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Camp Boiro Memorial
Témoignages
Sékou tel que je l'ai connu
par André Lewin, interrogé par Hamid Barrada
Jeune Afrique. Collection Plus, Juin 1984,
numéro spécial consacré à l'ancien chef d'État de la Guinée
Peu après la mort de Sékou Touré en mars 1984, le périodique "Jeune Afrique"
publiait en juin 1984, dans sa collection "Plus", un numéro spécial consacré à
l'ancien chef d'État de la Guinée, envers lequel l'hebdomadaire n'avait jamais
caché son hostilité. Le journaliste Hamid Barrada avait recueilli de la part de
l'auteur une longue interview, parue sous le titre "Sékou tel que je l'ai connu" et le
sous-titre "Il y avait deux Sékou Touré". Celle-ci sert de base au texte ci-après,
sous réserve de quelques corrections de détail, mais avec de nombreuses
adjonctions, parmi lesquelles bien des notes de bas de page. Le "portrait" tracé de
l'auteur par Hamid Barrada sous le titre "Le diplomate et le tyran" figure en
annexe.
Hamid Barrada : Vous avez sans doute été l'un des rares hommes dans le monde, à tout le moins en
dehors de l'Afrique, à pleurer Sékou Touré…
André Lewin : Il est vrai que depuis mon premier séjour en Guinée, en mars 1974, donc exactement dix
ans avant sa mort, j'étais très attaché au président Ahmed Sékou Touré; nous avons entretenu des
relations qui sont progressivement devenues amicales; dans une certaine mesure, étant donné la
différence d'âge entre nous, elles étaient même de sa part un peu paternelles; cette amitié n'empêchait
pas que je sois lucide sur ses défauts et conscient des épouvantables violations des droits de l'homme qui
se commettaient en Guinée. Il est exact que j'ai été à la fois surpris et bouleversé par sa disparition. J'ai
été particulièrement affecté, moins au cours des obsèques et des manifestations officielles, qui m'ont
paru chaotiques — les réactions étaient marquées moins par l'émotion que par la curiosité, à la seule
exception du discours du Premier Ministre Béavogui, réellement ému, presqu'en pleurs et la voix brisée
par exemple à l'évocation du mouchoir blanc que le leader disparu agitait toujours en public — qu'à
l'arrivée du corps à Conakry : 400.000 à 500.000 personnes (les deux tiers de la population de la
capitale) ont défilé de l'aéroport jusqu'au Palais du peuple. Alors, il y eut des moments d'émotion vraie.
Président Sékou Touré et l'Ambassadeur de France,
M. André Lewin
Après l'inhumation au mausolée, il m'a semblé que l'indifférence s'installait. J'ai eu cette impression
notamment le dimanche 1er avril, trois jours à peine après les funérailles. Passant devant le mausolée,
j'ai vu qu'il n'y avait aucune affluence : trois militaires nettoyaient le carrelage où se fanaient quelques
couronnes émanant des présidents de la Roumanie ou de la Corée du Nord, du personnel d'un hôtel
local, ou de la communauté libanaise de Conakry.
Vous savez que le cercueil n'a pas été ouvert, ce qui a suscité les rumeurs les plus folles. On a mis en
doute, non le décès de Sékou, mais la présence de sa dépouille, certains assurant que les Arabes,
Marocains ou Saoudiens en particulier, se l'étaient appropriée et il est vrai que l'acharnement des gardes
marocains à empêcher quiconque d'approcher le cercueil était vraiment inexplicable. Quand je me suis
trouvé, seul étranger et blanc, devant ce mausolée désert, j'ai eu le sentiment très fort que l'ère de Sékou
Touré était achevée et bien achevée.
Hamid Barrada : Comment expliquez-vous votre amitié avec un personnage comme Sékou Touré ?
André Lewin : Plusieurs facteurs ont joué, mais il est certain que le président guinéen avait, en dépit de
ses défauts éclatants, une personnalité attachante. Si je n'avais pas pu me le concilier dès nos premiers
contacts, non seulement je n'aurais pas pu mener à bien ma mission, mais je n'aurais pas pénétré la
Guinée en profondeur. L'amitié que le président avait pour moi, et qui n'était un secret pour personne,
m'a ouvert pratiquement toutes les portes et j'ai visité presque toutes les 35 régions que compte le pays.
J'ai rencontré des gens qui me faisaient confiance tout en contestant parfois les orientations et surtout
les méthodes du régime. Mes relations avec le président, auquel je parlais avec une totale franchise, ne
m'ont pas empêché d'avoir des contacts avec l'opposition en exil. Certains de ses membres m'ont
reproché d'avoir "dédouané" ou "réhabilité" Sékou, d'avoir sauvé un régime aux abois, mais la plupart
d'entre eux, après explications, se sont rendu compte que le rétablissement des relations avec la France
avait été bénéfique pour la Guinée, et positif pour la France. D'une manière générale, on me considérait
comme une sorte de phénomène, quelqu'un qui avait réussi bizarrement là où bien d'autres avaient
échoué.
André Lewin
Hamid Barrada : Au fait, comment avez-vous procédé avec Sékou, vous l'avez ensorcelé ?
André Lewin : Vous ne croyez pas si bien dire. L'un de mes amis africains m'a raconté que Sékou se
serait laissé dire par un marabout qu'un jour prochain — c'était en 1973 —, un homme blond viendrait
changer le cours des événements en Guinée. Si cette anecdote est vraie, j'aurais été dans l'esprit de Sékou
envoyé par le destin…
Hamid Barrada : Plus prosaïquement, comment en êtes-vous venu à vous intéresser à la Guinée ?
André Lewin : Par hasard ! En tous cas, il n'y avait de ma part rien de délibéré à l'avance. En févriermars 1974, alors que j'étais porte-parole du secrétaire général des Nations Unies, l'Autrichien Kurt
Waldheim, j'ai accompagné ce dernier dans un périple à travers quatorze pays de l'Afrique de l'Ouest. Le
gouvernement de l'Allemagne fédérale lui avait demandé de profiter de son escale guinéenne pour
s'enquérir du sort d'un de ses ressortissants arrêté quatre ans plus tôt.
Après le débarquement du 22 novembre 1970, les autorités de Conakry avaient mis en cause la
France et l'Allemagne, et, outre de très nombreux Guinéens, un certain nombre d'étrangers furent
arrêtés, torturés, emprisonnés, parmi lesquels 25 Français, une dizaine de Libanais, trois Allemands, un
Grec, un Belge, un Tchécoslovaque, etc. L'un des Allemands, au nom doublement symbolique pour un
germanique d'Adolf Marx (le prénom d'Hitler, le nom du fondateur du marxisme !) résidait en Guinée
depuis 1963 et était directeur technique de la Brasserie de Conakry. Il était accusé d'avoir tenu des
propos contre-révolutionnaires, entreposé des armes chez lui, eu des contacts avec des ennemis du
régime, et même avoir envisagé d'empoisonner la bière de son entreprise, la SOBRAGUI, dans l'intention
de décimer la population ! Adolf Marx était au Camp Boiro depuis plus de quatre ans, et jusque là, le
gouvernement de Bonn n'avait pas réussi à avoir de ses nouvelles. A la demande de Bonn, diverses
personnalités étaient intervenues sans succès en sa faveur, dont plusieurs chefs d'État africains, Indira
Gandhi, des dirigeants soviétiques, le président américain, voire le pape… On avait même eu recours aux
services de marabouts africains; c'est ainsi que la circulation fut un jour arrêtée devant l'ambassade
d'Allemagne à Paris, avenue Franklin Roosevelt, pour laisser les sorciers opérer ! Je tiens cette anecdote
de l'ambassadeur d'Allemagne lui-même, qui m'a montré la note d'honoraires des marabouts…
Hamid Barrada : Combien ?
André Lewin : Quelques milliers de marks… Toujours est-il que tous les moyens possibles avaient été
mis en oeuvre pour connaître enfin le sort d'Adolf Marx. Les parents de celui-ci, hôteliers à Aix-laChapelle, avaient déclenché une campagne pour dénoncer la "passivité" des pouvoirs publics, campagne
de presse qui avait pris une ampleur un peu comparable à celle de l'affaire Claustre en France. Le
gouvernement allemand s'était démené davantage et sans trop se faire d'illusions, avait voulu profiter du
voyage de Waldheim; ce dernier emportait donc dans ses bagages le dossier Marx et devait tenter de faire
quelque chose au cours de son périple africain qui se terminait par la Guinée…
Hamid Barrada : C'était votre premier contact avec l'Afrique noire ?
André Lewin : Pratiquement; auparavant, je n'avais été qu'au Mali, l'ancien Soudan français. Et au
début de ma carrière diplomatique, j'étais présent au Quai d'Orsay, à une place modeste, lors de la
signature par Saïfoulaye Diallo en mai 1963 de plusieurs accords franco-guinéens de coopération, qui ne
furent pratiquement pas appliqués. Avant notre arrivée à Conakry, j'avais pris soin de prévenir le
secrétaire général : "Vous savez, je suis Français, et qui plus est, diplomate français; comme les
rapports entre la Guinée et la France sont détestables depuis quinze ans, il n'est pas impossible que je
sois refoulé à l'aéroport." C'est dire que j'étais loin de me voir jouer un rôle dans la normalisation des
relations entre Paris et Conakry. Le seul qui ait envisagé cette possibilité était le général Gowon, alors
président du Nigeria, où nous avions séjourné avec Waldheim au cours de ce voyage. Nous avions évoqué
le rapprochement entre son pays et la France, auquel j'avais modestement contribué en 1972 en tant que
chef de cabinet d'André Bettencourt, premier ministre français à se rendre à Lagos après plusieurs
années de brouille dues à notre position dans l'affaire du Biafra et aux expériences nucléaires françaises
au Sahara. Le général Gowon, qui revenait lui-même de Conakry, m'avait dit : "Vous avez maintenant
une tâche plus importante devant vous, le rétablissement des relations entre la France et la Guinée."
Hamid Barrada : Vous n'aviez pas eu affaire avec Sékou Touré en tant que collaborateur d'André
Bettencourt ?
André Lewin : Si, mais d'une manière qui aurait dû me décourager ! En 1967 ou 68, André Bettencourt,
alors secrétaire d'État aux affaires étrangères, avait reçu du président Sékou Touré, qui aimait offrir ses
oeuvres un peu à tout le monde, une collection complète de ses livres, aimablement dédicacés. Sékou
connaissait bien Bettencourt qu'il avait côtoyé lorsqu'il était lui-même député français entre 1956 et
1958; Bettencourt avait fondé après la rupture une association parlementaire d'amitié France-Guinée et
avait fait dans les années 60 plusieurs voyages en Guinée, l'un d'entre eux en compagnie de François
Mitterrand. Le ministre m'avait chargé de préparer une lettre de remerciements à Sékou. J'ai compulsé le
dossier avant de rédiger un texte qui rappelait leurs rapports amicaux et les visites en Guinée. André
Bettencourt avait ensuite rajouté quelques mots manuscrits pour expliquer que dans les circonstances
présentes (le général de Gaulle était alors président de la République), il ne pouvait entretenir de
relations plus suivies, mais qu'il espérait qu'un jour, les choses évolueraient et qu'ils auraient l'occasion
de se revoir. La lettre aurait pu être envoyée par la poste normale, mais la routine administrative — et la
malchance — ont fait qu'un obscur agent du bureau du courrier au Quai d'Orsay a voulu acheminer le pli
par la valise diplomatique italienne, puisque c'était l'Italie qui représentait les intérêts de la France en
Guinée pendant la rupture; elle transita donc par l'ambassade de France à Rome; cette correspondance
n'y passa pas inaperçue. Quelle ne fut pas la surprise de Bettencourt — et la mienne — de voir revenir ce
courrier avec une note fort sèche de l'Élysée priant le secrétaire d'État de ne pas correspondre avec un
ennemi de la France ! Il était clair que la Guinée de Sékou Touré faisait partie du domaine ultra-réservé
auquel la présidence de la République était particulièrement sensible.
Hamid Barrada : Comment avez-vous été traité à votre arrivée à Conakry ?
André Lewin : C'était le 2 mars 1974. En provenance de Freetown au Sierra Leone, notre escale
précédente, l'avion du secrétaire général avait longtemps tourné au dessus de l'aéroport de Conakry, car
un appareil d'Air-Guinée avait eu une panne en plein milieu de la piste et nous voyions d'en-haut des
dizaines de personnes toutes de blanc vêtues le pousser péniblement à l'écart afin de nous permettre
d'atterrir. Nous étions donc déjà un peu énervés par ce retard. Sékou Touré était présent pour nous
saluer, avec tout le gouvernement et les notables du Parti, cependant que les militants et les militantes
nous réservaient un accueil populaire bruyant et démonstratif. Kurt Waldheim n'a pas dissimulé ma
qualité de Français en me présentant au président et au premier ministre Béavogui, mais tout s'est passé
normalement. Le premier soir, au cours d'un dîner restreint, je me trouvai installé à côté du premier
ministre. Sans penser que cela aurait une importance particulière, je mentionnai à Béavogui que j'avais
collaboré pendant cinq ans avec André Bettencourt. Presque aussitôt, le premier ministre répéta mes
propos au président, assis en face de nous.
A partir de cet instant, l'attention de Sékou s'est brusquement concentrée sur moi. Au dîner, puis
pendant les trois jours de notre séjour, il m'a beaucoup parlé de mon ancien patron, évoquant le temps
où ils avaient siégé ensemble à l'Assemblée nationale française, puis la fondation par André Bettencourt
de l'association parlementaire d'amitié France-Guinée, puis les voyages qu'il avait effectués en Guinée
avant 1965, date de la rupture complète. Le président parlait aussi des relations entre Conakry et Paris,
de la fameuse visite du général de Gaulle en août 1958, du référendum du 28 septembre, du paradoxe
qu'il y avait pour lui, ancien député français ayant voté les crédits affectés à la promotion de la langue
française dans les contrées les plus lointaines, à se voir par la suite refuser tout professeur français. Il se
plaignait d'avoir dû recourir à ces coopérants russes ou bulgares, qui avaient parfois été obligés euxmêmes d'apprendre cette langue avant d'enseigner dans les écoles guinéennes.
Au cours de ces conversations, Sékou Touré a laissé percer son amertume. Ses appels du pied en
direction de Paris étaient restés ignorés, ses lettres sans réponse. Lors des obsèques du général de
Gaulle en novembre 1970, il avait même dépêché à Paris une délégation dirigée par Lansana Béavogui,
alors ministre des affaires étrangères. "L'attitude du général nous avait causé beaucoup de tort, mais
nous l'admirions et étions prêts à oublier le passé". La délégation guinéenne fut ostensiblement ignorée
et le président Pompidou refusa de la saluer. Sékou en conclut que Paris n'était pas disposé à tourner la
page. Et puis, quelques jours après, il y avait eu l'agression du 22 novembre 1970. A ses yeux, la date du
débarquement correspondait à une intention précise : "On avait choisi le 22 novembre, anniversaire du
général de Gaulle, pour nous frapper…"
Hamid Barrada : Le président vous a-t-il chargé de quelque mission au cours de ces entretiens ?
André Lewin : Il s'est contenté de présenter et de plaider avec une réelle force de conviction et un
grand luxe de détails son dossier concernant la France. Il m'a encore dit que son discours fracassant
prononcé en 1958 devant de Gaulle avait été préalablement communiqué à Conakry au gouverneur et à
Dakar au haut-commissaire français, qu'il avait d'ailleurs été publié par un quotidien dakarois avant qu'il
l'eût prononcé, qu'il avait donc fait ce qu'il fallait pour que le général en prît connaissance et que ce
n'était pas de sa faute s'il n'en fut pas ainsi. Il avait parlé, assurait-il, sans micro (ce qui n'est pas exact,
comme en témoigne le film tourné pendant cette visite historique), ajoutant cette notation drôle : "Le
général aurait dû sentir que j'étais un orateur doté d'une voix qui porte fort; déjà tout bébé, j'étais
obligé de pleurer plus fort que les autres enfants pour avoir du lait, car ma mère était dure d'oreilles…"
Hamid Barrada : Pas de mission précise, soit. Mais répétait-il seulement le plaidoyer pro domo qu'il
prononçait devant tout Français qu'il avait sous la main, ou bien vous entreprenait-il, vous, avec une idée
derrière la tête ? Était-ce une bouteille à la mer, ou d'ores et déjà les prémices d'une opération politique ?
André Lewin : Il est vrai qu'il tenait ce discours à tous les Français qui ont fait le voyage de Conakry, en
particulier à François Mitterrand qui avait pris la défense de la Guinée dès 1958 et s'était rendu trois fois
à Conakry, à des dirigeants du parti communiste ou de la C.G.T., à des amis personnels comme Claude
Cheysson ou Roland Dumas, ou encore à des responsables d'entreprises travaillant en Guinée comme
Jean Lefebvre (président de l'entreprise de travaux publics et routiers du même nom), Jacques
Marchandise ou Decoster (de Pechiney), Jean-Daniel Richon (d'UTA). Il avait rencontré également des
hauts fonctionnaires du Quai d'Orsay envoyés pour examiner les possibilités d'une réconciliation. Mais
toutes les médiations, toutes les tentatives avaient échoué, parfois au dernier moment. Paris était bien
averti des bonnes intentions de Sékou, mais n'y croyait pas, on ne lui faisait aucune confiance. C'était
évident à l'époque du général de Gaulle, c'était vrai encore sous le président Pompidou. Bref, le discours
du président guinéen n'était exceptionnel et nouveau que pour moi qui l'entendais pour la première fois.
Hamid Barrada : Mais pourquoi répétait-il son discours éternel devant vous, André Lewin ?
Hamid Barrada : Nous entrons ici dans le domaine du psychologique et de l'irrationnel. Il y avait la
prédiction du marabout, dont j'ai parlé tout à l'heure. Et puis surtout, Sékou Touré a dû sentir en moi
une certaine disponibilité, une certaine ouverture, il a décelé que si je m'intéressais à ce dossier, j'y
mettrais plus d'obstination et de persévérance que d'autres. En plus, de par mes fonctions antérieures et
actuelles, il supposait que j'avais mes entrées en France. Sans oublier que mon statut de fonctionnaire
international des Nations Unies travaillant avec Waldheim pouvait être utile. A tous ces titres, pensait
pêtre déjà Sékou, j'étais à même de jouer un rôle positif de médiateur. Kurt Waldheim a d'ailleurs eu un
sentiment analogue. Au terme de notre visite, il m'a dit avec un peu d'étonnement : "Mais avec ce
redoutable président, vous vous parliez comme si vous étiez de vieux amis !". A vrai dire, c'était Sékou
qui parlait et moi, je l'écoutais avec l'attention qui convenait. Mais dans la diplomatie, surtout dans une
affaire très complexe que l'on ne connaît pas, le premier impératif est d'écouter avec soin afin de
comprendre parfaitement les motivations et les intérêts du futur partenaire de la négociation. Et je crois
que je sais très bien écouter et sans doute bien me couler dans les préoccupations de mon interlocuteur.
Hamid Barrada : Qu'a obtenu Waldheim au sujet du prisonnier allemand ?
André Lewin : Rien. Il est reparti bredouille. Sékou n'a voulu lui donner aucune indication sur le sort
d'Adolf Marx.
Hamid Barrada : Et vous, vous n'aviez pas évoqué la question avec le président ?
André Lewin : Non, car c'est Waldheim qui avait le dossier en mains et qui avait eu les conversations
avec les Allemands. A notre départ de Guinée, le secrétaire général était encore abasourdi par la chaleur
de l'accueil populaire, les discours révolutionnaires enflammés, l'enthousiasme du public au stade du 28
septembre, l'ambiance des foules guinéennes, le rythme de la musique et des danses africaines, que nous
avions connus lors de nos déplacements à Fria, à Kindia et à Boké, ainsi que lors de deux soirées
culturelles au Palais du peuple de la capitale. Il faut dire que Waldheim ne connaissait pas encore
l'Afrique et que c'était la première fois qu'il goûtait à une ambiance de ce genre. Revenu à New York, il
n'a même pas pu dire aux Allemands si Adolf Marx était mort ou vivant; Il avait néanmoins retiré
l'impression de ses conversations avec Sékou qu'il s'agissait là d'une grave affaire politique et qu'il ne
servait à rien de faire appel à ses sentiments humanitaires ou d'évoquer les droits de l'homme; le visage
et l'expression de Sékou étaient restés totalement opaques et indiscernables comme il savait l'être quand
il le voulait. Or, il se trouva que je rencontrai par hasard l'ambassadeur d'Allemagne, Walter Gehlhof, à
sa sortie du bureau de Waldheim. Comme je parle parfaitement l'allemand (je suis né dans ce pays), je lui
ai fait part de mes propres impressions sur la Guinée et sur Sékou Touré, en précisant que ce que j'avais
vu sur place ne me paraissait pas du tout correspondre à ce qu'on lisait dans les journaux français ou
allemands. "Je suis convaincu que l'on peut parler de tout à Sékou, y compris du problème qui vous
préoccupe tant; mais il y a une manière de le faire." Et comme Waldheim avait proposé d'envoyer de
nouveau à Conakry un émissaire qui serait porteur d'un message du gouvernement de Bonn, j'ai ajouté
que si le secrétaire général me confiait cette mission, je ferais tout mon possible pour la réussir. Je
sentais en moi une espèce de conviction, que je tentai de faire partager à l'ambassadeur d'Allemagne.
Mais je savais aussi, par un ami autrichien qui travaillait également avec Waldheim, que ce dernier
songeait à quelqu'un d'autre et qu'il avait déjà suggéré aux Allemands le nom du secrétaire général
adjoint nigérien, Issoufou Saidou Djermakoye, qui avait fait partie de sa suite pendant le voyage en
Afrique et qui connaissait effectivement assez bien Sékou Touré.
Tout en pensant peut-être que j'étais bien présomptueux, le diplomate allemand s'est empressé de faire
un rapport sur notre conversation à son gouvernement, lequel a réagi en manifestant une extrême
surprise. Bonn ne comprenait pas comment on pourrait charger un Français d'une affaire aussi délicate
alors que les relations de Conakry avec Paris était bien plus mauvaises encore qu'avec Bonn. Mais
l'ambassadeur Gehlhof a dû se montrer convaincant, car ce sont finalement les Allemands qui ont
suggéré à Waldheim de me confier le soin de résoudre l'affaire Adolf Marx.
Dans les semaines qui ont suivi, j'ai fait quatre voyages entre Bonn, Conakry et New York; à chaque fois,
j'avais de longues conversations avec Sékou. Dès le deuxième contact, je me suis vu confirmé dans ma
conviction qu'on ne parviendrait pas à l'infléchir en plaidant seulement l'aspect humanitaire du dossier.
J'avais toutefois appris de sa bouche qu'Adolf Marx était en vie, information capitale et rassurante pour
Bonn, qui en quatre ans n'avait jamais obtenu aucune nouvelle. Pour le président guinéen, le problème
était éminemment politique : il accusait les services spéciaux allemands d'avoir trempé dans le
débarquement du 22 novembre 1970 et exigeait que Bonn le reconnaisse dans une déclaration officielle
et publique. Les Allemands n'étaient bien sûr nullement disposés à se laisser entraîner sur ce terrain; en
revanche, ils étaient prêts à débourser des millions de marks pour arriver à un résultat (ils me l'ont dit et
j'aurais pu en profiter pour m'enrichir indûment, alors que je me suis borné à faire rembourser mes
voyages en classe économique !); mais cela n'a pas été nécessaire, comme on va le voir. Les Allemands
ont donc été très satisfaits de savoir leur compatriote encore vivant. Au troisième séjour à Conakry,
comme Sékou voulait entendre des paroles que Bonn ne voulait pas lui dire, j'ai pris sur moi de faire
bouger les choses. Je me suis installé devant la petite machine à écrire portative qui ne me quittait jamais
(c'était une "Hermès Baby" qui m'avait été donnée par mon père et sur laquelle — adolescent — j'avais
appris à dactylographier) et j'ai élaboré une longue note où il était en particulier question de certains
grands principes, comme celui de la non-intervention dans les affaires intérieures d'autrui, soulignant
que ce principe devait naturellement s'appliquer aux relations entre l'Allemagne fédérale et la Guinée,
etc.
Je me proposais dans un premier temps de faire accepter formellement mon texte par les Guinéens
(c'était le plus difficile, bien que j'aie essayé d'aller le plus possible au devant de leurs exigences, tout en
me souvenant des objections allemandes) et de tenter ensuite de le "vendre" aux Allemands. J'ai eu à ce
sujet plusieurs entretiens avec Sékou et avec Béavogui; je leur ai expliqué ma manière de procéder, je
leur ai parlé de l'état d'esprit à Bonn, et ils se sont finalement contentés de changer quelques mots dans
mon projet; puis le président m'a assuré que si Bonn approuvait intégralement ce document, il libérerait
Adolf Marx.
A Bonn, on se montra assez réticent. On estimait que le projet de communiqué contenait quasiment de la
part des autorités allemandes une reconnaissance de la culpabilité de Marx; on craignait que la Guinée
ne condamne alors leur compatriote (qui, comme c'était toujours le cas dans les camps guinéens, n'était
jamais réellement passé en jugement devant une juridiction régulière) en quelque sorte avec
l'assentiment de son propre gouvernement. On m'a finalement posé la question cruciale : "Pouvez-vous
nous garantir que Sékou ne profitera pas ainsi de notre accord et qu'il libérera effectivement Marx ?".
J'ai répondu que je ne connaissais pas encore très bien le président guinéen et que je ne pouvais pas
totalement écarter une telle éventualité. J'ajoutai cependant que je ne voyais pas son intérêt à agir ainsi
et pourquoi, dans la mesure où il avait pris des engagements formels vis-à-vis de moi, il les trahirait au
risque d'indisposer l'O.N.U. et son secrétaire général, dont j'étais l'émissaire personnel. De toute
manière, risque ou pas, les Allemands n'avaient pas vraiment le choix; je leur apportais la première et
peut-être l'ultime chance de sortir d'une mauvaise affaire qui mobilisait en Allemagne les partis
politiques, la presse, l'opinion publique et les associations de droits de l'homme. Walter Scheel, alors
ministre des affaires étrangères avant de devenir peu après président fédéral, décida en fin de compte
d'avaliser le document, contre l'avis formel de ses services juridiques.
Lors d'une nouvelle visite en Guinée, je convins avec Sékou que le communiqué serait rendu public le 22
juillet 1974, simultanément à Bonn, à Conakry et à New York. Je me trouvai de nouveau ce jour-là à
Conakry, et je me rendis dans la matinée dans les studios de la "Voix de la Révolution" pour commenter à
la radio l'événement en compagnie du Ministre des affaires étrangères, Fily Cissoko.
Vers 15 heures, je suis convoqué au Palais présidentiel. Aucun doute pour moi, c'est la fin de l'affaire, et
Sékou Touré va me confier le prisonnier allemand. Nos places d'avion sont déjà réservées sur le vol
SABENA du même jour vers Bruxelles. Mais coup de théâtre : le président m'annonce tout de go qu'il
n'est pas en mesure de me remettre Adolf Marx et me refuse toute explication. Le sol se dérobait sous
mes pieds. Que faire ? Je répondis que je ne quitterais pas la Guinée sans "mon" prisonnier, quitte à y
rester le temps qu'il faudrait. Sékou en paraissait à la fois surpris et contrarié. Nous discutâmes encore
un quart d'heure sans que je parvienne à savoir ce qui s'était vraiment passé. Au terme de l'entretien,
Sékou me dit cependant : "Pour vous prouver notre bonne volonté, vous pouvez sur le champ rencontrer
Adolf Marx au Camp Boiro et lui annoncer vous-même sa prochaine libération."
Comme je le dirai par la suite, je m'étais déjà rendu à Boiro lors de mon précédent voyage pour y voir des
prisonniers français; j'y suis donc retourné, en compagnie de son commandant, Siaka Touré, et d'une
interprète d'allemand; la présence de cette dernière était un peu étonnante, car on savait que je parlais
bien l'allemand, mais il s'agissait sans nul doute de contrôler ma conversation avec Marx. Toujours est-il
que nous sommes entrés à Boiro par l'entrée principale, située en face de l'hôpital Donka, car ce camp,
également caserne de la Garde républicaine, se trouve en pleine agglomération de Conakry. Nous nous
sommes ensuite dirigés vers un bâtiment à gauche de l'entrée, où nous avons attendu dans un grand
bureau sommairement meublé. Un portrait officiel de Sékou (d'ailleurs écrit "Séku" comme on le faisait
beaucoup dans les années 70, sans doute pour prendre davantage de distances avec l'orthographe "à la
française" de son nom), guère ressemblant, en virile tenue de combat, les armes à la mains, repoussant
les assaillants sur la plage, était la seule décoration du mur aux peintures délavées.
Quelques minutes plus tard, moment d'intense émotion pour moi, Adolf Marx est arrivé, porté sur une
chaise par ses gardiens. Dramatiquement décharné, très affaibli, le visage tiré, jaune et émacié, il était
incapable de se mouvoir par lui-même. Depuis des mois, il refusait de communiquer, il refusaême de
parler avec ses codétenus; il ne voulait pas qu'on le douche, qu'on le nourrisse, qu'on le soigne. Il en
voulait à tout le monde, au gouvernement allemand, à ses parents qu'il accusait de l'avoir abandonné.
Plus tard au cours de l'entretien, on a introduit dans la salle deux autres hommes eux aussi très amaigris,
deux autres Allemands de condition tout à fait modeste, dont le gouvernement de Bonn (et moi-même)
ignorions jusqu'à l'existence. Je les interrogeai : le premier s'appelait Ulrich Stegmann, il faisait le tour
de l'Afrique de l'Ouest en bicyclette quand il fut arrêté par la police guinéenne à la frontière avec le
Sénégal parce qu'il n'avait pas de visa; il avait été amené à Boiro voici deux ans; le second se nommait
Josef Schmutz et venait de Munich; lui aussi voulait faire du tourisme et avait été incarcéré pour le
même motif à peu près à la même époque. Aux côtés de Marx, ils représentaient pour le régime guinéen
la preuve qu'il existait un complot allemand contre la Révolution !
Tout de suite après avoir recueilli ces informations, j'informai les trois malheureux de ma mission et des
résultats auxquels j'avais abouti. J'ai précisé que j'ignorais les raisons pour lesquelles leur libération était
différée et j'ai affirmé mon intention de ne pas quitter la Guinée sans eux. Schmutz et Stegmann étaient
très surpris de voir que les Nations Unies s'intéressaient à leur sort et ne dissimulaient pas leur joie (en
réalité, personne à Bonn n'avait été alerté sur leur disparition, mais il était évident que je n'allais pas les
laisser à leur triste sort sous ce prétexte). Adolf Marx a mis du temps avant de se décider à parler, et je
crois qu'il ne l'a fait que parce que je me suis moi-même exprimé en allemand. Il m'a dit qu'il avait
enduré des sévices terribles, que c'est à la suite de piqûres mal faîtes avec des produits inadaptés qu'il
avait perdu l'usage de ses jambes. Il était totalement désespéré et souhaitait que j'intervienne auprès du
commandant du camp pour qu'on le laisse mourir en paix. Visiblement, il ne croyait pas un mot de ce
que je disais. Après sa libération, il m'avoua qu'il m'avait pris pour un provocateur chargé de lui
extorquer des aveux…
Je suis resté avec eux pendant une heure environ. Puis les gardiens les ont ramenés dans leurs cellules.
Je ne savais pas pour combien de temps, mais j'avais gardé espoir. J'allai voir ensuite le représentant des
Nations Unies en Guinée, un sympathique yougoslave nommé Rajko Divjak, pour préparer un rapport
circonstancié sur ces développements imprévus, car il fallait bien que je prévienne immédiatement New
York et Bonn où l'on n'était informé de rien et où l'on attendait pour le jour même la libération de Marx.
J'avais au cours de mes déplacements à Conakry fait la connaissance de l'ambassadeur des États-Unis,
un diplomate noir originaire des îles Vierges dans les Caraïbes, Terence Todman, qui fit par la suite
une très belle carrière, et avec lequel j'avais établi des relations confiantes; puisque les communications
téléphoniques depuis la Guinée étaient presque impossibles, je lui demandai d'utiliser le réseau radio de
son ambassade pour envoyer d'extrême urgence un télégramme afin de prévenir Waldheim et Bonn de
l'inexplicable retard, de ma détermination à rester en Guinée jusqu'à la libération, ainsi que de la
présence de deux Allemands supplémentaires, dont les familles devaient être informées.
Il ne me restait plus qu'à attendre. Le président avait mis à ma disposition une voiture pour me faire
découvrir la Guinée. En compagnie d'un très sympathique ancien ambassadeur guinéen, Kourouma Laye
&mdahs; il avait été ambassadeur au Nigeria, il sera gouverneur à Kankan — j'ai parcouru le Fouta où je
fus merveilleusement accueilli. Tout le monde avait entendu mon émission à la radio et savait ce que
j'étais venu faire. A mon retour dans la capitale, une semaine plus tard, le 29 juillet 1974, les trois
Allemands furent finalement libérés.
Hamid Barrada : Pourquoi leur libération avait-elle été retardée ?
André Lewin : Sékou Touré souhaitait que le secrétaire d'État italien Mario Pedini, qui était également
intervenu en faveur des prisonniers puisque son pays représentait en Guinée les intérêts allemands, fût
présent. Or, il ne pouvait venir en Guinée avant le 29.
Hamid Barrada : On aurait pu vous le dire…
André Lewin : C'est bien mon avis, et j'aurais pu l'admettre. Ou j'aurais suggéré que l'ambassadeur
d'Italie à Conakry, Pascuale Calabro, soit présent. Mais c'était bien dans la manière de Sékou de
surprendre. On a pris, ce faisant, quelques risques. A supposer que Marx soit mort entre-temps, tant il
était faible, l'Italie, ou plutôt son représentant, aurait porté une lourde responsabilité. Enfin, tout s'est
bien passé.
Dans l'appartement du Palais du peuple où nous attendions en sablant le champagne de nous rendre à
l'aéroport, Marx avait été allongé sur un lit dans une pièce attenante. Brusquement, la porte s'est
ouverte et Sékou est apparu à l'improviste, tout souriant. J'ai juste eu le temps de dire à Marx, en
allemand, qu'il fallait qu'il garde son calme, car je le savais très remonté contre le président. Celui-ci s'est
approché de lui et lui a demandé comment il allait. Marx, qui parlait couramment le français, a répondu
sobrement qu'il allait bien. Sékou, qui voyait bien dans quel état il était, s'est alors excusé auprès de lui,
en expliquant que la défense de la révolution avait parfois des exigences terribles. "Vous avez perdu votre
santé dans les prisons guinéennes, j'en suis désolé."
Marx est resté silencieux.
Sékou s'est ensuite approché de Stegmann et a eu avec lui cette étonnante conversation, que je traduisais
:
— Qu'est ce qui vous ferait plaisir?" avait-il demandé.
— Qu'on me rende ma bicyclette.
— Quelle bicyclette ?
— Vous savez bien, on m'a arrêté à la frontière parce que je n'avais pas de visa et on a confisqué mon
vélo. Maintenant que vous m'avez libéré, je veux qu'on me le rende pour que je termine mon périple.
— Ce n'est pas raisonnable, votre santé est ébranlée, il est préférable que vous rentriez d'abord chez vous.
Quand vous serez reposé, vous vous rachèterez une bicyclette, vous obtiendrez un visa et vous serez bien
accueilli en Guinée.
— Mais non, je veux terminer mon tour d'Afrique maintenant; j'avais déjà parcouru la moitié du chemin,
je ne vais pas tout recommencer depuis l'Allemagne. Rendez-moi mon vélo.
C'était devenu chez lui une véritable idée fixe et que je craignais qu'il ne s'échappe de la villa pour aller
voler quelque part une bicyclette.
Nous avons dans la soirée pris l'avion pour Bruxelles où les trois Allemands ont été accueillis par des
officiels allemands et de nombreux journalistes. Quelques semaines plus tard, Bonn et Conakry
annonçaient le rétablissement de leurs relations diplomatiques.
Hamid Barrada : Vous vous êtes ensuite attaqué à la question des prisonniers français…
André Lewin : A vrai dire, la négociation avec la France était déjà engagée. Dès mon retour à New York
après ma première visite en Guinée avec Kurt Waldheim en mars 1974, j'avais rédigé un compte-rendu
de mes entretiens avec Sékou Touré, que j'avais remis à Louis de Guiringaud, représentant de la France
auprès de l'O.N.U. Il l'avait transmis à Paris. J'avais également écrit à André Bettencourt pour lui
annoncer que le président Sékou Touré nous avait invités à nous rendre ensemble en Guinée. L'ancien
ministre m'avait immédiatement répondu qu'il s'apprêtait à solliciter l'accord du gouvernement français,
quand, ajoutait-il dans sa lettre, "ne voila-t-il pas que me trouvant à l'Assemblée nationale, je tombe sur
Michel Jobert (alors ministre des affaires étrangères) qui avant même que je n'aborde le sujet, me dit :
"Je sais que vous avez reçu une invitation du président Sékou Touré; j'en ai parlé avec le président
Pompidou; il ne voit pas d'inconvénient à ce que vous y alliez, à condition que vous le fassiez à titre
personnel et, bien entendu, vous aurez quelques entretiens utiles avant votre voyage."
Hamid Barrada : Comment Jobert était-il informé ?
André Lewin : Par le télégramme de Guiringaud au Quai d'Orsay. Mais le fait même que l'Élysée l'ait
appris aussi rapidement indique que mon rapport n'était pas passé inaperçu. Je devais donc
communiquer à Sékou l'acceptation de Bettencourt afin d'arrêter une date. Mais entre-temps, début
avril, Pompidou mourut. Quand je suis retourné à Conakry, Sékou m'a dit que mieux valait attendre, car
la France entrait en campagne électorale. Il ajouta : "Je note que le président Pompidou n'a pas réagi de
façon négative." Il a sans doute pensé — ai-je noté pour ma part — qu'en me choisissant comme porteur
de message, il n'avait pas fait un mauvais choix. Sékou m'a confié encore : "Il est évident que si mon ami
François Mitterrand venait à être élu président de la République, je n'aurais plus besoin d'intermédiaire
pour renouer avec la France. Je reverrai avec plaisir André Bettencourt, avait-il conclu, mais il est clair
que son voyage n'aurait plus la même signification."
Hamid Barrada : Ce fut Giscard d'Estaing…
André Lewin : Oui, et on a donc reparlé du voyage d'André Bettencourt; nous nous sommes rendus
ensemble à Conakry début juillet 1974. J'en étais à mon troisième séjour dans le cadre de la mission
allemande et les négociations étaient pratiquement terminées. Les entretiens Sékou-Bettencourt se sont
bien déroulés. Visiblement, les deux hommes avaient plaisir à se retrouver après dix ans. Le président
s'est rendu dans la villa où nous logions. Le dernier jour, ils avaient voulu déjeuner en tête-à-tête, et puis
le chef du protocole Ali Bangoura me demanda de me joindre à eux d'urgence. A mon arrivée, il était clair
à voir leurs mines renfrognées qu'ils venaient de se fâcher. En m'appelant, ils me faisaient en quelque
sorte l'arbitre de leur discussion. Bettencourt avait soulevé le problème de la libération des prisonniers
français; ils étaient dix huit, et même vingt quatre en comptant ceux qui avaient la double nationalité
française et libanaise ou guinéenne, et ceci sans compter Jean-Paul Alata, qui avait été déchu de la
nationalité française. Sékou n'en faisait pas une affaire prioritaire, Bettencourt si.
