 Ce principe régit également les compétences entre les Etats membres et la Communauté. La Communauté intervient seulement « si et dans la mesure où les objectifs de l’action envisagée ne peuvent être réalisés de manière suffisante par les Etats membres […] », in Termes juridiques, Dalloz, 10ème édition. 12 Partie 1 Les éléments fondateurs Les citoyennetés des Européens : histoire et vécu Une connaissance mutuelle de base est un point de départ pour mieux appréhender les éléments qui rapprochent ou éloignent les nations européennes les unes des autres, favoriser une meilleure compréhension et préserver la paix. Ces 15 pays seront traités selon le calendrier suivant : CEDH n°3 CEDH n°4 CEDH n°5 CEDH n°6 CEDH n°7 CEDH n°8 CEDH n°9 : La Grèce et l’Italie : L’Espagne et le Portugal : La France et la Belgique : Le Royaume-Uni et l’Irlande : L’Allemagne et l’Autriche : Les Pays-Bas et le Luxembourg : Le Danemark, la Finlande et la Suède Les chapitres concernant les pays de l’Union européenne que nous abordons maintenant comprennent quatre parties : • Un rappel historique succinct. • Une réflexion élaborée par un de nos partenaires ; la diversité des textes, chacun exprimant son point de vue, en fait la richesse. • Des suggestions de réflexion. • Quelques points importants de la Constitution en vigueur dans chacun de ces pays. En tête de chaque chapitre, nous mentionnons la traduction des mots « cité » et « citoyen ». 13 1 La Grèce Cité : Polis Citoyen : Polites Un peu d’histoire… La Grèce était à l’origine, du fait de son relief morcelé, divisée en un grand nombre d’unités indépendantes, dispersées à travers le pays et faiblement reliées entre elles. Ce fait a incité au développement d’une intense activité maritime. Nous pouvons distinguer plusieurs étapes dans l’histoire de la Grèce. La Grèce antique La première grande civilisation de la mer Égée s’était épanouie en Crète, elle était dite minoenne17. Dans les temps que l’on appelle « préhelléniques », des vagues de différents peuplements se sont succédés, avant les Hellènes qui viennent de l’Europe centrale et des Balkans : C’est à l’époque du Moyen Âge hellénique (du XIème siècle au VIIIème siècle av. J.C.) que se sont progressivement façonnés les premiers fondements de la civilisation grecque classique avec, en premier, l’organisation politique et sociale de la cité ou polis. C’est vers 700 av J.C. que la monnaie fait son apparition à partir des cités grecques d’Ionie et devient un moyen d’échange international. Dans les temps archaïques (du VIIIème siècle au VIème siècle avant J.C.), un régime aristocratique s’étend à toutes les cités grecques18. Aux VIIe et VIe siècles avant J.C., une poussée démographique importante, suppose-t-on, est responsable d’une grande émigration vers d’autres rivages (Italie du Sud, Sicile, Afrique du Nord et Pont Euxin19), les terres cultivables étant entre les mains des nobles. Dans ces régions, les Grecs se trouvaient en rivalité avec les 17 Etymologiquement de Minos, Roi légendaire de Cnossos (Crète). Privilégiés par la naissance et la fortune les Eupatrides exercent l’autorité en Attique. 19 Nom donné dans l’Antiquité à l’actuelle mer Noire. 18 14 Étrusques et les Phéniciens20. Ceux qui ont développé le commerce réclament des droits politiques. Les paysans et la main-d’œuvre urbaine souhaitent une révolution sociale. Malgré les réformes de Solon21 et les lois qu’il promulgue, les mesures prises ne sont pas suffisantes. Dans certaines cités, un tyran22 se voit confier l’autorité, tel Pisistrate, pour rééquilibrer les institutions sociales. Mais les régimes tyranniques ne résistent pas à la volonté des citoyens de prendre leurs responsabilités politiques. La valeur des institutions alors élaborées contribue à la victoire lors des guerres médiques (490 av J.C./479 av J.C.) sur les Perses, notamment à Marathon et à Salamine. C’est ensuite l’époque de la primauté d’Athènes (479 av J.C./431av J.C.). Avec la plupart des cités de la mer Égée, Athènes constitue une confédération maritime dont le siège est à Délos. Son objectif est de protéger les Grecs du joug perse. Mais la politique impérialiste d’Athènes est mal supportée par les autres cités grecques, notamment Sparte. En 436 av J.C., la paix, dite de Trente Ans, reconnaît le partage de la Grèce en deux zones d’influence, ce qui permet pendant une courte période (446 av J.C./431 av J.C.) le développement de la civilisation classique (495 av J.C./ 429 av J.C.). Athènes reconstruite atteint alors son apogée par la richesse de ses monuments. Grâce à ses réformes politiques, la démocratie culmine sous Périclès. De 431 av J.C.à 404 av J.C., la guerre du Péloponnèse oppose les confédérations de Sparte (État aristocratique) et d’Athènes (État démocratique). Après le désastre de l’expédition en Sicile (415 av J.C./413 av J.C.), Athènes est définitivement vaincue. C’est alors, l’hégémonie de Sparte, mais elle est contrainte à des compromis avec la Perse. Athènes reconstitue une confédération maritime. Ces guerres continuelles entre cités ont épuisé la Grèce. Une crise de la Cité sévit au IVème siècle avant J.C. : le petit peuple dépouillé de ses terres, et concurrencé dans son travail par les esclaves, s’oppose aux riches commerçants, manufacturiers et gros propriétaires. Les philosophes, tels Socrate, Xénophon et Platon, ont ressenti la nécessité de réformer la politique de la cité. L’individu réclame ses droits sous l’influence des sophistes23. Le procès et la mort de Socrate en 399 av J.C. traduisent le trouble existant. 20 Les Etrusques étaient les habitants de l’Etrurie. Les Phéniciens étaient originaires du Liban actuel et occupaient l’Ouest de la Sicile, l’Afrique du Nord (Carthage) et ont fondé Gadès, l’actuelle Cadix. La ville de Marseille a été fondée par les Phocéens (habitants de Phocée) aux environs de 600 avant J-C. 21 Solon, législateur à Athènes, est chargé d’arbitrer les conflits. Il rédige des lois écrites, applicables à tous. 22 Tyran : n’a pas à l’origine le sens qui lui sera donné plus tard, mais celui de « souverain investi d’un pouvoir absolu ». S’appuyant sur les classes populaires, les tyrans ont souvent modifié les institutions et développé les activités économiques. 23 Le nom vient de Sophia qui signifie sagesse. Les sophistes s’intéressent aux problèmes de société. Ils créent la logique et la rhétorique. L’individu est au centre de l’explication philosophique. Mais dans ses extrêmes, le 15 Philippe II de Macédoine (359 av J.C/323 av J.C.) utilise les désordres des cités pour intervenir en Grèce et disloque l’Empire athénien (338 av J.C.). La Ligue de Corinthe donne alors à la Grèce une organisation nouvelle. Les cités doivent vivre en paix et adhérer à la Ligue, dont Philippe II est le généralissime (hêgemon). À la mort de Philippe II, son fils, Alexandre le Grand (356 av J.C./323 av J.C.), part libérer les cités grecques d’Asie. En fait, il va conquérir tout l’Empire perse jusqu’à la frontière de l’Inde et créer un monde nouveau dont la civilisation hellénique sera le ciment. Après la mort d’Alexandre le Grand, en - 323, les cités grecques se soulèvent et sont vaincues par les Macédoniens. De graves crises sociales et une dépopulation les affaiblissent. Mais Athènes reste le centre intellectuel et les philosophes y font le siège de leur école. À la fin du IIIème siècle avant J.C., Rome intervient dans les Balkans et chasse de Grèce le roi de Macédoine (197 av J.C.). C’est la fin de l’indépendance pour le monde grec. Progressivement, il passe sous la domination romaine et la Grèce devient alors un « conservatoire » de culture classique. L’esprit d’entreprise des Grecs, le progrès, tant dans le domaine des sciences qu’en géographie, provoquent l’essor du grand commerce. Dans les villes nouvelles qui se créent, langues et religions différentes se côtoient. C’est au IIIème siècle avant J.C. qu’est commencée la traduction de la Bible en grec. À l’époque romaine, la Grèce – soumise par Rome, qui a conquis par les armes les territoires hellénistiques – conquiert à son tour son vainqueur en lui transmettant sa langue, sa philosophie, sa littérature et ses modes de vie. Histoire de la période byzantine : 330-145324 Le transfert de la capitale de l’Empire romain de Rome à Byzance (l’ancienne colonie Mégaréenne) en l’an 330 après J.C. a eu des retentissements sur le développement du peuple grec et de l’ensemble de la région méditerranéenne. La fondation de la nouvelle Rome ou Constantinople (cité de Constantin) ainsi que la reconnaissance du christianisme comme la religion officielle de l’État (les deux actes politiques marquants de Constantin le Grand) annoncèrent l’émergence de « l’Empire romain d’Orient », mieux connu sous le nom d’« Empire byzantin ». sophisme conduit au subjectivisme et à une dissolution de la morale collective. Socrate s’est toujours opposé au relativisme démoralisant des sophistes. 24 D’après Nikos FRANGAKIS. 16 Le nom « Byzantin », dérivé de l’ancien nom de la capitale, est donné au XVIIème siècle par des savants français qui se consacrèrent à l’édition de textes grecs médiévaux. L’empire ne s’est jamais appelé Byzance ou Rome d’Orient. C’était l’« Empire romain », car Constantin et ses successeurs n’abandonnèrent jamais l’idée d’un unique empire, continu et indivisible, et la population se nommait ellemême les Romaioi. L’image qu’un Byzantin se faisait de sa société a changé en fonction des circonstances historiques, mais ce ne fut jamais celle d’une nation, ni même d’un groupe ethnique et linguistique. Les frontières de l’Empire byzantin, bien qu’elles aient pu rester pendant de longues périodes avec seulement quelques modifications mineures, étaient parfois sujettes à des changements impromptus et souvent violents. Malgré ces perturbations territoriales, la continuité de la structure politique, de la légitimité de la religion et de l’unité culturelle étaient maintenues et les Byzantins étaient conscients de ce fait. Durant les onze cent années de l’Empire byzantin, Constantinople, en vertu de sa position centrale et de son commerce florissant, a rassemblé des éléments culturels grecs, orientaux, romains et chrétiens et des institutions vinrent à former ce qui s’appelle plus communément la civilisation byzantine. Par souci de simplicité, la longue histoire de l’Empire byzantin peut être divisée en quatre périodes : • La période de transition, depuis la fondation de Constantinople, en 330, jusqu’à la mort d’Héraclius en 641. C’est une période de consolidation, à la fois pour le christianisme (Concile de Nicée, 32525) et pour l’empire (codification de la loi romaine par Justinien dans son corpus Juris Civilis26) . De longues guerres furent menées contre les Perses, les Arabes, les Wisigoths et les Ostrogoths, les Huns et les Avars. • Le début de la période byzantine, depuis la mort d’Héraclius jusqu’à l’accession au pouvoir de Basile le Macédonien en 867. 