"Monsieur le président, ai-je dit en substance, vous devez comprendre qu'un homme politique français
ne peut pas s'abstenir d'évoquer cette douloureuse question, surtout s'il a pris soin de consulter son
gouvernement avant de venir à Conakry." Sékou se montrait à la fois conciliant et intraitable : "Soit; mais
il n'en demeure pas moins que d'autres problèmes d'ordre politique, psychologique et moral attendent
d'être réglés avec la France. Les cas humains, pour difficiles qu'ils soient, ne doivent être abordés que
dans un second temps." Puis, s'adressant à André Bettencourt : "Mais vous pouvez aller tous les deux au
Camp Boiro vous entretenir avec les prisonniers français." C'était quand même un événement, car nous
étions pratiquement les premiers étrangers admis à entrer dans ce redoutable camp pour y voir des
détenus. Dans la nuit du 7 au 8 juillet 1974, nous avons donc rencontré cinq des prisonniers français, qui
ont longuement parlé avec Bettencourt et l'ont chargé de transmettre des nouvelles à leurs familles. Il y
avait parmi eux, je m'en souviens, Pierre Drablier, un petit industriel, Henri Auperrin, un planteur,
Michel Lepan, qui dirigeait la succursale de Renault à Kankan…
Hamid Barrada : Dans quel état étaient-ils ?
André Lewin : Amaigris, mais moins faibles et diminués que Marx (que je ne verrai en fait que
quelques jours plus tard), à peu près convenablement habillés, ils marchaient tous sans aide et étaient
pleins d'espoir dans une prochaine libération. Je pense qu'André Bettencourt a dû pendant ce voyage
faire face à un difficile problème de conscience; comme Sékou avait vivement refusé la libération de tous
les prisonniers, mais qu'il nous a proposé d'en voir certains, Bettencourt a sans doute pensé que s'il
demandait la liberté d'un petit nombre seulement, Sékou lui en remettrait un, deux, trois, quatre peutêtre. Mais comment choisir sans injustice entre ces malheureux ? Et que dire aux familles des autres ? Je
ne suis pas certain de ce que j'avance, mais il est vrai que Sékou avait à trois reprises laissé partir
quelques prisonniers lors de la visite d'éminents amis français.
Hamid Barrada: C'est vous qui allez mener les négociations pour leur libération….
André Lewin : En effet. Les prisonniers me diront par la suite avoir été terriblement déçus : ils avaient
cru que la visite de Bettencourt était l'aboutissement des pourparlers. Alors que ceux-ci dureront encore
toute une longue année, puisque la libération des Français n'interviendra que le 14 juillet 1975.
Hamid Barrada : Étaient-ils au courant des démarches en faveur des Allemands ?
André Lewin : Non, pas exactement. Ils s'imaginaient bien que les gouvernements s'agitaient, mais
connaissant Sékou, ils n'étaient pas rassurés et leur isolement complet les rendait pessimistes. Au Camp
Boiro, les informations ne filtraient que difficilement. Monseigneur Tchidimbo, l'archevêque de Conakry,
incarcéré lui aussi depuis 1970 et libéré en 1979 seulement, me dira plus tard qu'ils avaient repris espoir
parce qu'un jour, ils avaient entendu l'orchestre de la Garde républicaine répéter la Marseillaise…
Hamid Barrada : Quand et comment a été engagée la négociation proprement dite ?
André Lewin : Après la libération des Allemands, fin juillet 1974, je me suis arrêté à Paris pour aller au
ministère des affaires étrangères. J'y ai tenu à peu près ce langage : "Vous voyez bien qu'on peut traiter
avec la Guinée de Sékou Touré. Alors qu'on n'était même pas sûr qu'Adolf Marx soit encore vivant, une
négociation menée sous l'égide des Nations Unies a permis le rétablissement des relations diplomatiques
avec Bonn et la libération des prisonniers allemands. Ne pensez-vous pas qu'on devrait suivre la même
méthode pour obtenir un résultat identique concernant la France et nos vingt-quatre compatriotes ?"
Mes interlocuteurs étaient divisés et en général réticents. Certains levaient les bras au ciel : "Mon pauvre
ami, vous n'y pensez pas ! On voit bien que vous ne connaissez pas Sékou Touré. Des diplomates plus
expérimentés et plus intelligents que vous ont déjà essayé sans aucun résultat. Sékou est un être
fantasque, paranoïaque, aujourd'hui, il veut vous faire croire qu'il veut renouer avec Paris, demain, il n'en
fera qu'à sa tête. En réalité, il est entre les mains des Soviétiques. C'est un fou, un malade. Il est
absolument exclu que la France approuve une déclaration comme celle qu'a signée l'Allemagne : qu'en
penseraient nos véritables amis africains tels que le Sénégal et la Côte-d'Ivoire ? Et puis, la plupart de nos
malheureux compatriotes sont très probablement déjà morts."
Néanmoins, dix jours après ma visite au ministère, le secrétaire général des Nations Unies recevait un
télégramme par lequel le gouvernement français acceptait qu'André Lewin ait en charge la négociation
avec la Guinée….
Hamid Barrada : On ne comprend pas très bien : il y avait des réticences au Quai d'Orsay, mais qui
était pour ? Et d'abord, avez-vous explicitement offert vos services et qui a tranché finalement ?
André Lewin : C'est évidemment le président de la République, Valéry Giscard d'Estaing, qui a donné
le feu vert, mais je pense que René Journiac, conseiller à l'Élysée pour les affaires africaines (il y avait
remplacé Jacques Foccart, la bête noire de Sékou), a joué un rôle important, de même que Louis de
Guiringaud (qui était en 1958 ambassadeur au Ghana et avait vu avec regret le malentendu s'installer
avec Sékou, qu'il avait rencontré à Accra), Guy Georgy, devenu directeur d'Afrique (son prédécesseur
Rebeyrol avait été au contraire l'un des plus incrédules et les plus hostiles à ma mission), Michel
Rémoville, sous-directeur pour l'Afrique de l'Ouest au Quai, sans oublier André Bettencourt en coulisses.
Il faut savoir qu'au cours de la tournée organisée par le président guinéen, quand j'attendais la libération
des prisonniers allemands, j'avais profité des allocutions que je devais prononcer lorsque j'étais accueilli
officiellement à chaque étape, notamment à Dalaba, à Pita et à Labé, pour dire qu'ayant mené la
négociation pour l'Allemagne, je n'avais d'autre ambition que de mener à bien des pourparlers analogues
pour la France. "Je n'ignore pas, avais-je ajouté, que le dossier est beaucoup plus complexe et que ma
qualité de Français ne me prédispose pas nécessairement à le traiter." J'étais à chaque fois
chaleureusement applaudi.
De retour à Conakry, j'avais posé directement la question à Sékou Touré: "Ne pensez-vous pas qu'étant
Français, je sois disqualifié ?".
Le président a répondu : "Vous êtes maintenant mon ami (c'est la première fois qu'il utilisait ce terme), je
vous ai vu à l'oeuvre, je vous fais totalement confiance. Certes, l'affaire n'est pas facile, mais vous verrez,
vous rencontrerez plus de difficultés à Paris qu'à Conakry. En tous cas, si le gouvernement français
décidait de vous en charger, je ne ferai pour ma part aucune objection, bien au contraire."
Hamid Barrada : Vous ne vous êtes pas occupé des seuls Français ?
André Lewin : Après que la France eût officiellement saisi l'O.N.U., d'autres pays concernés se sont
associés à la démarche. La Grèce, la Tchécoslovaquie, le Saint-Siège (pour Mgr. Tchidimbo), et surtout le
Liban, qui entretenait pourtant un ambassadeur à Conakry. Ce dernier, Charaf, m'a même dit un jour:
"Je ne comprends pas comment vous faites pour parler à Sékou de vos prisonniers. Moi, chaque fois que
je suis devant lui, je perds tous mes moyens, et quand je le regarde dans les yeux, je ne parviens
absolument pas à évoquer le problème des dix prisonniers libanais.". Je lui ai répondu : "Je le ferai
volontiers, car moi, j'arrive à regarder le président dans les yeux et à lui parler; on verra bien ce qui se
passera." Ainsi, finalement, petit à petit, les étrangers ont tous pu être libérés, sept Libanais le 24 février
1975, un Grec (Tassos Mavroidis, gérant du Night Club de la Minière) en octobre 1975, un médecindentiste tchèque (le Docteur Kozel), la même année, trois franco-libano-guinéens en décembre 1977, et
enfin Mgr. Tchidimbo, le 7 août 1979 seulement.
Hamid Barrada : Quelle était la position exacte du président Giscard d'Estaing ? Que pensait-il de
Sékou Touré et de la Guinée ?
André Lewin : A coup sûr, le président portait de l'intérêt au règlement de l'affaire guinéenne à
plusieurs titres. J'ai eu de nombreux entretiens à l'Élysée, notamment avec René Journiac. Après m'avoir
reçu lui-même au lendemain de la libération des Allemands en été 1974, Giscard a dû se dire : "Avec
celui-là, il y a peut-être une chance." Le problème des prisonniers (ceux de Guinée étaient le groupe de
Français incarcérés à l'étranger le plus nombreux) lui tenait d'autant plus à coeur que les Allemands
avaient été libérés; il avait reçu l'Association des familles de prisonniers politiques français en Guinée et
s'était engagé à agir avec diligence. Par ailleurs, s'agissant de la Guinée, le successeur de Georges
Pompidou n'était pas mécontent de clore un chapitre dont on pouvait penser qu'il avait été
malencontreusement ouvert par le général de Gaulle. Vingt ans après, le conflit avec Sékou Touré lui
paraissait pour le moins anachronique.
Hamid Barrada : Il y avait aussi des considérations économiques…
André Lewin : A mon avis et contrairement à ce que certains observateurs "engagés" ont pensé ou
même écrit, les intérêts économiques de la France en Guinée n'ont pas beaucoup pesé dans la balance,
car, si nombre de petites entreprises ont dû fermer ou ont été confisquées, les grandes firmes qui y
étaient présentes n'ont jamais été menacées. En tout et pour tout, quatre grandes sociétés françaises
travaillaient dans ce pays : Pechiney dans la bauxite et l'alumine, UTA pour la desserte aérienne, France
Câbles et Radio pour les communications, Jean Lefebvre pour les travaux publics et les routes. Aucune
de ces entreprises n'avait eu de réels empêchements pendant les années de rupture, même si les choses
n'étaient parfois pas faciles. Il y avait aussi trois écoles françaises à Conakry la capitale, à Fria et à
Kamsar sur les sites miniers.
Hamid Barrada : Les deux hommes — Sékou et Giscard — se connaissaient-ils?
André Lewin : Ils avaient dû se rencontrer quand tous deux étaient parlementaires français entre 1956
et 1958. En tous cas, Giscard d'Estaing, toujours passionné par l'Afrique, était intellectuellement
intéressé à rencontrer Sékou Touré, qui lui paraissait, selon ses propres termes, "un personnage hors du
commun".
Hamid Barrada : Avant de parler de la négociation, pourriez-vous nous dire comment vous étiez perçu
par les familles ?
André Lewin : J'ai eu bien entendu de nombreuses rencontres avec les familles, entrevues parfois
pénibles. Comme les choses n'avançaient pas assez rapidement à leur gré, elles se demandaient si je ne
leur racontais pas des histoires. L'épouse d'un prisonnier s'étant enquise des conditions dans lesquelles
j'allais traiter avec Sékou, m'a posé d'un ton de reproche cette question : "Et croyez-vous, vous, que nos
maris soient coupables ?". J'ai répondu que ce n'était pas là mon problème et que l'essentiel pour moi
était de les sortir du camp où ils se trouvaient. La malheureuse femme eut alors cette phrase terrible : "Je
préfère que mon mari reste là-bas le sachant innocent, plutôt que de le voir revenir en ayant pu penser
qu'il était coupable !". Mais j'ai eu aussi beaucoup de soutien de la part de certains parents, en particulier
les animateurs de l'Association des Familles, Georges et Erin Trunel.
Hamid Barrada : La négociation commence…
André Lewin : Je m'étais déjà rendu compte que si je parlais avec Sékou uniquement du problème
humanitaire, il resterait indifférent. Je lui ai donc proposé une sorte de marché. "Monsieur le président,
vous savez bien combien du côté français la question des prisonniers est importante, et que l'on ne
comprendrait pas en France que cette négociation s'achève par la normalisation des relations sans qu'il
s'en suive, comme conséquence immédiate, la libération de tous les détenus. D'autre part, je comprends
bien qu'il vous est désagréable que je vous en parle sans arrêt. Eh bien, je ne vous en parlerai plus ! Mais
sachez bien que dans l'esprit du gouvernement français comme dans le mien, la conséquence inéluctable
et nécessaire de tout ce dont nous conviendrons par ailleurs est la libération des Français. Et que même
si je ne dis pas, j'y penserai sans cesse."
Hamid Barrada : Quand cette conversation a-t-elle eu lieu ?
André Lewin : Dès le premier ou le second voyage de ma nouvelle mission, c'est-à-dire en septembre
ou en octobre 1974.
Hamid Barrada : Qu'a répondu Sékou ?
Hamid Barrada : "C'est entendu, nous n'en parlerons plus, mais je n'oublierai pas de mon côté ce que
vous avez en tête."
Hamid Barrada : Et vous n'en avez donc plus parlé ?
André Lewin : Absolument. Sauf quand même pour transmettre les messages aux familles et les colis
aux prisonniers. Il m'est encore arrivé pendant mes seize séjours à Conakry de dire au président que tel
ou tel prisonnier était malade et qu'il fallait faire diligence; que déjà le bruit courait en France que tous
étaient morts; que s'il arrivait un malheur avant l'aboutissement de nos pourparlers, les choses s'en
trouveraient compliquées à Paris. Je lui ai dit un jour que les prisons ne sont nulle part agréables et qu'en
Guinée, j'avais pu me rendre compte par moi-même qu'elles devaient être particulièrement terribles. Il
m'a répondu : "Mais elles sont pires qu'ailleurs !". Avant d'argumenter : "Mon pays est pauvre, j'ai déjà
du mal à nourrir la population, vous pensez bien que ce n'est pas aux ennemis du peuple que je vais
réserver des conditions de vie meilleures. Les prisons guinéennes sont donc les pires lieux que l'on puisse
trouver dans ce pays, et encore pires que toutes les prisons dans le monde." Ainsi, la question des
détenus a été abordée occasionnellement, mais, comme convenu, elle ne paraissait pas au centre des
négociations.
Hamid Barrada : Celles-ci portaient sur quoi ? Quels étaient les thèmes précis ?
André Lewin : L'objectif était la normalisation complète des relations entre les deux pays. Nous
abordions en réalité plusieurs dossiers à la fois. Le président avait particulièrement à coeur le problème
des anciens combattants guinéens. Ils étaient environ 20.000. Leurs pensions, déjà inférieures au départ
à celles de leurs autres collègues africains (car leur montant avait été bloqué au niveau de 1958), avaient
été gelées en 1961 et n'étaient pratiquement plus payées depuis la rupture complète en 1965. Pour calmer
ses anciens combattants, dont c'était souvent la seule ressource, qui faisait vivre comme partout en
Afrique des familles entières, le gouvernement guinéen avait dû leur verser, en monnaie nationale, des
pensions qui n'étaient plus remboursées en francs par Paris. Au bout de plus dix années, l'ardoise était
devenue très importante.
Le gouvernement français avait mis au point un système assez complexe, que Conakry contestait. Les
sommes correspondantes étaient bloquées à Paris : 40% devaient un jour être versées à la Guinée, 60%
serviraient à indemniser les biens français spoliés dans ce pays. Sékou Touré exigeait que soit honoré ce
qu'il appelait "la dette du sang" : "Il est inadmissible que nos pères et frères, qui se sont battus hier pour
la liberté de la France qui ne nous concernait que très indirectement, soient aujourd'hui oubliés."
Une autre revendication avait trait au référendum de 1958. Il voulait que la France reconnût que la
Guinée avait eu, sinon raison, du moins le droit de voter "non". La France devait explicitement admettre
qu'elle s'était montrée hostile à la Guinée depuis 1958 à cause de son refus d'entrer dans la Communauté
et de sa demande d'indépendance immédiate. Il énonçait, comme preuves de cette hostilité, la présence
en France des opposants à son régime, leurs contacts avec les services spéciaux français, l'organisation
d'opérations de déstabilisation de la Guinée…
Hamid Barrada : Autant qu'on sache, ses accusations n'étaient pas tout à fait infondées…
André Lewin : Je puis évoquer des témoignages personnels à ce sujet. L'un des anciens ambassadeurs
de France en Guinée (mes deux prédécesseurs avaient été d'ailleurs été obligés de quitter la Guinée
successivement en 1963 et en 1965) m'a raconté que, s'étant arrêté à Dakar avant de rejoindre Conakry
par bateau, il s'était entendu dire par des officiers français : "Monsieur l'ambassadeur, ne vous pressez
pas, nous serons à Conakry avant vous !". Il est donc bien vrai que dans certains milieux français, la
Guinée de Sékou Touré était honnie et que l'on ne restait pas les bras croisés. Dans le livre d'un autre
diplomate français, Albert Chambon, "Mais que font donc les ambassadeurs entre deux cocktails ?" (paru
chez Pedone à Paris en 1983), on trouve un récit aussi édifiant. Séjournant à Dakar dans les années 59-
60, l'auteur a vent d'une opération montée par les services spéciaux français et crut bon d'en informer le
Quai d'Orsay qui réussit à faire annuler le coup. Mais Chambon perdit son poste dans l'affaire. Et puis, il
y a les témoignages de Mamadou Dia, l'ancien Premier ministre sénégalais, et de Pierre Messmer, dont
nous reparlerons, et les Mémoires de Maurice Robert, qui était dans les années 60 représentant des
services spéciaux français à Dakar et qui décrit minutieusement comment il a fait imprimer des milliards
de faux billets de banque guinéens pour les répandre dans le pays en 1960, après que la Guinée eut quitté
la zone Franc et créé sa propre monnaie.
Hamid Barrada : Reprenons, si vous le voulez bien, la négociation..
André Lewin : Donc, le président Sékou Touré demandait que la France exprimât des regrets sur son
attitude négative vis-à-vis de la Guinée. Giscard a alors ordonné une série de gestes pour montrer qu'à
Paris, on était décidé à adopter une attitude nouvelle. Au sujet des pensions allouées aux anciens
combattants, les pourcentages (40% et 60%) furent inversés pour augmenter la part réservée à la Guinée.
Jean Sauvagnargues, alors ministre des affaires étrangères, déclara que la France était prête à renouer
avec la Guinée. Giscard d'Estaing, dûment prévenu, tint des propos semblables en répondant au cours
d'une conférence de presse à une question que j'avais "négociée" avec un journaliste. Il se trouve que
cette réponse présidentielle intervenait un jour où j'arrivais à Conakry (24 octobre 1974). Cela ne pouvait
mieux tomber. Parmi les gestes de bonne volonté, on peut encore mentionner l'interdiction par le
ministère de l'intérieur d'un journal d'étudiants guinéens en exil.
Hamid Barrada : Sékou était donc satisfait ?
André Lewin : Pas encore ! Voyant qu'on ne progressait pas assez vite, j'ai proposé au président
Giscard d'Estaing d'écrire une lettre. Il a accepté. Et c'est ainsi que j'ai provoqué, en la remettant à Sékou,
un événement. Car depuis 1958, aucun président , aucun chef de gouvernement ou ministre français,
n'avait écrit au président guinéen.
Hamid Barrada : Que disait cette lettre ?
André Lewin : C'est moi qui avais formulé le contenu. Elle exprimait le souhait que les négociations
aboutissent, assurait Sékou Touré des bonnes dispositions de la France, et Giscard avait ajouté de sa
main quelques mots aimables. La lettre a vraiment fait l'effet d'une bombe. Sékou ne s'y attendait pas.
Elle sera lue et discutée en conseil des ministres et l'on me fera même sortir de mon lit en pleine nuit
pour aller en commenter les termes devant les membres du gouvernement.
Hamid Barrada : Comment expliquez-vous ce "cinéma" ?
André Lewin : Sékou me dira en tête à tête : "Nous sommes très sensibles au geste du président
français. Bien entendu, nous allons lui répondre. Mais il faut que vous sachiez qu'autour de moi, tout le
monde n'est pas favorable à une reprise des relations avec Paris : des camarades du bureau politique, des
ministres n'ont pas confiance. Ils estiment que la réconciliation est prématurée ou ne débouchera
finalement sur rien." Lorsque j'ai rapporté ces propos à Paris, on m'a ri au nez : "Allons donc ! Là-bas,
c'est Sékou seul qui décide. Au besoin, il tape sur la table et tout le monde s'écrase."
Hamid Barrada : Mais c'est la vérité !
André Lewin : Avec des nuances. En l'occurrence, il y avait réellement des réticences et certains étaient
vraiment hostiles à la réconciliation. Je les ai d'ailleurs vite identifiés et plus tard, devenu ambassadeur
en Guinée, je suis allé les voir. L'un d'eux, Sénainon Béhanzin, l'inspirateur du système éducatif
révolutionnaire, alors ministre de l'information et de l'idéologie, m'a fait cette réflexion : "Je reprochais à
ceux qui voulaient renouer, non d'aimer la France, mais d'aimer le franc."
Hamid Barrada : Sékou était-il sensible au franc et à l'argent ?
André Lewin : Non, ce n'était pas son problème; je n'en dirais pas autant de certains membres de sa
famille ou de son entourage, nous en parlerons ultérieurement. Il ne comprenait pas grand chose aux
problèmes monétaires, d'ailleurs. Une fois, je l'ai entendu dire, d'un air très sérieux : "Un jour, le sily sera
aussi fort que le franc suisse !". Et une autre fois, alors que la rumeur courait d'une démission du Premier
ministre Raymond Barre, Sékou m'a demandé ce qu'il allait faire après avoir quitté le gouvernement; je
lui ai dit : "Vous savez que Giscard d'Estaing a dit qu'il était le meilleur économiste de France; il
redeviendra sans doute professeur d'économie, et peut-être fera-t-il quelques missions à l'étranger.
D'ailleurs, ce serait éventuellement bien qu'il vienne en Guinée." Je me disais évidemment que la Guinée
pouvait avoir intérêt à écouter ses conseils; mais Sékou ne pensait pas du tout comme cela, et sa réponse
m'a vraiment surpris : "Oui, ce serait très bien pour Monsieur Barre qu'il se rende en Guinée, la politique
économique et monétaire que nous avons suivie pourra lui être très utile !". Bel exemple de guinéocentrisme et d'aveuglement idéologique !
Revenons donc à la négociation. Un jour, le président guinéen m'a dit : "La négociation s'avère bien
difficile à cause des réticences de certains camarades. Le mieux serait que M. Giscard d'Estaing vienne
ici. Transmettez-lui mon invitation. Je suis sûr que lorsque nous serons face à face, nous finirons par
lever les derniers obstacles." J'ai répondu qu'une telle visite était difficilement envisageable tant que les
relations ne seraient pas rétablies. Sékou n'en démordra pas et de retour à Paris, j'ai été reçu par le
président français à qui j'ai fait part de cette invitation…
Hamid Barrada : Giscard vous recevait-il chaque fois que vous veniez à Paris ?
André Lewin : Non, bien entendu; d'ailleurs, je continuais aussi à assumer mes fonctions aux Nations
Unies auprès de Waldheim. Mais j'ai relevé à ce sujet une réflexion intéressante de Sékou, qui, lui, me
recevait longuement à chacun de mes séjours en Guinée, et souvent tard dans la nuit; il m'a fait assister à
des conseils des ministres et aussi à des réunions du bureau politique du Parti; il m'invitait à
l'accompagner dans ses déplacements à l'intérieur du pays, bref, je le voyais pendant des heures et des
heures. Et puis un jour, il m'a dit :"Combien de fois avez-vous le président Giscard d'Estaing ?". "Deux ou
trois fois", lui ai-je répondu. Il a alors eu ce commentaire : "Les relations avec la France sont pour moi
suffisamment importantes pour que je vous reçoive souvent et longuement. Il serait normal que le
président français vous vît un peu plus fréquemment pour parler de la Guinée." J'ai dit que j'avais mes
entrées à l'Élysée et que je voyais souvent René Journiac. "Tout de même, cette invitation, j'aimerais que
vous en parliez directement au président." Giscard m'a donc reçu peu après, et pendant une bonne heure.
Je lui ai rapporté les propos de Sékou et lui ai longuement parlé de la Guinée. Cela l'a beaucoup intéressé
et parfois amusé. Il a accepté l'invitation à se rendre en Guinée, mais en précisant, comme je l'avais
pensé, qu'elle ne pourrait intervenir que comme le couronnement de la normalisation.
En attendant, je continuais donc mes incessantes navettes entre Paris, New York et Conakry. En avril
1974, je partageai pendant une longue semaine pluvieuse la villa Andrée à Camayenne, ma résidence
habituelle, avec Maître Roland Dumas, lequel était envoyé par François Mitterrand, alors premier
secrétaire du Parti socialiste, qui espérait toujours de son côté obtenir quelques libérations. Je dois dire
que pendant ce séjour conjoint où nous fûmes reçus plusieurs fois, ensemble ou séparément, par Sékou
Touré, et bien que nous fussions un peu concurrents dans nos missions respectives, j'eus le temps de me
lier d'estime et d'amitié avec celui qui allait, bien des années plus tard, devenir mon "patron" au
ministère des affaires étrangères; je crois que de son côté, il apprécia que je joue franc jeu avec lui, et
aussi, comme je le dirai plus tard, que je demande à rencontrer François Mitterrand, bien avant qu'il ne
devienne président, pour lui parler de la Guinée et de son ami Sékou.
Finalement, après de nombreux autres séjours à Conakry, mon projet de communiqué conjoint, toujours
tapé sur ma petite machine à écrire, fut prêt. Je l'ai remis au président guinéen : il a été longuement
examiné, puis il me le retourna avec diverses modifications. Je vous dirai que je préférais ma version
initiale, qui me paraissait historiquement plus valable. En décembre 1974, après six mois de discussions
et une dizaine de voyages, je pensais que nous étions au bout de nos peines. Il ne restait plus qu'à se
mettre d'accord sur quelques mots, évidemment les plus importants sur le plan politique. J'avais proposé
la formule suivante, inspirée du précédent allemand : "Le gouvernement français déplore les activités de
ceux de ses ressortissants qui auraient contrevenu à ce principe" (la non-intervention dans les affaires
intérieures d'un autre pays). Il avait d'abord fallu renoncer au conditionnel et mettre "qui ont
contrevenu". Puis j'avais suggéré de remplacer "déplore" par "trouve regrettables". Mais Sékou s'était
montré intransigeant : "Je veux que le mot "regrette" figure dans le texte. Ne tergiversons pas. De deux
choses l'une : ou bien la France regrette ce qui s'est passé et il faut le mettre noir sur blanc; ou bien elle
ne le regrette pas, et alors les choses ne sont pas encore mûres; nous attendrons donc des mois ou des
années encore avant de renouer."
A Paris, j'ai été reçu par le président. Il m'a regardé droit dans les yeux, de manière très impressionnante,
et m'a dit : "Nous arrivons à la phase finale et je sais nous n'avons plus parlé des prisonniers français
depuis des mois. Est-ce que vous pensez, en votre âme et conscience, que je peux signer ce communiqué
contenant le terme : "La France regrette" ? Je prends devant l'opinion française et africaine une grande
responsabilité. Avez-vous l'absolue certitude que la négociation aboutira à la libération de nos
compatriotes ?".
Je n'étais pas, vous l'imaginez, dans une position très confortable. Mes rapports avec Sékou s'étaient
cependant suffisamment approfondis pour que je fusse convaincu qu'il ne me menait pas en bateau, qu'il
jouait franc jeu et que je pouvais lui faire confiance. J'ai donc répondu au président Giscard d'Estaing :
"Je mesure toute l'importance de ce que vous me demandez et de ce que je vais vous dire. Je crois en
mon âme et conscience que vous pouvez signer." Le président a alors sorti son stylo et a mis son paraphe
à côté de la formule "regrette".
Nous étions alors en décembre 1974 et j'ai pu annoncer la bonne nouvelle aux familles des prisonniers,
en précisant qu'il n'était pas exclu que leurs parents soient de retour pour Noël. J'ai ensuite proposé aux
Guinéens que le communiqué final soit publié à Conakry, Paris et New York le 20 ou le 21 décembre, avec
l'espoir qu'ainsi, je pourrais ramener les détenus en France à la veille des fêtes.
Je me trouvais à New York à la mi-décembre quand je reçus un télégramme de Sékou Touré m'informant
que mon voyage prévu à Conakry n'était plus opportun pour le moment. "De nouveaux éléments sont
intervenus qui m'amènent à considérer avec méfiance l'attitude profonde du gouvernement français." Il
ajoutait que son ambassadeur auprès de l'O.N.U., Jeanne Martin-Cissé, me donnerait davantage
d'explications.
Hamid Barrada : C'était une ultime manoeuvre ?
André Lewin : Sékou Touré venait d'être réélu président quelques jours auparavant avec les 99,9%
habituels. Les opposants guinéens avaient réagi de manière virulente et avaient fait des déclarations
vengeresses auxquelles l'Agence France-Presse et Radio France Internationale avaient assuré une large
retransmission. Sékou, peu familiarisé avec la liberté de la presse, n'arrivait pas à admettre que ces textes
très hostiles avaient pu être diffusés par des moyens publics d'information français sans que le
gouvernement de Paris ait donné son accord.
Il ne me restait qu'à me démener pour rattraper la situation. J'ai multiplié les contacts avec mes
partenaires guinéens, notamment Jeanne Martin-Cissé à New York (je n'oublie pas non plus son efficace
et amical adjoint, Philippe Maddy), et à Rome l'ambassadeur Seydou Keita, qui suivait de près la
négociation, car il ambitionnait de devenir ambassadeur à Paris. J'ai écrit plusieurs lettres à Sékou
Touré. En mars 1975, au cours d'un nouveau séjour à Conakry, j'ai réussi à le convaincre qu'il ne devait
pas attacher trop d'importance à ce qui émanait de l'AFP ou de RFI, et qu'en tous cas, le gouvernement
français n'y pouvait pas grand chose. Mais il n'y avait toujours pas de résultat palpable, les familles
s'impatientaient de plus en plus et leur confiance en moi s'émoussait de jour en jour.
Un peu plus tard, ne voyant toujours rien venir, je pris une initiative qui à mon avis pouvait brusquer les
choses. J'ai rendu visite à mon ami Philippe Decraene, le spécialiste des affaires africaines au journal "Le
Monde", qui avait bien connu la Guinée au tout début de l'indépendance, mais s'était ensuite
sérieusement brouillé avec Sékou Touré, qui l'accusait de connivence avec Houphouët-Boigny et le
rendait responsable des informations négatives sur son régime publiées dans la presse française. Philippe
Decraene était intéressé par un article de fond sur la Guinée, mais pensait qu'il ne pourrait jamais y
remettre les pieds sans être immédiatement arrêté. Je lui promis de m'entremettre pour qu'il puisse un
jour se rendre sans encombre en Guinée et je lui racontai en détail ma négociation; j'avais toute
confiance en lui et lui demandai de ne rien révéler à ce sujet pour le moment, mais de m'aider à
déclencher la décision de Sékou en publiant un bref article provoquant. Je pensais que Sékou n'aimerait
pas que "Le Monde" écrive que tout était prêt pour la réconciliation, mais qu'il avait au fond de lui-même
peur de sauter le pas de la normalisation.
Au début de juillet, l'article parut avec un titre que nous avions combiné ensemble : "M. Sékou Touré
retarde la publication du communiqué annonçant la reprise des relations avec la France", et l'article
évoquait parmi les hypothèses de ce retard la crainte éventuelle de Sékou à "modifier profondément son
image de marque personnelle" et sa "mythologie". Mon calcul s'avéra exact, comme on va le voir.
J'étais également intervenu dans le même sens auprès du Quai d'Orsay. Et de son côté, Jean
Sauvagnargues, le ministre français des affaires étrangères, déclara, comme le publia également "Le
Monde" (daté du 13/14 juillet, publié le 12, donc à la veille même de l'annonce de la normalisation) : "Il
n'est pas impossible que Sékou Touré ait décidé de normaliser ses relations avec la France, décision à
laquelle je m'étonne qu'il ne soit pas arrivé plus tôt. Je ne vois vraiment pas ce que Sékou Touré attend.
Enfin, nous ne sommes pas pressés."
Quelques jours plus tard, alors que je venais de commencer mes vacances familiales dans le Sud de la
France, Seydou Keita me téléphona de Rome pour me dire que Sékou Touré voulait que je vienne le voir
d'urgence. Je pris le premier avion et arrivai dans la capitale guinéenne le 12 juillet 1975. Au moment
même où j'atterrissais, l'avion du président s'envolait pour Ouagadougou. "C'est quand même un
comble," me suis-je dit, "il me convoque et il s'en va !". Plusieurs ministres étaient cependant présents
pour m'accueillir et me rassurer : "Ne vous inquiétez pas, le président vous demande d'écouter
attentivement la radio dans les jours qui viennent".
On m'installa au bord de la mer dans la villa Camayenne, ma demeure agréable mais un peu triste, lieu
habituel de mes fréquents séjours. Le sympathique adjudant Mara (il devint plus tard lieutenant), un
ancien combattant, y prenait grand soin de moi… et de sa vieille motocyclette. Chacun savait la raison de
ma présence et l'on passait à la villa pour me demander : "Alors, où est-ce que ça en est ?"; certains
jouaient les devins : "Bientôt, vous reviendrez ici comme ambassadeur !".
En attendant, j'écoutais inlassablement les interminables émissions de la Voix de la Révolution. J'étais le
plus souvent assis dans la salle de bains, car c'est là que le transistor fonctionnait le mieux ! En Haute-
Volta, Sékou ne fit aucune allusion au sujet qui m'intéressait. Puis il se rendit au Mali (car son voyage
avait comme objectif de réconcilier Ouagadougou et Bamako à propos d'un litige territorial). En fin
d'après-midi, il devait assister à une grande réunion populaire au stade de la capitale malienne. Et
soudain, au milieu de son discours, j'entendis : "Nous allons terminer ce meeting, car nous avons une
importante délégation des Nations Unies à Conakry…"
Cette délégation des Nations Unies, c'était moi, tout seul, assis sur le rebord de la baignoire de ma villa !
Et Sékou poursuivait : "Cette délégation est venue discuter du rétablissement des relations avec la
France, et je tiens à déclarer ici à Bamako que le 14 juillet 1975, nous rétablirons des relations avec la
France. Nous avons choisi cette date parce que la Révolution française est la mère de toutes les
révolutions…"
Deux heures plus tard, Sékou débarquait à l'aéroport. Nous sommes tombés dans les bras l'un de l'autre.
Dès que nous fûmes seuls, je lui ai dit : "Ce n'est pas tout, Monsieur le Président, vous, vous l'avez
annoncé, mais à Paris comme à New York, personne n'en sait encore rien. Et puis, il ne sera pas facile, à
la veille de la fête nationale, de tout mettre en place." Nous sommes montés dans sa voiture pour aller au
Palais. A l'époque, après 18 heures, il n'était plus possible de téléphoner à l'étranger. Le président a donc
convoqué le ministre des PTT, Mouctar Diallo, pour qu'il fasse ouvrir la ligne et mettre à ma disposition
les standards internationaux. Il m'avait pourtant dit un jour : "Si vous avez quelque chose d'important à
me communiquer, n'utilisez pas le téléphone, passez plutôt par les missions diplomatiques…" Du bureau
du ministre, j'ai appelé l'Élysée où je suis tombé sur un officier de permanence. "Ce que je vais vous dire
va peut-être vous surprendre, mais il faut impérativement joindre M. Journiac et le président de la
République, pour leur dire que le texte que je vais vous communiquer doit être absolument rendu public
demain 14 juillet. Le mieux est sans doute de le communiquer directement à l'AFP."
A vrai dire, le discours de Sékou à Bamako avait été capté à Paris, et Giscard, interrogé en province par
un journaliste, avait déjà réagi spontanément comme il le fallait; j'ai ensuite fait le nécessaire avec New
York. Le lendemain 14 juillet, Sékou m'a invité à déjeuner; j'avais droit à un petit drapeau tricolore
devant mon assiette. Auparavant, j'avais été commenter l'événement à la radio de Conakry en compagnie
du président de l'assemblée nationale Damantang Camara. Durant le repas, le président m'a lancé de sa
voix péremptoire : "Maintenant que nous avons décidé de reprendre les relations, je veux que Béa
(l'abréviation souvent utilisée pour désigner le Premier Ministre Béavogui) se rende à Paris dès la
semaine prochaine." J'ai aussitôt souligné la difficulté d'organiser un tel voyage en si peu de temps, en
plein mois de juillet. "Mais si ! Béa ira en France à la tête d'une importante délégation pour remercier le
président Giscard d'Estaing. Je compte sur vous pour arranger cela."
Après le repas, on a conduit les prisonniers français dans ma villa. Mais le compte n'y était pas. Ils étaient
seulement quatorze. Je me suis immédiatement précipité au Palais pour dire au président : "Ca ne
marche pas! Nous étions convenus de ne plus parler des prisonniers jusqu'au stade final… Mais vous
n'allez pas "chipoter" pour quelques détenus de plus. Si le compte n'y est pas, tout l'impact politique et
psychologique de leur libération sera perdu…" Et les quelques prisonniers qui manquaient encore, y
compris Jean-Paul Alata qui n'avait plus la nationalité française, ont rejoint leurs compagnons; il y eut
donc 18 libérés au total.
Les détenus avaient été amenés dans plusieurs Jeep soviétiques; on les avait fait aligner devant moi et,
comme Sékou avait parfois un humour un peu sinistre, il avait chargé son demi-frère Ismaël, qui avait
présidé à la plupart des interrogatoires et aux tortures, de me les remettre officiellement; il y avait aussi
Rajko Divjak, le représentant du PNUD, et l'ambassadeur d'Italie, Pascuale Calabro. Ismaël Touré a
prononcé une allocution, et j'ai répondu. L'un des prisonniers, Pierre Drablier, a alors pris inopinément
la parole pour rappeler qu'il restait des centaines de prisonniers guinéens au Camp Boiro et qu'il ne
fallait pas les oublier; certains le lui ont ensuite reproché, car cela pouvait indisposer les officiels
guinéens et remettre en cause le processus de libération; je ne le crois pas, celle-ci était devenue
irréversible, et je comprends fort bien le sentiment de camaraderie angoissée qui étreignait Drablier — et
beaucoup d'autres — en songeant aux Africains qui restaient encore emprisonnés à Boiro ou ailleurs.