25 Le premier concile œcuménique (Nicée en 325, les articles de foi du Symbole de Nicée constituent le Credo) et cinq autres furent tenus pour combattre les hérésies sur les deux natures (humaine et divine) du Christ. 26 La loi romaine fut codifiée et restaurée par Justinien dans son Corpus Juris Civilis, qui fut écrit en latin. De nouvelles lois furent promulguées par Justinien et ses successeurs en Grèce. 17 C’est la période de la crise iconoclaste, un mouvement dirigé contre le « culte des images » qui a duré plus d’un siècle. Le culte des icônes rétabli en 842 par l’impératrice Théodora, marqua la victoire finale de la particularité religieuse et culturelle de l’état d’esprit grec par rapport aux interdictions de la représentation de Dieu par les Juifs ou les Musulmans. Ce retour coïncide avec la défaite des Arabes dans le domaine militaire. Léon III fut le législateur le plus important après Justinien. Son « Ecloga » (Selection) voulait adapter la loi romaine aux concepts éthiques chrétiens. Son organisation de la famille est particulièrement remarquable (égalité du mari et de la femme, autorité parentale partagée entre les deux parents, protection de la veuve et de l’orphelin). • Le milieu de la période byzantine, de l’accession au pouvoir de Basile le Macédonien jusqu’à la prise de Constantinople pendant la quatrième croisade en 1204. Deux familles royales importantes – les Macédoniens et les Comnènes – offrirent à l’Empire une longue période d’administration de qualité, de prospérité et d’apogée de la culture byzantine. Des codes légaux furent créés pour rendre la loi plus accessible et transparente (le code « Basilica » ou code impérial) ; des mesures législatives furent prises pour protéger la propriété des petits agriculteurs indépendants et les professions furent réglementées (Livre du Préfet). Cette période est également marquée par la conversion pacifique des Slaves, des Bulgares et des Russes au christianisme ; la nouvelle foi fut prêchée en langue slave et l’on inventa un alphabet slave, ce qui permit aux Slaves de créer leur propre culture. Un autre événement religieux de dimension universelle se produisit pour diverses raisons politiques, ecclésiastiques et dogmatiques : le schisme qui divisa l’Église chrétienne entre catholiques et orthodoxes fut déclaré officiellement en 1054. On compte, parmi les empereurs macédoniens, de grands stratèges et de vaillants guerriers connus pour leurs exploits contre les anciens et les nouveaux ennemis : les Bulgares et les Arabes, les Lombards et les Normands, les Slaves et les Russes. 18 Un nouveau défi attendait les Comnènes : les croisades. Le passage des armées des croisés fut marqué par des désordres et des excès ; un fort ressentiment anti-latin se développa parmi le peuple byzantin. Au cours de la quatrième croisade, les croisés prirent Constantinople en 1204 et pillèrent la ville pendant trois jours commettant de nombreuses atrocités. Cet événement marqua un changement durable dans les relations entre l’Europe de l’Est et l’Europe de l’Ouest. • La fin de la période byzantine, de 1204 à la prise de Constantinople par les Turcs en 1453. Les croisés se partagèrent autant de territoires de l’Empire qu’ils étaient capables d’en occuper. Trois petits « États » grecs survécurent : deux en Asie Mineure (Trébizonde et Nicée) et l’Épire. Des familles différentes dirigeaient ces États. Ce fut Michel Paléologue qui reconquit Constantinople en 1261 ; il fonda une dynastie qui resta au pouvoir pendant cent quatre-vingt-douze ans jusqu’à la prise de Constantinople par les Turcs ottomans et par Mohammed le Conquérant le 29 mai 1453. La Grèce sous l’occupation ottomane La fin du XVIème siècle et le début du XVIIème furent marqués par les révoltes successives des Grecs, qui étaient souvent fomentées par des agents russes ou occidentaux. Le résultat de ces insurrections locales importantes furent des carnages permanents et une émigration. Au même moment, beaucoup de Grecs se réfugièrent dans les montagnes où ils formèrent des bandes armées (les Klefts)27. Les Grecs demeuraient hostiles aux lois turques ; ils gardèrent leur conscience nationale, leur religion et leur langue. L’Église orthodoxe joua un rôle important. Pendant l’occupation, elle devint non seulement le leader spirituel mais aussi le leader politique de tous les chrétiens orthodoxes asservis, qu’ils soient grecs ou non. Pendant l’occupation, les Grecs bénéficièrent d’un redressement économique et social. Les marchands grecs s’installèrent dans les différentes villes du centre de l’Europe, de l’Italie et de la Russie, établissant des commerces, des banques et des entreprises immobilières, pendant que les armateurs des îles d’Hydra et 27 Dont l’importance apparaîtra au moment de la lutte pour l’indépendance. 19 Spetsai multipliaient leur flotte, et que la marine marchande grecque s’éleva au premier rang. La conquête de l’indépendance La lutte pour l’indépendance nationale commença au Péloponnèse en mars 1821. Les Grecs proclamèrent leur indépendance en 1822, près d’Épidaure, où une Assemblée Nationale fut réunie et une première constitution établie. Les quatre premières années furent un succès. Mais les Ottomans contre-attaquèrent, le sultan demanda de l’aide auprès de son puissant vassal égyptien. Les deux armées, ravageant ce qui restait du Péloponnèse et de la Grèce continentale, convergèrent sur Missolonghi. La ville fut prise après un exode dramatique de ses défenseurs qui, auparavant, avaient enduré un siège durant l’année 1826. Puis, les Grandes Puissances (Russie, France, Grande-Bretagne) intervinrent ; la vieille « question d’Orient » fut à nouveau soulevée et ce ne fut pas seulement aux puissants Philhéllènes de décider du sort de l’État naissant. Les Grecs pourraient être libres, mais seulement sous certaines conditions, et il était encore impossible de dire combien ces limites seraient restreintes. Des accords furent conclus à Londres en 1830 et 1832 pour fixer la frontière nord du nouveau royaume grec. La Grèce se devant d’avoir un roi, les Grandes Puissances désignèrent Otto de Bavière qui régna presque trente ans, et fut remplacé en 1863 par le prince Guillaume George du Danemark. Depuis la fondation du Royaume, la préoccupation majeure de la Grèce était de récupérer les territoires restés hors des frontières (1832) et peuplés de Grecs. À l’issue de la guerre des Balkans en 1912-1913, qui opposa les alliés balkaniques à l’Empire ottoman, ces territoires furent rattachés à la Grèce (Épire, Macédoine, îles de la mer Égée). Le roi Constantin Ier abdiqua en 1917. A l’issue de la Première Guerre Mondiale, les puissances victorieuses signèrent avec la Turquie le Traité de Sèvres (10 août 1920) qui confia à la Grèce la gestion administrative de l’Anatolie. Cela déclencha la révolte des Turcs, dirigés par Mustafa Kemal, contre cette administration grecque. De violents combats débutèrent en 1921 qui aboutirent à l’annulation du Traité de Sèvres et à un échange de populations (Traité de Lausanne de juillet 1923). Les deux groupes ethniques se retrouvèrent sur des territoires distincts. La République grecque fut alors proclamée (1924). 20 Vénizélos, ancien Premier ministre du temps de la Première Guerre mondiale (qui, lui non plus, n’avait pu faire triompher la « grande idée »28), proposa, en 1933, une entente entre la Grèce et la Turquie d’Atatürk. Mais les deux hommes moururent avant la réalisation de ce projet. Membre de l’Entente balkanique depuis 1934, la Grèce fut envahie en 1940 par les Italiens, puis par les troupes d’Hitler en 1941. Elle fut libérée en 1944, mais une guerre civile éclata. Celle-ci ne se termina qu’en 1949 avec la défaite des communistes. Les Américains profitèrent de cette situation pour faire de la Grèce, terrain stratégique par sa position géographique entre Orient et Occident, un bastion du bloc occidental. Le pays commença à intégrer les organisations internationales occidentales (Conseil de l’Europe en 1947 ; OTAN en 1952 - en même temps que la Turquie). En 1955, l’affaire de Chypre provoque une crise grave dans le pays 29. La nuit du 20 au 21 avril 1967, le colonel Papadopoulos prend le pouvoir. Le roi Constantin II s’enfuit du pays huit mois plus tard. Le régime des colonels est devenu tristement célèbre. En 1973, une pseudo-République est proclamée et devant la révolte des étudiants d’Athènes, durement réprimée, la branche dure de la Junte renverse Papadopoulos et proroge la loi martiale. En juillet 1974, le conflit latent avec le gouvernement de Chypre s’envenime et la junte militaire renverse le président Makarios. Ceci fournit un prétexte aux Turcs pour envahir Chypre et occuper une partie importante de l’île. La situation étant très difficile, la junte remet le pouvoir aux civils. Constantin Caramanlis, de retour d’exil, rétablit les libertés. Après un référendum, au cours duquel les Grecs se prononcent en faveur d’un président à la place d’un roi, une constitution est approuvée par la Chambre en 1975, et Constantin Caramanlis est nommé président de la République. Il fait adhérer la Grèce à la CEE en janvier 1981. En octobre de cette même année, Andréas Papandréou devient premier ministre. Son gouvernement démocratise le pays par le biais de nombreuses mesures (droit de vote à 18 ans, abolition de la peine de mort, laïcisation des Institutions, rapatriement de certains réfugiés politiques). En 1995, Kostis Stephanopoulos accède à la Présidence tandis qu’un an plus tard, le socialiste Konstandinos Simitis est nommé à la tête du gouvernement. Le 15 mai 2000, le gouvernement décide la suppression de la mention de la religion sur la carte d’identité nationale grecque, provoquant une violente 28 La Grande idée est « le projet de constitution d’une Grande Grèce sur les traces de l’Empire byzantin » d’après Georges PREVELAKIS, Géopolitique de la Grèce, Editions Complexe, Bruxelles, 1997, p. 135. 29 La Grèce demande que soit donné au peuple de Chypre, qui est dans sa grande majorité ethniquement grec, le droit à l’autodétermination. 