Contrairement à ce qui s'était passé pour les Allemands, Sékou n'est pas venu saluer les libérés. Il
connaissait particulièrement bien plusieurs de ces Français et aurait sans doute été mal à l'aise de les voir
face à lui dans cet état. Je crois qu'il n'aimait pas être confronté avec les conséquences douloureuses de
sa répression. J'en ai eu une confirmation lorsqu'il est venu à Paris en septembre 1982 et que je lui ai fait
rencontrer Nadine Barry, l'épouse d'un haut fonctionnaire guinéen qui avait été arrêté et avait disparu; il
était extrêmemeêné et contracté, ses gestes étaient nerveux, sa face était grise, sa voix sourde et son
élocution à peine compréhensible; il avait retardé ce face à face en parlant très longtemps avec d'autres
visiteurs, puis avait fait progressivement le vide autour de lui en ne gardant finalement que Nadine Barry
et moi.
Ceci dit, la plupart des détenus survivants, lorsqu'ils venaient à être libérés (à l'occasion d'une fête
nationale comme le 14 mai, ou à d'autres moments), se devaient de rendre visite au président pour le
remercier, et celui-ci les retenait parfois à déjeuner ! Les relations entre geôliers et détenus étaient
d'ailleurs quelquefois bien étranges; je me souviens d'une scène survenue lors de la libération juste après
Noël 1977 de trois détenus qui avaient la triple nationalité française, libanaise et guinéenne; ils avaient
déjà rendu visite au président, et attendaient un avion disponible pour quitter Conakry; ils avaient décidé
de convier un petit nombre de proches et d'amis chez un sympathique notable franco-libanais, Ossam
Moukarim, pour fêter leur libération au champagne; et ils ont tenu à inviter Siaka Touré, le redouté
commandant de Boiro; j'ai vraiment eu une impression surréaliste en les voyant ensemble sabler le
champagne avec le responsable du camp où ils venaient de passer sept longues années, rire avec lui au
souvenir d'une cigarette écrasée sur un bras pour arracher des aveux, évoquer sur le ton de la
conversation mondaine d'autres détenus disparus, et se comporter avec lui comme avec un vieil ami qu'il
leur faisait plaisir de retrouver ! Il est vrai que Siaka avait aussi un comportement ambivalent; il était
l'une des âmes damnées de Sékou, procédait lui-même à beaucoup d'arrestations, assistait aux
interrogatoires, mais raccompagnait personnellement en voiture les libérés chez eux; il faisait preuve
d'un humour parfois macabre (à un de mes collaborateurs venu faire une démarche au Camp Boiro, il
lança : "N'insistez pas, c'est complet !". Et l'une de ses phrases favorites était : "Dans un pays bien
organisé, les prisons sont toujours pleines"); mais il pouvait aussi, quand il le voulait bien, faciliter les
choses, dans une certaine mesure, bien entendu. Il faisait passer des lettres ou des colis (ils ne
parvenaient pas tous !), se chargeait de quelques messages personnels, ou fermait les yeux quand des
gardiens bien intentionnés le faisaient. Ainsi, j'ai pu correspondre régulièrement avec Mgr Tchidimbo,
dont les missives ne manquaient pas d'un certain humour, même quand il se plaignait avec amertume de
n'être pas encore libéré et me priait d'intervenir auprès de Sékou, auprès de Giscard, auprès du Pape,
pour hâter les négociations. Du camp, il m'avait demandé de lui faire parvenir une série de livres, du
papier pour écrire, certains médicaments, et aussi du vin pour dire la messe dans sa cellule; je lui avais
envoyé quelques bouteilles de mon vin habituel; quelle ne fut pas ma surprise, quelques jours plus tard,
de recevoir une véritable lettre de réclamations; le vin que je lui avais envoyé lui donnait des aigreurs
d'estomac, il aurait préféré du Bordeaux ! Je lui en ai donc fait parvenir quelques bouteilles.
Hamid Barrada : A vous entendre, on croirait que Sékou n'était pas dépourvu de sensibilité… C'était
quand même un tortionnaire.
André Lewin : Je ne crois qu'il était personnellement un tortionnaire. Il a en revanche inspiré et laissé
accomplir en son nom des actes horribles. Je l'ai entendu prononcer des discours particulièrement
violents. Dans l'un d'entre eux, où il s'en prenait au Parti socialiste français et à François Mitterrand, il se
déclarait prêt à "égorger de sa main les ennemis de la Révolution, aussi innombrables soient-ils"; mais je
suis convaincu qu'il en était incapable; d'ailleurs, cette phrase a disparu de la version imprimée du
discours. Au surplus, nul parmi les anciens prisonniers du camp Boiro ne l'a jamais accusé d'avoir
participé aux séances de torture.
Hamid Barrada : Il s'est livré à des tortures psychologiques par ses fameux coups de téléphone aux
détenus…
André Lewin : Il téléphonait en effet à certains d'entre eux pour les féliciter d'avoir avoué telle ou telle
trahison, d'avoir dénoncé tel complice, à d'autres pour leur demander de le faire, et usait d'un odieux
chantage à l'amitié, à la fidélité, au sens de la famille. Ces interventions incroyables sont en effet une
torture psychologique.
Hamid Barrada : Quelle impression vous a-t-il fait au plan intellectuel ? Ce n'était pas un homme
fruste…
André Lewin : Vous connaissez sa formation ! Après le certificat d'études (dont on n'est pas certain
qu'il l'ait obtenu, bien que ce soit probable), il a fréquenté le Collège Georges Poiret à Conakry, qui était
un centre de formation professionnelle. Il a suivi les cours par correspondance de l'École Universelle de
Paris. Il a eu une boulimie de lectures hétéroclites. Il s'est formé à la comptabilité. Il a suivi les cours du
Groupe d'Études marxistes de Pierre Morlet. Après la guerre, il a perfectionné sa formation syndicaliste à
l'école des cadres de la C.G.T.. Au cours de ces années studieuses, il a accumulé des connaissances
autodidactes et s'est familiarisé avec une certaine méthode, une phraséologie marxiste et les techniques
de mobilisation des masses. Il lisait beaucoup et avait une formidable mémoire.
Hamid Barrada : Que lisait-il ?
André Lewin : Des livres politiques surtout, et il demandait souvent à ses visiteurs français de lui
ramener ce qui se publiait dans notre pays. Il lisait aussi beaucoup de journaux, y compris ce qui
s'écrivait contre lui. Il était même abonné à "Jeune Afrique" ! Il écoutait également la radio, notamment
Radio France Internationale. Par exemple, lorsqu'en juin 1977, il s'attaque à François Mitterrand et au
Parti socialiste français, il commence un éditorial dans "La Voix de la Révolution" par une référence à
"une émission du charmant Jacques Chancel de France-Inter" qu'il a entendue la semaine précédente. Et
on sait qu'il disposait d'un réseau d'informateurs aussi bien en Guinée qu'à l'extérieur, et même au sein
de l'opposition; il y avait une délation bien établie.
Hamid Barrada : Qu'en savez-vous ?
André Lewin : Il a souvent évoqué devant moi les faits et gestes de ses opposants en France ou en
Afrique; et ce n'étaient évidemment pas les Renseignements Généraux français qui l'avaient informé !
Hamid Barrada : Reprenons le récit de la négociation…
André Lewin : Vous vous souvenez qu'au déjeuner du 14 juillet, Sékou avait pratiquement décidé que
Paris devait accueillir la semaine suivante une délégation conduite par Béa. Dès que le groupe de
prisonniers qui avait transité par Bruxelles, fut arrivé à Paris dans la Caravelle spéciale que Giscard
d'Estaing avait envoyée dans la capitale belge et que furent calmées les émouvantes effusions des
retrouvailles avec les familles, qui revoyaient les leurs après plus de quatre années de camp Boiro, il m'a
fallu m'occuper de cette visite. Béavogui et sa délégation, qui comprenait plusieurs ministres, furent
effectivement reçus par le président et par plusieurs membres du gouvernement français, dont Jacques
Chirac le Premier ministre et Jean Sauvagnargues, le titulaire du Quai d'Orsay. L'euphorie était générale,
l'accueil fut chaleureux et amical. Giscard promit qu'une non moins importante délégation française se
rendrait à son tour prochainement en Guinée. Heureusement, car Sékou n'aurait pas compris que la
France ne marquât pas autant d'intérêt que lême à la normalisation franco-guinéenne.
Il faut dire que Sékou sacrifiait à un certain guinéo-centrisme. Pour lui, la grande affaire avait été la
rupture avec la France et les difficultés qu'elle avait entraînées; dans son esprit, il devait en être ême pour
les autres. Il fallait un certain courage pour renouer, car cela signifiait la fin d'une époque, d'une véritable
épopée historique. Pendant dix sept ans, de 1958 à 1975, la vie de la Guinée avait tourné autour du "non"
au général de Gaulle, du départ des Français, des agissements de Jacques Foccart, le conseiller du
général de Gaulle pour les affaires africaines, ou encore du S.D.E.C.E. (Service de documentation
extérieure et de contre-espionnage), du "complot permanent" contre la révolution guinéenne, etc. Il
fallait tourner la page et je dois dire que sur ce plan, Sékou a été exemplaire. Plus tard, quand je serai
ambassadeur, il m'arrivera de le questionner sur des sujets délicats de notre politique africaine comme
les Comores, le Tchad, le Shaba, le Centrafrique, ayant parfois peine à croire qu'il n'eût pas de réactions
plus négatives. Invariablement, il me disait : "Je me suis engagé à ne pas attaquer publiquement la
France, je m'y tiens." Je déjeunais à sa table le jour où la radio annonça le renversement — à l'instigation
et avec l'aide de la France — de Bokassa. Il eut alors s'adressant à moi ce commentaire : "La France a fait
là une bonne chose. Mais au lieu d'installer David Dacko, il aurait été plus honnête que Giscard vous
nomme gouverneur." Il avait prédit que Dacko ne resterait pas longtemps en poste, son successeur pas
davantage; et il pensait à un "troisième homme" qui avait ses faveurs, Abel Goumba, peut-être.
Hamid Barrada : Un détail : que pensait-il de Bokassa ?
André Lewin : Il m'a dit à plusieurs reprises qu'il était "la honte de l'Afrique". J'avais sollicité son point
de vue juste avant que Bokassa se proclame empereur pour m'entendre dire : "Mais il se comporte déjà
en empereur, seul le nom va changer !"
Hamid Barrada : Comment se manifestait ce que vous avez appelé le guinéo-centrisme ?
André Lewin : Béavogui m'a dit une fois, citant à l'évidence Sékou lui-même, que le général de Gaulle
avait succombé à une crise cardiaque provoquée par la lecture des oeuvres de Sékou Touré qu'il avait en
permanence sur sa table de nuit ! Sérieusement, ces oeuvres peuvent en énerver certains, mais ne
peuvent guère provoquer de crise cardiaque. Je les ai lues, bien entendu; cela ne manque d'ailleurs pas
d'intérêt car on y apprend une foule de choses sur la Guinée et aussi sur leur auteur, et l'on suit bien la
trame de sa pensée. Ce sont généralement des transcriptions de discours, souvent interminables, avec les
inévitables répétitions et longueurs. Beaucoup de ces textes étaient improvisés, mais comme c'était un
remarquable orateur, il y avait une réelle construction, une réelle logique, bien que Sékou ait toujours fait
de nombreuses digressions qui interrompaient plus ou moins longuement le fil de la démonstration,
mais en fin de compte, il retombait toujours sur ses pieds, c'est-à-dire sur ce qu'il voulait vraiment dire.
L'un des rares discours que j'ai vu écrits à l'avance est celui qu'il a prononcé devant Giscard d'Estaing au
stade de Conakry.
Hamid Barrada : Il était meilleur que les autres ?
André Lewin : Non, au contraire; il était par moments assez émouvant, mais c'était un mélange assez
ennuyeux de plaidoyer et d'explication de la Guinée révolutionnaire, ce n'était pas du meilleur Sékou
Touré. Ce dernier improvisait mieux qu'il n'écrivait, et lorsqu'il était emporté par la colère, l'émotion, la
vision de l'avenir, il pouvait être admirable; il commençait en général sur un ton assez bas, plutôt lent, et
avait parfois du mal à imposer le silence aux foules de militants qui s'agitaient, parlaient, circulaient,
s'éventaient, cherchaient à s'abriter du soleil, et aussi, ayant souvent été amenés d'autorité au Stade,
avaient l'impression d'une corvée consistant à réentendre un discours déjà cent fois entendu; et puis, le
son s'enflait, le débit s'accélérait, Sékou était emporté par son verbe, et le charme finissait en général par
l'emporter sur la lassitude, d'autant qu'il y avait toujours la claque des militants et militantes, qui
savaient bien à quel moment il fallait scander des slogans ou des mots d'ordre, ou l'interrompre par des
acclamations, des coups de tam-tam ou des traits de balafon. Pour en revenir au discours préparé pour
Giscard, il l'avait écrit d'avance pour des raisons précises. "Pour éviter que ne se renouvelle le
malentendu de 1958, me dit-il, je vais vous donner mon projet, vous le lirez, et puis, vous l'enverrez à
Paris, afin que le président sache ce que j'ai l'intention de dire. Et si vous trouvez des formulations
gênantes, n'hésitez pas à m'en faire part." Mais j'ai refusé d'en prendre connaissance. "Nous vous faisons
totalement confiance, et dans la conjoncture d'aujourd'hui, vous savez bien que vous pouvez dire ce que
vous souhaitez."
Hamid Barrada : Que pensait-il finalement du général de Gaulle ?
André Lewin : Je crois que l'un des regrets lancinants de Sékou, c'est de n'avoir pas pu s'expliquer en
tête à tête avec le général de Gaulle, d'homme à homme. Il a en quelque sorte compensé cette
impossibilité en invitant Jacques Foccart, son ennemi juré d'après lui, et qu'il avait maintes fois injurié et
accusé publiquement d'être l'inspirateur de la plupart des complots, à venir lui rendre visite à Conakry en
juin 1983; je n'étais plus ambassadeur en Guinée à cette époque; mais ses relations avec mon successeur
n'étaient évidemment pas les mêmes qu'avec moi et j'avais gardé avec Sékou des relations assez étroites
pour qu'il me demande d'organiser ce voyage, que Jacques Foccart a immédiatement accepté; ils ont eu
de longues conversations tout à fait passionnantes, m'a dit Jacques Foccart à son retour, et qui se
seraient sans nul doute renouvelées si Sékou avait vécu.
C'est également moi que Sékou avait chargé d'arranger, très discrètement, une entrevue avec le directeur
général du S.D.E.C.E., l'institution française chargée du renseignement et du contre-espionnage,
également vilipendée par le président pendant des années; cette rencontre eut finalement lieu à Paris
lors de la visite officielle de Sékou en septembre 1982, mais elle ne fut pas très discrète car le directeur
général, M. Pierre Marion, arriva au rendez-vous toutes sirènes hurlantes avec sa voiture à gyrophare,
accompagné d'un motard, devant tous les journalistes qui attendaient dans la cour de l'Hôtel Marigny !
Dans le même esprit, il me demanda d'arranger un entretien avec un émissaire du gouvernement
israélien, Shlomo Hillel, qu'il avait connu comme ambassadeur d'Israël lorsque ce pays et la Guinée
entretenaient les meilleures relations, avant la rupture consécutive à la guerre des six jours. Je
m'entremis également, comme je l'avais promis, pour les délicates retrouvailles entre mon ami le
journaliste Philippe Decraene et Sékou…
Enfin, je reviens au général de Gaulle; Sékou a dit au cours de sa visite en France en 1982 toute
l'admiration qu'il lui portait pour avoir rendu possible l'indépendance de la Guinée sans effusion de sang.
Et puis, il a été particulièrement fier de pouvoir présenter à la tribune, un jour lors d'une visite à Kindia,
un petit-fils du général, qui s'appelle également Charles de Gaulle, qui faisait un Guinée un stage de
l'ENA, en même temps que Jean-Christophe Mitterrand, le fils du président, qui s'occupait alors des
affaires africaines à l'Élysée; pour lui, cette double caution avait quelque chose de symbolique, car il
tenait aux symboles, et visait aussi à démontrer une nouvelle forme de rapports avec la France. Je suis
sûr que c'était pour lui une grande satisfaction de montrer que la réconciliation avec la France était
historiquement accomplie par la présence à ses côtés d'un de Gaulle et d'un Mitterrand.
Hamid Barrada : On se demande, en suivant les liaisons orageuses de Sékou avec la France, s'il ne
s'agit pas en fin de compte d'une histoire de dépit amoureux. En d'autres termes, et sans vouloir mettre
en cause votre talent diplomatique, ne croyez-vous pas que le succès de votre mission s'explique pour une
grande part par une politique résolue de la Guinée. Vous avez renoué parce que Sékou, après avoir dit
"non", était décidé à dire maintenant "oui" à la France.
André Lewin : "oui" à une certaine France, sans aucun doute. Il est certain que ma mission a pu réussir
grâce aussi bien à des facteurs personnels qu'à des considérations objectives : il y avait en France un
nouveau président désireux de renouer avec la Guinée et qui n'avait pas de préventions personnelles
contre Sékou, ni de ressentiments nés de la décision de 1958. Du côté des exilés guinéens, on a beaucoup
dit que Sékou était aux abois, que son régime était à la veille de s'effondrer, que la reprise des relations
était pour lui un ballon d'oxygène. Telle n'est pas mon opinion. A quelques exceptions près, la grande
majorité des Guinéens souhaitaient la reprise; Sékou m'a même dit un jour que si on les avait écoutés, la
Guinée serait devenue un département français ! S'il avait vraiment été pressé par le temps, Sékou aurait
accéléré les pourparlers, plutôt que de les freiner parfois comme on l'a vu. On a certainement perdu six
bons mois entre décembre 1974 et juillet 1975, du fait de ses atermoiements et de ses exigences.
De plus, s'il avait eu des besoins immédiats d'aide, il l'aurait manifesté; au contraire, je ne l'ai jamais, je
dis bien, jamais, entendu solliciter une aide de la France. Lorsque Giscard est venu en Guinée en 1978, et
lorsque lui-même est venu en France en 1982, Sékou a toujours tenu à exclure les questions économiques
et financières de l'ordre du jour qu'il traitait personnellement, alors qu'il en parlait volontiers, au cours
des dernières années de son régime, par exemple lorsqu'il allait aux États-Unis plaider devant les
capitalistes et les directeurs des multinationales en faveur d'investissements dans son pays. Sékou disait :
"Ces entretiens avec le chef de l'État français sont trop importants sur les plans politique et
psychologique, il sera toujours temps d'évoquer par la suite d'autres problèmes.". Dans son discours
devant Giscard, il a affirmé : "Nous ne demanderons pas à la France de se substituer à nous pour
résoudre nos problèmes, pour mettre à son compte nos insuffisances et nos défauts. Nous n 'allons pas
demander à la France de priver son peuple pour faire plaisir au peuple de Guinée. Nous ne devons rien
quémander, rien demander que nous ne soyons en mesure de rendre : voilà l'esprit de la coopération."
D'ailleurs, lorsque je mentionnais devant lui des projets économiques ou d'investissements, il répondait
:"Vous, les Français, vous connaissez tellement bien la Guinée, ce n'est pas à nous de vous proposer des
projets. Dites nous plutôt ce que vous avez envie de faire, et nous le ferons ensemble." La plupart des
opérations importantes qui ont été signées ou réalisées au cours des quatre années que j'ai passées à
l'ambassade à Conakry, c'est moi qui les ai proposées, en fonction des potentialités du pays et des
entretiens que j'avais eus avec des responsables guinéens, rarement avec le président, que je tenais
pourtant au courant pour avoir son approbation. Celle-ci restait évidemment indispensable.
Hamid Barrada : Vous disiez que Giscard souhaitait rencontrer Sékou qu'il considérait comme un
"homme hors du commun". Comment s'est déroulée la visite du président français en Guinée en 1978 ?
André Lewin : Cette visite devait d'abord avoir lieu fin 1977, mais elle a été retardée, d'une part parce
qu'il y avait encore des réserves en France (du côté de l'Église, notamment, parce que Mgr. Tchidimbo
n'était pas encore libéré) et aussi parce que j'avais eu à l'automne un très grave accident d'automobile en
Guinée (j'en reparlerai) qui m'avait immobilisé pendant plusieurs mois, et que les deux présidents
tenaient à me voir organiser personnellement ce voyage. Il a donc eu lieu du 20 au 22 décembre de
l'année suivante.
J'ai commencé par imposer un changement de programme; lorsque les deux services du protocole avait
préparé la visite, il avait été prévu que les deux chefs d'État se rendraient tout de suite au stade du 28
septembre et prononceraient immédiatement leurs discours; ensuite, ils auraient fait une tournée de
deux jours à l'intérieur du pays. Je n'ai pas eu de peine à convaincre Sékou que c'était une mauvaise idée.
"C'est la première fois qu'un chef d'État français, qui n'a aucune idée de ce que c'est que la Guinée, vient
dans ce pays après vingt années de brouille. Vous ne vous connaissez pas. Vous devez d'abord faire
connaissance, avoir des heures de conversations ensemble. Si dès la première heure, vous prononcez l'un
après l'autre vos discours préparés à l'avance, tout le bénéfice de la rencontre risque d'en être perdu. Il
faut que vos déclarations publiques viennent couronner votre découverte réciproque." On a suivi mes
idées, et les discours essentiels ont été réservés pour la dernière journée. Je ne sais pas si Sékou a
beaucoup changé son texte après avoir parlé pendant trois jours avec Giscard, mais je sais que j'ai vu ce
dernier modifier son discours jusqu'à la dernière minute, le raturer encore alors que Sékou parlait en
premier au stade. A s'en tenir à ces seuls éléments, les rencontres entre les deux hommes semblent avoir
été très utiles. J'ai aussi demandé à Sékou, qui a aussitôt accepté, que l'on change certains des ballets qui
avaient été programmés lors des deux soirées artistiques au Palais du peuple; devinant un peu quelles
étaient les préférences de notre président, je savais que certains de ces spectacles, que j'avais déjà vus des
dizaines de fois et qui parfois étaient assez longuets, l'ennuieraient, alors que d'autres lui plairaient
davantage, notamment ceux où dansaient de superbes guinéennes. Il a fallu aussi vaincre des réticences
au sujet du traditionnel échange de décorations; le protocole français avait dit que cela devait se faire
discrètement dans un petit salon, car les gaullistes accepteraient mal qu'on décernât la Légion d'honneur
à un homme qui était toujours considéré par eux comme un adversaire résolu du général de Gaulle et de
la France; et finalement, les décorations ont été remises en grande pompe, lors de la première soirée
artistique au Palais du peuple, devant des milliers de spectateurs enthousiastes et les journalistes
français, et personne n'a trouvé à y redire.
Ceci étant, alors que le Concorde présidentiel faisait son virage au dessus de la capitale guinéenne (c'était
encore une de mes suggestions, car jamais un Concorde n'avait survolé la Guinée, tandis que Dakar se
trouvait sur la ligne régulière vers le Brésil), Sékou dissimulait mal sa tension. Il était, contrairement à
son habitude, arrivé très en avance à l'aéroport et attendait nerveusement dans le salon d'honneur; je lui
tenais compagnie et il n'a pas desserré les dents; il pensait peut-être à l'arrivée de l'avion du général de
Gaulle en août 1958, et à la rupture qui était résultée de sa visite.
Hamid Barrada : Il était ému ?
André Lewin : C'est cela, ému et nerveux, peut-être inquiet et aussi incrédule; il se demandait s'il était
bien vrai que le président français allait venir, parce que c'était effectivement un événement
extraordinaire compte tenu de tout le passé. A l'arrivée de l'avion, "le moment sublime" comme l'écrivit
le journal du Parti "Horoya", les premières minutes se sont bien passées. Giscard ou Sékou, je ne sais
plus, a dit à l'autre : "Il y a vingt années que nous attendions ce moment." Il y a eu les 21 coups de canon
traditionnels. Après avoir écouté les hymnes (c'était la première fois qu'une Marseillaise retentissait
publiquement en Guinée depuis 1958) et salué les notabilités, les deux présidents se sont isolés dans le
salon d'honneur pendant une bonne demi-heure, tandis que le cortège officiel se mettait en place dans
une cohue indescriptible. Il y avait quatre ministres français, de nombreux officiels, une centaine de
journalistes venus dans un autre avion. Il y avait des monceaux de bagages entassés. Et des milliers de
militants tout de blanc vêtus qui chantaient, scandaient, rythmaient, dansaient. En sortant du salon,
Giscard s'est laissé mettre un foulard rouge de pionnier autour du cou, alors que notre protocole m'avait
assuré qu'il n'en ferait rien. Tout au long de ces journées, Giscard a admirablement joué le jeu qu'il
fallait, ou plutôt, ce n'était pas un jeu, il savait parfaitement comment s'y prendre pour répondre à
l'attente de la foule et de son hôte.
Sékou l'a ensuite conduit vers sa grande Lincoln blanche décapotée; il faisait un soleil éclatant; Giscard
s'apprêtait à monter à l'arrière, aux places d'honneur habituelles, lorsque Sékou lui fit signe de s'asseoir
sur le siège à l'avant; surprise de Giscard, nuancée d'agacement : Sékou n'allait quand même pas se
mettre debout derrière pour saluer la foule et le laisser seul assis devant ? Mais non, Sékou voulait
simplement, à son habitude, conduire lui-même au volant, abandonnant les sièges arrière aux deux aides
de camp et à son chauffeur. Giscard n'était pas tout à fait rassuré : Sékou conduisait d'une main, agitant
de l'autre son fameux mouchoir blanc , tout en regardant son voisin avec qui il conversait ! Une foule
énorme, mal contenue par le service d'ordre, envahissait jusqu'à la chaussée, bousculait les motards,
approchait jusqu'à la voiture et risquait de l'empêcher totalement d'avancer. Deux ou trois voitures
derrière, dans le cortège, je vis bientôt que la Lincoln avait été stoppée et que des gens se précipitaient
dessus, des gens couraient en tous sens et on commençait à craindre le pire ! Mais c'est que Sékou avait
compris qu'il n'arriverait pas à maîtriser la situation et avait renoncé à conduire lui-même; les deux
présidents, non sans mal, sont donc passés à l'arrière et purent saluer debout l'immense marée humaine
qui bordait la route jusqu'en ville. Le cortège était sans cesse ralenti, il n'a pas pris la route la plus directe
pour pouvoir passer aussi dans des quartiers populaires et a mis deux heures pour parcourir les quinze
kilomètres qui séparaient l'aéroport de la résidence du président français, une grande villa construite
naguère par les Allemands de l'Ouest à Bellevue sur le bord de la mer, partiellement détruite lors du
débarquement de 1970, et qui avait été hâtivement et luxueusement rénovée.
Les deux chefs d'État ont eu ensuite d'autres entretiens et il me semble qu'ils se sont bien compris. Au
cours des rencontres auxquelles j'ai assisté, Sékou avait tendance à refaire une fois de plus l'historique
des relations guinéennes depuis 1958, le voyage du général, l'engrenage fatal de la brouille puis de la
rupture, la logique impitoyable de la révolution, mais Giscard ne l'avait encore jamais entendu; cela,
c'est-à-dire l'évocation du passé, c'était plutôt les premières heures. Par la suite, on a abordé d'autres
sujets, l'avenir des relations, l'Afrique, le monde, la situation de la Guinée actuelle, les droits de l'homme.
Je sais que Giscard s'est entremis pour la libération de Mgr Tchidimbo, et Madame Giscard d'Estaing
m'en a beaucoup parlé.
Peu après l'arrivée de Giscard, j'avais été prévenu par une source privée qu'un attentat se préparait
contre les deux présidents dans le Fouta (le programme prévoyait une halte à Labé). J'en ai fait part à
Journiac, puis à Sékou. Le président guinéen m'a répondu : "Je suis au courant, mais rassurez-vous, il
s'agit d'une opération d'intoxication pour faire croire que je suis indésirable chez les Peuls." De son côté,
Giscard, que j'ai informé de la réaction de Sékou, a souhaité que le voyage se déroule comme prévu.
A Labé, le secrétaire fédéral du Parti (le Parti démocratique de Guinée, P.D.G., le parti unique), Amadou
Dieng, a prononcé une allocution de bienvenue pour présenter sa région; dans sa réponse, Giscard lui a
donné du "Monsieur le Gouverneur". Sékou, qui avait déjà parlé, est alors revenu vers le micro et a dit :
"Monsieur le Président, je suis obligé de rectifier une erreur que vous venez de commettre…" Interloqué,
Giscard m'a consulté du regard. Mais Sékou poursuivit : "Vous venez d'appeler "Monsieur le gouverneur"
quelqu'un qui ne l'est pas; aussi, pour ne pas vous faire mentir, nous le nommons sur l'heure gouverneur
de la région de Labé." Les rires et les acclamations éclatent, et l'intéressé enthousiaste a embrassé son
bienfaiteur involontaire.
Hamid Barrada : A-t-il conservé son nouveau poste ?
André Lewin : Je pense que oui, au moins quelque temps. Mais l'anecdote est caractéristique des
méthodes surprenantes de Sékou. Une autre fois, il partait pour la Libye; il était déjà sur la passerelle
quand quelqu'un lui a glissé à l'oreille qu'il n'y avait pas à ce moment d'ambassadeur à Tripoli. Le
président s'est retourné, a toisé l'une après l'autre les personnalités présentes pour le saluer avant
d'arrêter son choix : "Toi, viens avec moi, tu seras ambassadeur auprès de Khadafi."
Hamid Barrada : Giscard devait être effrayé par ces méthodes ?
André Lewin : Pour le moins étonné; on ne nomme pas ainsi les préfets et les ambassadeurs en France
!
Hamid Barrada : Quel était finalement le jugement de Giscard sur "l'homme hors du commun", une
fois qu'il l'a mieux connu ?
André Lewin : Il était certainement impressionné par sa capacité à mobiliser le peuple guinéen.
Partout, il était accueilli par une foule formidable et enthousiaste, et il n'y avait pas de mesure
particulière de protection. Sékou d'ailleurs lui avait dit que le Parti n'avait cette fois-ci pas eu besoin de
mobiliser car les gens venaient spontanément acclamer le président français. Certains étaient partis
depuis plusieurs jours de régions éloignées du pays pour se rendre avec des moyens de fortune à
Conakry, car beaucoup ne croyaient pas à la réalité de sa présence; ils voulaient le voir pour y croire. La
décision de renouer avec la France était effectivement très populaire, de même que celle de se réconcilier
avec le Sénégal et la Côte-d'Ivoire, ce qui était intervenu à Monrovia en mars de cette même année.
Giscard a certainement été touché par cet accueil exceptionnel, ainsi que par les attentions dont il a fait
l'objet. Comment ne pas l'être en entendant par exemple cette formule de Sékou dans son allocution
finale au Palais du peuple : "Nous avons une totale confiance dans le président de la République
française, que nous connaissons maintenant dans ses réactions humaines, et nous avons trouvé en lui le
partenaire moral que nous avons toujours cherché." Giscard a bien entendu invité Sékou à se rendre en
France; il l'a fait en termes également chaleureux : "Ce sera à votre tour votre rencontre avec le peuple
français; je souhaite que vous sentiez après vingt ans d'absence les couleurs riantes que la jeunesse doit
donner à votre souvenir." De seules raisons de calendrier ont fait que ce voyage n'a pas eu lieu avant la
fin du septennat de Giscard. Il faut dire que Sékou ne voulait pas venir en France en hiver, pour ne pas
avoir à porter de manteau ! Il ne se voyait sans doute pas remonter les Champs Élysées autrement que
drapé dans son boubou immaculé. Et puis, il y eut les élections présidentielles en France. Sékou ne
cachait pas son souhait de voir Giscard réélu et il a même fait procéder à des sacrifices en ce sens. Le
voyage de retour a donc eu lieu dix-huit mois après l'élection de François Mitterrand. Mais Sékou a tenu
à rencontrer Giscard à Paris, et il l'a invité à revenir en Guinée. "Vous y serez encore mieux accueilli", lui
dit-il; ce nouveau voyage aurait dû avoir lieu en 1984.
Hamid Barrada : Vous parlez de Sékou, excusez-moi d'y revenir, comme d'un homme sensible,
prévenant, courtois…
André Lewin : On ne peut lui dénier ces qualités, quels qu'aient été par ailleurs ses immenses défauts
et ses agissements impardonnables. Après le voyage de Béavogui à Paris en juillet 1975, Giscard avait
désigné une délégation pour rendre cette visite; en novembre, Jean Lecanuet, alors Garde des sceaux, et
André Jarrot, ministre de la qualité de la vie, vinrent à Conakry; les ambassades n'avaient pas encore été
établies, je travaillais toujours à New York, mais je me trouvais présent dans la capitale guinéenne en
compagnie de ma femme. Pendant l'un des déjeuners officiels, celle-ci s'est brusquement cassé une dent,
et qui plus est, une dent de devant. Béavogui qui était à la même table s'en est immédiatement rendu
compte et a prévenu Sékou. Quelques minutes après, celui-ci avait déjà fait venir un jeune dentiste
guinéen, qui s'entendit ordonner d'un ton sans réplique devant tout le monde : "Tu t'occupes d'elle, il
faut que ce soit réparé avant la fin de l'après-midi !" Le malheureux dentiste, légitimement angoissé,
avait du talent et de la bonne volonté, mais possédait peu de matériel moderne; il a bricolé habilement
comme il a pu et sa réparation de fortune a fait plus tard l'admiration de son collègue parisien. Et Sékou
n'a pas oublié de vérifier le soir même que tout était bien en ordre. Je ne sais quel sort aurait attendu le
jeune dentiste s'il avait échoué ! Quelqu'un m'a d'ailleurs appris quelque temps après qu'il s'était exilé à
Abidjan !
Ma mère est également venue me rendre visite, elle qui n'avait jamais dépassé les frontières de l'Europe.
Elle a été stupéfaite par l'Afrique, et en particulier par la Guinée, si différente, me dit-elle, de ce que l'on
lisait dans les journaux français. Elle a été séduite par Sékou, qui lui a dit à leur première rencontre :
"Vous êtes pour moi beaucoup plus importante que l'ambassadeur, car sans vous, il n'existerait pas." Il a
été aux petits soins pour elle, et a même organisé pour elle une soirée de ballets africains, alors que ceuxci étaient en congés. La seule chose qui l'ait vraiment choquée, c'est qu'à l'africaine, il me parlait d'elle
comme "votre vieille" ! Mais ma mère avait quand même 72 ans et elle s'est habituée à cette appellation
quand elle a compris qu'elle était usuelle et plutôt affectueuse et respectueuse !
Hamid Barrada : Vous avez dû rencontrer Diallo Telli au cours de ces années….
André Lewin : Je l'ai vu pour la première fois lors de ma visite en Guinée avec Kurt Waldheim. Je l'ai
ensuite revu au moment de la libération des prisonniers français, au cours d'un déjeuner chez le
président. Telli était alors ministre de la justice. Sékou me l'a présenté en ces termes : "Vous avez bien
sûr entendu parler de Diallo Telli, mais vous en entendrez parler davantage encore : il a été secrétaire
général de l'O.U.A., il sera un jour secrétaire général de l'O.N.U." Les quelques dignitaires présents ont
applaudi, mais Telli m'a ensuite pris à part pour me dire : "Je ne tiens pas à repartir pour les Nations
Unies; je suis déjà resté trop longtemps absent du pays."
Hamid Barrada : Avez-vous revu Diallo Telli avant son arrestation ?
André Lewin : A maintes reprises; à l'aéroport, lorsque nous attendions des délégations étrangères, ou
à son bureau à la Justice, ou encore à ma résidence de Rogbané. Nous avions de longues et amicales
conversations. Il cherchait à justifier les discours anti-français qu'il avait prononcés dans le passé. Il m'a
dit avoir été très affecté par des attitudes mesquines à son endroit; par exemple, lorsqu'il représentait
son pays à New York, le lycée français de New York avait refusé d'accueillir ses enfants.
Dans les semaines qui ont précédé son arrestation en juillet 1976, j'ai eu la conviction qu'il se savait
menacé. Il m'a dit à plusieurs reprises : "J'ai pris l'habitude au conseil des ministres de parler de tout et
de rien, je donne mon opinion sur toutes les questions abordées, et quand un collègue — ou même le
président — avance un point de vue qui ne me paraît pas fondé, je ne peux m'empêcher de le dire, parfois
un peu vivement. Je ne peux me retenir, c'est dans ma nature, mais je sais qu'un jour, on me le fera
payer." Il avait commencé à se méfier et il est clair qu'il ne se sentait plus en sécurité.
L'une des dernières fois que je l'ai rencontré, c'était à l'aéroport, quelques jours avant son arrestation.
Nous avons bavardé. Il accompagnait son fils qui faisait ses études à Prague. Je prenais le même avion
soviétique qui faisait escale à Dakar. Après l'embarquement, l'appareil d'AEROFLOT s'apprêtait déjà à
décoller quand il s'est brusquement arrêté. La porte s'est rouverte et Diallo Telli est monté dans l'avion
pour embrasser son fils. En repassant près de moi, il me dit : "On n'embrasse jamais trop ses enfants, on
n'est jamais sûr de les revoir." Quelques jours après la réception du 14 juillet — à laquelle il avait assisté
—, Diallo Telli a "disparu". Je l'ai appris presque aussitôt par André Fays, un vieux Français qui travaillait
au ministère de la justice. La confirmation officielle de son arrestation n'est venue qu'une semaine plus
tard.
Hamid Barrada : Votre témoignage laisse à penser que, dans l'affaire Diallo Telli au moins, Sékou
Touré a éliminé un homme qui, de par sa personnalité, risquait de lui porter ombrage : il s'agit d'un tyran
des plus classiques et des plus vulgaires.
André Lewin : Cette analyse n'est pas fausse; je crois aussi que Telli s'est laissé présenter, ou a été
présenté par certains, comme un concurrent possible pour le président. Sékou a-t-il simplement pris les
devants? Diallo Telli est-il tombé dans un piège tendu par tous ceux que gênait sa stature internationale?
Ces questions demeurent. J'ai finalement connu Diallo Telli pendant une trop brève période, et ne l'ai
fréquenté vraiment que pendant un an. Il me parlait cependant sans réticences. Par exemple, il me disait
que peu de ministres guinéens avaient comme lui le courage de se rendre ouvertement chez
l'ambassadeur de France; il souhaitait que la coopération s'intensifie avec la France et qu'un jour, il
puisse envoyer ses enfants étudier en France plutôt que dans les pays de l'Est. De tels propos très francs,
il devait aussi en tenir à d'autres, qui peut-être ne méritaient pas sa confiance, et ils ont dû fatalement
alimenter un dossier contre lui.
Hamid Barrada : Sékou vivait-il dans la hantise du complot ? Quelle est la part de la machination et
celle de la réalité dans son fameux "complot permanent" ?
André Lewin : Il affectait à la fois de croire au complot et d'affirmer qu'il ne risquait rien, qu'il avait la
"baraka", et que son heure n'était pas venue. Il y a eu des tentatives de renversement du régime,
encouragées ou même soutenues par l'extérieur, et aussi des tentatives d'assassinat, ce qui exigeait d'être
prêt, et donc de risquer sa propre vie. J'ai toujours été agacé de voir le mot "complot" mis entre
guillemets dans les articles quand il s'agit de la Guinée. Peut-être certains ont-ils été imaginaires ou
surestimés, la répression a été toujours excessive, mais qu'y a-t-il d'extraordinaire à ce qu'un régime dont
les opposants affirmaient qu'il était aux abois et absolument détesté, ne suscite pas de tentatives pour
s'en débarrasser ? Je disais à mes amis guinéens de l'opposition que s'il n'y avait jamais eu aucun
complot contre Sékou, leur thèse d'un dictateur aux abois suscitant une telle haine n'était plus cohérente.