21 polémique dans ce pays où l’orthodoxie fait figure d’élément constitutif de l’identité nationale. Les tensions se sont apaisées après plusieurs mois de contestations, puisque cette mesure venait clore un vieux débat avec Bruxelles (qui considérait la mention de la religion comme un manquement aux règles communautaires de la démocratie) et ce, peu après la proposition de la Commission que la Grèce devienne le 12ème membre de la zone euro (2 mai 2000). Le 2 janvier 2001, la Grèce adopte la monnaie unique. L’abandon de la drachme (une des plus anciennes monnaies occidentales) n’a pas empêché l’enthousiasme des Grecs en faveur de la nouvelle devise. La Grèce a ainsi confirmé son engagement au sein de l’UE. Toutefois, plusieurs contentieux subsistent. L’intervention de l’OTAN contre la Serbie (1991-1999) et la reconnaissance de la Macédoine (1993) avaient déjà suscité de vives réactions de la part d’Athènes. Les principales pommes de discorde restent cependant les questions turque et chypriote. La Turquie qui accuse la Grèce de l’empêcher d’entrer dans l’Union européenne, menace de freiner, voire de bloquer, la prochaine adhésion de Chypre. Des pourparlers entre Glafcos Clerides et Rauf Denktash, respectivement chef de la communauté chypriote grecque et turque de l’île, ont finalement débuté en 2002 sous l’égide de l’ONU. Mais le statut de la mer Egée continue d’opposer les deux pays, et ceci malgré un timide rapprochement. 22 INSTITUTIONS, CITOYENNETE ET VALEURS30 Les différents apports Les apports de la Grèce ancienne La citoyenneté, pour les Grecs anciens, se définissait en termes de communauté politique, de société civile et de sphère publique, bien différente de la notion actuelle d’État-nation. Les Athéniens considéraient l’individu comme faisant partie d’une société politiquement constituée dans le cadre de la cité ou polis31. Le citoyen athénien (polites) jouissait d’un statut caractérisé par une identité individuelle lui conférant des droits et la possibilité de se protéger de l’État. Il jouissait de l’égalité devant la loi, isonomia, et du droit à la libre expression, iségoria. Selon Aristote, un citoyen peut être défini par sa participation à l’exercice de la justice et du gouvernement. En réalité, le citoyen jouissait pratiquement, au sein des limites de la cité, d’une complète liberté en ce qui concernait ses droits de circulation, d’établissement, de commerce et autres activités économiques, tandis que la fonction publique était (en principe) ouverte à tous les citoyens. Même pendant les périodes où les droits politiques étaient limités ou restreints (sous la monarchie ou la tyrannie), les gouvernants ne furent jamais vus comme les détenteurs d’une quelconque autorité divine mais comme des chefs d’État avec un pouvoir temporaire non limité. Si le contraire de la notion de citoyen existait, ce concept de « non-citoyen » comprendrait les caractéristiques d’un certain nombre de personnes telles que 30 Contribution de Nikos FANGAKIS, directeur du Centre Hellénique de recherches et d’études européennes, Athènes. 31 Dans son Traité de la Politique, Aristote écrivait : « La Cité est une sorte de Communauté (koinônia) et la participation commune des citoyens à un système de gouvernement (politeia) ». La polis ou cité ne se définit pas par un territoire, ni par un peuplement homogène, mais par la soumission d’un groupe à une loi commune. La cité ignore par définition l’idée de droits individuels, conçus comme des droits subjectifs originaires et antérieurs à toute organisation politique. A Sparte, au VIIème siècle avant J.C., suite à une grave crise sociale, une réforme est élaborée ; son maître mot est « l’eunomia », c’est-à-dire l’ordre, la discipline qui impliquent beaucoup de renoncements et de sacrifices de la part des nobles et des possédants. Pour Solon à Athènes, c’est aussi dans « l’eunomia » (l’ordre et la mesure) que se résolvent les problèmes. L’ordre des valeurs est alors exactement inversé par rapport à nos conceptions modernes, où les droits de l’homme, antérieurs et inaliénables, sont la justification de toute organisation sociale et politique. Après 507, Clisthène « remit l’Etat (la politeia) entre les mains du peuple (pléthos : la masse des citoyens) et inventa l’ostracisme ». L’égalité des droits s’affirme (isonomia) mais il s’agit encore de « droits proportionnels aux charges ». La démocratie (demokratia) atteint son apogée sous Périclès. Lire la célèbre oraison funèbre qu’il a prononcée en 431 en l’honneur des morts du Péloponnèse. Cf. Michel HUMBERT, Institutions politiques et sociales de l’Antiquité, Précis Dalloz. 23 celles des femmes (gynai), des métèques (étrangers originaires d’une autre cité grecque), des étrangers (xenoi), des esclaves (douloi), des hommes libres, leur statut personnel variant selon la ville et la période historique en question. Dans notre quête sur l’essence de la citoyenneté des temps anciens, et en particulier dans la Grèce classique, nous sommes confrontés à deux notions conflictuelles : a) La notion d’esclave32 différait en grande partie dans son contenu (légal et moral aussi bien qu’économique) de celle des autres civilisations. Les Grecs, comme tous les peuples civilisés de l’Antiquité et de nombreux autres depuis, possédaient des esclaves. Pourtant, l’esclavage agricole était rare tandis que les esclaves domestiques étaient plus ou moins équivalents (en nombre et en traitement) aux domestiques européens du XIXème siècle. Les esclaves industriels et miniers connaissaient une vie plus dure, mais en général les esclaves avaient une liberté considérable et beaucoup de protection légale. b) Au mot « grec » s’oppose « barbare », à l’origine, « celui qui parle une autre langue », barbaros. Selon H.D.F Kitto, homme de lettres anglais, « les Grecs se sentaient eux-mêmes, de façon simple et naturelle, différents de tous les autres peuples qu’ils connaissaient ». Tout au moins les Grecs de la période classique avaient l’habitude de diviser la famille humaine en hellènes et en barbares. Le mot grec « barbaros » ne signifie pas « barbare » au sens où on l’entend actuellement. Ce terme ne contenait pas de mépris. Il ne signifiait pas des gens vivant dans des cavernes et mangeant de la viande crue. Il voulait simplement dire des gens qui « émettaient des sons comme « bar bar » au lieu de parler grec. Si l’on ne parlait pas grec, on était un « barbare » ; peu importe si on appartenait à une tribu sauvage de Thrace ou à une des villes opulentes de l’est, ou à l’Égypte, laquelle, et les Grecs le savaient bien, avait été stable et civilisée de nombreux siècles avant que la Grèce n’existe. Il faut également souligner que la femme n’a pas le rang de « citoyenne ». S’agitil d’une exclusion consciente ? Dans le vocabulaire, le mot athénien athènaios est réservé aux hommes, citoyens d’Athènes ; son équivalent féminin n’existe pas. Les femmes ne jouent aucun rôle politique officiel. 32 Pour Michel HUMBERT, op.cit., l’esclave dans la cité est « juridiquement exclu mais économiquement intégré » (car il joue un rôle majeur dans le développement économique) et l’esclave est à la fois personne et chose « res et persona ». Dans la pensée, notamment d’Aristote, l’esclavage est à la fois conforme et contraire à la nature humaine, l’âme d’esclave étant celle qui accepte de plein grè sa soumission, mais est libre par nature celui qui a subi malgré lui sa condition. 24 Les apports des chrétiens orthodoxes La notion de personne, prosopon, est la contribution la plus importante de la théologie orthodoxe à l’élaboration de la question de la citoyenneté. L’Homme est doté par Dieu de la qualité d’être une « personne » et d’avoir une « personnalité », prosopikotes, et, en d’autres termes, d’exister de la même façon que Dieu existe. Chaque homme a une conscience propre. Mis à part l’impact de la pensée théologique sur la formulation d’une théorie politique ou légale, l’influence particulièrement forte de l’Église sur les Grecs avait rendu sa position extrêmement importante, même dans des affaires situées hors de son champ. Comme on l’a vu plus haut, ceci fut particulièrement valable pendant l’occupation turque de la Grèce (1453-1821). Durant cette période, l’Église avait joué le rôle de « leader » national et avait réussi à maintenir, sans parler de l’intégrité religieuse de ses croyants, la cohérence nationale et linguistique autant que la mémoire collective historique et le sens de la continuité. Pendant presque quatre siècles, le sentiment d’appartenance et d’allégeance fut dirigé vers l’Église orthodoxe et la notion abstraite d’ethnie hellénique plutôt que vers un État-nation qui, de fait, n’avait jamais existé jusque-là. Pour cette raison, il y eut parmi les Grecs, à une époque où la citoyenneté n’existait pas, un sens assez fort d’identité mais plus en tant que qualité morale que lien légal. La citoyenneté dans l’État grec Même avant la création de l’État grec moderne, pendant la première année de la guerre d’indépendance contre les Turcs, dans le premier embryon du texte de la Constitution (le Décret légal de « La Grèce continentale de l’Est », du 15 novembre 1821), il existait des clauses se référant à la citoyenneté : tous les habitants de la Grèce croyant au Christ étaient des Grecs ; tous les habitants de la Grèce ne croyant pas au Christ étaient considérés comme des métèques et les chrétiens qui étaient sous protection étrangère étaient des étrangers. La distinction entre Grecs et non-Grecs est alors apparemment liée à leur appartenance religieuse, bien que le critère principal soit celui du domicile qui appartient au principe du « droit du sol », jus soli. Cependant, dans certains cas, est utilisé également le principe du « droit du sang », jus sanguinis. La religion, comme facteur déterminant pour l’acquisition de la citoyenneté grecque, fut maintenue dans des textes constitutionnels durant toute la guerre d’indépendance. 25 La phase suivante concernant la citoyenneté est liée à la naissance de l’État grec et à sa reconnaissance internationale (1830). Les protocoles internationaux prirent un soin particulier à l’égard des habitants musulmans de la Grèce. Ils ont prévu que tous les musulmans choisissant de rester dans le pays devaient se soumettre à la législation grecque et, de ce fait, acquéraient la citoyenneté grecque. Tout musulman désirant émigrer, signifiant ainsi une préférence pour la citoyenneté ottomane, était libre de vendre ses biens en Grèce durant une période limitée. Le terme de « citoyenneté hellénique » fut formellement introduit par la loi du 15-27 mai 1835, traitant spécifiquement du problème de la citoyenneté. Cette loi et ses amendements confirmaient définitivement le domicile comme facteur déterminant pour la création d’un lien légal entre le citoyen et l’État grec. Il faut noter que dans la législation imprécise qui caractérise l’Empire ottoman à cette époque, le fait d’établir des principes clairs concernant la citoyenneté hellénique ouvrait des perspectives nouvelles pour tous les groupes ethniques qui se battaient pour leur expression politique. Il est intéressant de voir que l’idée de « pureté ethnique » du XIXème siècle, qui existait chez les peuples alors sous gouvernement ottoman, persiste de nos jours dans beaucoup d’endroits des Balkans, avec des conséquences dramatiques. En conclusion de ce bref tableau historique, il est à noter que pendant les premières années de l’existence de l’État grec moderne, le terme Ellen, hellène, n’est pas clairement défini et ne doit pas être obligatoirement identifié comme synonyme de citoyen grec. Ceci est probablement dû à sa signification plus large incluant des connotations de « pré-citoyenneté » de caractère ethnique, se référant aux sentiments nationaux des périodes de la Byzance tardive et de l’occupation ottomane. La citoyenneté dans la Grèce d’aujourd’hui Comportements et attitudes La Grèce est un pays homogène où une très grande proportion de la population descend de l’ethnie hellénique et pratique la religion orthodoxe. La notion d’hellénisme, ou de forte identité nationale hellénique, a été historiquement amplifiée et continue à influencer la société grecque moderne. Elle n’est pas limitée aux frontières de l’État grec mais comprend une diaspora d’au moins 6 millions de personnes, dispersées de par le monde. La situation géographique et l’histoire de la Grèce sont des facteurs qui expliquent cette amplification. 26 Cependant, ces mêmes facteurs engendrent aussi un sens de l’insécurité qui peut, par extension, mener à un ethnocentrisme et à un climat de méfiance envers « l’altérité » (les autres, ceux qui sont différents). Un tel climat pourrait faire que certains groupes – autant des citoyens que des étrangers – se sentent parfois exclus, particulièrement dans une période comme celle d’aujourd’hui, quand le pays fait l’expérience d’une affluence sans précédent d’immigrants étrangers illégaux. D’autre part, l’adhésion de la Grèce à la Communauté européenne a donné aux citoyens grecs un sentiment renouvelé d’appartenance à une « famille » européenne plus large. Ceci forme aujourd’hui un des piliers de leur identité, l’autre étant leur origine « orientale » de tradition orthodoxe, mêlée à leur héritage ancien. Les Grecs ont une attitude contradictoire envers la nation comme un tout. D’une part, la plupart des citoyens soutiennent fortement les idéaux et les intérêts nationaux. D’autre part, ces mêmes citoyens n’hésitent pas à se comporter sans considération aucune ni respect pour le bien-être de la communauté en général. Une autre contradiction tient à la façon dont les Grecs conçoivent leur propre identité nationale. D’une part, il existe une très forte estime de soi, fondée sur une soi-disant supériorité, tandis que, d’autre part, il y a un net sentiment d’infériorité envers les autres Européens qui sont considérés comme étant « plus avancés » (à maints égards) et méritent en cela d’être imités. Ces contradictions expliquent d’une certaine manière les relations inconfortables des Grecs avec leur propre pays, un syndrome « d’amour et de haine » : la Grèce est regardée à la fois comme un pays de rêve et comme un échec. Dans un pays où l’individualisme est si fort, alors que les structures sociales et politiques existantes (dont la plupart sont sous contrôle de l’État directement ou indirectement) ne laissent pas suffisamment d’espace à la société civile pour respirer, il est difficile de dire si l’homme de la rue se sent comme un « vrai » citoyen et de ce fait bénéficiaire des droits fondamentaux politiques et civils. Le citoyen ressent encore le besoin d’un certain patronage politique dans le but de renforcer ses droits, au lieu de simplement évoquer la loi devant l’administration ou la justice. À cet égard, une amélioration récente des attitudes est à noter. 27 Les Grecs ne sont, a priori, pas opposés à une citoyenneté européenne, à condition qu’elle soit complémentaire de leur propre citoyenneté nationale, une preuve et une consolidation de leur option occidentale, et leurs propres caractéristiques nationales, à savoir leur identité culturelle, religieuse et historique, ne soient pas mises en danger. L’acceptation de la citoyenneté européenne se fera sur la base de ses avantages pratiques et politiques, plutôt que sur quelque fondement idéologique. Constitution de la République de Grèce du 9 juin 1975 Des points importants Dispositions fondamentales Le régime politique de la Grèce est celui d’une république parlementaire. La souveraineté populaire en constitue le fondement. Tous les pouvoirs émanent du peuple. Le respect et la protection de la valeur humaine constituent l’obligation primordiale de la République. La Grèce poursuit l’affermissement de la paix et de la justice. La religion dominante en Grèce est celle de l’Église orthodoxe orientale du Christ. Libertés, droits et devoirs La liberté individuelle est inviolable. La liberté de déplacement est reconnue. Libertés publiques et droits sociaux : Les Hellènes sont égaux devant la loi. Les hommes et les femmes hellènes ont des droits égaux et des obligations égales. Seuls les citoyens hellènes sont admis à toutes les fonctions publiques, sauf exceptions. Les citoyens contribuent aux charges publiques, à la défense de l’État. Chacun a le droit de développer librement sa personnalité et le droit de participer à la vie sociale, économique et politique du pays. Des protections importantes existent contre les violations de domicile, les arrestations et jugements arbitraires, les tortures, etc. Les droits de pétition, de réunion paisible et sans armes, d’association, de conscience religieuse, d’expression, de presse sont garantis. L’instruction constitue une mission fondamentale de l’État, notamment le développement d’une conscience nationale et religieuse. Les années de scolarité obligatoires sont de neuf ans. 28 Le droit de propriété et le droit au travail sont sous la protection de l’État, liberté syndicale dans les limites de la loi, droit de grève. La République reconnaît et protège les droits fondamentaux et imprescriptibles de l’Homme. Organisation et fonctions de l’État La fonction législative est exercée par la Chambre des députés et le président de la République. La fonction exécutive est exercée par le président de la République et le gouvernement. La liberté de créer des partis politiques est assurée. Afin de servir un intérêt national important et de promouvoir la collaboration avec d’autres États, il est possible de reconnaître par voie de traité ou d’accord des compétences prévues par la Constitution à des organes d’organisations internationales. Le président de la République Le président de la République est élu par la Chambre des députés pour une période de cinq ans par scrutin nominal lors d’une séance spéciale de celle-ci à la majorité des deux tiers du nombre total des députés. Il prête serment au nom de la Trinité Sainte. Aucun acte du président de la République n’est valable sans le contreseing du ministre compétent. Le président de la République nomme le Premier ministre. La Chambre des députés Les députés sont élus au suffrage universel direct et secret par les citoyens âgés de 18 ans au moins et ayant droit de vote, pour une durée de quatre ans. L’exercice du droit de vote est obligatoire. Peut être élu député tout citoyen hellène possédant le droit de vote et étant âgé de 25 ans et plus. Les députés prêtent serment au nom de la Trinité Sainte ou de leur propre religion s’ils ne sont pas chrétiens. Le droit d’initiative des lois appartient à la Chambre des députés et au gouvernement. Pour • • • • aller plus loin, il serait intéressant : de repérer les déplacements de populations ; d’étudier l’organisation des pouvoirs dans la cité démocratique ; de réfléchir à l’évolution de la place et du rôle du citoyen au cours du temps ; de les comparer avec ceux de la Constitution de 1975 en vigueur. 29 Pour en savoir plus Quelques sites internet - http://grece.classique.free.fr - http://greceantique.free.fr - http://www.chez.com/olympos - http://www.amb-grece.fr : le site de l’ambassade de Grèce en France 30 2 L’Italie CITÉ : CIVITAS CITOYEN : CIVIS Un peu d’histoire…33 Il est difficile en quelques pages de rappeler le passé tellement riche de Rome et de l’Italie, mais voyons-en les grandes lignes pour situer l’évolution des événements dans le temps. Les temps légendaires Dans les marécages du Latium existent des cabanes en bois. Énée, le héros troyen, y aurait fondé Lavinium qui deviendra Rome. Vers 753 av J.C., selon la légende, Romulus et Rémus fondent Rome sur le Palatin. Autour du Latium (d’où le terme « latin ») vivaient deux grandes civilisations : grecque au sud (la Grande Grèce et la Sicile), étrusque34au nord (Toscane). Jusqu’en 616 av J.C., quatre royautés latine et sabine se sont succédées. On se souvient peut-être de « l’enlèvement des Sabines » !35. Le roi sabin Pompilius dota la communauté de ses institutions religieuses. Sous son successeur Tullus Hostilius la victoire des Horaces sur les Curiaces aboutit à la destruction d’Albe. C’est à la fin du VIIème siècle avant J.C. qu’est fondé le port d’Ostie, à l’embouchure du Tibre. La légende rapporte que Rome fut ensuite gouvernée par des rois étrusques : les Tarquins. Rome devient alors une ville, « urbs », à la suite de l’assèchement des marécages du forum. Sur le Capitole, le temple de Jupiter, Junon et Minerve est construit. Les historiens confirment les grandes lignes de la légende, à savoir : occupation du site dès le VIIème siècle av J.C., intervention des Étrusques, construction 33 Contribution de Marie-Thérèse Drouillon et Françoise Parisot. Les Etrusques sont des orientaux. Leur alphabet ressemble à celui des Grecs, mais leur langue n’est pas indoeuropéenne, comme les langues gréco-latines. La civilisation étrusque est très brillante par ses réalisations artistiques (voir le musée de la Villa Julia à Rome), architecturale (elle a inventé « l’arc en plein cintre » qui fait la beauté des églises romanes) et sa capacité à créer et à organiser des villes sur tous les plans, y compris politique. 35 Les Latins souhaitaient « prendre femme ». Latins et Sabins se sont finalement entendus et ont gouverné ensemble. 