Mamadou Dia, qui était Premier ministre du Sénégal au moment de l'un des premiers "complots", celui
des "contre-révolutionnaires profrançais" en avril 1960, reconnaît dans ses Mémoires la réalité de
certaines accusations. Pierre Messmer, dans le 2ème tome de ses Mémoires (parus en 1998) donne
également de nombreuses précisions sur ces complots, contredisant ainsi directement Jacques Foccart
dans ses propres souvenirs. Donc, à mon avis, il y a effectivement eu de véritables complots, de réelles
tentatives pour déstabiliser, voire renverser le régime, mais ces projets ou ces opérations ont-ils toujours
forcément coïncidé avec ceux qui ont été publiquement dénoncés et réprimés en 1960 (les "profrançais"),
1961 (les "enseignants"), 1965 ("Petit-Touré"), 1969 (les "militaires"), 1970 (le débarquement des
portugais et exilés guinéens) ou 1976 (les Peuls) ? Certains complots pouvaient être un moyen commode
de regrouper la dénonciation et la répression contre un groupe particulier d'opposants qui avaient des
traits communs.
J'ai également eu connaissance de quelques tentatives auxquelles des Français ont été involontairement
mêlés et dont jamais personne n'a parlé. Un Français, spécialiste des travaux publics, Marcel Crépu, mais
qui utilisait occasionnellement ses talents de cuisinier à Labé et avait préparé le repas à l'occasion d'une
visite officielle du président dans la région, découvrit in extremis qu'un serveur avait empoisonné les
mets; il avait refusé de marcher et l'affaire avait été éventée; il apprit ensuite que c'est lui qui, comme
Français, devait porter le chapeau.
Hamid Barrada : Vous est-il arrivé d'être en conflit avec Sékou Touré ?
André Lewin : Mes conversations avec lui portaient parfois sur des sujets sur lesquels nous divergions
totalement; c'était vrai en particulier pour les droits de l'homme, sur une certaine démocratisation de la
vie politique, sur une certaine acceptation de l'opposition (on ne parlait pas encore de multipartisme à
l'époque), mais aussi lorsqu'on accusait injustement des personnalités françaises.
Je me souviens que le 2 août 1976 (en pleine saison des pluies, ce qui contribuait à saper le moral de mes
collaborateurs et de moi-même), Sékou Touré et quelques ministres ont publiquement mis en cause la
France dans ce qui a été appelé le "complot peul" à la suite de l'arrestation de Diallo Telli. L'ambassade
que je dirigeais n'était ouverte que depuis huit mois et des sections locales du P.D.G. accusaient des pays
étrangers, dont la France, d'avoir trempé dans "l'affaire Diallo Telli" et réclamaient la rupture immédiate
des relations avec ces pays. J'ai demandé audience avec insistance au président; je l'ai vu dès le
lendemain 3 août et je lui ai dit : "Il y a quelques jours, le 14 juillet, notre fête nationale, premier
anniversaire de la normalisation, vous m'avez décoré devant le Conseil National de la Révolution en
déclarant que j'étais un ami de la Guinée, que désormais les relations avec Paris étaient excellentes; et
voilà que la France est attaquée systématiquement..". Il m'a répondu : "Il y a peut-être une fatalité qui
pèse sur les relations franco-guinéennes; en renouant avec la France contre l'avis de certains des miens,
je me suis peut-être trompé; des forces qui dépassent ou même qui défient le président Giscard
d'Estaing, continuent d'aider les opposants; ce n'est absolument pas vous qui êtes en cause, répondit
Sékou, mais des éléments au sein du gouvernement français. D'ailleurs, je jour venu, vous quitterez la
Guinée la tête haute."
"Mais Monsieur le Président, répondis-je, je ne tiens pas à quitter la Guinée du tout, ni la tête haute, ni
autrement. Je suis ici pour que les relations entre nos deux pays se portent au mieux, et je ne les laisserai
pas mettre en cause sans preuves sérieuses." Je n'eus pas d'explications ce jour là, mais un peu plus tard,
Sékou m'affirma que le Premier ministre Jacques Chirac avait reçu à une certaine date des opposants
guinéens; "comme son modèle le général de Gaulle, il ne nous porte pas dans son coeur". Je me suis
immédiatement informé à Paris pour découvrir que le jour où il était censé comploter à l'hôtel Matignon
contre la Guinée, Jacques Chirac se trouvait en déplacement… aux Antilles ! Sékou n'était qu'à moitié
convaincu. "Si ce n'est lui, ç'aura été un conseiller de son cabinet."
Je lui promis d'essayer d'exposer ses craintes à Paris, où j'avais prévu de me rendre pour tenter
d'expliquer en haut lieu ce soubresaut inattendu de nos relations. Mais entre-temps, Giscard avait reçu
l'ambassadeur guinéen à Paris, Seydou Keita, et lui avait remis un message personnel pour Sékou. Par
ailleurs, j'ai appris avec 24 heures d'avance, par d'amicales indiscrétions, que Jacques Chirac allait
démissionner de son poste de Premier ministre. Saisissant l'opportunité, j'ai aussitôt sauté dans ma
voiture pour aller au Palais : "Monsieur le Président, je ne voulais pas être le dernier à vous apprendre le
départ de Jacques Chirac, dont vous vous êtes plaint il y a quelques jours." Je n'ai rien dit de plus, mais il
est évident que je suggérais hypocritement que le problème guinéen avait joué un rôle dans les
divergences entre Giscard d'Estaing et son Premier ministre. Sékou a en tous cas semblé convaincu que
son courroux était pour quelque chose dans la démission; bel exemple du guinéo-centrisme dont nous
avons déjà parlé. Le lendemain 27 août, un communiqué du comité central et du gouvernement
dédouanait totalement la France, citait le message de Giscard, mentionnait mon rôle dans le dénouement
de la crise et… mettait toute la responsabilité de l'affaire sur le dos de Jacques Chirac démissionnaire.
Depuis, il n'y a plus eu d'alerte. J'ai eu plus tard l'occasion de raconter l'histoire à Jacques Chirac; il en a
beaucoup ri. Il a d'ailleurs reçu Sékou en tant que maire de Paris à l'Hôtel de Ville en 1982, lui a encore
téléphoné lors d'un voyage à Abidjan, et projetait de se rendre à Conakry en 1984.
Après la fin de ma mission sur les prisonniers, je n'ai pas cessé pour autant d'évoquer avec Sékou de
nombreux autres cas, conjoints ou enfants guinéens de prisonniers français libérés. J'ai réussi à faire
partir quelques enfants, comme en 1976 la fille de Jacques Demarchelier lui-même libéré en 1975 et sa
femme guinéenne Antoinette, ou encore Souleymane Sy Savané en 1978; en revanche, je n'ai eu
malheureusement aucun succès pour les autres conjoints guinéens de femmes françaises. Et pourtant,
personne ne peut contester qu'après la normalisation avec la France, puis celle avec le Sénégal et la Côted'Ivoire, le régime de Sékou Touré s'est sensiblement libéralisé et qu'après 1976, il n'y a pratiquement
plus eu d'arrestations. Mon obstination n'était pas sans surprendre et même choquer certains
collaborateurs de Sékou, qui m'ont dit plus d'une fois : "On vous admire parce que vous ne cessez de
revenir à la charge alors qu'il est intraitable là dessus". Et Moussa Diakité, beau-frère de Sékou et
ministre de la sécurité, m'a dit un jour avec un sourire mais aussi un ton de reproche : "Vous, camarade
ambassadeur de France, vous ne serez satisfait que lorsque vous serez parvenu à vider nos prisons, bien
qu'il n'y ait désormais plus de Français; vous croyez peut-être que votre mission est universelle ?".
J'ai même eu l'occasion d'affirmer publiquement ma position sur les droits de l'homme. C'était en
novembre 1978; le président avait convoqué à Conakry un colloque idéologique international sur le
thème "Droits de l'homme et Droits des peuples"; il m'avait invité à y prendre la parole en précisant que
je serais le seul Occidental à le faire. J'ai exprimé courtoisement ma réserve : "Je risque d'être amené à
tenir des propos qui vous déplairont". Il a insisté : "Vous êtes un ami de la Guinée, de vous on peut tout
entendre." Il ne me restait plus qu'à saisir le Quai d'Orsay de la question. La réponse négative a été
immédiate et catégorique : "Il vous est interdit d'intervenir dans ce colloque, surtout un mois avant la
visite du président de la République, que vous risquez de compromettre irrémédiablement." Je le dis à
Sékou qui ne démordit pourtant pas de son idée, qui était devenue presqu'un ordre : "C'est une
immixtion dans nos affaires intérieures. Le gouvernement français ne saurait interdire à un ami de la
Guinée de prendre la parole devant le peuple guinéen. C'est moi qui vous invite à le faire, en tant qu'ami
et non pas en tant qu'ambassadeur de France."
Devant une argumentation aussi péremptoire, que faire, sinon obtempérer, tout en préparant avec soin
ce que je souhaitais dire et surtout la manière dont je le dirais en présence de Sékou ? C'est ainsi que j'ai
prononcé une allocution de vingt minutes devant tout le gratin guinéen et près de deux cent cinquante
délégués étrangers, tous envoyés par des mouvements progressistes ou de libération nationale.
D'ailleurs, l'un de ces derniers, le représentant du Mouvement de la Paix, proche des partis communistes,
s'en offusqua et quitta la salle : "Où allons-nous si maintenant en Guinée, on donne la parole aux
colonialistes ?".
J'ai exposé clairement et diplomatiquement mes désaccords avec le président sur les droits de l'homme.
"S'il est arrivé qu'en France et dans d'autres pays occidentaux, on ait commis de telles violations en
certaines périodes troubles, au moins, on ne s'en glorifie pas comme en Guinée." Je lui disais aussi que
désormais, la Révolution devait se sentir assez forte pour ne pas recourir à l'élimination de certains de
ses fils, parfois parmi les meilleurs, ou pour ne pas forcer des cadres de valeur à l'exil. Montrez-vous
magnanime et redonnez leur une place dans le développement de votre pays, telle était ma conclusion,
dont je disais aussi qu'elle risquait d'apparaître comme une ingérence dans ses affaires intérieures, mais
que seules l'amitié et la confiance dont Sékou m'honorait me poussaient à une telle franchise. Après un
instant de stupeur et d'hésitation, tout le monde a applaudi. Plusieurs ministres sont venus me dire par
la suite que Sékou avait été furieux de mon intervention. En réalité, il n'a pas du tout changé d'attitude à
mon égard, et a même ordonné sportivement que mon discours soit imprimé et distribué. Mais il n'a pas
pour autant modifié sa position sur la question. Quant au Quai d'Orsay, à qui j'ai simplement envoyé
sous bordereau le texte de mon allocution en précisant qu'il m'avait été impossible de respecter son
interdiction, il n'a jamais réagi. Et la visite de Giscard, un mois plus tard, a été un réel succès.
Hamid Barrada : Comment, dans vos conversations, Sékou Touré justifiait-il ses violations des droits
de l'homme ?
André Lewin : En contre-attaquant ! Il disait en substance : "De quel droit vient-on me parler de la
défense d'individus qui ont trahi leur pays, qui ont tenté de renverser son régime, qui ont provoqué — en
novembre 1970 — la mort de trois cent cinquante paisibles habitants de Conakry ? En France, n'avezvous pas fusillé celui qui a essayé en 1962 de tuer le général de Gaulle ? N'avez-vous pas condamné à
mort le maréchal Pétain, finalement décédé en détention, et Pierre Laval, exécuté ? N'y a-t-il pas eu des
milliers d'exécutions sans jugement au lendemain de la Libération ? Et les Américains ne se sont-ils pas
livrés à des atrocités quand ils estimaient leur unité nationale menacée par la guerre de sécession ? " Il
citait ainsi de nombreux exemples dans l'histoire ou dans l'actualité, et concluait invariablement :
"Pourquoi s'acharner pour lui en faire reproche sur la seule Guinée ?"
Très virulent contre les organisations de défense des droits de l'homme et très chatouilleux sur ce sujet, il
n'éludait cependant jamais la question avec les journalistes et se disait prêt à recevoir des observateurs
étrangers. De fait, pendant mon séjour, des représentants de la Croix Rouge, de la Ligue des droits de
l'homme (Maître Jouffa), d'Amnesty International, ont pu visiter le camp Boiro; leurs conclusions
n'étaient évidemment pas positives. Il faut dire que Sékou était probablement convaincu au fond de luimême qu'il n'y avait pas dans son pays de violations des droits de l'homme, à tout le moins que tout ce
qui s'y passait était justifié. Il a prononcé plusieurs discours sur ce thème. Dans l'un d'entre eux, l'un des
plus violents, il s'en est pris à François Mitterrand, accusé d'avoir cautionné une résolution sur la
répression en Guinée présentée au congrès de Nantes du Parti socialiste français en 1977. Il a eu des mots
très durs car il se considérait comme trahi par un de ses anciens amis. Là encore, il y avait une
manifestation de guinéo-centrisme : il pensait que cette motion, présentée par Jammes Soumah au nom
d'une section locale du parti socialiste et dont personne ne sait si elle fut jamais discutée et votée en
séance plénière, avait forcément été étudiée par le premier secrétaire du Parti François Mitterrand et
approuvée par lui.
Hamid Barrada : Combien y avait-il de prisonniers politiques en Guinée ?
André Lewin : Selon les chiffres fournis par la Ligue des droits de l'homme et Amnesty International, le
camp Boiro ne renfermait pas moins de quatre mille détenus au cours de la période 70-71. Le chiffre total
des personnes arrêtées entre 1958 et 1984 varie de 10.000 à 30.000 selon les estimations, et plusieurs
milliers de détenus sont morts ou ont été tués. Maintenant que les camps ont été ouverts, les détenus
survivants libérés, et que les familles peuvent se manifester ouvertement, on obtiendra sans doute un
chiffre plus précis, dont il faut hélas prévoir qu'il sera plus important et jamais absolument certain.
Pendant les années où je me suis trouvé en Guinée (de début 1976 à fin 1979), j'ai comptabilisé un millier
de libérations en plusieurs étapes, à l'occasion de fêtes nationales ou de victoires lors de match de
football. A ême époque, il y avait aussi moins d'arrestations; après la vague du complot peul en 1976, où il
y eut encore une série de morts (parmi lesquels trois ministres dont Diallo Telli), il y eut quelques
arrestations après la manifestation des femmes en 1977, puis après le jet d'une grenade au Palais du
peuple en 1980, mais tous furent bientôt relâchés. Les ministres arrêtés après 1976 ne le furent pas pour
des motifs essentiellement politiques, et furent tous rapidement libérés : ce fut le cas de Chérif Nabaniou,
de Toumani Sangaré (accusé de "tribalisme"), de Saikou Thiam, de Kabassan Keita (qui fut emprisonné
deux fois; la seconde, il fut libéré par les militaires en 1984 et redevint immédiatement ministre). Il y eut
également quelques disgrâces, notamment celle d'Ismaël Touré, le demi-frère de Sékou, déchu en avril
1979 de toutes fonctions officielles pendant quelques semaines, ou de Fily Cissoko, exclu du Parti; après
1976, le régime s'était quand même libéralisé : auparavant, tous ces ministres auraient été accusés de
trahison ou de complot, torturés et enfermés pour de longues années, voire exécutés.
Je puis même révéler aujourd'hui que pendant la disgrâce d'Ismaël Touré, alors qu'il était
exilé dans la concession familiale à Faranah, l'un de ses proches est venu me voir
discrètement à ma résidence de Gbessia pour me dire que si la France lui fournissait
armes, argent et soutien, Ismaël se faisait fort de renverser Sékou Touré et s'engageait à
ce que la France ne regrette pas son appui; je pense que cette approche était sérieuse, bien
que je ne puisse totalement exclure une provocation; en tous cas, j'ai dit à cet émissaire,
qui me demandait ce que j'étais prêt à faire en faveur d'Ismaël, que le mieux que je
pouvais faire pour Ismaël était d'oublier cette démarche et de ne pas en parler à Sékou. J'ai
tenu parole, je n'en ai jamais parlé jusqu'ici, mais je n'ai pas oubliée, comme vous voyez. Bien des
Guinéens, y compris de hauts responsables, parfois des gens qui étaient en première ligne pour se
proclamer les plus fidèles de Sékou, évoquaient librement devant moi l'hypothèse d'Ismaël dirigeant le
pays sur le plan politique et surtout économique, et de Sékou cantonné à la politique extérieure et à la
représentation. Vous voyez, beaucoup de gens me faisaient confiance, et ils avaient raison, car je n'ai
jamais "donné" aucun d'entre eux, mais la conception que je me faisais de mon rôle de représentant de la
France et ma loyauté personnelle ne me permettaient pas de jouer à ces jeux là.
Hamid Barrada : Peut-on avoir une estimation sérieuse du nombre de personnes assassinées sous le
régime de Sékou Touré ?
André Lewin : On ne le saura jamais exactement, mais probablement au moins trois à quatre mille.
Prenons le cas des ministres, par exemple : 37 ont été arrêtés au total entre 1965 et la fin, 10 seulement
ont libérés, parfois au bout de plus de dix ans de détention, et 27 sont morts ou ont été exécutés; 31
ambassadeurs ou gouverneurs ont été arrêtés, 14 libérés, 17 tués; parmi les officiers, 42 arrêtés, 11
libérés, 31 tués ; parmi les autres hauts cadres du parti et du gouvernement (dont 15 femmes), 77 arrêtés,
41 libérés, 36 tués. Si les cas de ces personnalités sont particulièrement significatifs, on ne saurait oublier
les milliers de prisonniers obscurs ou inconnus, parfois arrêtés sans même savoir pourquoi et dont les
noms resteront à jamais ignorés.
Hamid Barrada : Que vous a dit Sékou de ses anciens collaborateurs assassinés, comme Diallo Telli ou
d'autres ?
André Lewin : Il m'est souvent arrivé de l'interroger sur des hommes comme Camara Balla, Karim
Bangoura, Noumandian Keita, Keita Fodéba, Achkar Marof, Diallo Telli, soit parce qu'ils avaient des
conjoints et des enfants français, soit parce que des amis français ou étrangers m'avaient demandé
d'essayer de faire quelque chose pour eux. Sékou n'éludait pas la question. Contrairement à ce que l'on
pourrait croire, il évoquait volontiers ses anciens collaborateurs ou amis emprisonnés, condamnés à
mort ou exécutés (dans son esprit, cela revenait au même). Au sujet de Camara Balla, par exemple, il m'a
dit à quel point il avait apprécié de le voir se mettre au service de la Guinée en 1958, alors qu'il aurait pu
faire en France une brillante carrière; il avait été un excellent ministre, l'un de ceux aussi qui au milieu
des années 60 le renseignait le plus franchement sur ce qui n'allait pas dans le pays, et il concluait
laconiquement : "C'est dommage, il a trahi". Pour Keita Fodéba (dont j'ai des témoignages directs,
comme d'ailleurs pour Ismaël Touré, qu'il ambitionnait depuis le début des années 60 de renverser le
régime), Sékou me rappelait qu'il appartenait à une famille de griots qui avaient juré fidélité à l'Almamy
Samory Touré et qu'il avait donc doublement trahi : l'amitié personnelle et le serment familial; selon lui,
la mère de Fodéba elle-même ne lui aurait pas pardonné cette trahison. Pour d'autres, il en parlait
comme s'ils avaient disparu tout naturellement. Paradoxalement, dans ces récits, il adoptait plus le ton
d'un ami déçu que d'un procureur. Je lui ai dit un jour, sans qu'il me contredise : "Mais vous avez laissé
éliminer des hommes brillants qui étaient plus fidèles à la révolution et à vous-même que certains de
ceux qui vous entourent aujourd'hui." Je pensais évidemment à certains de ses proches qui sous prétexte
de sauvegarder la révolution, profitaient des purges pour régler des comptes personnels ou favoriser
leurs propres ambitions. Sékou a approuvé sans réticences.
Hamid Barrada : Essayons de passer du témoignage à l'analyse : vous qui étiez son ami, pouvez-vous
nous dire comment se conciliaient en Sékou le tyran haï, haïssable, que ses compatriotes ont subi, et le
personnage bonhomme et paternel que vous décrivez ?
André Lewin : Sékou était un personnage terriblement ambivalent; il y avait en fait deux Sékou Touré
très différents. Le drame est que les circonstances de sa vie et de sa carrière, peut-être dès sa jeunesse, en
tous cas dans l'âge mur et plus encore lorsqu'il a dirigé le pays, ont développé chez lui les mauvaises
tendances, les aspects négatifs, plutôt que les bons côtés; je pense en particulier que les réactions de la
France officielle au "non" de 1958, peut-être avec les meilleures intentions du monde (le désir de faire un
exemple avec la Guinée pour bien montrer aux territoires "bons élèves" comme ils avaient eu raison de
voter "oui"), ont eu pour l'orientation psychologique et politique de Sékou Touré ainsi que pour le
développement de la Guinée des conséquences catastrophiques, qui subsistent encore largement
aujourd'hui. Aussi certains ont-ils eu la chance de rencontrer le Sékou Touré charmeur, agréable,
intéressant, positif, désireux de plaire et de dialoguer, alors que nombre d'autres n'ont, hélas, eu affaire
qu'au Sékou tyrannique, péremptoire, sûr de lui, hermétique, fermé, et prêt à tout pour dominer.
Il ne fait pas de doute qu'il a suscité des haines terribles, tout particulièrement chez les exilés et chez les
opposants; il incarnait des violences dont certaines remontaient à la période d'avant l'indépendance, la
collectivisation, les limitations touchant les agriculteurs et les éleveurs, la méfiance à l'égard des
intellectuels, les brimades vis à vis des cadres, l'interdiction du commerce et du transport privé… Mais je
crois que bien des responsabilités, et donc des haines, devraient concerner davantage l'entourage que luimême.
Hamid Barrada : C'est le fameux "Ah ! Si le roi savait…"
André Lewin : Je ne prétends pas que le roi ne savait pas; il savait, et défendait ce qui se passait en son
nom devant les journalistes et les organisations internationales. Évidemment, il doit être tenu pour
totalement responsable du bilan de son régime, même s'il n'a pas su tout le détail de ce qui se passait, s'il
n'a pas admis, vu ou voulu voir que des proches trafiquaient, ou, pire encore, torturaient en son nom et
en profitaient pour se livrer eux-mêmes à des règlements de compte. De plus, dans les moments
d'exaltation révolutionnaire, comme lors des suites du débarquement de 1970, au moment de l'affaire
Diallo Telli, ou pendant la polémique avec le parti socialiste français, Sékou devait être dans une sorte
d'état second où tous les coups lui paraissaient permis. Donc je ne cherche aucunement à nier sa
responsabilité, puisque tout se faisait sous son autorité et qu'il ne corrigeait pas; en revanche, je cherche
à expliquer qu'il a peut-être été conduit à devenir le dirigeant qu'il a été, à la fois parce qu'à l'intérieur, les
choses et les gens ne se pliaient pas à ses ambitions, et parce qu'à l'extérieur, de la part de la France en
particulier, il avait été "mis au coin" et réduit à se chercher des partenaires dont les méthodes et les
objectifs n'étaient pas les mieux adaptés à la réalité guinéenne. La France, le partenaire que l'histoire
avait, par la force des choses, mis aux côtés de la Guinée, lui a fait défaut. Je pense que c'est là une
notable circonstance atténuante.
Hamid Barrada : On y revient : qui était le bon, c'est à dire le vrai Sékou Touré ?
André Lewin : Comme tous les dirigeants, en particulier ceux qui ont exercé un pouvoir totalitaire et
coercitif et ont suscité de vives critiques de leur vivant, Sékou Touré ne peut encore faire l'objet d'un
jugement serein. Je donne l'impression de le défendre, alors que je cherche avant tout à le comprendre et
à l'expliquer; la plupart des gens aujourd'hui encore le condamnent totalement et en bloc, sans
rechercher les causes, et en occultant les aspects positifs de son action. Quel est celui qui restera dans
l'Histoire ? Celui qui s'exaltait au fur et à mesure qu'il parlait, devenait de plus en plus violent, ordonnait
ou couvrait les répressions les plus sanglantes, ou celui, calme, nuancé, souriant, prévenant, presque
sentimental, que j'ai connu et que d'autres aussi ont connu. A mon sens, les deux personnages existent,
coexistent, ce sont les deux faces inséparables de Sékou. J'ai eu la chance d'avoir affaire au "bon" Sékou
Touré, encore que j'aie été confronté à plusieurs reprises à des grosses difficultés avec lui, et aussi, avec
les prisonniers et les disparus, aux conséquences désastreuses de son régime. Et, l'ayant côtoyé après la
réconciliation avec la France, qui s'est malheureusement produite très tard, trop tard sans doute, et de
plus à un moment où l'économie mondiale était déclinante, j'ai eu le sentiment que, face aux
circonstances qu'il avait connues antérieurement, il n'aurait plus réagi de la même manière.
Hamid Barrada : Mais enfin, il avait la main lourde et pas uniquement avec des rivaux éventuels ?
André Lewin : Le seul mouvement de mécontentement populaire que je l'ai vu affronter, il l'a fait avec
calme et détermination, en opérant une marche arrière par rapport à sa position initiale. C'est la fameuse
manifestation des femmes. Le 27 août 1977, à la suite d'un incident mineur entre une marchande et un
gendarme au marché M'balia de Conakry, un groupe de commerçantes, drainant la foule derrière elles au
passage, se dirige vers le Palais. Quelques centaines de manifestantes sont assemblées autour dans la
cour de la présidence. Sékou apparaît en haut de l'escalier. Après avoir écouté leurs doléances, Sékou dit
qu'il s'informera des manquements causés pas la police économique et demande aux femmes de se
disperser. Elles ne veulent rien savoir; Sékou doit régler leur problème sur le champ. Il annonce alors des
sanctions contre la police économique, qui serait retirée des marchés. Mais ces mesures ne paraissent
pas suffisantes à tout le monde. Des troubles éclatent en ville, des pillages ont lieu, et très vite, les
transporteurs, d'anciens commerçants, des pêcheurs, des jeunes désoeuvrés se joignent au mouvement,
qui ne paraît pas totalement spontané. En effet, au même moment, des manifestations semblables
éclatent dans diverses villes du pays. Dans la capitale, des chars font leur apparition autour du Palais.
Certains suggèrent au président de faire intervenir l'armée. "Il n'en est pas question, je vais les écouter,
puis leur parler." Une réunion est convoquée pour le lendemain au Palais du peuple. Cette rencontre est
houleuse; le verbe d'habitude magique du Président ne convainc pas les femmes, venues très
nombreuses. Il donne alors satisfaction aux commerçants en annonçant la suppression de la police
économique, l'autogestion des marchés et en laissant prévoir un retour progressif du commerce privé. Il
demande aussi aux comités de base de faire des enquêtes et mettre en état d'arrestation ceux qui sont
responsables des troubles. Après plus d'un mois d'effervescence, de réunions des divers organismes, ces
diverses mesures sont progressivement discutées et mises en place. Les personnes arrêtées sont peu à
peu relâchées. Il n'y aura pas de procès. Sékou a sans nul doute senti que s'il avait désormais les femmes
contre lui, cela signifierait en quelque sorte la faillite de son régime, puisque le soutien des femmes
guinéennes ne lui avait pratiquement jamais été mesuré jusque là.
Hamid Barrada: Peut-on dire que Sékou a été dépassé par le système qu'il avait créé ?
André Lewin : Je suis tout d'abord convaincu qu'il a été surpris — et terriblement déçu — par la vigueur
de la réaction française au "non" de 1958, et dépassé par les conséquences de sa décision. Il pensait — il
espérait — que la France ne lui en tiendrait pas rigueur et qu'au pire après un mouvement d'humeur, tout
rentrerait dans l'ordre. Il se disait : pourquoi la France ne coopérerait-elle pas avec la Guinée
indépendante comme elle le fait avec l'Inde ou le Mexique. Ceci d'autant plus que peu de temps après
l'indépendance de la Guinée, tous les autres territoires, ceux qui avaient voté "oui" à l'appel de leurs
leaders, sont eux-mêmes devenus indépendants; Sékou restait donc seul puni pour avoir été un
précurseur. La rupture immédiate et complète l'a obligé à improviser, d'autant que l'Union soviétique et
les pays communistes de l'Europe de l'Est ont immédiatement compris le profit politique, économique et
stratégique qu'ils pouvaient tirer de cette situation. Il a fait venir une armée de conseillers, certes bien
intentionnés, mais pas toujours compétents, et surtout, n'ayant aucune expérience de l'Afrique. Après les
premiers temps d'euphorie et d'enthousiasme, il s'est heurté à des difficultés de toutes sortes. Il n'a pas
voulu avouer ses erreurs et s'est lancé dans une fuite en avant. La radicalisation du régime était presque
inévitable : c'était le seul moyen de compenser les déceptions et la désaffection de la population.
Hamid Barrada : A-t-il eu recours au stalinisme et à ses méthodes parce que, ayant rompu avec la
France libérale, ce système se trouvait être le seul disponible dans le champ idéologique ? Sékou se serait
alors fait stalinien faute de mieux.
André Lewin : Peut-être. Notez cependant que lorsque Sékou a pris le pouvoir, Khrouchtchev avait déjà
depuis deux années dénoncé les crimes de Staline. S'il a adopté bien des techniques d'organisation et
bien des mots d'ordre au communisme, je ne pense pas qu'il ait voulu voir dans le stalinisme un modèle;
il m'a dit à plusieurs reprises que ses voyages dans les pays communistes (il avait commencé par la
Pologne dès les années 50) l'avaient fortement indisposé. Il s'est toujours défendu de prendre exemple
sur l'U.R.S.S., la Chine ou la Corée du Nord; en revanche, les socialismes israélien ou yougoslave
l'intéressaient. Pour lui, le socialisme guinéen devait être purement africain. Il ne se proclamait pas
marxiste, ou plus exactement, il distinguait dans le marxisme entre la méthode d'analyse de l'histoire et
de la société, qu'il prenait à son compte, et la philosophie matérialiste, qu'il récusait, et qu'il récusait de
plus en plus ouvertement au fur et à mesure qu'il pratiquait davantage l'Islam. Il pensait que le marxisme
athée n'avait pas sa place en Afrique, car les Africains, musulmans ou non, sont spiritualistes. Avec
l'exagération et l'emphase qui caractérisaient souvent ses formules, il proclamait devant les dirigeants
arabes que même si tous les États islamiques cessaient de l'être, la Guinée seule demeurerait musulmane
! En revanche, il adhérait au marxisme, un marxisme cependant adapté aux conditions guinéennes, dans
ses implications concernant la dialectique, la lutte des classes, l'appropriation collective des moyens de
production, le rôle dirigeant de la classe ouvrière (englobant, à la chinoise, le paysannat), le triomphe
final du peuple et de la révolution sur les ennemis de classe et sur la réaction, parmi lesquels il classait
facilement intellectuels, cadres, commerçants, transporteurs, etc.. Il a également puisé dans le marxisme
(ou plus exactement dans le léninisme) une certaine technique du pouvoir : parti unique, mouvements de
masse, propagande, autocritique…
Il tenait néanmoins à affirmer, notamment devant les hommes d'affaires aux États-Unis, en France et
ailleurs, ainsi que devant les dirigeants islamiques, qu'il n'était pas communiste; c'était sans nul doute
vrai, et de plus, cela facilitait les investissements capitalistes et arabes. Ce qui contredit passablement
une série d'idées reçues : on disait volontiers, dans certains milieux, en France notamment, que Sékou
Touré était le fourrier du communisme en Afrique, le plus fidèle allié de l'U.R.S.S., un pion dévoué des
desseins stratégiques de Moscou; il est vrai que d'autres le prétendaient vendu aux multinationales, ou
même payé par la CIA ! Il n'est jusqu'à sa mort aux États-Unis qui n'ait été vue comme symbolique par
certains, comme Maurice Couve de Murville, par exemple !
Hamid Barrada : Le coup d'État vous a-t-il surpris ?
André Lewin : Au lendemain des funérailles, j'ai discuté avec mon chauffeur, employé par
l'administration; c'était un Soussou. La perspective d'avoir Béavogui pour diriger le pays, comme le
prévoyait la constitution, ne plaisait que modérément aux siens. Vous connaissez les préventions qui
existent chez certains Guinéens contre les Forestiers, dont on affirme qu'ils sont restés longtemps
enfermés dans leurs forêts impénétrables et dans leurs traditions, en tous cas davantage que les Soussous
qui ont été en contact avec les Européens dès le XVIème siècle. Mon interlocuteur m'a confié : "S'ils
arrangent leurs affaires entre eux et si les Soussous n'ont pas la place qui devrait leur revenir, s'il n'y a
pas changement en matière de consommation, de commerce, de voyages, etc…, nous ne resterons pas les
bras croisés…" — "Encore faut-il que vous ayez des gens à vous qui aient du poids et qui soient bien
placés ?" — "Ne vous en faîtes pas, nous avons quelqu'un", m'a-t-il répondu. Et je n'ai pas eu besoin
d'insister beaucoup pour qu'il cite le colonel Lansana Conté.
Hamid Barrada : Vous le connaissiez, le colonel Conté ?
André Lewin : Je l'avais rencontré antérieurement, lorsqu'il exerçait des responsabilités à l'État-major,
en même temps d'ailleurs que le colonel Diarra Traoré, en mai 1983. C'étaient des militaires de haut
rang, mais qui n'avaient jamais eu d'action politique en dehors du cadre du P.D.G. Diarra Traoré avait été
successivement gouverneur à Labé Pita, à Macenta Koundara et à Boké; il était membre du Comité
central. Le colonel Conté était chef d'État-major adjoint de l'armée de terre; il s'était également occupé de
la sécurité militaire [et membre du Comité central du PDG]. Ils venaient immédiatement après les hauts
militaires qui étaient proches de Sékou, notamment le général Toya Condé, chef d'État-major.
Hamid Barrada : Vous avez vérifié les confidences du chauffeur ?
André Lewin : Je m'en suis bien gardé; il m'avait fait confiance. En revanche, j'ai voulu tester certains
proches du pouvoir sur les informations dont ils disposaient eux-mêmes. J'ai par exemple parlé à Seydou
Keita, qui était toujours présent lors des réunions où devait se décider le sort du régime; je lui ai
demandé s'ils étaient bien certains d'avoir prévu toutes les éventualités, s'ils étaient conscients que de
telles périodes de transition recelaient bien des possibilités de changement, de coup d'État, etc… Il m'a
presque ri au nez, affirmant que personne ne pouvait les inquiéter, que toutes les précautions étaient
prises, que rien d'inattendu ne pouvait arriver.
Hamid Barrada : La rapidité avec laquelle le régime tout puissant de Sékou s'est effondré a quand
même dû vous étonner !
André Lewin : Cela m'a moins étonné quand j'ai su quelles étaient les ambitions et les dissensions qui
s'étaient produites entre les anciens dignitaires du régime et au sein même de la famille, quant à la
dévolution du pouvoir; elles préexistaient, bien sûr, mais ont alors éclaté violemment, mettant aux prises
Ismaël Touré et Béavogui, qui avaient chacun leurs partisans et qui en seraient même venus aux mains
en pleine réunion.
D'un autre côté, les responsables de l'armée s'étaient sans doute préparés de longue date, et ils ont su
choisir le bon moment. Je sais qu'il y a eu quand même une hésitation ; le colonel Conté et le colonel
Diarra, qui se trouvaient présents dans des camps militaires différents dans la capitale, divergeaient
sensiblement sur le choix du moment et sur la méthode. Mais leur hésitation fut de courte durée. Il est
possible qu'ils aient eu vent de la possibilité que le ministre de la défense, Lansana Diané, les fasse
arrêter à la demande des anciens dignitaires méfiants. Mais finalement les deux colonels avaient sous la
main tous ceux qui incarnaient l'ancien régime, la famille du président et celle de la présidente,
pratiquement tous les hauts cadres, les ministres, les gouverneurs, les ambassadeurs. Tout ce monde se
trouvait rassemblé à Conakry à l'occasion des obsèques sans être particulièrement protégé. L'absence de
service d'ordre était perceptible lorsqu'on allait présenter ses condoléances à la famille. On sentait la
désorganisation, tout le monde était désemparé. Voilà un premier élément qui explique qu'il n'y ait pas
eu de résistance au coup d'État.
Un autre élément favorable venait du fait que deux responsables qui auraient pu intervenir, étaient
diminués : le général Diané, ministre de l'armée, et le commandant Siaka Touré se trouvaient au Maroc
au moment de la mort de Sékou, l'un afin de se faire soigner pour une dépression, l'autre pour se faire
opérer à la suite d'une récente double fracture de la jambe. Après leur retour à Conakry pour les obsèques
de Sékou, ils ne sont guère en état physiquement et moralement de peser sur les discussions concernant
la succession, ni d'agir efficacement contre le coup d'État.
Le 30 mars 1984 : des obsèques chaotiques.
Un dernier facteur est que la population était désorientée, disponible pour ce changement. Sékou vivant
maintenait une certaine unité, les uns le craignaient, les autres le respectaient. L'après Sékou ouvrait une
ère d'incertitude; Béavogui ne suscitait pas de crainte, mais guère d'enthousiasme; on reconnaissait à
Ismaël la compétence et l'intelligence, mais on redoutait ses méthodes et l'emprise de son ambition, que
Sékou utilisait, mais canalisait. La plupart pensaient que tôt ou tard, c'est lui qui l'emporterait. L'armée a
donc préféré prendre les devants en profitant du moment le plus favorable.
Hamid Barrada : Sékou Touré a paradoxalement favorisé la tâche de l'armée en la tenant à l'écart de la
répression…
André Lewin : Sékou se méfiait de l'armée, où il y avait d'ailleurs pas mal d'officiers formés à l'époque
coloniale. L'armée a elle même été l'une des victimes du système, elle a été constamment surveillée,
marginalisée, épurée, notamment en 1969 et en 1970. Elle a perdu de nombreux officiers et sous-
officiers, y compris plusieurs chefs d'État-major, comme Noumandian Keita ou Kaman Diaby. Sékou m'a
dit un jour : "Je n'ai été vraiment impitoyable qu'avec les militaires et les anciens ministres, parce qu'ils
avaient trahi un engagement personnel envers moi." C'est parce qu'il se méfiait de l'armée traditionnelle
qu'il a favorisé la création des milices populaires et de corps parallèles de police, qui assuraient l'ordre
public et participaient à la répression, aux interrogatoires, etc… Il estimait aussi que par définition,
l'armée ne pouvait être démocrate, car chez elle, le pouvoir venait d'en-haut, alors que dans une
démocratie, il devait venir d'en-bas. Il ajoutait: "Je n'ai connu que trois militaires démocrates : le général
de Gaulle, le général Eisenhower et le général voltaïque Lamizana".