34 31 d’une cité et d’un sanctuaire à trois « cellae » (sanctuaires des Dieux) sur le Capitole. La République entre -509 et le début de l’ère chrétienne Après la chute des rois étrusques, les Romains élaborent les institutions de la République (res publica) à la suite de longues luttes entre les patriciens et les plébéiens. Les magistrats, élus pour un an, sont toujours au moins deux par fonction ; les magistrats sortis de charge forment le Sénat. Aux Comices, assemblée des citoyens, les riches votent les premiers et le vote est arrêté quand la majorité est atteinte, les pauvres ne votent jamais. Rome est donc gouvernée par une oligarchie ; mais les plébéiens ont obtenu un « droit de veto » inviolable, accordé aux « tribuns de la plèbe », pour défendre leurs droits. La conquête de l’Italie : du IVème au IIème siècle av J.C., les Romains se rendent maîtres de toute l’Italie. La conquête de l’Italie du Sud et de la Sicile provoque un conflit avec la puissance concurrente de Carthage36. Entre 264 et 146, trois guerres puniques37 assurent le succès définitif de Rome sur sa dangereuse rivale. Après la destruction de Carthage, Rome peut étendre sa domination sur l’est de l’Espagne et sur la Gaule du Sud. Puis elle se lance à la conquête de l’Orient grec, soumet les royaumes hellénistiques de Grèce, de Syrie, de Pergame et d’Égypte. Au premier siècle, les Romains peuvent parler de la Méditerranée en disant « Mare nostrum ». Les conquêtes ont bouleversé l’économie et la société, mis en cause des institutions inadaptées à un espace aussi étendu. La crise de la République révèle des dysfonctionnements dramatiques. Dès le second siècle, les Gracques avaient tenté, en vain, de reconstituer la classe moyenne des petits propriétaires (ruinés par la concurrence des régions conquises) qui avaient fait la grandeur et la stabilité de l’État. Le premier siècle est une période de guerres civiles au cours desquelles ni l’octroi de la citoyenneté à tous les Italiens, ni les tentatives de Sylla ou de César pour adapter les institutions ne peuvent régler le problème politique et social posé par les conquêtes. L’État est miné par les luttes de partis et le clientélisme. 36 Les habitants de Carthage sont les Phéniciens, peuple de marins et de commerçants, qui à partir des côtes du Liban actuel a constitué un réseau commercial dans toute la méditerranée, y compris à Carthage, leur point d’ancrage, en Sicile, où ils se sont implantés, et dans la péninsule ibérique. Hannibal fut le valeureux commandant des armées carthaginoises. 37 Les trois guerres ont opposé Rome à Carthage. L’adjectif punique est dérivé de Poeni, nom par lequel les Carthaginois, descendants des Phéniciens, étaient connus des Romains. Le conflit avait pour objectif la suprémacie en Méditerranée, et Rome remporta à chaque fois la vitoire. 32 Le Principat et le Haut-Empire En 44 av J.C., accusé de vouloir rétablir la monarchie, Jules César est assassiné en plein Sénat. Ce meurtre ouvre une période de luttes pour le pouvoir dont Octave, petit neveu de César adopté par testament, sort victorieux après plusieurs années de troubles à Rome, en Italie et dans les provinces. Devenu Tribun de la plèbe – et de ce fait sacro-saint – Octave finit par rendre tous ses pouvoirs au Sénat. Celui-ci, reconnaissant, lui accorde, en 27 av J.C., le surnom d’« Auguste ». En réalité il détient tous les pouvoirs : « Imperator », il est le chef des armées et contrôle les provinces ; « Auguste », il possède une autorité qui est comparable à celle des Dieux. Cette nouvelle organisation met fin aux guerres civiles et inaugure une longue période d’ordre et de relative paix intérieure. Le « siècle d’Auguste » est celui de Virgile, Tite-Live, Horace… C’est aussi l’époque des grandes constructions alliant la gravité romaine et les techniques grecques. Peu à peu de nouvelles institutions38 sont élaborées pour répondre aux besoins nouveaux. Au second siècle, sous Trajan, Hadrien, Antonin, Marc-Aurèle, l’œuvre législative se développe et le droit devient une science complexe. En 131, sous Hadrien, l’édit de Salvus Julianus met à jour le droit romain à l’usage des fonctionnaires et des juges. Rome a toujours accordé largement les droits politiques aux peuples vaincus ; le champ d’application du droit s’élargit avec la diffusion de la citoyenneté accordée soit individuellement, soit collectivement par les empereurs. Mais ce régime profite davantage aux riches qu’aux pauvres, aux habitants des villes qu’à ceux des campagnes. Le Bas-Empire Au début du IIIe siècle (212), l’édit de Caracalla accorde la citoyenneté à tous les hommes libres de l’Empire, sans pour autant détruire les droits locaux. Ainsi s’achève une évolution qui liait très étroitement romanisation et droit de citoyenneté. 38 Quelle est la place des femmes dans la société ? Au 1er siècle, la situation de la femme romaine se modifie à son avantage. A la tutelle du père ou du mari se substitue peu à peu le mariage sine manu c’est-à-dire sans tutelle. 33 Mais les incursions des Barbares mettent fin à la « Pax Romana ». Déjà, au second siècle, les empereurs avaient tenté d’enrayer leur pénétration en organisant le limes, ligne défensive construite parallèlement à la frontière. Au IIIème siècle, il s’agit moins de conquêtes que de sauvegarde de l’Empire. La difficulté à y parvenir décide Dioclétien (284-305) à faire de grandes réformes : par la tétrarchie39, il divise en deux le territoire (Orient et Occident) et confie l’administration de chaque partie à un « Auguste » et à un « César ». L’unité impériale cependant demeure : il ne s’agit que d’un partage des tâches. Lorsqu’en 476 le Barbare Odoacre (Germain) prend Rome (capitale occidentale) et renverse Romulus Augustule, il renvoie les insignes impériaux au seul empereur subsistant dans la capitale orientale de l’Empire, à savoir Constantinople. Constantin, après les persécutions religieuses de Dioclétien, prend le pouvoir, arrête la persécution et signe l’édit de Tolérance de Milan (313). Mais l’idée de tolérance ne peut encore s’incarner durablement dans la vie politique. Finalement, en 392, l’Empire devient chrétien et les cultes païens sont interdits à leur tour. La fin de l’Empire romain et le Haut Moyen Âge L’Europe est envahie par les Barbares. Rome est saccagée par les Goths en 410, par les Vandales en 455. Au VIème siècle, l’empereur Justinien tente une reconquête de la partie ouest de son Empire, mais sa tentative ne lui survit pas. L’Italie se développe désormais autour de trois pôles : Pavie, capitale du royaume des Lombards, Ravenne autour de laquelle s’épanouit une brillante civilisation marquée par l’influence orientale, Rome où le pouvoir pontifical s’organise sous Grégoire le Grand (590-604). Pour résister à l’expansionnisme lombard, la papauté fait appel aux Carolingiens. Charlemagne lui fait attribuer les territoires qui constituent le noyau des futurs États de l’Église. Le couronnement de Charlemagne, en 800, crée en Occident un Empire distinct de l’Empire romain (qui subsiste en Orient, sous le nom d’Empire byzantin) et dont le souverain se considère comme le protecteur du pape. Empire peu durable auquel fait suite le morcellement féodal. De nouvelles invasions accroissent la confusion : les Normands ravagent l’Italie, les Sarrasins envahissent la Sicile (827), pillent Rome (846). Otton Ier, roi de 39 Système institutionnel comprenant deux Auguste et deux César. 34 Germanie, fait valoir ses « droits » sur l’Italie et se fait couronner « empereur » à Rome par le pape Jean XII (962) dans une perspective européenne. Ainsi naît le Saint-Empire romain germanique40. L’Italie impériale L’Église étant intégrée à la féodalité, les conflits sont nombreux entre les empereurs et les papes. Les seconds veulent s’affranchir du contrôle des premiers sur la nomination des évêques et l’élection pontificale. L’épisode le plus fameux de cette longue « querelle des investitures » est l’affrontement au cours duquel l’empereur germanique Henri IV doit s’humilier à Canossa41 (1077). Dans le même temps, les villes se développent et se dotent d’institutions propres. Le Mouvement communal s’épanouit en Lombardie (1081), en Toscane (1138), en Ligurie. Les villes prennent parti pour le pape (les guelfes) ou pour l’empereur (les gibelins) ; mais, surtout, elles modifient la vie politique en Italie en donnant le pouvoir aux laïcs. Le Mouvement communal affaiblit le pouvoir des évêques et introduit un ferment égalitaire dans des sociétés encore fortement hiérarchisées. De plus, chaque cité tend à agrandir son territoire et à consolider son indépendance. Ceci contribue à affaiblir l’emprise des pouvoirs étrangers (empereurs germaniques, angevins, aragonais) sur l’Italie, tout en faisant reculer la perspective de l’unité. Jusqu’aux guerres du XVème siècle, la péninsule se trouve morcelée entre des États régionaux. Une civilisation communale, portée par l’essor économique, permet le développement d’une culture laïque, notamment grâce à des universités telles que celles de Bologne (1088) ou de Padoue (1222). Après les crises du XIVème siècle, le pouvoir passe aux mains des grandes familles : les Visconti puis les Sforza à Milan, les Médicis à Florence. Gênes et Venise restent des républiques aristocratiques. Ces villes, et surtout Florence, connaissent un développement extraordinaire sur les plans artistique et littéraire, qui en feront de brillants foyers de la Renaissance. 40 L’appellation date du XVème siècle La querelle des Investitures constitue la première tentative de la papauté pour imposer sa théocratie. Elle éclate suite à la décision prise par le Pape Grégoire VII de nommer les évêques et les abbés, charge qui appartenait jusque-là aux souverains. L’empereur Henri IV décide de faire déposer le pape, qui réplique en l’excommuniant et en le déposant. Il se trouve dès lors en butte à l’hostilité des princes allemands et est contraint de faire la paix avec Grégoire VII. Celle-ci est conclue lors de l’entrevue de Canossa (1077) pendant laquelle Henri IV fait pénitence et demande son absolution. Cet épisode historique a donné naissance à l’expression « aller à Canossa », c’est-à-dire faire amende honorable, s’humilier devant son adversaire. 41 35 Cependant, l’Italie, riche et raffinée, attire les convoitises de la France, de l’Espagne, de l’Autriche. La domination étrangère Les guerres d’Italie (1494-1559), qui voient la rivalité de la France et de l’Espagne, affaiblissent les différentes républiques italiennes et s’achèvent par la domination espagnole sur la quasi- totalité de la péninsule. Seul le pouvoir pontifical représente un contrepoids à cette puissance espagnole. Le concile de Trente, réuni par l’Eglise catholique pour répondre à la réforme protestante de Luther et ainsi à la rupture de l’unité chrétienne due au développement du protestantisme, stérilise la vie culturelle. La fin de l’hégémonie espagnole en Europe, entérinée par le traité d’Utrecht (1713), redistribue les zones d’influence en Italie : l’Autriche des Habsbourg domine le Nord et la branche espagnole des Bourbons conserve le Sud. Les Habsbourg redonnent un souffle culturel et politique durable, notamment à Venise : théâtre de Goldoni, peintures de Tiepolo, Canaletto… Le Piémont s’affirme. Le Risorgimento et l’unité Ce renouveau et cette ouverture expliquent que la Révolution française ait été assez bien accueillie par la bourgeoisie et que Bonaparte, dans un premier temps, ait été acclamé. Le traité de Campoformio en 1797 marque la fin de l’ancien régime dans la péninsule. Bonaparte y crée d’éphémères républiques. Après sa victoire à Marengo, il conquiert l’Italie dont une partie est annexée à la France (Piémont, Toscane, une partie des États pontificaux). Après la chute de l’Empire napoléonien, le Congrès de Vienne s’attache à effacer l’œuvre française et rétablit en Italie les souverains renversés. Cependant, le retour de l’absolutisme provoque la création de sociétés secrètes, inspirées de la Révolution française (les carbonari), qui fomentent des complots durement réprimés. Après 1830, ces mouvements réapparaissent autour du républicain Giuseppe Mazzini, créateur de la « jeune Italie », et de Gioberti, partisan de l’unification et du Risorgimento sous l’égide de la Maison de Savoie. À la suite des soulèvements de 1848, la Lombardie et la Vénitie expulsent les Autrichiens. Le nouveau souverain piémontais Victor-Emmanuel II et son ministre Cavour obtiennent l’appui de Napoléon III pour réaliser l’unité italienne. Puis ce sera l’union de l’Italie 36 centrale et celle du royaume de Naples conquis par Garibaldi en 1860 à la suite de l’expédition des « Mille ». Le royaume d’Italie Le royaume d’Italie est proclamé en 1861. La défaite autrichienne de Sadowa (1866) rendit définitivement la Vénétie aux Italiens, mais ils durent attendre la chute de l‘Empire français (1870) pour entrer dans Rome, qui devint la capitale du Royaume le 2 octobre 1870. Les gouvernements de droite comme de gauche poursuivent l’unification. En 1879, l’instruction primaire est devenue obligatoire mais les difficultés économiques impliquèrent la dépréciation. Le peuple connaît une grande misère et une partie de la population est contrainte à l’émigration. L’Italie cherche à mener une politique coloniale en Tunisie et en Éthiopie, puis en Libye. C’est le courant nationaliste qui pousse l’Italie à intervenir dans la Première Guerre mondiale afin de récupérer des terres sur l’Autriche. Les traités de Saint-Germain-en-Laye (1919) et de Rapallo (1920) déçoivent les ambitions italiennes. Par ailleurs, en 1920-1922, une grave dépression économique engendre une violente agitation dans toute la péninsule. Mussolini se fait alors reconnaître avec ses Faisceaux42 comme le seul recours pour faire face à la situation. Il est appelé au pouvoir par Victor-Emmanuel III. Peu à peu un ordre dictatorial fasciste (1925) et corporatiste (1926) s’instaure. Les réalisations intérieures (grands travaux, résorption du chômage, règlement de la question romaine par les accords de Latran) et extérieures lui assurent une adhésion populaire. Cette logique d’exaltation nationaliste conduit au rapprochement avec l’Allemagne nazie (Pacte d’acier en 1939) et à la guerre. L’Italie contemporaine En juin 1946, la République est établie par référendum. Après avoir signé le traité de Paris en 194743, l’Italie se dote d’une constitution en décembre avec un régime parlementaire où le pouvoir essentiel est aux mains des Chambres. Il est tempéré par la faculté de faire des référendums populaires sur les grands problèmes sociaux et par la régionalisation. La reconstruction est menée par un démocrate-chrétien, Alcide de Gasperi qui fait adhérer son pays à la CECA (1951), puis à la CEE (1957). L’industrialisation connaît des succès, mais bien des problèmes demeurent, notamment l’écart de développement entre le Nord et le 42 Nom des brigades qui donnera naissance au terme « fascisme ». Les traités de Paris (à ne pas confondre avec le Traité de Paris du 18 avril 1951 créant la CECA) ont été signés entre les puissances victorieuses et l’Italie, la Roumanie, la Bulgarie, la Hongrie et la Finlande. L’Italie cédait à la France quelques territoires, entres autres les hautes vallées de la Roya, de la Tinée et de la Vésubie, Tende et la Brigue ; une partie de l’Istrie et Zara à la Yougoslavie ; elle cédait les îles du Dodécanèse à la Grèce. Elle payait de lourdes indemnités aux pays avec lesquels elle avait été en guerre. 43 37 Sud. La gauche progresse face aux difficultés. Le terrorisme déstabilise le pays. Le compromis historique établi en 1979 entre les communistes et les démocrates-chrétiens permet de rétablir l’ordre. Mais l’Italie souffre du retentissement des « affaires », malgré l’opération « mains propres ». Le gouvernement très européen, dirigé par Romano Prodi, a cherché à assainir la situation et à stabiliser le pouvoir politique. Il a œuvré pour que l’Italie fasse partie des pays qui ont adopté l’euro en 1999. Mais le retour au pouvoir, en 2001, du magnat de la communication, Silvio Berlusconi (dirigeant de Forza Italia), qui s’est allié notamment à l’Alliance nationale (ex-MSI post-fasciste) et à la Ligue du Nord –une formation à tendance xénophobe – a inquiété les Européens. D’autant que certains membres du nouveau gouvernement ont tenu des propos « anti-européens». Cela a entraîné une mise au point du Premier ministre italien afin de confirmer son engagement en faveur de l’Union et de la monnaie unique. Cependant, les relations entre l’Italie et la France ainsi qu’avec d’autres pays de l’UE se sont indéniablement tendues, fragilisant ainsi l’un des piliers historiques de l’Europe communautaire. Institutions, citoyenneté et valeurs (texte rédigé par Luigi Majocchi44 et adapté par Françoise Parisot) Réflexions générales sur les notions d’État, de citoyenneté et de nation45 Aujourd’hui, en dépit d’une certaine confusion qui entoure les termes de « citoyenneté » et de « nation », il suffit de se référer au sens commun pour s’apercevoir de la différence profonde qui existe entre ces deux termes. Un Français, par exemple, peut bien se rendre en Italie, y établir sa résidence et devenir citoyen italien, c’est-à-dire avoir un passeport italien, voter pour ses représentants à la Chambre des députés et au Sénat, y être élu, tout en conservant sa nationalité française. Pour rester encore au niveau du sens commun, le traité de Maastricht reconnaît la citoyenneté européenne, qui n’efface pas la citoyenneté italienne, française ou allemande. Par conséquent, il est opportun, semble-t-il, de distinguer les deux concepts de façon claire. La tâche n’est pas facile, car, si le concept de citoyenneté peut se référer à un univers de discours précis – celui du discours juridique –, le concept de nation, quant à lui, n’est pas très clair, non seulement sur le terrain du sens commun, 44 45 Professeur d’histoire de l’intégration européenne, Chaire Jean Monnet, Université de Pavie, Italie. Contribution de Luigi MAJOCCHI, Chaire Jean Monnet, université de Pavie. 38 mais aussi sur celui de la science politique. Essayons donc d’apporter les éclaircissements nécessaires par le biais de l’analyse historique. Historique des notions d’État, de citoyenneté et de nation Athènes Dans l’Athènes classique, la citoyenneté n’impliquait pas seulement, comme elle le fait aujourd’hui, la titularité de droits et de devoirs – civils (reconnus aussi aux métèques) et politiques (attribut exclusif de la citoyenneté) –, elle impliquait également une communauté de langue, d’ethnie (ethnos) et même de religion, Athéna étant la divinité poliade (qui protège la cité) d’Athènes. Le citoyen était conçu comme une cellule d’un organisme vivant. Son loyalisme devait s’exercer de façon exclusive envers la communauté politique. Athènes identifiait donc non seulement sa citoyenneté, mais aussi sa nation. L’expression la plus limpide de cette façon de penser se retrouve dans l’oraison funèbre de Périclès, une page mémorable de La Guerre du Péloponnèse.46 Rome Les choses n’étaient pas différentes dans la Rome républicaine. La condition de citoyen romain identifiait non seulement le droit de participer aux institutions de la démocratie directe mais aussi une référence naturelle aux traditions des ancêtres. Celles-ci étaient codifiées dans le droit civil – un ensemble de règles décrivant les comportements consolidés par rapport aux coutumes, à l’ethnie et même à la religion. En d’autres termes, dans l’Athènes de Périclès, comme dans la Rome républicaine, l’ensemble des citoyens constituait un peuple – c’est-à-dire un État – et ce peuple coïncidait avec la nation. L’élargissement de la communauté politique par des formules institutionnelles ne produisait pas de loyalismes différents et d’identités nouvelles. En effet, ces formules institutionnelles n’étaient rien d’autre que des réseaux de règles entre communautés dont les sujets gardaient leurs propres citoyenneté et nationalité. L’unité entre nation et citoyenneté se rompit à la suite de la concession de la citoyenneté romaine d’abord aux Italiques, au temps de Sylla47, et, par la suite, à l’Empire tout entier (Constitutio Antoniniana, 212 après J.C.). Par ces actes, la citoyenneté, en tant que titularité de droits et de devoirs, était reconnue à des sujets qui demeuraient différents du point de vue de leur nationalité et se 46 Nom donné à la guerre qui opposa les deux grandes puissances du monde grec, Athènes et Sparte, entre 431 et 404 avant J.-C. Le Péloponnèse est l’une des 9 régions géographiques de la Grèce. 47 Général et homme politique romain (138 av. J.C.