Hamid Barrada : Il excluait totalement un coup d'État chez lui ?
André Lewin : Il avait été très frappé et choqué par l'éviction successive et rapprochée de quatre de ses
plus proches collègues et amis, Lumumba en 1960 au Congo (il en garda longtemps rancune à Mobutu),
Ben Bella en Algérie en 1965, Nkrumah au Ghana en 1966 et Modibo Keita au Mali en 1968. Après les
événements du Ghana, il a pratiquement cessé de voyager en dehors de la Guinée jusqu'en 1975, c'est à
dire pendant dix ans; le manque de réaction des autres chefs d'État après la chute de Nkrumah l'a amené
à boycotter les Sommets de l'O.U.A. jusqu'en 1978, mais je pense que c'était aussi un prétexte pour ne pas
quitter le pays et laisser le champ libre aux amateurs de pouvoir. Il méditait également sur la disparition
rapide des régimes après la mort de leurs fondateurs, et m'avait en particulier parlé de la déstalinisation,
et aussi de la démaoïsation inéluctable après la mort de Mao en 1976. Je ne suis cependant pas sûr qu'il
en ait tiré des conclusions pour son propre sort.
Hamid Barrada : Cela n'arrive qu'aux autres !
André Lewin : Exactement. Après sa mort, j'ai interrogé ses familiers sur l'héritage, et tous m'ont dit :
"C'est maintenant qu'on va voir si Sékou Touré avait vraiment ancré la révolution dans l'esprit du peuple
guinéen."
Hamid Barrada : Eh bien, c'est tout vu !
André Lewin : Mon avis est plus nuancé. Il est évident qu'on assiste aujourd'hui à une réaction de rejet
rapide et global bien compréhensible de Sékou Touré et de son régime; on met en exergue tout ce qu'il a
eu de négatif, de désastreux, de condamnable. Mais c'est seulement dans quelques années que l'on verra
ce qu'il en reste dans l'esprit des gens. Ce qui survivra ne sera d'ailleurs pas forcément positif : j'imagine
mal qu'un homme qui a dirigé d'une manière aussi complète et aussi totalitaire un pays pendant trente
ans (car son rôle a commencé bien avant l'indépendance) disparaisse sans qu'il en reste rien. Bien sûr,
ceux qui ont quitté la Guinée ont échappé au système et à son influence. Mais les quatre ou cinq millions
de Guinéens qui sont restés au pays ont été embrigadés dès leur tendre enfance, ont été pris dans les
mailles de l'enseignement idéologique, de la propagande, du parti, du militantisme et garderont en eux-
mêmes l'empreinte de l'époque Sékou Touré. Même si, comme je l'ai souvent vérifié, ils rechignaient et
allaient aux réunions en traînant les pieds… Et puis, comme souvent dans le cas de personnalités
marquantes, surtout si les successeurs se montrent faibles et s'il n'y a pas de progrès éclatants et rapides,
l'image de Sékou se stabilisera et les aspects positifs de son régime reviendront en mémoire.
Hamid Barrada : Au sommet du régime Sékou, la famille, le clan, jouaient un rôle important…
André Lewin : Plusieurs membres de la famille du président — et de celle de la présidente —
occupaient des postes de responsabilité, soit au gouvernement, soit au bureau politique, souvent dans les
deux. La seule exception notable était Amara Touré, le frère aîné, qui a toujours été cantonné à la garde
de la maison familiale (et au développement des biens) à Faranah où il résidait en permanence et où il
était secrétaire fédéral du parti. Mais, à l'africaine, en tant que plus ancien, il avait un rôle particulier :
c'est au titre d'aîné qu'il arbitrait les conflits éventuels. Ainsi, c'est lui a imposé la réconciliation entre
Sékou et Ismaël lorsqu'en avril-mai 1979, ce dernier fut déchu de toutes fonctions officielles au Parti et
au gouvernement, et exilé à Faranah, sanction levée à la suite d'une lettre d'autocritique et d'excuses lue
publiquement devant le Conseil National de la Révolution; plus récemment, au lendemain de la mort de
Sékou, il semble que ce soit lui qui ait manoeuvré pour tenter de pousser Ismaël au poste de Premier
ministre à la place de Béavogui. Frères, beaux-frères, cousins, neveux du président ou de la présidente
avaient presque tous des postes éminents à l'intérieur du gouvernement ou dans la haute
administration. De nombreux gouverneurs ou ambassadeurs étaient des parents plus ou moins
proches de Sékou ou de "Madame Andrée", comme on l'appelait à Conakry…
Hamid Barrada : Quel a été précisément le rôle de Madame Andrée dans le fonctionnement du
système ?
André Lewin : Mme Andrée était la fille, qu'on disait non reconnue, d'un médecin militaire français, le
Docteur Duplantier, et d'une jeune femme nommée Kaïssa Kourouma; c'est ce dernier nom que la jeune
métisse portait avant son mariage avec Sékou. Mais elle a été élevée dans la famille du mari de sa mère,
Keita. Son tuteur, Sinkoun Kaba, a eu aussi un rôle notable dans son éducation, ainsi que sa marraine,
une française, Louise Rouvin, qu'elle a retrouvée avec émotion lors de son voyage à Paris en 1982.
Mme Andrée jouait de manière effacée en apparence, mais très effective, son rôle de "Première Dame".
Au cours des années que j'ai passées en Guinée, de 1975 à 1979, j'ai eu l'impression qu'elle exerçait une
influence modératrice sur son mari… dans la mesure où ce dernier était influençable ! Bien qu'il ait eu
parfois des mots très vifs pour elle, Sékou la ménageait et avait pour elle beaucoup de prévenances,
même si de notoriété publique il n'avait pas toujours été un époux modèle. Mais en même temps, elle
favorisait discrètement ses proches et assurait leur place dans le système, au point que certains parlaient
du "clan Keita". D'un tempérament calme et doux, elle a été élevée dans la religion catholique avant de se
convertir à l'Islam et même de devenir Hadja. Sa conversion est intervenue tard, dans les années 77-78.
Sékou s'est lui-même rendu plusieurs fois à La Mecque et était devenu Hadj, mais disait en confidence à
ses intimes qu'il ne sentait pas encore assez mûr pour faire le véritable grand pèlerinage, car "il y a
encore trop de problèmes de femmes" ! On a assisté alors à une "islamisation" du régime, illustrée par la
nomination d'un ministre des affaires islamiques, par des références croissantes à la religion dans le
discours officiel, par l'invitation régulière de dignitaires du monde musulman, la construction de la
grande Mosquée de Conakry, l'une des plus grandes d'Afrique…
Hamid Barrada : C'était pour attirer les pétrodollars…
André Lewin : Il faut dire que Sékou n'avait jamais renié sa religion; d'ailleurs, il avait fréquenté une
école coranique et appartenait à une famille pratiquante. Mais quand je l'ai connu, en 1974, il ne faisait
pas souvent référence à Dieu dans ses conversations et dans ses discours; encore qu'il ait déclaré après
l'échec du débarquement du 22 novembre 1970 que "le peuple a fait la révolution et Dieu l'a sauvée".
L'évocation de la religion deviendra vraiment systématique après 1976, à tel point que certains
observateurs estimaient que Sékou en faisait une véritable obsession; certains opposants ont même
affirmé, sans aucune preuve tangible, que Sékou manoeuvrait pour se faire proclamer "Mahdi"…
Hamid Barrada : Comment expliquez-vous cette "conversion" ?
André Lewin : Il y avait sans doute un réel mûrissement et une nouvelle phase dans sa vie, mais aussi il
a découvert qu'il pouvait jouer un rôle dans le monde musulman. Il a été nommé premier vice-président
de l'Organisation de la conférence islamique, puis du comité Al-Qods (sur Jérusalem). A sa mort, il était
président de la commission de médiation Iran-Irak. En second lieu, il est vrai qu'il en est résulté des
crédits importants en provenance du Golfe. La Guinée a été pendant plusieurs années le premier
bénéficiaire en Afrique de capitaux arabes. Mais c'était important aussi sur le plan politique, car la
Guinée est une terre où les Musulmans sont majoritaires. En se promenant à travers la Guinée la main
dans la main avec l'imam de La Mecque, il s'attirait assurément la faveur des milieux religieux
traditionnels.
Hamid Barrada : Y avait-il une discrimination religieuse ?
André Lewin : L'église catholique s'est sentie discriminée, en particulier après 1970, avec l'arrestation
de Mgr Tchidimbo, que Sékou Touré avait pourtant imposé lui-même au Vatican en 1962 comme arêque
de Conakry. Il m'a confié un jour qu'il avait eu tort de le soutenir, car son protégé s'était rapidement et
publiquement dressé contre la révolution. Les catholiques, relativement peu nombreux en Guinée, sont
néanmoins influents. Pendant que Mgr Tchidimbo était au camp Boiro, c'est-à-dire pendant neuf ans,
l'Église s'est repliée sur elle-même. Le Vatican ne voulait pas nommer de nouvel arêque tant que le
titulaire était emprisonné, et celui-ci se refusait à démissionner, en dépit des pressions exercées sur lui.
Sékou voulait que le Saint-Siège, à l'instar de Paris et de Bonn, reconnaisse les torts de son plus illustre
représentant. Il a fallu une très longue et difficile négociation (dans laquelle le président libérien Tolbert
a finalement joué un rôle clé) pour que Mgr Tchidimbo soit libéré en 1979. Au cours de ces pourparlers,
Sékou m'a dit (et d'autres m'ont confirmé) que l'arrestation de l'archevêque avait été provoquée, non pas
surtout comme on le disait à la suite de sermons hostiles prononcés en chaire, mais aussi de jalousies et
de dénonciations émanant de certains milieux catholiques guinéens, portant à la fois sur la vie privée du
prélat et sur ses sentiments quant à l'évolution du régime et à la place de l'Église dans la nation. Lors de
l'intronisation de deux nouveaux prélats à Conakry et à Nzérékoré, Sékou, qui y a assisté
personnellement, a conseillé à l'Église de surmonter ses dissensions…
Hamid Barrada : Qu'en était-il des relations du régime avec les ethnies ? Peut-on parler d'une
oppression de caractère tribal comme tend à le faire croire la campagne déclenchée en 1976 contre les
Peuls ?
André Lewin : L'ethnie du Président a sans nul doute été favorisée, les Malinkés étaient en effet
majoritaires dans les instances du Parti-État; ils occupaient en particulier les postes les plus sensibles au
ministère de l'intérieur et dans l'armée. Pourtant, Sékou n'avait pas que des partisans chez les Malinkés.
A plusieurs reprises, il a déclaré, à Kankan par exemple, que nul n'était prophète dans son pays et que
dans sa propre région, il rencontrait beaucoup de réserves et de résistances. Souvent commerçants, les
Malinkés n'appréciaient pas l'étatisation complète du commerce, la collectivisation, la fermeture des
frontières, la mauvaise tenue du syli… D'ailleurs, la répression a frappé les Malinkés aussi durement, et
peut-être plus, que d'autres ethnies guinéennes.
De leur côté, les Soussous (20% environ de la population guinéenne, majoritaires à Conakry et sur la
côte) étaient peu représentés dans les cercles dirigeants. A la fin de la 1ère République, N'Famara Keita
était leur seul représentant dans les instances supérieures du Parti, qui comptaient pourtant près de
vingt membres [Erratum: il y avait également Dr. Mamouna Touré, membre du BPM — webGuinée]. En
revanche, ils étaient nombreux dans la diplomatie, les entreprises, la radio et la télévision. Ce sentiment
d'être sous-représentés (alors qu'ils avaient avant l'indépendance fortement contribué aux succès de
Sékou) n'est pas pour rien dans le coup d'État et l'accueil favorable qu'il a immédiatement rencontré
dans la capitale, ce qui a été décisif pour sa réussite.
Quant aux Peuls (plus de 30% de la population), ils nourrissaient de nombreux griefs contre le régime;
pas mal d'entre eux avaient "mal voté" en 1958 (c'est dans les circonscriptions du Fouta que le "oui" avait
obtenu les plus forts scores). La collectivisation du cheptel et de la production agricole ne plaisait pas aux
éleveurs et agriculteurs qui forment la grande masse de l'ethnie peul; les intellectuels, également très
nombreux chez eux, étaient hostiles aux mesures prises après 1964 (la Loi-cadre qui instaurait une sorte
de révolution culturelle) et qui visaient à réprimer les professions libérales et les cadres. C'est parmi les
Peuls qu'il y a eu la plus forte résistance active ou passive (ce que Sékou appelait le sabotage et la
"Cinquième colonne") et ce n'est pas un hasard si les Peuls constituaient une part très importante des
exilés et des Guinéens de l'extérieur; même s'ils étaient loin d'être les seuls.
Sékou était choqué par l'attitude des Peuls; il estimait que c'est chez eux que sa révolution aurait dû avoir
le plus de succès, car le Fouta était dominé par l'emprise des familles féodales et des traditions les plus
réactionnaires. Après l'arrestation de Diallo Telli, il a dénoncé le "complot peul" et le "racisme peul" (ce
sentiment de supériorité en nombre et en qualité qu'effectivement certains Peuls cherchent à traduire en
termes de pouvoir) et a pris des mesures discriminatoires à leur égard. Les étudiants appartenant à cette
ethnie devaient faire allégeance au régime pour ne pas être renvoyés de l'université, et ils n'avaient plus
droit à des bourses d'études pour aller à l'étranger; il y a donc eu à ce moment un véritable "racisme antipeul".
Hamid Barrada : Les Peuls ont massivement combattu Sékou…
André Lewin : Non, il a également eu beaucoup de cadres peuls à ses côtés, dans la haute
administration, à la tête de beaucoup d'entreprises d'État, ou dans l'armée, etc. Dans les premières
années, il avait surtout mobilisé les descendants d'esclaves, ceux que l'on appelle les "roundés". Mais il y
a eu également des personnalités éminentes qui l'ont toujours soutenu, en particulier l'une des figures
historiques du P.D.G., Saïfoulaye Diallo, qui a milité à ses côtés dès les années 50. Avant de mourir (de
mort naturelle) deux ans avant Sékou, longtemps affaibli par une santé délicate, il a exercé les plus
hautes fonctions. On le qualifiait parfois d'otage de Sékou, ou de "Peul de service", mais d'autres le
disaient menacé en permanence, en particulier par les intrigues d'Ismaël Touré; Saïfoulaye était très
progressiste, certains disaient même communiste, alors qu'Ismaël Touré (et Keita Fodéba) penchaient
plutôt du côté occidental, américain en fait. En 1962, Saïfoulaye a failli devenir Secrétaire général du
P.D.G. mais cette tentative de limitation démocratique des pouvoirs de Sékou, qui serait resté
uniquement chef de l'État, menée par quelques opposants (qui ont payé cher leur initiative) a échoué, car
"Saïfon" (comme on l'appelait parfois) est resté fidèle à son ami ou s'est laissé impressionner par lui; on a
à la dernière minute inversé les chiffres de votants qui s'étaient portés sur lui et sur Sékou pour donner la
victoire à ce dernier ! On l'a mobilisé en 1976, avec les autres Peuls du gouvernement, pour dénoncer le
"complot peul"; pourtant, l'une de ses soeurs avait été arrêtée sous ce prétexte. J'aimais bien Saïfoulaye,
qui était au fond de lui-même bouleversé par les exactions du régime et s'en disait en tête à tête surpris et
choqué.
Et puis il est difficile de ne pas mentionner la présence quasi-officielle aux côtés de Sékou, pendant ses
dernières années, d'une jeune femme peule, Kesso Bah, gouverneur de la Banque centrale ; il est
impossible d'apprécier l'influence réelle qu'elle a pu avoir sur le président, mais il est certain que Sékou y
tenait beaucoup et demandait même parfois le soir, d'un coup de téléphone impérieux à son malheureux
mari, un sympathique collaborateur du Premier ministre, de la lui "envoyer au Palais" ! Sékou a dit un
jour qu'elle lui avait fait "découvrir un monde qu'il ne soupçonnait pas", et il s'agissait sans nul doute
d'un monde de plaisirs et de sentiments. Kesso Bah a été arrêtée en même temps que les dignitaires de
l'ancien régime et la famille de Sékou, emprisonnée à Kindia et même, par un raffinement psychologique
sans nul doute volontaire, détenue dans la même cellule que Madame Andrée ! Elle sera libérée en 1988,
après avoir été condamnée à cinq ans de prison.
Hamid Barrada : Comment les militaires pourraient-ils ne pas succomber aux tentations du tribalisme
?
André Lewin : Le nouveau gouvernement et les instances dirigeantes ont été mieux équilibrées au
départ. Les différentes ethnies y sont représentées assez équitablement, mais toute personne qui connaît
bien la Guinée peut craindre que la question ethnique et régionale reste à l'avenir l'un des points délicats
de tout régime politique.
Hamid Barrada : Qu'est ce qui constituerait dans l'immédiat le changement le plus palpable pour
l'homme de la rue ?
André Lewin : Le Guinéen de base était sévère pour les potentats locaux du Parti, ces petits chefs qui
criaient très fort les slogans révolutionnaires et détournaient les produits alimentaires, utilisaient à des
fins personnelles les camions ou les tracteurs affectés en principe à la commune ou à la ferme collective,
pressuraient la population et accroissaient son dénuement. Cette médiocre oppression et cette
exploitation à la petite semaine (mais il faut dire qu'il y avait aussi pas mal d'exceptions) se
remarquaient bien quand on circulait beaucoup dans le pays, dans les villages, les petites villes, les
quartiers de la capitale, ce qui était mon cas. On voyait bien la morgue ou même le mépris avec lequel
certains secrétaires fédéraux ou locaux, ou des responsables de la police, traitaient les militants de
base, la crainte que ceux-ci éprouvaient souvent; certes, la patiente gentillesse de la plupart des
Guinéens, le charme inaltérable des Guinéennes, constituaient la souriante réponse de la base à ces
exigences contre laquelle il était impossible de se révolter ouvertement, mais le visiteur un peu averti
décelait l'amertume sous le sourire.
Il est clair que de nombreux hauts fonctionnaires et cadres du Parti, des ministres, des directeurs de
sociétés d'État trafiquaient et se servaient à qui mieux mieux. Quiconque avait une parcelle d'autorité
la monnayait pour essayer de vivre mieux, lui et sa famille, ou pour parachever la construction ou
l'aménagement de la concession ou de la maison (obsession constante de la plupart des Guinéens); on a
peine à croire ce que l'on pouvait obtenir de quelqu'un en échange d'un bon de tissu, de ciment ou de
médicaments. Mais si les gens en voulaient à ces potentats, ils épargnaient curieusement le président luimême, qui leur apparaissait comme un recours possible contre les abus, et il l'était souvent en effet. On
se pressait au Palais, après avoir fait le voyage de Conakry, pour dénoncer abus et exactions, solliciter
une aide ou une autorisation…
Hamid Barrada : Et l'on était reçu par le président ? Et les démarches avaient quelque suite ?
André Lewin : Être reçu par le président était facile et ne posait guère de problème; de même qu'on lui
faisait parvenir d'innombrables lettres et suppliques. On lui téléphonait aussi beaucoup, car pas mal de
gens avaient son numéro. Souvent, quand on était attablé dans la salle dite "du haut commandement"
(où se réunissaient le conseil des ministres ou le bureau politique), on entendait le téléphone sonner
dans le bureau du président, qui n'était pas très éloigné. Selon l'intérêt de la discussion, il se levait pour
répondre ou laissait sonner. Quelquefois, il envoyait un de ses collaborateurs ou un ministre répondre à
sa place. Après 1980 et l'installation d'uns station terrienne de satellites, les communications se sont
beaucoup améliorées et multipliées. Sékou téléphonait beaucoup et on lui téléphonait tout autant. Il ne
se séparait pas d'un appareil portatif qu'on lui avait offert et ainsi tout le monde profitait de ses
conversations. Un jour où j'étais présent, c'était le Roi du Maroc qui lui parlait du Sahara occidental, puis
un gouverneur de région au sujet d'une convocation, puis une amie de Paris qui lui apprenait qu'elle
serait opérée le lendemain. Quand on était invité à un repas ou à une audience, ses hôtes étaient associés
à toute ses conversations, et il consultait ses collaborateurs devant tout le monde avant de trancher.
Hamid Barrada : Quelles décisions par exemple ?
André Lewin : J'ai assisté par exemple au règlement d'une affaire dont un président de la République
dans un pays organisé autrement n'aurait jamais eu connaissance. Il s'agissait d'une jeune femme, chef
de service à Pharmaguinée, qui était en conflit avec son directeur au sujet de ses dates de congés. Elle
était venue voir Sékou qui lui avait donné raison. Deux jours après, je vois revenir la jeune femme qui dit
au président que l'affaire n'est toujours pas réglée, le directeur affirmant qu'elle était de son ressort et
pas de celui du chef de l'État. Sékou téléphone pour demander au directeur d'obtempérer.
Hamid Barrada : Le directeur, j'imagine, s'est exécuté…
André Lewin : Bien entendu !
Hamid Barrada : Comment s'appelaient les deux plaideurs ?
André Lewin : Le docteur Kourouma et Madame Kaba. Peu de personnes seulement avaient
connaissance de son numéro de téléphone privé; il me l'avait donné, mais je n'en ai pas abusé. Je me
souviens d'une fois, par exemple. Une délégation du protocole de l'Élysée était venue préparer le voyage
en Guinée de Giscard; en compagnie du protocole guinéen, nous avons reconnu en détail toutes les
étapes que devaient parcourir les deux présidents : Conakry, Labé, Faranah, Kankan. Dans cette dernière
localité, il n'y avait personne pour attendre la Caravelle qui nous amenait; le télégramme qui nous
annonçait n'était parait-il pas arrivé; le gouverneur Kourouma Laye, avec qui j'étais très lié depuis qu'il
m'avait en juillet 1974 accompagné à travers le pays, est ensuite arrivé en trombe parce qu'il avait vu
l'avion tourner au dessus de l'aéroport et avait improvisé un programme. A notre retour à Conakry,
lorsque nous avons fait un compte-rendu au président, le chef du protocole a mentionné l'incident; le
regard de Sékou s'est durci et il parlé de sabotage. Il ajouté en me regardant : "Votre ami va le payer
cher". Dès le départ de la délégation française, déjà tard dans le nuit, j'ai appelé Sékou sur sa ligne
directe. Je lui ai dit : "Président, il ne faut rien faire contre Kourouma Laye.
Il est probable que le télégramme n'est vraiment pas arrivé. Quoiqu'il en soit, la délégation française
serait très fâchée s'il arrivait quelque chose au gouverneur, car celui-ci va évidemment se mettre en
quatre pour que la visite du président à Kankan se passe au mieux. Si vous punissiez Kourouma Laye,
l'atmosphère du voyage en serait certainement assombrie. Je vous demande donc instamment de ne rien
entreprendre contre lui." Visiblement, le président était étonné de mon coup de téléphone et contrarié
par ma demande; peut-être avait-il déjà donné des instructions pour sévir contre Laye, qu'il aimait
pourtant bien, mais il attachait une importance capitale à la préparation de la visite de Giscard. Après
avoir grommelé quelque chose comme "On verra", il a raccroché. Kourouma Laye n'a pas été inquiété,
mais il a su qu'il l'avait échappé belle et la visite à Kankan a effectivement été l'un des points les plus
réussis du voyage.
Il n'hésitait pas à désavouer devant moi ses ministres, ce qui les mettait dans le plus vif embarras. Ainsi,
alors que les diplomates avaient besoin d'une autorisation pour se déplacer hors de l'agglomération de
Conakry (en principe pour les protéger, en fait aussi et surtout pour mieux les surveiller), j'avais très vite
décidé de m'affranchir de cette règle et de circuler dans tout le pays sans prévenir les autorités; c'est ainsi
qu'au début de mon séjour, je m'étais rendu à Fria; je savais que j'avais été repéré, j'étais connu et donc
reconnu partout; d'ailleurs, les gens chez qui j'avais passé un moment avaient été interrogés par la police
et je le savais; je voulais leur éviter des ennuis. Peu après mon retour à Conakry, je me suis trouvé chez le
président en compagnie de Karim Keira, le ministre de l'intérieur. Vers la fin de l'entretien, Sékou m'a
demandé si j'étais satisfait de mes conditions de travail. J'ai répondu que oui, mais que probablement le
ministre de l'intérieur n'était pas content de moi. Étonné, Karim Keira a fait un geste de dénégation et
demandé pourquoi. Je lui ai dit : "parce que je me déplace sans demander l'autorisation. Ainsi,
récemment, j'étais à Fria." Karim Keira a feint la surprise et a affirmé : "Ah bon, je n'en savais rien !".
Sékou l'apostrophe : "Mais bien sûr que tu le savais, puisque tu m'en as même parlé dès que tu l'as appris
! Et si l'ambassadeur de France peut séjourner à Fria sans que tu le saches immédiatement, c'est que tu
es un mauvais ministre de l'intérieur. Désormais, l'ambassadeur de France pourra aller partout sans
autorisation." Karim Keira ne savait plus où se mettre !
Il y avait cependant un endroit où l'on ne pouvait vraiment pas pénétrer sans une carte spéciale, c'était le
port de Conakry, en raison des risques de vols et de trafics que le gouvernement voulait éviter. Or, il y
avait régulièrement des cargos français qui y transitaient, puisque Delmas Vieljeux avait rétabli la ligne,
et je souhaitais aller rendre visite aux commandants. On m'avait refusé cette carte. Je me suis plaint à
Sékou, qui s'est tourné vers Béavogui. Celui-ci a affirmé qu'aucun ambassadeur n'en avait obtenu. J'ai
alors dit : "Mais ce n'est pas exact; il y a quelques jours, j'ai vu mon collègue soviétique et nous avons
parlé de nos enfants; il m'a montré des photos qui se trouvaient dans son porte-cartes; quand il l'a ouvert
devant moi, j'ai très bien vu qu'il avait une carte d'accès au port !". Évidemment, j'ai eu ma carte dès le
lendemain.
Hamid Barrada : En quoi le système créé par Sékou Touré se différenciait-il des autres dictatures ?
André Lewin : Par la totale identification du parti (unique) et de l'État. Le Parti Démocratique de
Guinée (P.D.G.) se présentait d'ailleurs comme le "Parti-État". L'assimilation se faisait à tous les niveaux,
aussi bien à l'échelon national qu'à celui des régions, des arrondissements, des cellules de base
(communes ou quartiers, rebaptisés P.R.L. — Pouvoirs Révolutionnaires Locaux ). De sorte que les
dirigeants du Parti avaient aussi des responsabilités territoriales ou administratives. Au sommet, le
président de la République était secrétaire général du P.D.G.. Ce qui fait que Béavogui, avant d'être
candidat à la présidence, aurait normalement dû être nommé à la tête du parti. A chaque division
territoriale du pays correspondait une instance du parti. Ainsi tous les vendredi soir se tenait l'assemblée
générale du P.R.L., à laquelle participait théoriquement toute la population. On discutait de questions
intéressant les affaires locales, mais aussi des affaires de l'État et les problèmes internationaux. Il est vrai
que seuls les militants très motivés assistaient à ces réunions. Le président savait pertinemment que les
gens se mobilisaient plus volontiers pour les réjouissances auxquelles donnaient lieu les visites officielles
ou les manifestations sportives. C'est pourquoi le vendredi, on avait finalement supprimé la télévision, le
cinéma, les bals populaires, pour enlever aux gens tout prétexte et toute tentation et les obliger à assister
aux réunions.
Hamid Barrada : Peut-on dire que Sékou fut un tyran typiquement africain comme on a dit de Staline
qu'il était typiquement russe ?
André Lewin : Le type de pouvoir qu'exerçait Sékou était un mélange entre des traditions d'autorité
profondément ancrées dans le pays et des techniques importées (la théorie marxiste et la pratique
communiste), à quoi s'ajoutait évidemment l'aspect "défense de la révolution par n'importe quel moyen".
Ce mode d'organisation, de mobilisation, d'encadrement et de contrôle était greffé sur un soubassement
proprement africain. Sékou connaissait admirablement la Guinée. Très tôt, il a sillonné le pays en
motocyclette puis en voiture, plus tard aussi en avion ou en hélicoptère, et s'est rendu dans les points les
plus reculés. Cette connaissance intime n'était pas sans susciter les craintes et favoriser la délation. Le
président m'a dit un jour que pendant les années sombres, il suffisait de trois lettres de dénonciation
pour que quelqu'un soit arrêté et interrogé. A l'instar de ce qui s'est passé en U.R.S.S., dans les pays
communistes ou d'autres régimes totalitaires, Sékou déclarait que l'attachement à la révolution devait
l'emporter sur les sentiments familiaux et qu'il ne fallait pas hésiter à livrer père, mère, frères, soeurs et
enfants si la révolution était menacée. Je me souviens de l'effarement de Waldheim lorsqu'il s'est trouvé
aux côtés de Sékou au stade et que ce dernier lui a montré un groupe de militantes vêtues de blanc qui
chantaient bruyamment et dansaient frénétiquement au pied de la tribune d'honneur. "Vous voyez cette
femme, là, au premier rang ?", disait le président à son hôte médusé, "eh bien, il y a quatre ans, elle a
dénoncé son mari qui avait trahi la révolution, je l'ai fait pendre, cela ne l'empêche pas de danser pour
moi aujourd'hui !".
Hamid Barrada : Ce faisant, il portait atteinte à des relations de famille qui sont peut-être ici plus
profondes qu'ailleurs…
André Lewin : Certainement; mais malgré la terreur qu'il inspirait, en particulier à une période
déterminée de son règne (disons entre 1965 et 1976), il continuait à être considéré comme un recours. Et
objectivement, il était le seul recours pour les simples militants dans un certain nombre de situations. Il
suscitait également des sentiments d'admiration résignée. On entendait souvent "Ah ! Sékou, c'est
quelqu'un… Il est difficile, mais il n'est pas comme les autres… On peut lui parler…" Après la
réconciliation avec la France en 1975, puis avec le Sénégal et la Côte-d'Ivoire (à partir de décembre 1977
et le match de football Guinée-Côte-d'Ivoire, après lequel, dans l'euphorie de la victoire de son équipe,
Sékou, qui n'assistait pas au match mais était resté tapi près du stade de manière à apparaître
brusquement au bon moment, avait laissé prévoir la normalisation avec Houphouët-Boigny, qui
interviendra en mars 78, comme celle avec Senghor), on s'est pris à espérer que le régime s'amenderait et
que la prospérité arriverait en même temps que plus de liberté…
Hamid Barrada : Comment Sékou percevait-il l'Union soviétique et les pays communistes d'une
manière générale ?
André Lewin : La réconciliation avec la France lui a permis de rééquilibrer ses relations
internationales. Il s'est remis à voyager intensément, plus même qu'avant, et il a été ainsi en mesure de
réduire la coopération avec les pays de l'Est. Certes, auparavant, les rapports avec les États-Unis et
certains pays occidentaux (à l'exception de la France et pendant quelques années de l'Allemagne) étaient
bons, mais la diplomatie guinéenne restait centrée sur le camp socialiste. Je considère qu'après 1975,
Sékou Touré a pu enfin commencer à mener la politique étrangère qu'il souhaitait depuis longtemps,
correspondant aux intérêts de son pays et à sa vision du monde, ainsi qu'au rôle personnel qu'il désirait y
jouer. Il n'est pas question de nier ou de minimiser le concours important et utile que l'U.R.S.S. et ses
amis ont apporté à la Guinée dans les premières années de l'indépendance, fournissant crédits,
conseillers, armes, au moment où la France les refusait elle-même et les déconseillait à ses alliés. Mais
cette coopération avec l'Est a fini par décevoir, parce qu'elle n'était pas parfaitement adaptée aux
conditions locales, pas toujours bien acceptée (notamment parce que ces experts ne parlaient pas bien le
français et que les Guinéens le parlaient souvent admirablement), et aussi parce que sont vite devenus
évidents les intérêts propres de l'Union soviétique (pour sa stratégie mondiale et africaine, et aussi pour
ses intérêts économiques et commerciaux). La nostalgie des relations avec la France était réelle, même
chez le président. En 1978, des camions soviétiques et même des voitures de diplomates soviétiques ont
été lapidés; je me trouvais avec Sékou quand il en a été informé :"On n'y peut rien, c'est le sentiment
profond du peuple", fut son seul commentaire. Les relations avec Moscou s'étaient sensiblement
distendues. Sékou n'avait pas, en 1976-77, renouvelé les facilités portuaires ou aéroportuaires qu'il avait
accordées deux ans plus tôt au moment de l'affaire de l'Angola, ce qui empêcha le transit des troupes
cubaines en route vers l'Érythrée; il confirma son refus à Fidel Castro lui-même, qui fit alors un rapide
passage à Conakry. En représailles, le Kremlin retardait les livraisons de pétrole ou de pièces de
rechange, ce que la population apprit tout de suite avec colère. Je me trouvais avec Sékou lorsqu'un jour,
il reçut des équipages d'Air Guinée qui revenaient de Moscou où ils étaient allés faire réviser leurs
appareils. Ils étaient furieux : "Nous avons été reçus de manière infâme, nous n'avons pas eu droit à des
chambres d'hôtel, et nous avons dû dormir, y compris les hôtesses, sur les banquettes de l'aéroport."
Sékou partageait leur fureur : "Ces Russes ne changeront décidément jamais, ils sont plus racistes que
tous les autres, ils ne comprendront jamais l'Afrique et notre sens de la dignité."
D'ailleurs, en dépit de vives protestations d'amitié, les soviétiques ne comprenaient pas comment la
France avait pu si vite rétablir ses relations à un très bon niveau. Ils en avaient d'ailleurs
particulièrement contre moi. Ainsi, en été 1977, lors du départ de Guinée de l'ambassadeur soviétique de
l'époque, que je connaissais assez bien, celui-ci me prit à part à l'aéroport. "Mon cher collègue, me dit-il,
si vous continuez à être aussi actif dans les secteurs qui nous intéressent le plus, échanges commerciaux,
recherches minières, enseignement universitaire, formation professionnelle, pêche, etc…, nous finirons
pas avoir votre peau. Et croyez moi, mon cher collègue, vous ne seriez pas le premier." Était-ce une
menace ou un amical conseil ? Je ne sais. Mais je prévins le Quai d'Orsay. Qui ne réagit pas. Fin
septembre, je revenais de Fria (j'y avais célébré le mariage d'un couple de français travaillant à la mine)
tard dans la soirée en voiture (j'étais au volant, car j'aimais beaucoup conduire sur les routes guinéennes)
accompagné de trois jeunes coopérants du service national; en arrivant près de Conakry, je m'aperçus
qu'une Jeep de l'armée soviétique qui roulait devant moi depuis quelque temps déjà s'arrangeait pour
que je ne puisse jamais la doubler; à un moment, cette voiture a été comme escamotée dans un tournant,
je n'ai jamais su comment cela avait pu se produire; mais il y avait à quelques mètres de moi,
apparaissant brusquement à la lueur de mes phares, un énorme semi-remorque de l'armée soviétique
arrêté tous feux éteints en plein milieu de la route; j'ai freiné au maximum, mais je n'ai pu empêcher ma
voiture de percuter violemment l'arrière du camion; ce fut un miracle que personne ne fut sérieusement
blessé, car l'avant de ma voiture était totalement encastré sous la remorque, le volant tordu, le pare-brise
éclaté. J'ai eu la présence d'esprit de couper le contact et d'essayer de sortir sur la route, où je me suis
tout de suite effondré; une voiture conduite par des Palestiniens est arrivée peu après; on m'a amené à
l'hôpital où l'on a fait des radios; j'avais plusieurs fractures, dont une du bassin très grave, de multiples
plaies, des éclats de verre plein la figure; mes compagnons n'avaient heureusement rien de sérieux. On
m'a plâtré comme on a pu des orteils jusqu'à la poitrine (il n'y avait plus de plâtre à l'hôpital, on a été
obligé de prendre du ciment, dont l'entreprise Jean Lefebvre a en pleine nuit donné un sac !) et on m'a
ramené à la résidence; Sékou, tout de suite prévenu, m'a téléphoné et a envoyé Madame Andrée prendre
de mes nouvelles. Deux jours après, on me transférait à Paris via Dakar et j'ai été opéré à l'hôpital
Cochin; ensuite, je suis resté plus de deux semaines immobilisé sur mon lit, puis j'ai eu plusieurs
semaines de rééducation, et enfin j'ai pu regagner Conakry, un peu plus de deux mois après mon
accident, en utilisant des béquilles. Je les ai abandonnées le jour du fameux match de football GuinéeCôte-d'Ivoire en décembre 77, celui qui a lancé le processus de réconciliation de Monrovia. Mais pendant
mon absence, le bruit avait évidemment couru que je ne reviendrais jamais plus en Guinée, que j'étais
découragé, etc… Sékou m'avait téléphoné plusieurs fois à Paris, m'avait laissé entendre qu'il savait que
l'accident avait été provoqué par les soviétiques, et que le chauffeur guinéen qui avait, à leur demande,
laissé le camion abandonné sur la route que je devais fatalement emprunter pour rentrer chez moi, serait
sévèrement sanctionné. Il fut effectivement condamné à mort; je suis même intervenu plus tard auprès
de Sékou en sa faveur, à la demande de sa famille qui m'avait fait valoir qu'après tout, je n'étais pas mort
dans l'accident ! Je pense qu'il a été effectivement gracié. Mais tout le monde a été convaincu que les
services secrets soviétiques avaient mis en scène toute cette affaire pour m'éliminer. Est-ce vrai ? Je n'en
sais rien moi-même. Mais je note que Sékou n'a pas hésité une seconde à mettre cette affaire sur le dos
de l'Union soviétique.
Il est significatif que depuis 1978, alors qu'il a fait deux voyages en France, est allé aux États-Unis à
plusieurs reprises, et aussi en Espagne, en Allemagne fédérale, au Canada, etc…, Sékou a évité de se
rendre en Union soviétique; son dernier voyage officiel remonte au début des années soixante; en
revanche, il est volontiers allé en Chine, au Vietnam, en Roumanie… A vrai dire, il a brièvement remis les
pieds en Union soviétique dans des conditions qui l'ont amené à le regretter et qu'il m'a racontées alors
qu'il revenait en avion de Corée du Nord et que son avion avait fait escale en Sibérie : "Il faisait moins
20°, et je m'étais rendu à l'insistance des autorités locales pour descendre de l'appareil afin de saluer une
fanfare et un comité d'honneur." Mal lui en prit, car il était assez légèrement habillé et il eut les jambes et
les pieds gelés. Ayant retroussé sans façons son boubou et enlevé ses chaussettes, il me montra sa peau
encore tuméfiée. "Voilà ce que je ramène de mon bref séjour en U.R.S.S.". Cette anecdote prouve aussi, ce
que j'ai souvent constaté, que Sékou avait un grand respect pour les personnes qui s'étaient donné du
mal pour l'accueillir et n'aimait pas décevoir ses hôtes; bien des fois, en Guinée même, l'ai-je vu, accusant
déjà une très sérieuse fatigue à la fin d'une longue journée, se lever encore une fois afin d'aller saluer la
foule qui l'attendait dans la nuit devant la villa Sily. La plupart des autres dignitaires étaient déjà
ensommeillés ou, hypocritement, attendaient qu'il se retirât dans sa chambre pour aller fêter
joyeusement avec le comité local du parti et éventuellement danser avec les charmantes jeunes filles du
protocole.