– 78 av. J.C.) : après s’être opposé à Marius, il prit le pouvoir puis abdiqua peu avant sa mort. 39 reconnaissaient comme tels. Le peuple romain – l’ensemble des citoyens, un sujet juridico-politique – ne coïncidait plus avec la nation – sujet par sa nature non politique – qui grâce à ses connotations ethniques, religieuses, culturelles, linguistiques, etc., définissait l’identité d’un individu bien plus que son appartenance à la communauté politique. La féodalité La chute de l’Empire romain et l’avènement de l’âge de la féodalité – les anciens statuts furent alors remplacés par des relations de droit privé à l’intérieur de communautés de destin extrêmement fragmentées – rendirent les deux concepts de nationalité et de citoyenneté presque insignifiants. Si l’on voulait trouver un corrélatif au terme de « nationalité », on pourrait peut-être se référer au sentiment d’appartenance à la communauté universelle qui signifiait, en termes religieux, un loyalisme envers la communauté catholique. La Révolution française Une situation analogue, bien que présentant des caractéristiques différentes dans plusieurs régions du Saint-Empire, survécut jusqu’à la Révolution française. Tout au cours de l’Ancien Régime, avant la Convention, le terme de nation identifiait des communautés spontanées, non organisées par le pouvoir politique. Son élément constitutif – l’étymologie le dit clairement : natio (de nascor = naître), était le sentiment d’appartenir, avant tout, à la communauté dans laquelle les hommes naissaient, vivaient et mouraient, et, ensuite, à une langue, à des coutumes et traditions de caractère surtout local. Ce sentiment d’ailleurs n’excluait pas les sentiments d’appartenance à d’autres groupes sociaux qui, en quelque sorte, concourraient à définir l’identité des hommes. Il se pouvait qu’un individu de Strasbourg, au-delà des sentiments d’appartenance à son propre quartier et à sa propre ville, – quelque étroits qu’ils fussent – se sentit appartenir aussi à l’Alsace (sa communauté linguistique), à la région du Rhin (le bassin naturel du commerce), à la Lotharingie (qui, dans le passé, mais peut-être encore aujourd’hui, identifiait une communauté de coutumes et de traditions), au royaume de France, à la « République de l’Europe des lettres », à la chrétienté, et finalement au monde entier, selon les principes du cosmopolitisme et de l’humanisme du siècle des Lumières. Ces phénomènes d’identification pouvaient aisément cœxister. En fait, ils cœxistaient de façon normale car les hommes se considéraient comme au centre d’une série de cercles concentriques qui du quartier pouvaient s’étendre jusqu’au genre humain tout entier. 40 Au temps de la Révolution, l’affirmation du principe de la souveraineté nationale eut comme conséquence que l’un de ces cercles prit le dessus sur les autres en les réduisant au rang d’entités subordonnées ou même en les faisant disparaître. En France, le cercle qui coïncidait avec la communauté politique n’était plus une nation parmi les autres, mais la Nation qui devenait ainsi synonyme de peuple (citoyens titulaires de la souveraineté). Mais les Français, s’ils étaient un peuple, n’existaient pas en tant que nation, au moins au sens exclusif du terme. C’est l’État qui au cours d’un processus séculaire avait accentué sa centralisation et s’était doté d’une bureaucratie de plus en plus large. L’école publique, d’une part, imposa à tous la langue d’oïl et, d’autre part, la levée en masse des armées contribua à implanter la conception d’un destin commun sous un drapeau commun. Le sentiment d’appartenance aux différentes infra-nationalités et supranationalités spontanées fut ainsi occulté dans le cœur des Français, tandis que s’installait le sentiment d’appartenir à une nationalité unique et exclusive, organisée par le pouvoir politique : l’État-nation. Ce qui s’est passé en France sous une forme si limpide s’est reproduit, tôt ou tard, et avec des analogies plus ou moins marquées, dans les autres pays d’Europe occidentale. La crise de l’État-nation Les dégâts du nationalisme n’ont pas encore été complètement réparés. Les préjugés nationaux existent encore. Mais la réalité évolue heureusement. En effet, la formule nationale est entrée dans une crise profonde à la fin de la Deuxième Guerre mondiale. Le processus d’unification européenne nous a amenés au seuil d’une nouvelle situation qui n’est pas destinée à effacer les nations déjà organisées, mais à nier leur caractère exclusif, en organisant une supranationalité jusqu’à présent seulement spontanée. En outre, à la suite de la crise de l’État-nation, d’autres nationalités qui gardaient un simple caractère de spontanéité se sont organisées ou vont le faire. Il s’agit, dans ce cas, d’infranationalités spontanées. Cela s’est passé en Allemagne, par la création des Länder, en Espagne et en Italie par la régionalisation, en Belgique par la nouvelle Constitution fédérale. Il s’agit d’un processus en cours qui est destiné à s’approfondir. Au fur et à mesure de l’achèvement de la construction européenne, le fédéralisme s’affirmera. Il est donc légitime de soutenir que la société européenne est en train de se consolider avec des caractères suffisamment unitaires : d’un côté grâce à l’interdépendance croissante provoquée par le développement des forces productives, de l’autre grâce à la crise du nationalisme. Elle est pourtant plus segmentée et articulée qu’elle ne l’était il y a cinquante ans. Une telle affirmation 41 n’est absolument pas contradictoire. En vérité, il s’agit d’une société qui est en train de nier le principe de la nationalité exclusive tout en affirmant une multiplicité de loyalismes nouveaux (nouvelles « nationalités ») qui cherchent à s’organiser par niveaux de gouvernements différents avec de nouvelles citoyennetés. Comment ces notions sont-elles vécues en Italie ? Un esprit de clocher bien enraciné Le phénomène des communes a eu une importance particulière dans l’Italie du Centre et du Nord. La ville, une fois redevenue le centre de la vie quotidienne, le carrefour du commerce et de la production de richesse, fut le cadre d’une relance spectaculaire de la civilisation par l’éclosion de l’art roman, des universités, des républiques maritimes (Venise, Gênes, Pise et Amalfi). Celui qui habitait la ville (le bourg) était le bourgeois, dont la participation à la vie publique – en particulier aux institutions de la démocratie directe – était organisée par les corporations. Il serait erroné de dire que cette expérience historique reproduisait l’identité entre nation et citoyenneté qui était l’essence de la polis. Toutefois, on retrouve ici certains traits qui marquent encore aujourd’hui le sentiment national en Italie, c’est-à-dire un esprit de clocher particulièrement vif. Même à présent, on dit que le mot « Toscane » ne reflète pas parfaitement l’identité d’un Florentin puisqu’il sous-entendrait une similarité avec les Pisans qui, jusqu’à la principauté des Médicis, furent leurs ennemis acharnés. À Florence on peut entendre, même aujourd’hui, le proverbe suivant : « Il est mieux d’avoir un mort chez soi qu’un Pisan à la porte » ! Comment espérer que ce même Florentin puisse se définir exclusivement comme un Italien ? Cette remarque nous permet de constater à quel point le nationalisme dans ce pays, bien qu’il ait été la patrie de Mazzini, et en dépit de l’expérience néfaste du fascisme, est toujours resté un phénomène de surface. Le fait que l’idéal national n’ait jamais réussi à s’enraciner profondément dans le cœur des Italiens est bien prouvé par leur résistance au fascisme. Les antifascistes demeuraient fidèles à la valeur de la liberté plutôt qu’à celle de la Patrie et s’identifiaient avec ceux qui menaient le même combat en Europe plutôt qu’avec leurs compatriotes qui étaient restés loyaux à Mussolini. De la même façon, les Italiens ont toujours été disposés favorablement envers l’Europe, et ce avec constance depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale. 42 L’État unitaire en Italie Le modèle d’État-nation évoqué ci-dessus a été élaboré avec un regard tout à fait particulier sur l’histoire de la France, mais sa validité ne se borne pas à l’Hexagone. Au contraire, il permet de sélectionner et d’interpréter la plus grande partie des phénomènes qui se sont produits dans presque tous les pays de l’Europe occidentale. Cela est certainement vrai pour ce qui est de l’histoire de l’Italie. Il en va en particulier ainsi de l’histoire de l’État unitaire. À vrai dire, pour ce qui est de la structure constitutionnelle de l’État, il faut garder présent à l’esprit qu’un débat très vif se déroula après l’unification, au cours duquel même l’hypothèse fédéraliste de Carlo Cattaneo48 avait été prise en considération. Presque tous se disaient libéraux et favorables à l’introduction, dans la Constitution, du modèle britannique qui était respectueux de l’autonomie locale. Les catholiques, en particulier (il suffit de se rappeler du Père jésuite Taparelli d’Azeglio), étaient hostiles à l’institution de l’État-nation et, partant, opposés à l’identification citoyenneté/nationalité. En dépit de cela, on fit le choix de construire l’État selon le modèle napoléonien. Les justifications données étaient la crainte du retour des Bourbons à Naples, le brigandage, la question romaine, la question de Venise, etc. Toutefois, ce qui fit le caractère définitif de ce choix fut la conviction que ce modèle d’État était le plus adéquat à la situation internationale de l’Europe après le tournant de 1870. A la rage de trouver sa place au soleil se mêlait l’espoir d’assurer l’autosuffisance du pays. C’est dans ce contexte qu’il faut replacer les aventures coloniales qui furent entreprises avec beaucoup de témérité par Crispi ou encore la guerre de Libye. On peut aisément expliquer tout cela sur la base de la théorie de la Raison d’État. Tous les phénomènes qui ont été rappelés ici concernaient un État édifié sur une base sociale extrêmement mince. Voici donc les raisons de sa faiblesse : Massimo d’Azeglio l’exprimait en disant que « l’Italie ayant été faite, il faut faire les Italiens », ce qui était beaucoup plus facile à dire qu’à faire. Une telle difficulté découlait directement d’une donnée essentielle de la vie constitutionnelle italienne depuis l’unification et qui est le fait du « parti unique de gouvernement ». On a déjà dit que la base sociale de l’État après l’unification était mince. La masse des « exclus » – ceux qui ne se reconnaissaient pas dans l’État et se trouvaient en opposition par rapport non seulement au gouvernement mais aussi au régime – était énorme. Dans ces rangs l’on trouvait : les républicains (ceux qui s’y référaient), les activistes (ceux qui se référaient à Garibaldi), les fédéralistes (ceux qui se référaient à Cattaneo), les anarchistes, 48 Carlo Cattaneo avait employé en 1848 l’expression « les Etats-Unis d’Europe ». 43 les socialistes et, last but not least, après la promulgation de l’encyclique papale « non expedit »49, tous les catholiques. L’État-nation qui était en train de se faire ne se fondait que sur cette base sociale réduite qui se reconnaissait dans l’État. On comprend fort bien alors pourquoi la tâche proposée par Massimo d’Azeglio était si difficile. Il s’agissait d’imposer l’idéologie nationale non seulement à un nombre considérable d’analphabètes, mais aussi à la grande majorité des Italiens qui se sentaient avant tout socialistes, catholiques, républicains, etc. Ceux-ci n’éprouvaient aucun loyalisme envers l’État et étaient tout sauf citoyens au sens que le mot avait acquis dans la culture de Rousseau et de la Révolution française. Tout ceci suffit largement à expliquer pourquoi les Italiens, s’ils éprouvent de l’orgueil pour leur propre littérature, musique, peinture, architecture, pour leurs villes historiques et – pourquoi pas ? – pour leur mode de vie, éprouvent aussi une sorte d’embarras à déclarer leur appartenance à l’État italien. Cet embarras explique deux comportements différents : le premier positif, le second négatif. La disposition favorable des Italiens envers le fédéralisme La culture du fédéralisme, qui vise à créer des niveaux de gouvernement institutionnalisés, du quartier au monde entier, s’est exprimée par le biais de personnalités remarquables en Italie, comme en témoigne la pensée et l’action d’Altiero Spinelli et du Mouvement fédéraliste européen. C’est grâce à cette culture largement répandue dans les milieux antifascistes que la Constitution italienne (à l’article 11) déclare de façon solennelle la disponibilité de l’Italie aux transferts de souveraineté. Aujourd’hui, la culture fédéraliste revendique une modification en profondeur de l’État qui puisse élargir les garanties d’indépendance, reconnues aux minorités ethniques (Vallée d’Aoste et Tyrol du Sud), aux autres régions sur la base du principe de subsidiarité et en adoptant les règles du fédéralisme fiscal. Ces revendications ne sont plus avancées seulement par les avant-gardes fédéralistes ou par la Ligue du Nord, mais par toutes les forces politiques, à l’exception d’Alleanza nazionale et Rifondazione comunista. Une telle culture se retrouve d’une façon également claire dans le fait que le racisme et l’antisémitisme en Italie sont des phénomènes tout à fait marginaux. 49 Par laquelle, au lendemain du 20 septembre 1870, date de la prise de Rome, la participation à la vie politique était interdite aux fidèles de l’Eglise romaine. 44 Une transition difficile Le nationalisme italien est donc très faible, particulièrement aujourd’hui. D’un côté, cette situation favorise le passage au fédéralisme, c’est-à-dire à cette transition qui, par la reconnaissance de la citoyenneté européenne, amènera inévitablement à la reconnaissance d’une pluralité de citoyennetés liées à des niveaux de gouvernement « indépendants et coordonnés ». D’un autre côté, tant que la transition ne sera pas accomplie, elle implique une décadence effrayante de l’esprit civique. Si tout ce qui est public est identifié à l’État, on explique facilement pourquoi en Italie ce qui est public est considéré comme n’appartenant à personne. Les actes de vandalisme envers ce qui est public sont en règle générale justifiés et même approuvés ; le manque de respect pour l’environnement naturel est très répandu ; tout le monde essaie d’échapper aux impôts, etc. Il est donc évident que, tant que des nationalités spontanées – qu’elles soient vieilles ou nouvelles – ne seront pas reconnues et organisées par des institutions politiques capables d’affirmer des citoyennetés nouvelles, il sera fort difficile de donner à nouveau aux Italiens le sentiment d’être les membres d’une communauté de destin qui leur appartient et qui, par conséquent, doit être respectée et renforcée. La citoyenneté européenne La citoyenneté européenne : un élément décisif Le jour où la citoyenneté européenne sera effective, les Italiens pourront retrouver un sentiment de nationalité fort. Si l’on peut être en même temps Italien et Européen, on pourra également être Toscan, Florentin et, un jour ou l’autre, citoyen du monde entier. Ce jour là, les Italiens n’éprouveront plus le déchirement qui les a frappés une fois que la nationalité a été identifiée avec l’État. Celui-ci n’est plus une communauté de destin, n’étant pas en mesure de garantir la sécurité et la croissance. Ils comprendront qu’on peut être en même temps citoyen de plusieurs communautés, chacune étant une entité pour laquelle il faut garder du respect, comme l’on en garde pour tout ce qui contribue à nous donner une expérience directe de l’altérité et à enrichir notre personnalité. Le traité de Maastricht : une occasion manquée En vertu de ce traité nous sommes devenus citoyens européens car l’Union est devenue une communauté de destin. Mais de quel genre de citoyen s’agit-il s’il n’a 45 même pas le pouvoir d’élire son gouvernement et par là même de participer d’une façon active au processus de décision ? Malgré tout ce qu’on dit, au sein de l’Union le pouvoir est toujours bien gardé par le Conseil où les États sont représentés en tant que détenteurs effectifs de la souveraineté. Le principe qui demeure toujours incontesté est donc encore celui qui reconnaît l’État-nation comme la seule forme d’État. La transformation de l’Union en une fédération adaptée aux spécificités de notre continent européen permettra, il faut le souhaiter, de sortir de cette vision restrictive. Il sera alors possible de s’orienter vers une citoyenneté à plusieurs dimensions complémentaires. Constitution de la République italienne50 du 27 décembre 1947 Des points importants Tous les citoyens ont une même dignité sociale et sont égaux devant la loi sans distinction de sexe, de race, de langue, de religion, d’opinions politiques, de conditions personnelles et sociales. La République reconnaît à tous les citoyens le droit au travail et crée les conditions qui rendent ce droit effectif. La République est une et indivisible, reconnaît et favorise les autonomies locales, réalise la plus ample décentralisation administrative. L’Italie consent aux limitations de souveraineté nécessaires, à condition de réciprocité par les autres États, à un ordre qui assure la paix et la justice au sein des nations ; elle aide et favorise les organisations internationales qui poursuivent un tel but. L’État et l’Église catholique sont, chacun dans son domaine particulier, indépendants et souverains. Toutes les confessions religieuses sont également libres devant la loi. Le statut L’Italie est une république démocratique, fondée sur le travail. La République reconnaît et garantit les droits de l’homme. Le statut juridique des étrangers est réglé par la loi, conformément aux traités et usages internationaux. Le droit d’asile politique est reconnu. Droits et devoirs civiques Titre I La liberté personnelle est inviolable. Le domicile, la liberté et le secret de la correspondance sont inviolables. Liberté de circulation, de réunion 50 D’après Henri OBERDORFF, Les Constitutions de l’Europe des Douze, La Documentation française, 1994 46 (pacifiquement), d’association (sauf secrètes et militaires), liberté de confession, liberté de pensée et d’expression, presse, etc. Titre II La République reconnaît les droits de la famille comme société naturelle fondée sur le mariage, elle protège la maternité, l’enfance et la jeunesse, la santé. L’enseignement est ouvert à tous. L’instruction primaire, pendant au moins huit ans, est obligatoire et gratuite. Titre III La femme qui travaille a les mêmes droits, les mêmes rémunérations et protections sociales que l’homme, l’organisation syndicale est libre ; le droit de grève s’exerce dans le cadre de la loi, le droit de propriété est reconnu. Titre IV Sont électeurs tous les citoyens, hommes et femmes, qui ont atteint l’âge de la majorité ; c’est un devoir civique que de voter ; la défense de la patrie est un devoir sacré du citoyen (service militaire) ; chacun est tenu de contribuer aux dépenses publiques, tous les citoyens ont le devoir d’observer la Constitution et les lois. Organisation de la République Le Parlement : la Chambre des députés et le Sénat. Le Parlement est élu au suffrage universel direct, le Sénat sur la base régionale. Il faut avoir 25 ans pour être député et 40 ans pour être sénateur. Ils sont élus pour cinq ans. Il y a référendum populaire sous certaines conditions. Le président de la République est élu par le Parlement réuni en séance commune, au scrutin secret, et à la majorité des 2/3 du Parlement. Il est élu pour sept ans. Il est le chef de l’État et représente l’unité nationale. Pour aller plus loin, il serait intéressant : • d’observer les frontières de l’Empire romain à son apogée, sachant que, par l’édit de Caracalla, tous les hommes libres de l’Empire devenaient citoyens romains ; • d’approfondir les influences exercées par la Grèce et Rome qui, pour certaines, demeurent encore aujourd’hui. • de se remémorer la date de l’unification de l’Italie ; • de réfléchir aux raisons pour lesquelles les Italiens se sentent plus européens et moins nationalistes que d’autres. Pour en savoir plus Quelques sites internet 47 - http://www.defusco.ch/fr2_italie.html - http://www.italie1.com/hist.htm Bibliographie générale - Lettres européennes, Histoire de la littérature européenne, BenoîtDusausoy A. et Fontaine G. (dir), Hachette Education, 1992. Europe, la voie romaine, Criterion idées, 1993 La civilisation romaine, Grimal P., Arthaud, 1960. Histoire de l’Europe, à l’initiative de Delouche F., Hachette Education, 1997. 48 Ont contribué à l’ouvrage original, paru chez Hachette Education en 1998 : Jorge Bacelar Gouveia , constitutionaliste, Lisbonne, Portugal. Gilles Cosson, président du Mouvement Européen Ile de France, Auteur. Henk Dekker, professeur associé, Université de Leiden, Pays-Bas. Marie-Thérèse Drouillon, professeur honoraire agrégée d’histoire. Andrew Duff, député européen. Nikos Frangakis, directeur EKEME, Athènes, Grèce. An Hermans, député, professeur à l’Université de Louvain, Belgique. Hubert Landier, président MCS. Claire Loftus, avocate, membre de l’Institut d’Affaires Européennes de Dublin,Irlande. Andreas Maurer, Docteur en sciences politiques, Stiftung Wissenshaft und Politik, Berlin. Luigi Majocchi, professeur d’histoire de l’intégration européenne, chaire Jean Monnet, université de Pavie, Italie. Françoise Parisot, présidente de Futur Présent. Ib Pedersen, avocat international, Danemark. Benoît Pellistrandi, historien, directeur des études pour les époques modernes et contemporaines, Casa de Velasquez, Madrid. Sergio Santillan, avocat, directeur des services juridiques de l’Union générale des travailleurs, Madrid, Espagne. Stéphane Saurel, membre du Cabinet du Président du Conseil Régional Aquitaine. Robert Toulemon, président de l’AFEUR. Julien Weisbein, Docteur en sciences politiques, LASSP, IEP de Toulouse. 49 Les contributions des auteurs ont été adaptées par Futur Présent pour assurer la cohérence de l’ouvrage. La mise à jour a été réalisée par Françoise Parisot et Robert Toulemon, avec la participation de Delphine Lemarinier, diplômée IEP Grenoble et Paris IXDauphine, et de Simon Parlier, Docteur en Sciences Politiques. 50