Hamid Barrada : Comment expliquez-vous que Sékou, qui a des relations amicales avec les États-Unis
depuis Eisenhower et Kennedy, se soit quand même éloigné de l'Occident et ne s'en soit rapproché
qu'après la normalisation avec la France ?
André Lewin : Il est vrai que des relations diplomatiques ont été établies avec Washington dès 1958, en
dépit des efforts de la France. Sékou a été reçu en 1959 par Eisenhower, qui reconnut rapidement la
Guinée indépendante et y nomma le premier ambassadeur noir de la diplomatie américaine (seul
précédent, un ambassadeur noir au Liberia sous Roosevelt). Il a également rencontré Kennedy avec
lequel il se sentait des affinités : ils avaient le même âge, Kennedy s'était prononcé pour l'indépendance
de l'Algérie, s'intéressait à l'Afrique… Plus récemment, Sékou a été reçu par les présidents Carter et
Reagan. Mais force est de constater que les Américains n'ont pas usé de leur présence pour peser sur la
politique guinéenne, bien qu'ils n'aient pas caché leurs préoccupations, par exemple sur les droits de
l'homme ou sur la présence soviétique et cubaine. Ils ont toujours maintenu leur programme d'aide,
notamment dans l'aide alimentaire qui était devenue dans les années 80 absolument vitale pour la survie
de la Guinée, surtout de la capitale. Les sociétés américaines ont également beaucoup investi dans
l'exploitation de la bauxite, aux côtés de compagnies françaises, suisses, italiennes, et ont ainsi permis de
substantielles rentrées de devises après 1975; mais on ne peut pas, je crois, accuser Sékou d'avoir vendu
son pays aux multinationales, comme on l'a parfois affirmé, car les négociations avec les compagnies
aluminières ont été très difficiles et les avantages retirés par la Guinée fort importants. D'ailleurs, les
intérêts américains sont restés cantonnés à ce secteur alors que d'autres sociétés capitalistes, arabes ou
des pays de l'Est se sont intéressées au pétrole, au fer, à l'or, au diamant ou à l'uranium. On peut même
dire que l'Union soviétique avait mieux défendu ses intérêts en matière d'exploitation et de prix dans la
mine de bauxite montée et exploitée par eux à Kindia. Ceci dit, Sékou a cherché, surtout à la fin de sa vie,
à entraîner davantage de capitaux américains vers la Guinée, d'où sa surprenante amitié avec David
Rockefeller et ses voyages aux États-Unis, qui n'ont pourtant pas porté tous les fruits qu'il en escomptait.
Hamid Barrada : Pourquoi, les Américains se méfiaient-ils de lui ?
André Lewin : Je ne pense pas. Leurs réticences s'expliqueraient plutôt par le fait qu'à cette époque, le
marché des minerais, celui de la bauxite et du fer en particulier, n'était plus un marché porteur comme
quelques années auparavant, et que le moment n'était pas encore venu, selon eux, de mettre en
exploitation de nouveaux gisements de minerai de fer comme ceux du Simandou ou du Mont Nimba, ou
de bauxite comme ceux d'Ayékoyé. D'ailleurs, je pense que le processus de normalisation et d'ouverture
de la Guinée amorcé en 1975 s'est produit quelques années trop tard, à un moment où la conjoncture
mondiale commençait à être mauvaise et où les deux chocs pétroliers successifs pénalisaient lourdement
les pays non producteurs de pétrole; si Sékou avait décidé cette ouverture quelques années plus tôt, les
perspectives de développement économique eussent été bien meilleures et l'attente d'abondance et de
prospérité de la population eût été beaucoup mieux satisfaite. Ainsi, l'ouverture aux capitaux étrangers et
la progressive liberté économique (réintroduction du commerce privé, par exemple) n'ont pas eu tous les
résultats escomptés (il y en a quand même eu quelques uns), et la déception s'est fait jour. Du coup le
mécontentement du peuple a persisté et les perspectives de libéralisation du régime ont été plus limitées.
Selon moi, tout se tient.
Hamid Barrada : Peut-on dire que Sékou était bien vu, y compris aux États-Unis ?
André Lewin : La question des droits de l'homme l'a indiscutablement desservi, aux U.S.A. comme
ailleurs en Occident. Les cinq premiers ambassadeurs américains en Guinée ont signé, en 1977, un
document accablant pour la Guinée qu'ils ont transmis au secrétaire général des Nations Unies. Amnesty
International et d'autres associations avaient Sékou dans le collimateur. La campagne sur ce thème était
d'autant plus intense à Washington que plusieurs personnalités guinéennes victimes de la répression y
avaient été ambassadeurs, comme Bangoura Karim, qui était particulièrement populaire dans tous les
milieux de la capitale; sa tragique disparition au camp Boiro y avait soulevé une grande émotion. Comme
je l'ai fait moi-même après ma nomination, les ambassadeurs américains sont toujours intervenus plus
ou moins discrètement sur ce sujet auprès de Sékou. On a aussi relevé que Mgr Tchidimbo avait été
libéré à la veille d'un voyage important de Sékou aux États-Unis, où il devait être reçu par Carter, qui
s'était fait l'un des ardents promoteurs des droits de l'homme. Bien sûr, la rhétorique de Sékou mettait
dans beaucoup de ses discours l' "impérialisme" au pilori; mais il n'ajoutait jamais l'adjectif "américain",
contrairement à ce qui passait dans beaucoup de pays progressistes. Au moment de l'affaire Diallo Telli,
on a accusé l'ancien ministre de la justice d'avoir eu des contacts avec la CIA, et le "réseau américain CIA"
ainsi que des versements de sommes toujours libellées en dollars, étaient régulièrement mentionnés
dans les "dépositions" suite aux divers complots, mais il est remarquable qu'aucun sujet américain n'a
jamais été arrêté. Tout au plus y avait-il eu en 1966 l'expulsion des volontaires du Peace Corps et des
manifestations devant l'ambassade américaine; la raison immédiate en était que Lansana Béavogui, alors
ministre des affaires étrangères, avait été retenu à l'escale d'Accra par les autorités ghanéennes ainsi que
la délégation qui l'accompagnait, en représailles contre l'attitude inamicale de la Guinée après la chute de
Nkrumah; la Guinée avait incriminé les États-Unis parce que l'avion qu'il utilisait appartenait à la
compagnie PANAM ! L'incident fut rapidement réglé. En dehors de ces moments de tension, les relations
avec les États-Unis n'ont jamais été compromises, alors qu'il faut se souvenir qu'en 1961, l'ambassadeur
soviétique en Guinée, Daniel Solod, fut prié de quitter le pays après que son pays eut été impliqué dans le
"complot des enseignants" de Labé ; il a même fallu que le "numéro deux" soviétique, Anastase Mikoyan,
vienne s'excuser à Conakry.
Alors pourquoi le gouvernement américain ne s'est-il pas davantage intéressé à la Guinée ? Tout
simplement parce que les États-Unis ne se sont guère intéressés globalement et activement à l'Afrique
pendant très longtemps. Ce qui les intéressait en Guinée, outre sa richesse minière, c'étaient sa position
stratégique et ses rapports jugés trop étroits avec l'U.R.S.S. L'un des premiers ambassadeurs américains
en Guinée m'a raconté d'ailleurs qu'il avait un jour abordé son collègue soviétique en ces termes : "Vous,
vous savez bien que je ne suis ici que parce que vous êtes là, mais vous, pourquoi êtes-vous là ?".
Hamid Barrada : La politique extérieure de Sékou a connu des infléchissements mais aussi des
permanences remarquables, dont son attitude à l'égard du monde arabe. C'est peut-être l'un des rares
chefs d'État de l'Afrique sub-saharienne à avoir recherché — et obtenu — avec les Arabes de relations
sereines et fécondes…
André Lewin : Quand j'ai été nommé ambassadeur à Conakry en 1975, de nombreux pays arabes y
étaient représentés, mais les relations se sont intensifiées par la suite. L'Organisation de Libération de la
Palestine avait également des bureaux et des réfugiés palestiniens étaient accueillis dans une ferme près
de la capitale. Ce qui n'a pas empêché Sékou de rappeler à l'occasion les bonnes relations qu'il avait
entretenues avec Israël dès l'indépendance et son amitié avec Golda Meïr, l'ancien Premier ministre
israélien. Au moment de la disparition de celle-ci en décembre 1978, s'adressant aux diplomates arabes,
il leur déclara que "l'État juif avait efficacement aidé son pays, sans se livrer à une critique de notre
politique" et a laissé entendre qu'il souhaitait renouer avec Israël dès que cela serait possible. Peu avant
sa mort, il envisageait de réformer les désastreuses FAPA (Fermes Agro-Pastorales d'Arrondissement) en
s'inspirant des moshav israéliens. Et en 1982, il avait rencontré à Paris, comme je l'ai déjà dit, un
émissaire israélien, Shlomo Hillel, qui avait été naguère ambassadeur de son pays à Conakry.
Le président a beaucoup voyagé dans les pays arabes, parallèlement à son rôle dans l'Organisation de la
Conférence islamique et au comité Al-Qods. Il s'entendait mieux avec certains qu'avec d'autres. Avec
l'Algérie, par exemple, les rapports s'étaient sensiblement dégradés à la fin des années 70. Il n'avait
jamais réellement pardonné à Boumedienne d'avoir renversé son ami Ben Bella en juin 1965, de même
qu'il en voulait toujours à Moussa Traoré d'avoir en novembre 1968 écarté et emprisonné Modibo Keita.
Son soutien déterminé au Maroc dans l'affaire du Sahara occidental n'était pas fait pour arranger les
choses. Il le faisait par amitié et fidélité à Mohamed V et par hostilité à la multiplication de micro-États.
Les violences intervenues à Alger lors d'un match de football entre les équipes algérienne et guinéenne
lors de la Coupe d'Afrique ont été très vivement critiquées à Conakry.
Avec la Libye, ses relations n'étaient guère meilleures. Khadafi avait pourtant accrédité auprès de lui l'un
de ses meilleurs diplomates, Ahmed Houdeiri, qui était devenu l'un des familiers du président; c'est lui
qui a lancé l'idée d'installer la télévision à Conakry, et l'a fait financer par son pays. Bien que Sékou ait eu
certains points communs avec Khadafi, les deux hommes ne se sont finalement pas bien entendus. Sékou
n'appréciait pas la manière cavalière dont le colonel libyen se comportait en Afrique, sa tentative de créer
une organisation concurrente de l'O.U.A., sans oublier que la Libye n'avait pas tenu ses promesses en
matière d'aide. Au dernier Sommet islamique auquel Sékou a assisté à Casablanca en janvier 1984, il a
défendu avec acharnement la réintégration de l'Égypte, croisant le fer avec les Algériens, les Libyens et
les Syriens. Il a proféré quelques vérités désagréables à l'intention des Arabes : "Ce sont vos querelles qui
menacent l'existence de l'O.U.A. et empoisonnent l'OCI… Il est temps que vous les régliez entre vous."
Non sans panache, il a ajouté : "Et si certains qui utilisent le terrorisme d'État m'envoient leurs tueurs, je
suis prêt à les accueillir. J'ai l'habitude !".
Hamid Barrada : On a dit que des Marocains assuraient sa sécurité. Qu'en est-il en vérité ?
André Lewin : On en a parlé, il y a peut-être eu des entraîneurs, mais je n'en ai jamais vu la trace. Tout
ce que j'ai vu, c'est l'armée d'imams que le Maroc avait dépêchés à ses funérailles. Contrairement à ce qui
a été prétendu, il n'y avait pas non plus de gardes du corps cubains pour le protéger. La confusion vient
de ce que la milice populaire a été entraînée à ses débuts par des instructeurs cubains et que ses cadres
ont été formés chez Fidel Castro; il en résultait que les ordres continuaient de se donner en espagnol et
que des visiteurs entendant les miliciens ont cru en toute bonne foi qu'il s'agissait de "barbudos"!
Hamid Barrada : Que pensait-il de Sadate ?
André Lewin : Il ne critiquait pas son fameux voyage à Jérusalem, mais il lui reprochait de n'avoir pas
mieux préparé ses alliés arabes à son initiative. Il estimait qu'à partir du moment où un chef d'État
analysait la situation de son pays et trouvait que le maintien de l'effort de guerre était trop coûteux et que
la paix, avec ses conséquences, était préférable, nul ne devait contester ses conclusions. Sékou a d'ailleurs
adopté la même attitude sur l'accord entre Samora Machel et l'Afrique du Sud : "C'est regrettable, mais
les Mozambicains sont mieux placés que quiconque pour en décider." Il m'a d'ailleurs dit un jour que s'il
devenait président de l'O.U.A. (ce devait être le cas en 1984 pour le 20ème anniversaire de
l'organisation), il n'hésiterait pas à prendre tout le monde par surprise et à effectuer le voyage de
Prétoria.
Hamid Barrada : Et comment jugeait-il Senghor ?
André Lewin : Avant la réconciliation de 1978 avec le Sénégal, il affirmait que Senghor n'était pas tout
à fait africain. A ses yeux, Senghor, qui ne parlait à son peuple qu'en français, qui passait beaucoup de
son temps en France, reniait ses racines. L'idée du métissage culturel chère au chantre de la négritude lui
était totalement étrangère. Il était féroce contre la négritude, demandant s'il était nécessaire qu'un tigre
affirmât sa "tigritude" ! Lui militait pour le développement de la culture proprement africaine en dehors
de toute influence étrangère. De plus, le grand nombre d'exilés guinéens vivant au Sénégal, et militant
souvent contre son régime, ainsi que la présence de militaires français basés dans ce pays, lui faisaient
considérer le Sénégal de Senghor comme une base hostile. Après la réconciliation, les choses se sont bien
rétablies et Sékou a même fait un voyage officiel très réussi à Dakar. Après sa mort toutefois, l'un des très
rares commentaires négatifs est tombé de la bouche de Senghor.
Hamid Barrada : Et Houphouët ?
André Lewin : Il nourrissait un grand respect à son égard. Je me souviens qu'un jour, alors qu'il
écoutait à table (comme il le faisait souvent) un de ses propres discours transmis par "La Voix de la
Révolution", il éclata d'un grand rire en s'entendant dire que le peuple ivoirien conduirait
Houphouët au tombeau. "N'en croyez pas un mot, Houphouët est un grand Africain, et un
jour nous nous retrouverons côte à côte. Il est mon ancien et mon maître." Après la
réconciliation de 1978, les deux hommes se téléphonaient plusieurs fois par semaine. Il n'y eut plus
ensuite qu'une seule anicroche personnelle, à propos d'une histoire de femme, bien entendu !
Hamid Barrada: On disait qu'il n'aimait pas Kérékou…
André Lewin : Il n'avait effectivement pas beaucoup d'atomes crochus avec lui. Ainsi, Kérékou avait fait
tuer son ministre de l'intérieur accusé d'entretenir une liaison avec la présidente sa femme; Sékou fut
très choqué par cette affaire, parce qu'il venait de les recevoir tous très chaleureusement lors d'une visite
officielle en Guinée. Mais on disait aussi qu'il n'estimait pas Bongo, Éyadéma, Mobutu; il les a pourtant
tous reçus en Guinée, et il est régulièrement allé leur rendre visite; peut-être se sentait-il — ou se croyaitil — meilleur leader qu'eux, plus cohérent. Mais prenez Éyadéma : il a joué un rôle important dans la
réconciliation de Monrovia avec Senghor et Houphouët.
Sékou avait certainement de la sympathie pour Sankara, bien que j'aie été le témoin d'un accrochage
entre eux, juste avant le Sommet franco-africain de Vittel, en 1983 ; Sankara était arrivé dans leur hôtel
parisien en tenue de combat, bardé d'armes et de munitions; Sékou l'avait critiqué en lui disant qu'il ne
comprenait pas pourquoi le président du Burkina-Faso se sentait tellement menacé à Paris et avait
besoin d'un tel arsenal, en mettant cette attitude provocante sur le compte de la jeunesse et de
l'inexpérience; Sankara lui a répliqué assez vertement, en lui disant qu'au moins lui ne serait jamais un
révolutionnaire galvaudant peu à peu son idéal en vieillissant et en composant avec les réactionnaires.
Sékou s'abstenait de porter des jugements publics sur ses pairs (?), dans l'espoir sans doute qu'ils en
feraient autant. Lorsqu'il a reçu Bongo en Guinée, qu'il n'avait pas vu depuis des années, il l'accueillit
avec le faste habituel, mais on sentait qu'il n'y avait pas la même chaleur qu'avec ceux dont il sentait plus
le plus proche. Et certainement il ne s'est jamais consolé de la disparition, physique ou politique, de ses
amis les plus militants : Lumumba, Nkrumah, Ben Bella, Modibo Keita…
Hamid Barrada : Comment analysait-il en privé l'expérience ivoirienne ?
André Lewin : Après sa visite en Côte-d'Ivoire début 1979, où il n'avait pas mis les pieds depuis de
longues années, il m'a dit qu'il était impressionné par la transformation du pays, notamment Abidjan et
Yamoussoukro. Je lui ai demandé s'il estimait que la population contrairement à ses affirmations
antérieures, avait récolté les fruits du développement. "Je dois avouer que j'ai pu me rendre compte que
les paysans en particulier bénéficient effectivement de l'évolution générale. En visitant Yamoussoukro,
j'ai mesuré pour la première fois ce que le "non" de 1958 a coûté à mon pays." Mais il a tout de suite
ajouté : "Cependant, je ne regrette rien de ce que j'ai fait." Il est vrai qu'il disait aussi : "En Guinée, au
moins, la révolution est déjà faite !". Et il était pessimiste sur la Côte-d'Ivoire d'après Houphouët.
Hamid Barrada : Regrettait-il le "non" ?
André Lewin : Je ne le crois pas. Il me disait à ce propos que les conséquences du "non" avaient été
dramatiques pour la Guinée, mais que tout compte fait, cela avait été une bonne décision. "Elle nous a
forcés à prendre conscience de nos problèmes; les difficultés que nous avons rencontrées et que nous
avons essayé de résoudre avec nos propres moyens ont forgé la nation guinéenne." Pour être précis, il ne
regrettait pas le "non", mais déplorait ses conséquences.
Hamid Barrada : Est-ce qu'il lui arrivait, surtout après ses sorties à l'étranger, de porter sur son pays et
sur son œuvre un regard lucide et critique ?
André Lewin : Après 1978, les échanges avec l'extérieur se sont intensifiés et les Guinéens se sont bien
rendu compte à quel point le monde avait changé autour d'eux et combien la Guinée avait stagné; euxmêmes pouvaient voyager plus facilement et beaucoup d'exilés sont revenus passer quelque temps au
pays, en profitant (prudemment) de l'amnistie et de la relative libéralisation; les étrangers sont venus
aussi beaucoup plus nombreux. Sékou n'était pas le dernier à constater la situation. C'est de cette époque
que datent les mesures de libéralisation de l'économie, le retour progressif au commerce privé, la
recherche des investissements étrangers, l'appel à la création de sociétés d'économie mixte (et pas
seulement dans le secteur minier), la publication en 1980 d'un code des investissements, les invitations à
des hommes d'affaires ou à des banquiers… Un slogan avait illustré ce nouveau cours : "Prêt pour la
Révolution !" a cédé la place à "Prêt pour la production !".
Hamid Barrada : Mais le pays ne devait pas être tellement prêt pour la production !
André Lewin : La question se pose effectivement. L'emprise du Parti-État sur le pays, les réflexes
dirigistes, le trafic sur les produits et sur la monnaie et les mauvaises habitudes prises n'étaient pas
propices à une transformation rapide des mentalités. La corruption jusque là limitée et localisée par
l'étroitesse des contacts, pouvait prendre une nouvelle ampleur. Sékou avait sans doute saisi l'importance
des problèmes économiques, faisait preuve de flexibilité, mais restait assez théorique et planificateur; de
là à renoncer à tout ce qu'il avait proclamé avec tant d'acharnement pendant tant d'années, il y avait un
pas qu'il lui était difficile de franchir totalement. A cet égard, son entourage était divisé. Certains, avec
Ismaël Touré et les plus jeunes des responsables, voulaient aller très vite. Lui-même était finalement
partisan d'une libéralisation, mais comme il n'aimait pas se faire bousculer, elle devait suivre le rythme
qu'il lui imprimait.
Hamid Barrada : Est-ce qu'il ne craignait pas qu'un certain développement économique finirait par
balayer son système de pouvoir ?
André Lewin : Je dirais qu'à ses yeux, il fallait non pas ralentir mais maîtriser le développement; il a
donné la priorité aux secteurs qui pouvaient rapporter des devises, lesquelles passaient entre les mains
des organismes d'État et permettaient au gouvernement d'acheter des équipements et d'importer aussi
des biens de consommation de leur choix. D'une manière générale, s'il était prêt à tolérer les producteurs
privés, les agriculteurs, les éleveurs, Sékou se méfiait des commerçants et des transporteurs privés. Il a
parfois eu des mots très durs pour les commerçants libanais. Même après le rétablissement du commerce
privé, il a eu du mal à ne pas assimiler commerçants et trafiquants.
Hamid Barrada : A cause de leur esprit d'indépendance, de leur ouverture sur l'extérieur ?
André Lewin : Je ne connais pas ses motivations profondes. Il est clair que selon lui, certains
commerçants faisaient des bénéfices indus sur le dos du peuple et de l'État. Il faut dire aussi qu'il ne
voulait pas d'un développement de type nigérian et en avait réellement peur. Le Nigeria a perdu son âme
parce que, disait-il, grâce au pétrole, il a connu une évolution à laquelle il n'était pas moralement
préparé. "Je ne suis pas prêt à vendre des quartiers entiers de Conakry à des multinationales pour y
édifier des buildings réservés aux étrangers."
Hamid Barrada : Vous donnait-il l'impression d'avoir peur ?
André Lewin : On accédait très facilement au Palais, qui avait plusieurs entrées; il y avait d'abord
l'entrée par le front de mer, peu surveillé et ouvert à tout le monde, mais qu'on n'empruntait jamais, sans
doute parce que l'on n'y pensait pas; il y avait ensuite les deux grandes entrées de la "concession" qui
permettaient de se rendre directement à la présidence. Énormément de gens passaient par là sans le
moindre contrôle d'identité. Les gens allaient ensuite s'asseoir dans le grand salon du rez de chaussée en
attendant les audiences publiques ou restreintes, qui avaient lieu quotidiennement ou presque, en fin de
journée. J'imagine que les aides de camp et les huissiers avaient l'oeil, mais j'ai quand même souvent été
surpris par le laxisme en matière de sécurité. Certes, il y avait des gardiens, mais la sécurité était
réellement débonnaire, même si à certaines périodes, la vigilance était plus grande. Il court d'ailleurs
beaucoup de légendes à ce propos.
J'ai moi-même un jour "fait la queue" dans le salon et il a fallu plus d'une demi-heure pour que le
protocole s'en aperçoive et vienne me chercher. J'avais utilisé ce moyen pour faire recevoir par Sékou une
jeune journaliste anglaise du "Financial Times", Suzy Morgan, que mon ami Ossam Moukarim, qui
représentait comme consul la Grande-Bretagne, n'avait pas réussi à faire rencontrer au président.
Comme je n'avais aucune raison officielle de convoyer une britannique, j'avais choisi simplement de
venir avec elle aux audiences publiques. Le président, qui nous a fait nous asseoir à table avec lui, m'a
demandé pourquoi je n'avais pas sollicité d'audience; j'en ai expliqué les motifs et dit que nous nous
étions assimilés aux militants de base. Il a beaucoup ri et a accordé un long entretien à la journaliste (elle
était jeune, jolie, blonde et intelligente, ce qui avec lui créait toujours un meilleur climat); il a commencé
par se jeter sur elle les mains en avant en vociférant : "Ah, on a dû vous dire que j'étais un tigre féroce et
sanguinaire ! Eh bien, c'est vrai !". Suzy Morgan était pétrifiée dans son fauteuil. Ensuite, ils ont eu un
entretien passionnant de plus de deux heures. Pendant ce temps là, les malheureux militants attendaient
en bas dans le salon. Il arrivait qu'une bonne centaine de personnes y soient rassemblées et que le
président ne les fasse pas monter, mais descende lui-même. Il passait alors de l'un à l'autre, écoutait les
doléances, demandait au chef du protocole Ali Bangoura ou à sa secrétaire de les noter. On m'avait
affirmé que cette dernière, Aye Bobo Barry, était la femme d'un détenu politique, mais il semble que ce
soit inexact. Elle a finalement changé de fonctions et a été nommée en province, mais elle avait été
mêlée de près pendant plusieurs années à l'activité de Sékou.
Je me souviens aussi d'une autre fois où j'ai provoqué le président ; j'étais venu le voir avec mon ami
Georges Vikar, à ce moment-là directeur du centre d'informations des Nations Unies à Dakar, un
adversaire résolu de la peine de mort et un défenseur des droits de l'homme, que je n'avais réussi qu'avec
peine à entraîner chez Sékou. Au moment où l'entretien était normalement terminé, en dépit des efforts
de Georges Vikar qui craignait d'aborder ce sujet devant lui, j'ai lancé : "Président, j'ai oublié de vous
dire, mon ami est un adversaire déterminé de la peine de mort et vous considère comme un tyran
sanguinaire." La discussion a été relancée et nous sommes restés une heure de plus !
Certains témoins racontent que Sékou a eu des moments de peur au moment du débarquement de 1970,
alors que l'on croyait que l'agression pouvait réussir; c'est bien possible, car l'affaire avait été une telle
surprise que pendant quelques heures, la désorganisation de la défense avait été complète. Ensuite, le
président a repris le dessus, a lancé des appels à la radio, a mobilisé la population avant d'engager une
très brutale répression; plus tard, pour illustrer cette péripétie, on le représentera toujours en tenue de
combat, l'allure martiale et les armes à la main. Personnellement en tous cas, je ne l'ai jamais constaté
craintif. Ce n'est pas seulement dans son palais qu'il se sentait en sécurité. Je l'ai accompagné lors de
multiples déplacements dans les régions, suivi dans des bains de foule; mais bien sûr le pays était, à
l'époque, bien plus quadrillé et surtout plus sûr que maintenant.
On sait aussi que le président aimait conduire à travers la capitale. Bien que roulant aussi en Mercedes
ou en voitures américaines, il était resté grand amateur de Citroën. Il affectionnait les décapotables
blanches et a longtemps utilisé une Cadillac Eldorado Biarritz de 1960, dont il existe peu de modèles. Les
États-Unis lui ont un jour offert une Lincoln Continental, blanche et décapotable; il est allé lui-même la
réceptionner à l'aéroport et a refusé que le démonstrateur lui en montre le fonctionnement; il n'est pas
arrivé à la faire démarrer; le chauffeur s'est installé et n'y est pas parvenu non plus; Sékou a essayé de
nouveau, en vain; et puis d'autres. Angoisse; l'ambassadeur des États-Unis, Mike Oliver Crosby, qui me
l'a raconté, n'en menait pas large. Finalement, on s'est aperçu que ce type de voiture pleine
d'électronique ne démarrait que si la ceinture de sécurité était enclenchée, ce qu'évidemment personne
n'avait fait. Sékou a fait modifier le dispositif, car il détestait les ceintures. Je l'ai aussi vu achever une
"DS"; il était au volant, j'étais à côté de lui, Béa derrière avec un autre ambassadeur, je crois que c'était de
nouveau celui des États-Unis; c'était la nuit, nous revenions de chez l'un de ses parents qui était malade,
le véhicule est tombé en panne sur la corniche, il n'y avait pas d'escorte de sécurité et les représentants
des grandes puissances que nous étions avons poussé la voiture sur plusieurs centaines de mètres avant
d'arriver à une concession éclairée; on y était un peu surpris, mais finalement pas tellement, car on avait
l'habitude de voir le président circuler partout jour et nuit.
Après que la DS eût rendu l'âme, il est passé à une Renault, à une Peugeot 604, à une Mercedes, avant de
se fixer sur une Lincoln. Il conduisait plutôt lentement, agitant de la main gauche son mouchoir blanc
pour saluer la foule. Les enfants en particulier lui faisaient fête. Au cours d'une de ces randonnées, il m'a
lancé : "Au fond, ici, j'ai l'impression qu'il n'y a que les enfants qui m'aiment !".
Hamid Barrada : Il se savait donc haï ?
André Lewin : Il connaissait bien le mécontentement généralisé provoqué par la situation économique
et les agissements de certains cadres. Il se rendait compte que la révolution en Guinée se ramenait
essentiellement à lui-même et que l'impulsion qu'il donnait allait en s'estompant. Lors de mon dernier
voyage à Conakry, une amie guinéenne qui animait un centre de promotion féminine m'a rapporté une
conversation qu'elle avait eue avec Sékou quelques jours avant sa disparition. "C'est décourageant, rien
ne marche, lui disait-elle, et tes ordres restent sans effet." Il avait en guise de réponse usé d'un proverbe
peul qui rappelle le tonneau des Danaïdes ou le rocher de Sisyphe : "Depuis vingt-cinq ans, ma tâche me
fait penser à celle d'un berger qui soulève d'un côté les intestins d'un boeuf pour les voir aussitôt
retomber de l'autre…"
Moi-même, je lui ai dit un jour que je ne l'enviais guère, car il paraissait être le seul à vouloir faire la
révolution dans un pays qui n'en avait aucune envie. "Mais je détiens la vérité et il n'y aurait aucun
progrès si je ne donnais pas l'impulsion…" Il disait aussi qu'il enviait Giscard et les gouvernants français,
car bien que plus grande et plus complexe, la France était bien plus facile à diriger que la Guinée, en
raison de son administration bien huilée et de la bonne exécution des ordres donnés.
Pour en revenir à la sécurité, on circulait donc en voiture, on passait par les quartiers les plus populaires,
et il était rare que les gardes du corps nous suivent. Un jour, deux motards de la police venant en sens
inverse, surpris de tomber sur la voiture présidentielle, ont fait demi-tour pour nous accompagner, mais
Sékou leur a fait signe de rebrousser chemin. C'est dans les soirées au Palais du peuple, qui se passaient
souvent dans une grande cohue populaire et avec beaucoup d'allées et venues dans la salle, que l'on
remarquait la protection la plus visible : elle était assurée par un gaillard de haute stature habillé en kaki
et qu'on appelait…"De Gaulle"; il figurait même sous ce patronyme dans l'annuaire, et rien n'était plus
amusant que de le voir entrer avec peine dans sa Deux Chevaux Citroën ! Il s'asseyait non loin du
président, face à la salle, tournant le dos à la scène, et certainement rien ne lui échappait. J'ai assisté à
une bonne centaine de soirées artistiques de ce genre, placé au premier rang à côté du président ou juste
derrière lui. Comme il connaissait le répertoire par coeur, quand il ne s'entretenait pas avec ses voisins
(ce qui était très difficile, car la sonorisation était toujours poussée au maximum), il travaillait, écrivait
des notes qu'il faisait passer aux uns et aux autres, convoquant tel ou tel collaborateur qui arrivait plié en
deux pour ne pas cacher la vue de la scène… Il suivait néanmoins le spectacle avec attention, suggérait un
changement de mise en scène, félicitait tel chanteur ou telle danseuse, et quand une séquence traînait en
longueur, ordonnait à "De Gaulle" de faire baisser le rideau prématurément. Une fois, une troupe
universitaire a cru bon de jouer la même pièce interminable en différentes langues, en l'honneur de
plusieurs délégations étrangères présentes : d'abord en français, puis en malinké, puis en anglais, en
espagnol, en arabe…"De Gaulle" a été prié d'y mettre le holà !
Hamid Barrada : Que valait, en dehors des excellents ballets, la production artistique en Guinée ?
André Lewin : Elle était plutôt bonne, sauf pour le théâtre, qui restait très proche de l'amateurisme, à
mon avis. Il y avait chaque année un festival culturel national où venaient en compétition les meilleurs
orchestres, les meilleurs ensembles des régions, eux-mêmes sélectionnés lors de festivals locaux. Et il y
avait toujours d'heureuses surprises. En fait de théâtre, je peux vous parler d'une pièce écrite par Ismaël
Touré sur l'affaire de Thiaroye; on connaît les faits, dont le cinéaste sénégalais Sembène Ousmane a tiré
un film : à la fin de la guerre où ils s'étaient battus pour la libération de la France, dans un faubourg de
Dakar, des soldats africains de l'armée française s'étaient mutinés pour protester contre le non
versement d'une prime qui leur avait été promise avant leur embarquement; à la suite d'une parodie de
justice, beaucoup d'entre eux furent fusillés. Le président m'avait invité à une représentation privée
avant la première officielle. "J'aimerais que vous serviez de conseiller technique pour relever les
invraisemblances…" De fait, les incongruités ne manquaient pas. Entre autres, l'action commençait dans
la petite cité méditerranéenne de Fréjus, où il y avait un camp militaire, mais on y voyait derrière des
gratte-ciels comme à New York. J'ai noté aussi que tous les personnages français, officiers ou non, étaient
antipathiques. A la suite de mes commentaires, Sékou a fait introduire dans la trame un officier
progressiste qui protestait contre les massacres. Les rôles de blancs étaient interprétés par des métis; l'un
des acteurs, Decazy Camara, qui jouait l'un des rôles africains principaux, est par la suite devenu
ambassadeur de Guinée à Paris. La représentation de cette pièce, pleine de bonnes intentions, mais
plutôt mauvaise, n'en demeurait pas moins pénible pour un ambassadeur de France, surtout quand il
fallait y assister plusieurs soirs de suite et que mes collègues de l'Europe de l'Est ne cachaient pas leur
commisération avec des sourires en coin ! J'ai tenu bon, et puis, profitant de l'ouverture à Conakry d'une
Semaine du film français, j'ai rappelé dans mon discours que la France que je représentais n'était pas
celle de Thiaroye, mais plutôt celle de la devise républicaine Liberté-Egalité-Fraternité et des droits de
l'homme. Et s'il est vrai que ce festival du film se terminait par le burlesque "Corniaud" (avec de Louis de
Funès et Bourvil), j'avais demandé qu'il commençât par le très révolutionnaire "1789" d'Ariane
Mnouchkine.
Hamid Barrada : Quels étaient les goûts artistiques de Sékou ?
André Lewin : Il était très bon public, il riait aux éclats lors de certaines scènes drôles et lors de scènes
de mimes qu'il avait pourtant vues je ne sais combien de fois; il expliquait volontiers la signification des
spectacles (qu'ils fussent "révolutionnaires" ou traditionnels) aux visiteurs qui n'avaient pas saisi toutes
les nuances. Visiblement, il affectionnait ces soirées artistiques même s'il éprouvait le besoin de
s'occuper. Le bruit, la musique, les tam-tams, les chants à sa louange avec le grand portrait de lui au fond
de la scène, le chatoiement des costumes, le rythme des danses, le charme des danseuses et des
chanteuses, les allées et venues des militants, l'étonnement des "hôtes de marque", tout cela agissait
peut-être aussi comme une sorte de drogue. Et puis, sur scène, contrairement à ce qui se passait dans la
vie, tout marchait bien, les bons étaient récompensés et les méchants punis, les slogans mobilisateurs
étaient suivis d'effet, les producteurs produisaient, les cultivateurs cultivaient, les éleveurs élevaient, les
étudiants étudiaient, les soldats combattaient, les militants militaient, et l'image du président et du Parti
régnait harmonieusement au dessus de ce monde féerique. De nombreuses fois, je l'ai vu rester jusqu'à la
fin d'une représentation, alors que les visiteurs épuisés par la fatigue et étourdis par le bruit s'étaient
éclipsés depuis longtemps, parce que l'animateur d'une troupe était venu lui dire que les artistes avaient
beaucoup répété et qu'ils seraient très déçus de ne pas avoir son approbation.
Hamid Barrada : Vous déjeuniez ou dîniez souvent à la table de Sékou. Que mangeait-il ?
André Lewin : Sa table était simple et résolument africaine. Même lorsqu'il logeait à l'hôtel Marigny
près de l'Élysée lors de sa visite officielle en France, l'ambassade lui amenait dans une camionnette des
plats traditionnels, fonio et riz notamment. A Conakry, les repas avaient lieu dans le Palais, ancien siège
du gouverneur français , qui abritait à la fois sa résidence et les bureaux de la présidence. On était en
général accueilli dans le grand salon au rez-de-chaussée, puis conduit au premier étage. On faisait une
brève halte dans le bureau du président, totalement encombré de vases chinois, de ventilateurs (arrêtés),
de livres entassés, de bibelots africains, de portraits officiels de dirigeants de toutes les régions du
monde, de lots de tissu, de naïves peintures réalisées par des militants de tous âges et de toutes
professions. J'y ai vu trôner longtemps un superbe fauteuil de dentiste qui lui avait été offert Dieu sait
par qui, et n'avait pas encore trouvé sa destination finale. On s'arrêtait ensuite dans un salon où le
président présentait les uns aux autres les invités qui ne se connaissaient pas encore; il y avait
régulièrement quelques dames, et rares étaient les repas sans la présence de quelques belles Guinéennes
vêtues de blanc ou étrangères vêtues de leurs plus beaux atours. On parlait quelques minutes, les
visiteurs venus des régions donnaient les nouvelles, le président s'informait de tel ou tel; la radio ("La
Voix de la Révolution") fonctionnait bruyamment dans un coin.
On passait enfin à table, c'est-à-dire que l'on se rendait dans une pièce plutôt petite où, en se serrant, on
pouvait tenir à douze, et le personnel avait du mal à faire le tour de la table pour servir. Un coin de
l'espace était encore occupé par un énorme téléviseur sur lequel le président aimait à se faire projeter des
films de ses voyages. Sékou répartissait ses hôtes sans autre protocole que l'amitié; les retardataires (il y
en avait à chaque fois) étaient relégués en bout de table, quel que fût leur rang. Madame Andrée était le
plus souvent présente, du moins quand il s'agissait de repas intimes, mais ne parlait guère. Béa était
fréquemment prié de confirmer les souvenirs du président, ce qu'il faisait sans façon en abondant dans
son sens. Certains n'ouvraient la bouche que pour manger, intimidés qu'ils étaient parfois de se trouver
invités car ils se trouvaient par hasard chez le président au moment du repas. Et puis, le téléphone
portatif se mettait à sonner… Un ventilateur chinois tournait dans un coin, mais jamais la climatisation
n'était en marche, le président ne la supportait pas, et surtout, il aimait bien mettre ses visiteurs, parfois
habitués à plus de confort, dans les "conditions africaines", disait-il.
La table elle-même était d'une modestie surprenante : des verres Duralex, des couverts en inox, de la
vaisselle de simple porcelaine blanche avec une bordure vert pâle. Je me suis parfois demandé pourquoi
on n'utilisait pas plus souvent le service de porcelaine orné d'un majestueux éléphant que Giscard avait
offert à Sékou en 1978. Il y avait des entrées comme de la macédoine de légumes, des sardines ou du
thon, des salades de tomates avec une merveilleuse vinaigrette et des rondelles d'oignon… Ensuite du
poulet ou des steaks, parfois avec des frites d'ailleurs excellentes, et toujours des plats africains, poulet à
la sauce arachide, boeuf aux herbes, capitaine grillé, le tout accompagné de divers légumes bouillis, de riz
de montagne succulent, de fonio. Je l'ai entendu un jour faire tout un discours contre le fonio, cette
graminée si populaire au Fouta, dont la délicieuse graine qui ressemble à de la semoule est dépourvue de
toute valeur nutritive, alors que ses racines appauvrissent les sols. Le lendemain, un plat de fonio trônait
sur sa table; j'en ai fait la remarque et il a éclaté de rire : "Ce sont les femmes qui raffolent du fonio, il ne
fait pas grossir (sauf si on l'arrose de sauce !) et elles peuvent en manger beaucoup; et quand les femmes
veulent quelque chose, je ne sais pas leur résister…"
Au dessert, presque toujours de superbes fruits du pays : ananas, mangues, papayes, bananes, parfois
traités en salade. On buvait surtout de l'eau (parfois minérale, le plus souvent simplement bouillie et
filtrée, du moins, on l'espérait), quelquefois de la bière ou des sodas locaux, mais Sékou faisait parfois
venir de la coopérative SOCOMER (gérée par les Yougoslaves) une bouteille de vin pour faire honneur à
ses invités étrangers, notamment les Français. Ce vin ordinaire servi tiède n'était d'ailleurs pas très bon.
Hamid Barrada : Sékou ne buvait pas d'alcool ?
André Lewin : Non, autant que je sache, mais autour de lui, certains en buvaient, et parfois sans
modération. Les réfrigérateurs de pas mal de cadres étaient toujours pleins de bons vins, de whisky, de
champagne. Mais on n'avait pas intérêt à être vu par lui en état d'ébriété.
Sékou lui-même était un hôte attentif : quand il estimait que ses invités s'étaient servis trop
parcimonieusement, il prenait à pleine main dans le plat pour vous "augmenter", comme on dit là-bas.
Cela m'est souvent arrivé, et comme j'étais régulièrement assis à côté de lui, il glissait simplement une
portion de son assiette dans la mienne ! Lui même mangeait peu et depuis toujours ne supportait pas les
plats fortement épicés. Il adorait en revanche pousser les Occidentaux à essayer les redoutables piments
rouges qui épiçaient les plats en sauce, afin de les éprouver; cela m'est arrivé à l'un de mes premiers
voyages; j'ai pris sur moi, devant un Sékou souriant et approbateur, un Béhanzin goguenard et d'autres
ministres sceptiques, d'avaler tout rond, en m'efforçant de ne pas les mâcher, trois ou quatre piments
effroyablement forts; je suis devenu tout rouge, j'avais des larmes dans les yeux, de la sueur sur la peau et
l'enfer dans la gorge, mais j'ai tenu bon; je suis certain que j'ai ce jour là gagné quelques points dans
l'estime des convives. Sékou quant à lui trempait avec la main sa salade dans son verre d'eau pour la
désépicer ! Sékou ne consommait pas non plus de noix de cola, ces fruits stimulants au goût âpre et
râpeux chargés de caféine qui sont si populaires dans le pays, que l'on mâche longuement et qu'on
distribue comme offrande symbolique à tout visiteur (tout au moins la variété rouge, considérée comme
plus noble que la blanche); alors que Béavogui, comme la plupart des ministres, en faisait une grande
consommation; durant les longues séances de travail, cela les empêchait de sommeiller !
Après le repas, on buvait un café ou un thé servis brûlant dans un Thermos chinois; Sékou précisait
toujours que ces deux produits poussaient en Guinée. Mais lui-même prenait plutôt du kinkeliba, une
tisane faite avec les feuilles d'un arbuste courant en Guinée, qui, disait-il, faisait tomber la fièvre pendant
ses crises de paludisme. Il souffrait d'insomnies, travaillait ou recevait tard dans la nuit, et mangeait des
mangues censées posséder des vertus sédatives. Le soir, il prenait en outre du miel qu'il faisait venir du
Fouta, ou des laitages. Ce fut son dernier repas avant la crise cardiaque qui allait finalement l'emporter.
Hamid Barrada : Que pensait-il de la polygamie ?
André Lewin : Il l'avait abolie en 1968 parce que, m'a-t-il dit, le premier congrès des femmes
révolutionnaires l'avait réclamé. "Je savais bien que l'abolition ne serait pas respectée, j'étais contre
l'adoption, mais les pressions des femmes étaient telles que j'ai dû céder." Ceci dit, autour de lui, dans sa
famille proche même, les cas de polygamie n'étaient pas exceptionnels.
Hamid Barrada : Le tabac ?
André Lewin : Il fumait beaucoup, mais je ne l'ai vu consommer que des cigarettes locales, produites
par l'entreprise ENTA (Entreprise nationale des tabacs et allumettes) édifiée aux portes de Conakry avec
l'aide chinoise, la Milo, qui ressemblait aux Gauloises, et la Nimba, blonde avec filtre. Le président
n'avait jamais de feu sur lui et c'était toujours Béa qui se précipitait pour allumer ses cigarettes. Il avait
essayé d'arrêter à plusieurs reprises, sans résultats. Finalement, il coupait ses cigarettes en deux, mais
fumait la seconde moitié tout de suite après la première ! Fidel Castro lui envoyait régulièrement des
cigares Mercedes dans des boîtes énormes qui en contenaient bien 250 ou 300 et qui se conservaient
parfaitement sous le climat guinéen. Connaissant mon penchant pour les bons cigares, il m'a parfois
offert de ces somptueuses boîtes de Fidel.
Hamid Barrada : Vous a-t-il fait d'autres cadeaux ?
André Lewin : Oui, un seul. J'arrivai un jour chez lui avec une série de documents à la main, je n'avais
pas eu le temps de les mettre dans un classeur, et ils se trouvaient un peu dispersés sur la table. Sékou a
fait signe à "De Gaulle" qui est revenu avec un très bel attaché-case qu'il m'a offert avec ces mots : "Il ne
sera pas dit que je n'ai pas aidé l'ambassadeur de France à mettre de l'ordre dans ses affaires". C'est vrai
que quelquefois, il vous convoquait inopinément; un soir, j'étais à dîner chez des amis proches, et un
motard (bien renseigné sur mes allées et venues, je pense quand même que c'est le gardien de
l'ambassade qui lui avait révélé où j'étais !) est venu me dire que le président me cherchait de toute
urgence; j'étais vraiment en tenue très décontractée, espadrilles, blue jeans, chemisette confortable un
peu élimée; j'ai hésité; fallait-il revenir à la résidence pour me changer ? J'ai sauté dans ma voiture et suis
allé directement à la présidence, en m'excusant auprès de Sékou pour ma tenue; je sais que le lendemain,
il a fait un commentaire au conseil des ministres, disant qu'au moins, l'ambassadeur de France savait
réagir rapidement quand il y avait une urgence absolue, et ne pas s'encombrer de protocole.
Il ne m'a pas fait d'autres cadeaux. J'ai bien ri, même si j'étais indigné, quand une radio a affirmé
quelque temps après sa mort qu'il m'avait donné des appartements à Paris et offert un immeuble en
Suisse !
Hamid Barrada : Quels étaient ses excès ?
André Lewin : Son mode de vie laissait peu de place aux excès, en dehors du tabac. Il adorait danser et
je l'ai parfois vu le faire lors de soirées officielles dans le jardin du Palais ou d'une villa; évidemment, il
devait alors danser avec les femmes de ses hôtes, qui n'étaient pas forcément les plus aguichantes; mais il
n'avait plus l'énergie qu'il devait avoir quand il était plus jeune. Il y a de multiples histoires de femmes
que l'on raconte à son sujet, même si certains témoins de son adolescence affirment qu'il a cultivé des
amitiés homosexuelles, ou en tous cas qu'il a laissé son pouvoir de séduction s'exercer aussi sur les
hommes ; c'était si cela est vrai, c'était peut-être par intérêt plus que par inclination; en tous cas, les
femmes ont tenu une place importante dans la vie jusqu'à la fin, au point de compromettre la profondeur
de ses pèlerinages à La Mecque. De plus, le soutien des femmes guinéennes, notamment celles de la
capitale, a joué un rôle important dans son ascension. Et lorsqu'en août 1977, les femmes du marché ont
commencé à manifester violemment leur désaffection à l'égard du régime, il a passé un de ses plus
mauvais moments.
Hamid Barrada : Que savait-on au juste de son état de santé ?
André Lewin : Contrairement à ce qui a souvent été écrit à l'étranger, Sékou ne m'a jamais paru
diminué ou fragile, encore moins fou. Je l'ai vu, tôt le matin ou tard le soir, accuser une réelle fatigue. Je
l'ai entendu se plaindre du paludisme, mais ce n'est pas extraordinaire en Guinée. Il n'avait pas de
médecin attitré et, à ma connaissance n'a jamais suivi de soins ni fait faire de check-up comme de
nombreux chefs d'État africains, ou les membres de son entourage qui allaient souvent à l'étranger ou se
faisaient soigner dans les hôpitaux des sociétés minières de Fria ou de Boké. Béavogui par exemple allait
se faire soigner aux États-Unis, en Corée du Nord; d'autres encore en Yougoslavie, en Suisse, en
Roumanie, en Allemagne de l'Est, ou, après 1975, en France. La seule fois que j'ai vu Sékou consulter un
spécialiste étranger, c'était un ophtalmologiste français qui donnait une conférence à Conakry. Il refusait
même de se laisser établir son groupe sanguin ! On a bien gardé ce "secret" pendant la préparation de ses
voyages officiels aux États-Unis, en Allemagne et en France, où ce genre d'information est exigé pour des
raisons évidentes de sécurité. On peut dire que pratiquement aucun médecin ne l'a jamais approché pour
l'ausculter sérieusement..
Cela ne veut pas dire qu'il était en parfaite santé. Il avait vers la fin de sa vie du mal à marcher et avait
donc probablement des problèmes articulaires ou rhumatismaux qui lui donnaient une démarche un peu
pesante. Il y a aussi pas mal d'opposants qui disaient qu'il était cliniquement fou : on prétendait même
que des psychiatres bulgares l'avaient formellement diagnostiqué; peut-être, comme beaucoup de
dirigeants de ce monde, avait-il des tendances paranoïdes, ce qui d'ailleurs expliquerait bien des choses,
de son tempérament péremptoire et doctrinaire à la manie de la persécution et du complot en passant
par son caractère autoritaire et peu enclin à accepter la contradiction. Si en prétendant qu'il était fou, on
veut atténuer sa responsabilité, je ne crois pas qu'il faille mettre sur le compte d'une quelconque
infirmité mentale ce qu'il a fait de bien ou de mal. Il était parfaitement conscient et responsable de ses
actes, même s'il lui arrivait de s'emporter en paroles.
D'autres affirmaient aussi qu'il était syphilitique et attribuaient même à une jeune syndicaliste qu'il avait
rencontrée à Paris lors d'un Congrès de la C.G.T. l'origine de ce mal; cette maladie sexuellement
transmissible, si elle est mal ou trop tardivement soignée, peut provoquer après bien des années (même
vingt ou trente ans plus tard) une forte altération physique et caractérielle, notamment entraîner des
délires de persécution et des folies de grandeur. C'est donc bien possible, et cela expliquerait aussi
pourquoi Madame Andrée se rendait de temps en temps à l'ambassade soviétique de Conakry pour y
consulter un spécialiste et suivre un traitement pour cette affection, ainsi qu'elle en faisait la confidence à
Tania Putzikin-Nalbandiants, l'une des collaboratrices de l'ambassade, qui fut longtemps la
secrétaire des ambassadeurs soviétiques de l'époque, Moussatov, puis Minin. Finalement, si Sékou avait
subi des check-up réguliers, peut-être aurait-il appris à temps que son système vasculaire fonctionnait
mal. Un médecin de Fria, le docteur d'Amato, qui l'a vu dans les deux dernières années de sa vie ne le
lui a pas caché, de même qu'il lui a confirmé qu'il souffrait de très sérieux problèmes — sans doute de
nature cancéreuse — du système digestif.
Sékou savait depuis longtemps qu'il avait une affection sérieuse de l'intestin ou de l'estomac, ce qui lui
occasionnait des douleurs fréquentes. Sékou prenait régulièrement un médicament qu'il avait sans doute
découvert lors de l'un de ses voyages aux États-Unis et qu'il faisait venir en grandes quantités : du
Tagamet, fabriqué par les laboratoires Smithkline Beecham. Ces comprimés contiennent surtout de la
cimétidine. Il est intéressant de lire les indications de ce médicament : "C'est un antiulcéreux qui
appartient à la famille des antihistaminiques… Il est utilisé dans le traitement des ulcères de l'estomac ou
du duodénum… La disparition des douleurs ne signifie pas que l'ulcère est cicatrisé…" Il est même
amusant de continuer la lecture de la notice : "Ce médicament peut provoquer une confusion des idées
ou un ralentissement du rythme cardiaque… Si vous êtes fumeur, la poursuite du tabagisme nuit à
l'efficacité du traitement." Or, Sékou fumait énormément. Mais c'est vrai qu'il ne semblait pas se
préoccuper de sa santé.
Hamid Barrada : Il ne voulait pas savoir ?
André Lewin : Il ne croyait pas que l'échéance venait. Pourtant, quand en décembre 1983, un
tremblement de terre a ravagé une zone du Fouta qui n'avait jamais été sujette à ce genre de cataclysme,
il s'est probablement remémoré l'ancienne prédiction d'un marabout : "Quand le Fouta bougera, ton
pouvoir sera à sa fin"; jusque là, il avait sans doute pensé que cette phrase mettait en cause les Peuls du
Fouta, et ses réticences vis à vis de cette ethnie s'expliquent peut-être inconsciemment ainsi; ce
tremblement de terre lui fait penser que c'est bien le sol du Fouta lui-même qui était en cause, et il parait
qu'il a passé ces trois derniers mois en se préparant au départ. Il avait néanmoins toujours eu recours
aux médications traditionnelles et à toutes les pratiques africaines que pourtant il désapprouvait
publiquement. Le médecin de Fria dont j'ai déjà parlé, me disait que Sékou avait, deux ans au moins
avant sa mort, compris que l'échéance était assez proche, et se demandait — lui demandait — s'il aurait
assez de temps pour réparer le mal qu'il avait fait à son peuple…
Hamid Barrada : Connaissait-on son âge exact ?
André Lewin : Il était sans doute né en 1919, et non en 1922 comme l'affirmait sa biographie officielle.
Hamid Barrada : Comment le savez-vous ?
André Lewin : Un jour, je lui ai proposé d'inviter mes collaborateurs de l'ambassade à déjeuner pour
qu'il fasse leur connaissance. Au cours du repas, je lui mentionnai que mon premier conseiller était né le
même jour que lui, un 9 janvier. Il part d'un grand éclat de rire :"Mais je ne suis pas né un 9 janvier, ni
même en 1922, l'année que donne ma biographie. Je vous expliquerai un jour pourquoi…" En fait, il ne
m'a jamais rien expliqué, mais à mon avis, ce n'est pas parce qu'il cherchait à se rajeunir, mais parce qu'il
croyait que connaître sa date de naissance de quelqu'un donnait un pouvoir sur lui. C'était purement
irrationnel. Par d'autres recoupements, en parlant à des personnes qui le connaissaient bien, j'ai fini par
conclure qu'il était né le 11 décembre 1919.
Hamid Barrada : Sacrifiait-il beaucoup à l'irrationnel, à la superstition ?
André Lewin : En paroles, il était très critique à l'égard des pratiques de ce genre. Beaucoup de
spectacles représentés en Guinée reposent sur des mythes ou des contes anciens, mais en les expurgeant
des aspects irrationnels (sorcellerie, sorts, etc..) et en leur donnant une tournure révolutionnaire. Encore
que des ballets comme "La forêt sacrée" ou "Malissadio" fassent la part belle aux sorcières et aux
traditions. Des pratiques comme l'anthropophagie rituelle ont été très vite interdites et réprimées; le
dernier procès à ce sujet a eu lieu en Guinée forestière peu après l'indépendance et les peines infligées
ont été sévères. En revanche, Sékou lui-même, et son entourage, continuaient à sacrifier à certaines
coutumes africaines. Des villages se réunissent près d'étangs consacrés à la fin de la saison sèche pour de
véritables pêches miraculeuses et des danses rituelles, ou encore à l'occasion de la floraison d'un arbre
déterminé. Sékou faisait faire des sacrifices pour des causes auxquelles il tenait; il est établi qu'il en a fait
faire pour la réélection de Giscard d'Estaing et m'a même fait téléphoner pour que je prévienne l'ancien
président de la nécessité pour lui de procéder à certains sacrifices dans le jardin de l'Élysée, comme
enterrer deux douzaines d'oeufs pondus par des poules blanches, ou des plumes d'une colombe blanche,
etc.; j'avoue que je n'ai pas osé en parler à Giscard ! J'ai peut-être eu tort. Sékou fréquentait lui même
certains marabouts, sorciers, diseuses d'avenir. En particulier, j'ai connu une certaine Madame Keita,
une très remarquable amie qui lisait le passé, le présent et l'avenir dans les cauris, ces petits coquillages
blancs que l'on trouve beaucoup en Afrique, et que le président consultait régulièrement; moi aussi
d'ailleurs. Je m'en suis toujours bien porté. Y croyait-il vraiment ? S'en servait-il pour étendre son
influence ? Il était resté en tous cas sur ce plan très profondément africain.
Hamid Barrada : Il se croyait protégé par des forces occultes ?
André Lewin : Oui, un mélange de religion, de chance, d'intuition, de tradition. Il racontait volontiers
qu'en de nombreuses circonstances de sa vie, il s'était senti protégé par une intervention divine,
surnaturelle. Il était intarissable sur les histoires miraculeuses survenues avant ou après l'indépendance :
quelqu'un qui devait tirer sur lui était tombé de l'arbre où il était embusqué; une autre fois, arrivant dans
un village, l'homme qui devait lui jeter un sort et avait déjà préparé un linceul pour l'enterrer, s'est tué en
tombant après avoir trébuché bêtement et… sera enterré dans ce même linceul; ou encore dans la salle où
il devait tenir une réunion, un serpent venimeux s'enroule autour du micro face à lui, et rebrousse
chemin !
Hamid Barrada : Vous disiez qu'il ne voulait pas aller en France l'hiver pour ne pas porter de
manteau… Les dictateurs ont un souci excessif et fantasque des signes extérieurs de leur pouvoir et
singulièrement du vêtement. Qu'en était-il de Sékou ?
André Lewin : Avant l'indépendance, il était réputé dans tout Conakry pour son élégance. Comme il
était grand, bien proportionné et avait de la prestance, des tailleurs lui offraient des costumes pour qu'il
fasse leur publicité ! C'est de cette époque que date son sobriquet de "Monsieur Trois Pièces". "J'en ai
honte aujourd'hui, me disait-il, car j'avais des dizaines de cravates multicolores, de chemises, de
complets achetés Boulevard Saint-Michel à Paris". Avant 1958, il lui arrivait de se vêtir à l'africaine, mais
ce n'était pas systématique. Quelques années après l'indépendance, vers 1962 ou 63, il haranguait la foule
dans un meeting à la campagne quand un vieux paysan l'interpella : "Comment veux-tu qu'on te
croie, Président, tu nous parles de la Révolution et des valeurs africaines, et tu es habillé
comme un Toubab (un blanc) !". Me racontant cet incident, Sékou me dit : "Il avait raison, mes yeux
se sont ouverts et, rentré chez moi, j'ai mis au rancart costumes et cravates, et je n'ai plus porté que le
boubou." C'est vrai qu'après cette date, on ne l'a plus vu que très exceptionnellement en costume à
l'occidentale; moi, je ne l'ai vu habillé comme cela qu'en photo, pas une seule fois lors de nos rencontres.
Hamid Barrada : Pourquoi ses boubous étaient-ils toujours blancs ?
André Lewin : Dès avant l'indépendance, c'était un élément distinctif des militants du P.D.G., à la fois
un signe de ralliement, un symbole d'union, une marque de fête et de cérémonie.
Hamid Barrada : Pratiquait-il quelque sport ?
André Lewin : Il avait fait un peu de football comme adolescent, mais ne pratiquait plus depuis
longtemps. Il donnait les coups d'envoi des rencontres de football, mais n'était pas sportif. Il suivait en
revanche les matchs des équipes guinéennes, récompensait les meilleurs joueurs et n'hésitait pas
menacer les perdants de sévères sanctions ! Il donnait aussi des conseils : ainsi, il avait recommandé
publiquement au fameux Hafia de Conakry de renoncer aux "shoots en l'air" !
Hamid Barrada : Avait-il une vie familiale ?
André Lewin : Il y avait d'abord la vie du clan Touré à Faranah. Cela comptait beaucoup pour lui ;
Faranah bénéficiait de certains avantages et beaucoup de visites officielles y passaient; la concession
paternelle gérée par le frère aîné Amara Touré, avait bien profité du statut familial. Sa femme, Madame
Andrée, participait à la vie officielle, elle était la "première dame" et inaugurait les dispensaires, les
crèches, les écoles, les centres de promotion féminine; elle avait été chargée du Musée de Conakry.
Malgré tout, la présidente ne voyait pas très souvent son mari; il était pris très tard à son bureau ou par
des réunions, il voyageait beaucoup à l'intérieur et il s'y rendait généralement seul; en revanche, à
l'étranger, elle l'accompagnait plus fréquemment. Mais leur vie de famille devait être forcément réduite.
Sa mère, sa belle-mère, d'autres parents plus ou moins proches, venaient de temps en temps vivre au
Palais, mais ils restaient dans l'aile privée, on ne les voyait pas dans les réceptions. Les enfants
apparaissaient assez peu.
Hamid Barrada : Au fait, combien avait-il d'enfants ?
André Lewin : En dehors de deux enfants nés d'un mariage précédent avec une dénommée Marie
N'Daw (il y avait eu vers la fin de la guerre une première union avec une nommée Binetou Touré) et dont
je n'ai jamais entendu parler, il avait deux enfants officiellement reconnus, une fille Aminata, qui avait
trente ans au moment de son décès, et un fils, Mohamed, qui en avait à peine vingt-cinq. Aminata n'est
pas la fille de Madame Andrée, mais elle l'a élevée; elle était juriste, vice-présidente de tribunal à
Conakry; elle a épousé Maxime Camara, un fonctionnaire qui a servi à l'étranger, puis comme chef de
cabinet du ministre de la coopération, et qui avait surtout été un footballeur célèbre de l'équipe
nationale; ils ont un fils qui porte le nom de son grand-père, Ahmed, et une petite fille, Fatoumah. Quant
au fils du couple présidentiel, Mohamed, il a fait des études d'économie en Guinée avant d'entrer au
ministère des finances; Houphouët s'était proposé, parait-il, pour s'occuper de son éducation, mais il est
resté en Guinée. Par ailleurs, le couple présidentiel avait adopté au début des années 60 une petite fille
plus ou moins de l'âge de leur fils…
Hamid Barrada : Madame Andrée vivait-elle au Palais ?
André Lewin : Le couple présidentiel partageait son temps à Conakry entre le Palais et la villa Syli de
Koleah, où résida Nkrumah jusqu'à sa mort. Le président disposait d'autres villas, comme les cases
Bellevue construites par l'Allemagne fédérale dans les années soixante, et où il lui arrivait de recevoir.
C'est là qu'il a été transporté après sa crise cardiaque et avant d'être amené aux États-Unis. La mère de
Madame Andrée, qui vivait normalement à Gueckedou en Guinée forestière, venait de temps en temps à
Conakry et était installée au Palais, mais dans la partie privée, tout à fait séparée de la partie officielle…
Hamid Barrada : On a peu parlé de sa manière de travailler. Était-il un homme de dossiers ?
André Lewin : Il travaillait souvent seul dans son bureau, téléphonait beaucoup et écrivait pas mal de
lettres; il lisait beaucoup, en prenant des notes. Mais il participait aussi à beaucoup de réunions,
présidait des comités, recevait des visiteurs. Il avait des archives remarquablement bien tenues, dont
j'espère qu'elles n'ont pas été détruites ou dispersées après sa mort. Je me souviens que pendant un
discours, il avait exhibé les lettres que Jean-Paul Alata, un syndicaliste français devenu guinéen qui avait
exercé comme secrétaire général chargé des affaires économiques une certaine influence — et souvent
radicale — sur le président, lui avait écrites du camp Boiro où il avait fini par rejoindre les détenus
étrangers après 1971; libéré en juillet 1975 avec les Français bien que déchu de la nationalité française,
Alata a ensuite publié un livre, Prison d'Afrique, par lequel il espérait faire pression sur Sékou pour
obtenir le départ de Guinée de sa femme et de son jeune fils; dans un violent réquisitoire contre les
opposants, Sékou se servait des lettres par lesquelles, bien qu'emprisonné et torturé, Alata lui exprimait
encore son amitié et sa fidélité ! Une autre fois, Sékou avait cité d'anciennes lettres de François
Mitterrand. On lui faisait des rapports en permanence et il avait des agents partout. Il était aussi doté
d'une excellente mémoire que j'ai rarement prise en défaut. Ce qu'il disait sur le passé, on pouvait
aisément le vérifier par recoupements avec d'autres témoignages. Des années après, il se référait à ses
propres discours avec une précision impressionnante.
Hamid Barrada : L'entêtement était l'un des traits distinctifs de son tempérament…
André Lewin : Il était volontaire et autoritaire et n'avait généralement pas besoin d'élever la voix pour
exercer son autorité. Il suffisait qu'il regarde ou claque des doigts pour que ses ordres soient compris et
exécutés. Je ne sais s'il était vraiment entêté, car je l'ai vu changer d'avis sur plusieurs questions, mais
quand il avait quelque chose d'essentiel en tête, il n'en démordait pas. Je dirais qu'il aimait la discussion,
mais pas la contradiction ou l'opposition. A propos de sujets où nous étions en désaccord manifeste, j'ai
pu le faire fléchir sur des points de détail, mais sa ligne générale restait intangible. Je suis déjà satisfait
d'avoir pu le faire évoluer sur la France, sur la coopération, de l'avoir un peu influencé sur la
réconciliation avec le Sénégal et la Côte-d'Ivoire, d'avoir obtenu quelques résultats sur les droits de
l'homme et sur le retour de certains exilés. Nous avons même évoqué — positivement — un retour de la
Guinée dans la zone franc (geste que ses successeurs n'ont pas osé). Il a envoyé des ministres participer à
des conférences francophones, et a lui-même assisté en 1983 à la conférence franco-africaine de Vittel
(cela a été son dernier voyage en France). Mais il restait intraitable dès qu'il estimait qu'on portait
atteinte à la révolution telle qu'il la concevait, au régime, à la Guinée ou à lui-même, toutes choses qui
étaient indissolublement mêlées dans son esprit. Je me demande comment il aurait évolué par la suite,
avec la tendance actuelle à préconiser le multipartisme et à organiser des conférences nationales. Je suis
enclin à croire qu'il aurait pu maîtriser cette évolution, mais au fond, personne n'en sait rien.
Hamid Barrada : Est-ce qu'il se sentait chargé d'une mission ?
André Lewin : Il était toujours difficile de l'amener à des confidences sur lui-même. Dès que des
journalistes hasardaient des questions sur son enfance ou sur son itinéraire personnel, ils s'entendaient
répondre invariablement : "Moi-même, je ne suis pas du tout intéressant, c'est ce dont je suis porteur qui
l'est : le peuple, la révolution, la vérité…" On parvenait à lui arracher quelques bribes quand on lui disait
qu'il était tellement représentatif du peuple que parler de lui, c'était parler de la Guinée ! Alors oui, il se
sentait pénétré d'un message et porteur d'une mission. Il ne péchait cependant pas par prétention et
faisait preuve d'une certaine modestie, en partie naturelle, en partie affectée, mais il ne doutait nullement
d'avoir en charge la Guinée et son destin.
Hamid Barrada : Est-ce qu'il se situait lui-même dans la lignée des grands personnages de l'histoire
africaine ?
André Lewin : Il s'identifiait volontiers aux grands hommes de l'histoire de l'Afrique de l'Ouest; et
notamment il s'apparentait par les femmes à l'Almamy Samory Touré, l'un des héros de la résistance à la
conquête coloniale. Autour de lui, on cultivait cette filiation, qui n'est guère contestée même par ses
adversaires : au cours des soirées artistiques, les danseurs ou les chanteurs qui célébraient le fameux
almamy ne manquaient jamais de venir au devant de la scène quand ils citaient son nom et de désigner
clairement d'un large geste le président assis au premier rang. Autre exemple: dans "Regards sur le
passé", une oeuvre musicale en français et en malinké interprétée par le Bembeya Jazz et évoquant
l'épopée de Samory, le refrain et la dernière strophe s'adressaient directement au président, racontant
que soixante ans après l'arrestation le 29 septembre 1898 de l'Almamy par les troupes françaises, son
descendant Ahmed Sékou Touré avait le 28 septembre 1958 réparé l'offense infligée par les colonialistes;
d'où le slogan "Sékou, l'homme que l'Afrique attendait depuis soixante ans" !
Hamid Barrada : Peut-on dire qu'il avait un sens dynastique ?
André Lewin : Même s'il est vrai que les membres de sa famille et de celle de sa femme occupaient en
permanence des positions éminentes, on ne peut pas dire qu'il ait préparé son fils à sa succession. Celleci devait en principe revenir au Premier ministre Béavogui, auquel il faisait une totale confiance ; s'il
avait voulu disposer du pouvoir au profit de sa seule famille, c'est-à-dire, pour dire les choses clairement,
en faveur d'Ismaël Touré, celui qui avait le plus d'ambitions et aussi de qualités, il l'aurait clairement
indiqué. Il est difficile de définir les véritables liens entre les deux hommes ; l'esprit de famille les
unissait indiscutablement, ainsi que des années de lutte commune ; Ismaël était celui qui, avec
intelligence mais aussi avec perversité, dirigeait la plupart des enquêtes et orientait la répression, et par
conséquent rendait service (ou croyait rendre service) à la révolution et à Sékou.
Ismael Touré, circa 1983
Mais il y avait aussi une certaine jalousie, car Ismaël avait fait des études beaucoup plus poussées que
Sékou et se jugeait sans doute mieux qualifié, au moins sur le plan du développement, pour faire
progresser le pays ; Sékou l'avait d'ailleurs chargé de ce secteur, mais le limitait dans ses efforts par
toutes sortes de contraintes idéologiques et politiques. J'ai déjà dit comment Ismaël m'avait un jour fait
contacter pour que la France l'aide à sortir de son exil provisoire aux dépens de Sékou. Je pense que ce
dernier se méfiait également des ambitions d'Ismaël et amassait sur lui des informations qui auraient pu
lui servir.
A une certaine période, Ismaël a fait venir à Conakry Paul Berthaud, un homme d'affaires français avec
lequel il a longuement négocié la construction d'un nouvel hôtel; la rumeur disait que le montant exigé
de la Guinée était extrêmement élevé et qu'il y avait forcément de la corruption, mais personne n'avait de
preuves en mains, car l'intéressé affirmait que les billets à ordre signés par Ismaël au nom de la Guinée et
avalisés par la Banque guinéenne, se trouvaient dans son coffre à Paris (dont personne d'autre que lui
n'avait les clés et la combinaison) et que les premières échéances se trouvaient déjà en possession des
banques. Cet homme d'affaires a finalement été arrêté sous un prétexte, mis en résidence surveillée dans
une villa, et très vite condamné à une très forte amende et à une longue peine de prison. Je suis allé voir
Sékou et lui ai dit que Berthaud était le premier Français arrêté depuis des années, qu'il n'y avait aucune
preuve irréfutable contre lui, et que les hommes d'affaires français qui s'intéressaient à la Guinée et dont
la très grande majorité étaient d'honnêtes gens, allaient désormais hésiter à venir à Conakry. Sékou ne
voulait pas le laisser partir car il n'avait pas confiance; il m'a finalement mis en position délicate : "Je
veux bien lui restituer son passeport et le laisser aller, à la condition qu'il vous remette tous les billets
signés et que vous veniez me les donner en mains propres. Vous serez ainsi personnellement responsable
de l'aboutissement de cette affaire." Que faire ? Je suis allé voir Paul Berthaud dans sa villa; il m'a fallu
un certain temps pour le convaincre qu'il fallait qu'il s'exécute, sinon, il risquait de rester plusieurs
années dans une prison guinéenne. Il m'a donc donné sa parole que dès son arrivée à Paris, il remettrait
les billets à l'un de mes collaborateurs qui l'accompagnerait et me les ramènerait. Je ne sais pourquoi,
mais j'avais décidé de lui faire confiance. Je suis donc retourné voir Sékou pour lui faire part de
l'arrangement. Il m'a donné le passeport et j'accompagnai l'homme d'affaires à l'avion en lui faisant
ressortir la responsabilité que j'avais prise (je n'avais même pas eu le temps d'informer Paris de mes
intentions, très risquées pour un ambassadeur). Je fus extrêmement soulagé, bien entendu, quand le
surlendemain, mon collaborateur revint avec en sa possession la vingtaine de billets à ordre signés par
Ismaël et contresignés par le ministre-gouverneur des banques et l'ambassade de Guinée à Paris. J'ai pris
une photocopie (une seule, car je crois que j'étais un peu dégoûté de tous ces développements) avant de
les remettre à Sékou, qui se montra vivement intéressé. J'ai là sous les yeux le billet (en anglais
"Promissory note") numéro 13, signé le 26 janvier 1979, et engageant la Guinée à payer au porteur (non
désigné) à une succursale parisienne de la Société Générale, irrévocablement et inconditionnellement,
56 millions de dollars au 1er mars 1981; il n'était par ailleurs aucunement question d'un hôtel. Les
autres billets portaient d'autres échéances et d'autres montants, et le total était astronomique, je crois
plusieurs centaines de millions de dollars, en tous cas sans aucune mesure avec le coût raisonnable de la
construction d'un hôtel, ce qui autorisait toutes les suspicions. Par la suite, Sékou ne m'en parla jamais
plus; ni Ismaël non plus, d'ailleurs ! Quant à Paul Berthaud, il a pu revenir en Guinée quelques mois plus
tard !
Hamid Barrada : Sékou était-il personnellement insensible à la corruption?
André Lewin : Je le crois et j'espère ne pas me tromper. Mais tout indique qu'il n'en était pas de même
de son entourage et je ne vois pas comment il pouvait l'ignorer; son sens de la famille devait jouer dans le
sens de l'acceptation tacite. Il fermait les yeux, mais ne se faisait pas d'illusions. Un jour, lors d'un conseil
des ministres auquel il m'avait convié, il a dit à ses ministres : "Je sais bien que la plupart d'entre vous
ont des comptes en Suisse." Un grand silence parmi les intéressés, qui plongèrent le nez dans leurs
dossiers; puis, il ajouta à mon intention : "Mais eux tous savent très bien que je ne laisserai aucun d'entre
eux en profiter !".
Il est significatif que les militaires qui ont pris le pouvoir après sa mort aient incriminé des membres de
son entourage familial et ministériel, mais n'aient pas mis en cause Sékou, du moins pour cela, car il y
avait de multiples autres motifs. Il vivait simplement, pensait mourir (le plus tard possible) en Guinée, et
je ne vois pas pourquoi il aurait eu besoin de propriétés ou d'argent à l'étranger. De son vivant, même ses
adversaires n'ont jamais porté ce genre d'accusations contre lui. En revanche, Radio France
Internationale a diffusé le 11 avril 1984 une liste invraisemblable de biens qui lui auraient appartenu, en
prenant quand même la précaution d'ajouter ce commentaire : "C'est à vérifier, car nous ne savons pas si
c'est la réalité". Si j'en juge par les conditions relativement modestes dans lesquelles vivent Madame
Andrée et les autres survivants de la famille après leur libération, cette fortune ne devait pas être aussi
conséquente, car ils ont été pendant quelque temps les hôtes du roi du Maroc à Rabat, avant de venir à
Abidjan à l'invitation d'Houphouët. Il y a aussi les déclarations de la séduisante et mystérieuse Monique
Goubet, une belge (peut-être hollandaise, mais elle avait aussi des passeports arabes !) qui avait été très
proche de Damantang Camara et d'autres personnalités guinéennes, mais surtout du commandant Siaka
Touré, lequel avait été nommé ministre des transports en 1981; elle prétendait savoir où était déposé
l'argent de la famille Touré et était prête à le révéler aux nouveaux dirigeants de la Guinée en échange
d'une part importante de ce trésor; c'est ce qu'elle a déclaré publiquement à plusieurs reprises et
confirmé dans une lettre adressée au général Lansana Conté le 5 mars 1985.
Hamid Barrada : Donc, Sékou ne cherchait pas à posséder des villas, des terres…
André Lewin : D'une certaine manière, il possédait toute la Guinée, puisque l'État, c'était lui ! Mais il
n'avait pas une soif insatiable de propriété et de richesse, et le pouvoir lui suffisait. Il avait un plaisir
visible à l'exercer, jamais je ne l'ai vu aussi souriant et détendu qu'au milieu d'un vibrant et bruyant
accueil populaire.
Hamid Barrada : Avait-il tendance à changer ses collaborateurs ?
André Lewin : Bien sûr, il a procédé à des éliminations nombreuses autour de lui, beaucoup de ses
amis qui étaient ministres ont été emprisonnés et souvent exécutés; mais par ailleurs on retrouvait
toujours les mêmes dans ses équipes et au Parti; il y avait une équipe de base remarquablement stable de
fidèles, qui ont survécu à tous les remaniements et parfois à de brèves périodes de "placard" : Béavogui,
Saïfoulaye Diallo, Ismaël Touré, NFamara Keita, Damantang Camara, Moussa Diakité, Mamady Keita,
Senaïnon Béhanzin, Abdoulaye Touré, Lansana Diané, Toumani Sangaré…
Hamid Barrada : Comptait-on des gens compétents dans l'entourage ?
André Lewin : On assistait, parmi les jeunes ministres ayant une solide formation financière,
économique ou technique, à la naissance d'une technocratie qui se serait affirmée davantage, au
détriment de la vieille garde de l'indépendance, s'il n'y avait pas eu le coup d'État militaire…
Hamid Barrada : Sékou Touré était-il un homme d'État ?
André Lewin : Il était tout aussi difficile de le juger objectivement hier qu'il l'est encore de le faire
aujourd'hui. Hier, les idolâtres sans nuances accaparaient la parole et empêchaient toute appréciation
nuancée de l'homme et de son régime; il en était de même, dans l'autre sens, de ses opposants.
Actuellement, on a tendance à présenter son oeuvre sous des couleurs désastreuses, en rappelant le
totalitarisme, les violations des droits de l'homme, l'échec économique, la dégradation de l'enseignement.
A mon avis, il faudra attendre dix, vingt ans, ou peut-être davantage pour se faire une idée dépassionnée
et plus juste de ce que Sékou Touré a représenté pour la Guinée et pour l'Afrique. Ce qui paraît
incontestable, c'est qu'il a créé un État, même s'il n'était pas parfait ni moderne par rapport à ce qui
existe par ailleurs. Il a mené son pays à l'indépendance et l'a doté de structures qui en d'autres
circonstances historiques, auraient peut-être donné de meilleurs résultats; il est parvenu, au besoin en
recourant à des méthodes brutales, à maintenir l'unité nationale; il a donné à ses concitoyens une
véritable fierté d'être guinéens, très perceptible dans leur manière de se comporter vis-à-vis du pouvoir et
de l'étranger. Il a assuré, au prix d'une discipline de fer, la sécurité sur l'ensemble du territoire. Il n'a
certes pas réussi à assurer l'abondance dans un pays pourtant potentiellement très riche, mais les
populations n'ont pas connu la famine comme dans nombre d'autres pays africains (pour la ville de
Conakry, l'aide alimentaire surtout américaine y a beaucoup contribué); il a mené, surtout après 1975,
une politique étrangère appréciée par une majorité du peuple, sinon par les opposants, et qui faisait que
l'on parlait du rôle positif de la Guinée dans toute une série de crises internationales… A cet égard, peu
de ses décisions ont été aussi populaires que cette nouvelle orientation : la réconciliation avec la France,
le Sénégal, la Côte-d'Ivoire, l'implication active dans les problèmes africains et mondiaux… Peut-être se
disait-on confusément que du moment que Sékou se mêlait davantage de politique internationale et
voyageait de nouveau, il laisserait au pays plus de tranquillité et ramènerait probablement des
financements pour un véritable progrès.
Hamid Barrada : Donc, tout comptes faits, à vos yeux, c'était un homme d'État, mais était-ce un grand
homme ?
André Lewin : N'étaient les circonstances internationales (où la France — du moins tant que le général
de Gaulle était au pouvoir — a quand même joué un rôle négatif important), nationales et familiales, il
aurait sans doute pu devenir le grand homme d'État africain prestigieux qu'il rêvait d'incarner, qu'il était
potentiellement et qu'il a été en partie. L'évolution après 1975 devait le lui permettre, mais il n'aura pas
eu le temps de tout réaliser. Le choc pétrolier et la morosité du marché minier international ont
également joué leur rôle négatif, l'exceptionnel potentiel minier de la Guinée n'ayant pu être que
partiellement exploité; le pays (et surtout le peuple) auraient bénéficié de moyens autrement importants.
Hamid Barrada : Vous l'acquittez avec des circonstances atténuantes ?
André Lewin : Je ne suis pas chargé de le juger, et donc je ne l'acquitte ni ne le condamne, avec ou sans
circonstances atténuantes. Je voudrais chercher (et trouver) des circonstances "explicatives", tenter
expliquer pourquoi cet homme exceptionnel, qui portait en lui des germes de ce qu'il est devenu, mais
recelait aussi un extraordinaire potentiel positif, s'est trouvé amené par les événements à développer
davantage les aspects négatifs que les autres. Et je crois qu'au fond de lui-même, il l'a déploré et regretté.
Du moins c'est ce que j'espère.
Hamid Barrada : Vous n'êtes pas gêné de dire tant de bien d'un tyran ?
André Lewin : Écoutez, je sais que le témoignage que je porte sur Ahmed Sékou Touré étonnera, voire
choquera, et qu'il me vaudra tant à Paris qu'à Conakry plus de contrariétés que de satisfactions. J'estime
cependant que je me dois de le verser au dossier de l'actualité et de l'histoire. Je ne renie certes pas,
aujourd'hui que Sékou Touré a disparu, l'amitié qui me liait à lui; celle-ci, ainsi que la confiance qu'il
m'accordait, m'ont permis d'obtenir certains gestes, par exemple dans le domaine des droits de l'homme,
sur lequel nous nous accrochions régulièrement; j'en ai assez de preuves tant du côté de ses proches que
de la part de l'opposition. Je n'ai pas, tant s'en faut, réussi tout ce que je souhaitais, ni tout ce que l'on
attendait de moi; mais les regards, les mots, les lettres de ceux, Français, Allemands, Libanais, Grecs ou
Guinéens, que j'ai pu contribuer à sortir des camps, resteront à jamais gravés en moi. Aujourd'hui, et
souvent pour de bonnes raisons, l'héritage de Sékou Touré est contesté. Bien qu'étranger, bien que non
africain, bien que non guinéen, il m'a semblé que je devais dire aussi ce que l'homme pouvait avoir
d'exceptionnellement attachant, de fascinant, d'humain, et tenter d'expliquer (non pas de justifier) les
excès indéniables, impardonnables. Je le lui dois par fidélité, pour souci de vérité et pour ce que sa
confiance a signifié pour ma mission. Je le lui dois aussi parce qu'il m'a permis de découvrir et d'aimer la
Guinée et le peuple guinéen à travers ses partisans et ses adversaires (qu'il savait que je voyais et qu'il
m'encourageait même à rencontrer). Peuple auquel je reste profondément attaché et qui sait que par
l'esprit, je partagerai toujours ses joies, ses épreuves et ses espérances.
Hamid Barrada : On a raconté que c'est Sékou qui avait suggéré à Giscard, ou même exigé de lui, qu'il
vous nomme comme ambassadeur chez lui…
André Lewin : Le témoignage de M. Sauvagnargues, qui était à l'époque ministre des affaires
étrangères, fait justice de cette affirmation. Celui-ci m'a confié un jour qu'il était heureux d'avoir proposé
mon nom au président de la République, qui l'a tout de suite accepté. Et puis, je ne vois pas par quelle
voie Sékou aurait pu faire cette suggestion, puisque j'étais alors le seul lien entre Conakry et Paris !
Hamid Barrada : Pourquoi avez-vous quitté votre poste ?
André Lewin : Parce qu'on avait estimé en haut lieu que les relations franco-guinéennes avaient franchi
une certaine étape avec le voyage de Giscard, et que l'on m'a proposé un poste intéressant à Paris. Mais je
n'étais pas pressé de partir et je ne l'avais pas demandé.
Hamid Barrada : Comment a réagi Sékou ?
André Lewin : J'avais reçu au matin du 14 juillet 1979 un télégramme du Quai d'Orsay me demandant
de lui soumettre le nom de mon successeur. Cela m'a évidemment gâché la fête nationale ! Quand j'en ai
parlé à Sékou peu après, il n'a pas voulu y croire. On lui a même proposé de procéder à des sacrifices
pour que je reste ! Il a aussi eu cette phrase énigmatique : "André Lewin continuera à faire partie de la
Guinée pour plus longtemps qu'il ne le croit…". Et il est vrai que j'ai fondé ensuite l'Association d'amitié
France-Guinée, et que j'ai écrit plusieurs livres sur la Guinée, sur Diallo Telli, sur Sékou lui-même.
Partout où je me trouve, des Guinéens de tous bords continuent de me contacter… Je reçois toujours de
nombreuses lettres, j'ai encore beaucoup d'amis et de relations là-bas, qui sont très fidèles et ne
m'oublient pas. Moi je ne les oublie pas non plus. Je me souviens qu'à Télimélé, chef-lieu de région où je
m'étais rendu à l'invitation de Seydou Keita qui y était gouverneur (il avait été nommé, assez
inopinément, peu de temps avant la visite de Giscard d'Estaing, et avait dû quitter l'ambassade de Paris à
la surprise générale), un jeune fonctionnaire avait donné à son fils qui venait de naître le prénom
d'André Lewin ! Il y a donc maintenant là-bas un "André Lewin Sidibé" !
Hamid Barrada : Sa réaction n'est donc pas énigmatique. Est-ce qu'on ne vous a pas reproché à Paris
d'avoir trop bien réussi ?
André Lewin : Après le voyage de Giscard, l'un de mes collègues bien placés m'avait dit : "On ne pourra
plus vous limoger que vers le haut!".
Hamid Barrada : On a peut-être pensé qu'à travers vous, les relations entre les deux pays devenaient
trop personnalisées ?
André Lewin : Je me suis posé la question, mais je ne crois pas que le problème se soit posé ainsi. Un
phénomène curieux avait eu lieu à la fin de la visite de Giscard, et qui aurait pu me gêner. A la séance
finale au Palais du peuple, où se trouvaient quelque 4.000 invités guinéens, on applaudissait comme à
l'accoutumée les membres des délégations. On a cité le président Giscard d'Estaing et son épouse, qui ont
été très applaudis; puis chacun des ministres, et quand mon nom a été prononcé, la salle a explosé, ça
n'arrêtait plus; je commençais à être très gêné. Les deux présidents applaudissaient gentiment en me
souriant… Heureusement, certains Guinéens ont compris qu'il ne fallait pas exagérer, se sont levés, et ont
fait "Chut, chut !". Par la suite, le président Giscard d'Estaing, répondant à quelqu'un qui l'interrogeait
sur son voyage, s'est félicité de ses résultats et a poursuivi : "Mais je constate que la Guinée est le seul
pays que je connaisse où un ambassadeur est plus applaudi que son président !". Le président Giscard
m'a d'ailleurs écrit une lettre peu après son voyage où il évoquait mon rôle positif en Guinée; je l'ai revu
plusieurs fois depuis lors et il toujours été d'une très grande amabilité.
Hamid Barrada : En dehors des attaques de Sékou contre le parti socialiste français, vous n'avez rien
dit de François Mitterrand…
André Lewin : J'ai tenu à rendre visite au Premier Secrétaire du P.S. avec Roland Dumas quand j'ai su
que j'étais nommé à Conakry. Je connaissais son intérêt pour la Guinée et ses anciennes relations avec
Sékou Touré, en dépit de quelques formules sévères sur les procès expéditifs après novembre 1970, où il
avait dit que l'amitié n'excuse pas tout. Il m'a félicité et encouragé. Quelques années plus tard, il m'a
accordé une longue audience au cours de laquelle il m'a narré quelques circonstances de leurs rapports;
je m'en servirai dans la biographie de Sékou que je prépare. Je n'ai pas voulu assister à la séance au
Palais du peuple où en juin 1977 Sékou a prononcé un violent réquisitoire de trois heures contre le P.S. et
contre François Mitterrand; c'était l'un des discours les plus enflammés que Sékou ait jamais faits.
J'avais été prévenu par avance du thème qu'il allait aborder. Le lendemain, j'ai vu Sékou pour lui
expliquer que l'ambassadeur de France ne pouvait pas assister à une telle mise en cause du principal
leader de l'opposition de son pays. Il l'a fort bien compris. Autre chose : une rumeur tout à fait
stupéfiante a eu cours à Conakry : c'est François Mitterrand, encore ulcéré par les attaques dont il avait
été l'objet de la part de Sékou en 1977, et très rancunier, qui aurait programmé la mort de celui-ci au
cours de son opération cardiaque aux États-Unis, et aurait personnellement veillé à sa disparition ! J'ai
rarement entendu quelque chose d'aussi aberrant, d'autant que Sékou et Mitterrand s'étaient réconciliés
depuis longtemps, et avaient rétabli leurs anciennes relations comme j'ai moi-même pu le constater lors
de la visite de Sékou à Paris en 1982. Alors, pourquoi s'en débarrasser — aux États-Unis — deux ans plus
tard ?
Hamid Barrada : Une dernière question : c'est quoi pour vous, la diplomatie ?
André Lewin : Ce n'est pas tant un exercice d'habileté qu'un engagement envers une cause à laquelle on
croit. Un diplomate est une personne qui croit que l'on doit approcher et régler les problèmes, si graves
soient-ils, par le dialogue et non par l'affrontement. La Guinée et la France, c'était pour moi la
réconciliation entre deux peuples et deux gouvernements, ce qui impliquait un langage et une attitude de
lucidité et de franchise. On dit parfois que les propos d'un diplomate sont forcément inexacts et
empreints de fausseté, que c'est un homme qui ment pour les intérêts de son pays. Ce n'est pas mon avis :
il faut dire la vérité, mais il faut aussi savoir comment la dire; et ce "comment" peut varier en fonction
des circonstances, et de la personnalité de l'interlocuteur.
Notes
1. In "Sékou Touré, ce qu'il fut, ce qu'il a fait, ce qu'il faut défaire", Éditions Jeune Afrique, Collection Plus,
1984, 215 p.
2. En fait, trois journalistes de Jeune Afrique prirent part à cette interview, qui nous réunit pendant deux jours
dans la propriété que je possédais alors à La Missandière (Loiret). Parmi eux, il y avait Sennen Andriamirado,
mais c'est à Hamid Barrada que revint l'essentiel du travail de rédaction.
3. J'ai appris la mort de Sékou Touré en pleine nuit du 26 mars 1984 par un coup de téléphone d'une amie
guinéenne, Bintou Rabi Youla, qui venait elle-même d'en être informée téléphoniquement à Conakry par l'un
de ses parents, présent à l'hôpital de Cleveland aux États-Unis, où l'opération cardiaque fatale avait eu lieu. J'ai
immédiatement téléphoné ce "scoop" à une excellente journaliste, spécialiste de l'Afrique à l'Agence FrancePresse, Marie Joannides. Celle-ci, pourtant portée à me faire confiance en raison de notre ancienne amitié,
chercha tout de suite à vérifier l'information au Quai d'Orsay (auprès de Jean Ausseil, directeur des affaires
africaines et malgaches) et à Conakry même, où personne n'était encore officiellement au courant. Elle prit
néanmoins sur elle de lancer la nouvelle sur le fil, et c'est ainsi que l'AFP fut la première agence au monde à
annoncer le décès. Je téléphonai ensuite au domicile parisien d'Henri Réthoré, qui venait d'être nommé
ambassadeur de France en Guinée, en lui apprenant qu'il ne présenterait pas ses lettres de créance à Sékou
Touré.
4. Il s'agissait d'Issoufou Saidou Djermakoye, important homme politique du Niger, devenu par la suite Roi des
Djermas, ancien diplomate, ancien candidat à la présidence de son pays, à l'époque Secrétaire général adjoint
des Nations Unies.
5. J'avais par hasard rencontré à Rome, grâce à des connections personnelles, un important notable du Nigeria,
alors ministre des communications, Aminu Kano, et nous avions sympathisé. Ensemble nous avons combiné et
préparé la visite qu'André Bettencourt devait effectuer en janvier 1973 à Lagos, ce qui normalisa les relations
entre la France et le Nigeria.
6. Il s'agit du voyage de janvier 1962, que François Mitterrand effectua en tant qu'envoyé spécial de
"L'Express" — alors quotidien — au lendemain du "complot des enseignants" et de l'expulsion de l'ambassadeur
soviétique Daniel Solod. L'article de François Mitterrand, intitulé "Sékou Touré m'a dit…", est paru dans ce
journal le 25 janvier 1962.
7. Dans ses Souvenirs, rédigés en 1999 et non publiés, André Bettencourt écrit : "Président républicain, le
général de Gaulle laissait pouvoir et liberté aux ministres… Jamais je n'ai reçu d'injonction d'agir sur tel ou tel
point, hormis à propos de ma correspondance avec le président Sékou Touré." Cette réaction est d'autant plus
incompréhensible que le général de Gaulle avait lui-même reçu, un an auparavant, alors que les relations
franco-guinéennes étaient au plus bas, des livres de Sékou Touré et qu'il avait fait répondre aimablement, mais
je ne le savais pas à l'époque. C'est Jacques Foccart qui le raconte dans son livre "Tous les soirs avec de Gaulle,
Journal de l'Élysée 1, 1965-1967", Paris, Fayard-Jeune Afrique, 1997, dans les termes suivants : "(3 novembre
1966 ): Je remets au Général les trois livres envoyés par Sékou Touré avec une très belle et très élogieuse
dédicace, que je n'ai pas conservée et c'est dommage, car elle était très étonnante, dithyrambique. Le Général
a trouvé que vraiment c'était un personnage bien curieux : "Il faut que je réponde à ce message. — Mon
Général, vous ne pouvez pas y répondre puisque nous n'avons pas de relations diplomatiques. — Alors,
comment a-t-il fait pour que ces livres me parviennent ? — Il les a remis à l'ambassadeur d'Italie, qui
représente les intérêts de la France, et cela nous est arrivé par Rome et le Quai d'Orsay. — Bon, il faut faire
savoir par la même voie que j'ai bien reçu ses livres et que j'ai été très sensible à l'attention."
8. Il le dit par exemple le 18 janvier 1971 en ouvrant à Conakry la session extraordinaire de l'Assemblée
nationale guinéenne érigée en Tribunal Populaire et Révolutionnaire pour juger les personnes impliquées dans
le débarquement : "La date du 22 novembre choisie pour perpétrer l'agression à Conakry est bien la date du
80ème anniversaire que le destin empêcha le général de Gaulle de fêter."
9. Maître Labadie, un avocat français proche du parti communiste, avait été chargé par certaines familles de
tenter de s'entremettre pour la libération de quelques uns des prisonniers; outre ses honoraires, il n'avait
accepté qu'après avoir obtenu l'accord du Parti communiste français (information donnée par madame Éliane
Gemayel, 9 avril 2005). Il avait pu s'entretenir une fois avec l'un des détenus, William Gemayel, mais n'avait
plus jamais été ensuite admis à le rencontrer. Quant à Mgr. Tchidimbo, il avait reçu en 1973 la visite du
ministre italien Mario Pedini, puis, en 1977 celle du ministre des affaires étrangères du Liberia, et enfin en 1978
celle de l'Archevêque de Monrovia.
10. Une infirmière et un couple de professeurs français, les époux Picot, avaient été libérés lors d'un voyage de
François Mitterrand à Conakry en novembre 1972; deux militants communistes avaient été remis à Georges
Séguy, secrétaire général de la C.G.T., qui s'était rendu en Guinée en 1973. En outre, plusieurs épouses de
prisonniers français, arrêtées en même temps que leur conjoint, avaient été libérées et expulsées en 1971 et
72.
11. En fait, si des milliers de Guinéens et nombre d'autres Africains sont au cours des années de répression
morts dans les camps guinéens, le nombre d'étrangers européens décédés semble avoir été de deux seulement
: un Allemand, Hermann Seibold, coopérant au passé assez controversé, arrêté à Kankan en 1970, et qui selon
la version officielle se serait suicidé à la suite d'un interrogatoire; et un jeune professeur belge, Jean-Claude
Verstreppen, qui s'est suicidé en 1972 en avalant des comprimés.
12. Mgr. Raymond-Marie Tchidimbo était gabonais par son père, et sa mère, guinéenne, avait un père français.
Il aurait donc en fait pu avoir la triple nationalité, mais n'a jamais sollicité officiellement la nationalité
guinéenne. Au contraire, dès l'ouverture d'un consulat de France en Guinée en 1959, il s'est fait immatriculer
comme Français.
13. Les ouvrages de certains responsables des services secrets français l'admettent ouvertement aujourd'hui.
Par exemple le livre de Maurice Robert, "Ministre de l'Afrique" (entretiens avec André Renault), Paris, Le Seuil,
2004, 412 pages, ou encore celui de Constantin Melnik, "Un espion dans le siècle : la diagonale du double",
Paris, Plon, 1994, 546 pages
14. Au moment de cette interview en 1984, je le pensais. En fait, ayant eu par la suite accès aux archives du
Quai d'Orsay, aux archives de Michel Debré et aux archives Foccart, j'ai pu constater qu'il y avait eu non
seulement quelques lettres ministérielles, mais même, en mai 1960, une lettre du général de Gaulle adressée à
Sékou Touré en réponse à un courrier que celui-ci lui avait adressé en avril. Cet échange de correspondance
concernait les problèmes financiers et la sortie de la Guinée de la zone franc.
15. Roland Dumas raconte cette même histoire dans son livre de mémoires "Le fil et la pelote" (Paris, Plon,
1996), en tirant d'ailleurs gentiment vers lui la couverture tissée avec ce fil :
— "La lueur de Conakry"
"On aurait pu penser, et j'avais un moment espéré, que l'élection de 1974, qui avait conduit à l'Élysée un
homme jeune n'appartenant pas à la famille gaulliste, pouvait apporter un air nouveau à la vie publique en
France. Curieusement, cette lueur d'espérance était partie de Conakry. Le président guinéen Sékou Touré avait,
on s'en souvient, rompu avec la France et le général de Gaulle en 1958, refusant d'entrer dans la Communauté
franco-africaine: plus de contacts, plus de relations diplomatiques, plus d'échanges commerciaux. J'avais connu
Sékou Touré député français à l'Assemblée nationale en 1956. Il appartenait au groupe du Rassemblement
démocratique africain, associé à l'UDSR et présidé par Félix Houphouët-Boigny…
"Sékou Touré ne manquait pas de charme. Mais il était d'un tempérament fougueux et d'un caractère difficile.
Très tôt son régime a basculé du côté de la dictature. Cependant le peuple guinéen continuait d'aimer la
France. Malgré la difficulté du moment, appelé à me rendre à Conakry pour des raisons professionnelles, j'avais
maintenu avec les dirigeants de ce pays une relation singulière. Sékou Touré m'en était reconnaissant. Quand
se produisit la vague d'arrestations d'une trentaine de Français, après la tentative de débarquement du 22
novembre 1971 (sic ! en fait : 1970, NDLA) dont le but était de renverser le régime guinéen, les familles et les
employeurs de nos compatriotes me demandèrent, ainsi qu'à François Mitterrand, de prendre en main le sort de
ces malheureux, enfermés dans les pires conditions au camp Boirot (sic ! en fait : Boiro, NDLA) de sinistre
réputation. Mitterrand et moi partîmes donc en novembre 1972 pour Conakry, où nous pûmes obtenir, dans des
conditions cocasses et rocambolesques, la libération de trois d'entre eux, les époux Picot et une jeune
laborantine de la société FRIA, filiale de Péchiney. Je multipliai en vain les démarches pour obtenir
l'élargissement des autres détenus. Sékou Touré, fine mouche et connaisseur de la politique française comme
pas un, attendait prudemment la suite des événements politiques en France. C'est ainsi que j'effectuai un
nouveau voyage en avril 1974, en pleine campagne présidentielle, pour tenter d'arracher cette libération. Je fus
reçu comme l'émissaire du futur président de la République, car il ne faisait pas de doute dans l'esprit de Sékou
Touré, tout comme dans celui des politologues français, que Mitterrand serait élu. Cependant, il attendait
encore.
"Je prolongeai de quelques jours ma présence en Guinée, sans résultat. Au soir de mes entretiens, je rejoignais
la Villa Camayenne mise à ma disposition, et gardée par des Guinéens anciens militaires français. Devant la
villa, le flot battait les rochers, faiblement car les marées sont là-bas de petite amplitude. Avant de m'endormir,
je revoyais les slogans révolutionnaires qui fleurissaient en grandes banderoles sur l'autoroute reliant l'aéroport
à la capitale : "La paresse et l'oisiveté sont des sentiments contre-révolutionnaires." Plus sévère : "Pas de place
en Guinée pour les traîtres." Le lendemain matin, Sékou Touré me reçut dans son palais. Il me promit la
libération de nos compatriotes, mais je sentais bien qu'il faudrait attendre encore. Le 19 mai, Valéry Giscard
d'Estaing était élu et, formule inédite, "saluait son concurrent moins heureux". A ma suggestion, François
Mitterrand lui écrivit pour lui signaler le sort des Français détenus au camp Boirot (re-sic), l'informer de nos
démarches et lui proposer de prendre le relais puisque nous n'avions pas réussi. Il ajouta que je pourrais
assurer la liaison entre eux deux pour mener à bien cette tâche à laquelle je continuais de m'intéresser, comme
les familles m'en avaient donné le mandat. Avec courtoisie, le nouveau président répondit sur-le-champ, se
déclarant prêt à contribuer à la libération de nos compatriotes, agréant ma mission d'intermédiaire et désignant
de son côté le secrétaire général de l'Élysée, Claude Pierre-Brossolette, pour poursuivre le dialogue avec moi…
D'un nouveau et bref séjour à Conakry, je revins porteur des dernières propositions de Sékou Touré : la
libération était possible, moyennant un communiqué dans lequel la France exprimerait ses regrets. Sur place,
j'avais fait la connaissance de l'émissaire du secrétaire général des Nations Unies, André Lewin, que je
retrouverais plus tard au Quai d'Orsay. Nous avions partagé le séjour de la Villa Camayenne, et accompli dans
le même sens des efforts qui finirent par porter leurs fruits. Je conseillai donc à l'Élysée d'accepter les termes
du communiqué. Une libération valait bien un regret ! Mais un nouvel et ultime accroc se produisit avec Sékou
Touré, qui nous conduisit, Claude Pierre-Brossolette et moi, à nous rencontrer fréquemment en décembre 1974
et janvier 1975. En effet, alors que tout semblait en ordre, y compris le jour et l'heure de la publication du
communiqué commun, le président guinéen avait appris, par une dépêche, que des opposants à son régime
avaient été autorisés à se réunir à Paris. La fureur du dictateur de Conakry n'était pas feinte. Il estimait que la
France lui faisait un nouveau coup bas. Il en voulait à l'Élysée. Je suggérai alors que le Parti socialiste français
accueille, avec l'accord du gouvernement — celui de Jacques Chirac — une délégation du Parti démocratique
Guinéen de Sékou Touré. Mais comment procéder, puisque nous n'avions plus de relations diplomatiques avec
Conakry depuis l958 (sic ! en fait, 1965, NDLA) ? Je me proposai d'aller en personne à Orly recevoir cette
délégation, qui arriverait sans visa et sans préavis, à condition toutefois que des instructions fussent données à
la police de l'Air et des frontières. Elles le furent. Aucun incident ne se produisit. Tout rentra dans l'ordre et les
Français furent enfin libérés."
Personnellement, je ne garde aucun souvenir de cette délégation guinéenne en direction du Parti socialiste
français, alors que rien ne m'échappait, à l'époque, du dossier guinéen; si elle a vraiment existé, son accueil
par l'opposition socialiste n'eut en tous cas aucun effet sur le processus de normalisation et de libération, qui
suivit d'autres chemins.
16. Cette déclaration figure à la fin d'un très long discours prononcé le 13 juillet 1975 au stade de Bamako en
présence du Colonel Moussa Traoré, alors président du Mali.
17. Seuls plusieurs détenus ayant la double ou même la triple nationalité française, libanaise et guinéenne ne
furent pas libérés avec les Français. Il faudra encore de longues négociations pour obtenir leur libération en
1977. Par ailleurs, j'ai découvert peu après mon arrivée qu'il y avait aussi depuis plus de douze ans à la prison
civile de Conakry (mais il avait été détenu un temps à Dabola) un Français détenu de droit commun, Joseph
Chambord, un comptable condamné par la Cour d'assises de Conakry, le 2 mars 1963, aux travaux forcés à
perpétuité pour détournement de fonds, recel, faux et usage de faux, importation et exportation frauduleuse de
devises. Dès que j'en ai eu connaissance, j'en ai parlé à Sékou Touré, qui l'a gracié peu après. Chambord m'a
ensuite dit qu'il voulait rester en Guinée pour réparer ses fautes. J'ignore ce qu'il est devenu.
18. Nadine Barry a raconté cette pénible entrevue, ainsi que toute sa tragique quête, dans son livre "Grain de
sable" (Paris, Le Centurion, 1983). Elle n'apprendra qu'en 1992 que son mari était mort pendant son transfert
de la frontière guinéenne (où il avait été arrêté alors qu'il tentait de quitter le pays) vers Conakry où son
escorte le ramenait. Elle s'est aujourd'hui installée à Conakry, où elle mène, en liaison avec une ONG qu'elle a
créée en France, une importante action humanitaire et de développement en Guinée.
19. Abel Goumba, ancien de l'école William Ponty de Dakar, médecin (plus tard agrégé de santé publique),
militant du MESAN (Mouvement pour l'évolution sociale de l'Afrique Noire) fondé par Boganda, était, lorsqu'il fit
au début de 1958 la connaissance de Sékou Touré, vice-président du conseil de gouvernement de l'OubanguiChari (future République Centrafricaine). Il milita pour le "non" au référendum. Plusieurs fois emprisonné après
l'indépendance, puis exilé, il devint fonctionnaire de l'OMS au Bénin, où il revit à plusieurs reprises Sékou. Par
la suite, Abel Goumba revint dans son pays et y fonda le Front Patriotique pour le Progrès, parti d'opposition.
Après la prise du pouvoir à Bangui en 2003 par le général Bozizé, il sera nommé Premier ministre. Dans un
entretien que nous avons eu le 10 novembre 1999 à Paris en marge du XXIème congrès de l'Internationale
Socialiste, il m'a longuement décrit ses relations d'amitié et d'estime réciproques avec Sékou Touré.
20. L'utilisation du Concorde était l'une de mes suggestions. Jamais un tel supersonique n'avait atterri à
Conakry, alors que Dakar se trouvait sur le parcours de la ligne régulière Paris-Rio de Janeiro. De plus,
quelques mois auparavant, le supersonique soviétique Tupolev-144, qui avait déjà eu deux accidents, avait été
interdit de vol. Il était tentant pour moi de montrer aux admirateurs guinéens de l'Union soviétique — il y en
avait, et ce n'était pas toujours injustifié —, que là où les russes ne confiaient même plus leur courrier postal au
supersonique, les français n'hésitaient pas à y faire voler leur président !
21. C'est en tout premier lieu de ce mouchoir blanc perpétuellement tenu à la main par Sékou et agité au
dessus de son épaule que se souvient spontanément le roi Juan Carlos d'Espagne, lorsque je lui rappelle à
Vienne, où il se trouvait en visite officielle le 10 juillet 1995, que je l'avais déjà salué à Conakry lors de sa visite
en Guinée en mai 1979. Le roi imita même le geste habituel de Sékou en sortant son mouchoir de sa poche, en
l'agitant au-dessus de sa tête et en le rappelant avec une plaisanterie à la Reine Sophie.
22. L'ancien archevêque de Conakry ne sera libéré que le 7 août 1979, à la suite de longues tractations,
auxquelles avaient également été mêlés très activement le président Tolbert du Liberia et les nonces
apostoliques à Abidjan et à Monrovia, et qui m'avaient plusieurs fois amené à Rome pour en discuter avec le
cardinal Casaroli et le secrétaire d'État du Saint-Siège, Mgr Silvestrini. Mais sa libération aurait pu intervenir
plusieurs mois auparavant (un avion libérien était même venu à Conakry pour le chercher) s'il n'y avait pas eu
une indiscrétion de l'Agence Reuter qui l'avait annoncée prématurément; il n'en a pas fallu davantage pour que
Sékou, furieux, remette tout en question.
23. Amadou Dieng est mort en 1998
24. Tout ceci est narré avec beaucoup plus de détails dans mon livre "Diallo Telli, le destin tragique d'un grand
Africain", paru aux éditions Jeune Afrique (collection Destins) en 1990.
25. "Quand Sékou Touré a parlé de complots organisés à partir du Sénégal, tout le monde a ri. On disait que
c'était encore une invention de sa part. Mon devoir était de faire une enquête. Alors j'ai fait fouiller toute la
frontière. Et on a découvert les fameuses munitions, les tracts… qui étaient destinés à la contre-révolution. Il y
avait bel et bien complot. J'ai fait arrêter des suspects, des Guinéens qui vivaient à Dakar et un militaire
français qui était chef de l'organisation; il résidait à Saint-Louis où je l'avais fait interner. On l'a fait évader."
(Mamadou Dia, "Mémoires d'un militant du Tiers Monde", Paris, Publisud, 1964).
26. En fait, durant cette visite à Labé où Sékou était accompagné de François Mitterrand, d'André Bettencourt
et du Premier Ministre du Sierra Leone Sir Milton Margaï, c'est sans doute ce dernier que son propre entourage
voulait supprimer. Cela se passait en 1962.
27. Sékou Touré se montrait particulièrement sévère vis-à-vis des militaires et se méfiait d'une manière
générale de son armée. C'est pourquoi il avait constitué une milice populaire sous l'égide du Parti.
28. Ces chiffres sont pour l'essentiel tirés de l'annexe du livre d'Alpha-Abdoulaye Porthos, "La vérité du
ministre", paru chez Calmann-Lévy en 1985.
29. "Je vous ai tout de suite reconnu", a bien voulu me dire le président Lansana Conté le 25 septembre 1997,
lorsque je l'ai salué à l'occasion du 9ème Sommet de l'Organisation de Mise en Valeur de la Gambie (OMVG)
tenu à Dakar. Je l'ai revu au Sommet de l'OUA à Alger (en juillet 1999), puis lorsque j'ai accompagné Jacques
Chirac lors d'un périple africain (Guinée, Togo, Nigeria, Cameroun) en août 1999, puis lors de mes séjours en
Guinée au cours des années suivantes.
30. Sékou avait rencontré le général Eisenhower, alors président américain, lors de son premier voyage aux
États-Unis en 1959, qui était une visite d'État, la troisième d'un chef d'État africain aux États-Unis, après celle
du président Tubman du Liberia en 1954 et celle du Roi Mohamed V du Maroc en 1957. Au cours de cette visite
de 1959, il a rencontré Kennedy qui était encore sénateur, et ils ont ensemble visité Disneyland ! En 1962,
Sékou a été reçu à Washington par Kennedy, comme il le sera par plusieurs futurs présidents américains
jusqu'à sa mort (Carter et Reagan). Nkrumah, alors Premier ministre du Ghana, avait été reçu à Washington en
visite officielle en juillet 1958.
31. Mais quelques années plus tard, on parle ouvertement d'une certaine "mafia soussou" autour du président
Lansana Conté; de même, la tentative de coup d'État dirigée en 1985 par le colonel Diarra Traoré a entraîné
l'incarcération, puis l'exécution d'un certain nombre de responsables malinkés; elle a également provoqué
l'exécution, jamais admise publiquement, des plus importants dignitaires de l'ancien régime emprisonnés à
Kindia, et dont la plupart étaient Malinkés (voir note 41).
32. J'ai obtenu ultérieurement un témoignage prouvant qu'il s'agissait bien d'un attentat monté par les services
du KGB en Guinée. Je raconte l'intégralité de cette affaire dans un autre texte.
33. Ils seront autorisés à revenir quelques années plus tard. Sargent Shriver, beau-frère de Kennedy et
fondateur du Peace Corps américain, m'a raconté en 1993 à Vienne comment il avait réussi à convaincre Sékou
Touré de l'utilité du Peace Corps.
34. Voici par exemple ce qu'imprime dans son numéro du 4 avril 1974 "La Guinée libre", hebdomadaire de
l'opposition paraissant à Paris, et qui est tout à fait extravagant : "Un hélicoptère et un avion Iliouchine 18 sont
en permanence prêts pour permettre au Don Quichotte guinéen de fuir. Un tunnel souterrain a été construit du
palais de la présidence au bord de la mer, derrière l'Hôtel de France. Il est l'oeuvre des chinois. Ainsi, Sékou
Touré, de son bureau, n'a qu'à appuyer sur un bouton pour descendre dans le souterrain d'où il rejoint une
vedette ultrarapide toujours prête à lever l'ancre à destination de la base navale soviétique de Kassa. La nuit,
un des sous-marins de cette base émet des signaux captés à la présidence de la république. Des navires de
guerre soviétiques patrouillent continuellement dans les parages et l'on comprend que Sékou Touré ait reculé la
limite des eaux territoriales guinéennes. A partir de 17 heures, 4 MIG survolent également les eaux territoriales
et la ville de Conakry. Des camps militaires ont été construits à Forécariah, Koundara et Boké. Un quatrième est
en chantier à Siguiri. Dans la capitale, Conakry. des blockhaus ceinturent la cité, de la Plage Perrone à
Bellevue, armés de chars et de canons à longue portée. Des mercenaires cubains tiennent ces positions ainsi
que les camps militaires. Il semble que les chinois se soient finalement résignés à participer à la défense du
trône du tyranneau. A la présidence de la république, 42 mercenaires cubains se relaient de jour et de nuit. A
partir de minuit, Sékou Touré disparaît et ne revient qu'à 5 heures du matin. Lorsqu'il ne passe pas la nuit à la
base soviétique de Kassa, il dort d'un oeil sur l'un des bateaux de guerre du pays de Lénine… ancrés en rade de
Conakry. Le "cher et bien-aimé président" ne sent-il pas que des profondeurs des chaumières et masures, une
sourde colère gronde et que le peuple guinéen excédé, lui demandera bientôt des comptes… D'où ces ultimes
précautions pour aller sous des cieux plus cléments se repaître en toute tranquillité, comme d'autres dictateurs,
de milliards volés aux miséreuses populations et qu'il thésaurise dans des banques suisses."
35. Cette voiture décapotable blanche a survécu à Sékou. Sous la 2ème République, elle était mise à la
disposition de délégations étrangères que l'on souhaitait traiter avec des égards particuliers; ainsi, elle a été
utilisée pour transporter le contre-amiral Marcus, qui commandait alors l'aviso "Lieutenant de Vaisseau
Lavallée", bâtiment de la Marine nationale française en escale de courtoisie en Guinée quelques mois après la
mort de Sékou (conversation avec l'amiral Marcus, Paris, 12 mai 2003). En revanche, j'ai un doute sur ce
qu'affirme le journaliste polonais Ryszard Kapuscinski dans "La Guerre du Foot" (traduit du polonais, Paris,
Plon, 2003) : "J'ai entendu parler Nasser, Nkrumah, Sékou Touré. Et maintenant, j'entends Lumumba. C'est
impressionnant de voir l'Afrique les écouter. Enivrée de la parole de ses leaders, la foule se rue sur la voiture de
Gamal, soulève celle de Sékou…." En tous cas, ayant participé à des dizaines de cortèges, je n'ai jamais vu de
foule guinéenne "soulever la voiture de Sékou".
36. Aujourd'hui disparu, au grand regret des amateurs de résidences coloniales et de souvenirs historiques.
Sékou s'était finalement résigné à cette démolition qui lui déplaisait, parce que certains cadres (essentiellement
son demi-frère Ismaël) avaient fini par le persuader qu'un palais moderne et plus ambitieux correspondait
mieux à son rang et au prestige de la Guinée (élément corroboré par Aboubacar Somparé, à l'époque
ambassadeur de Guinée en France, actuellement président de l'Assemblée nationale guinéenne; entretien avec
l'auteur à Paris, 25 novembre 2002). Mais de forts soupçons affairistes ont toujours pesé sur ces opérations
immobilières, concernant aussi bien ce palais que la cinquantaine de villas de l'O.U.A., où l'on retrouvait
toujours les mêmes financements, lêmes architectes mêmes bureaux d'études, les mêmes décorateurs, pour
des réalisations superbes mais d'un luxe et d'un raffinement disproportionnés à l'état réel du pays. Au moins, le
Palais du peuple avait été construit par les Chinois, et le Palais des nations (terminé en 1983) par les Coréens
du Nord et les Yougoslaves, qui avaient privilégié l'aspect monumental, austère et fonctionnel habituel aux
bâtiments communistes. Le nouveau Palais présidentiel a finalement été construit par les Chinois dans un style
moderne et curieusement aérien; il a été inauguré en octobre 1999 et le président Lansana Conté a baptisé
l'emplacement où il se dresse (le même que l'ancien) "Sekoutouréya", soit : "Chez Sékou Touré".
37. Évidemment, ceci était la formule simple et sans protocole; les repas officiels et plus nombreux (le plus
souvent consistant en buffets avec des plats africains) avaient lieu au Palais du peuple ou dans l'une des
nombreuses "Villas Syli", la plupart d'entre elles construites par des cadres français ou étrangers (souvent
libanais) et réquisitionnées après l'arrestation "pour complot" de leur propriétaire.
38. Sans que je puisse en quoi que ce soit citer de preuves, ou même de présomptions, certains expliquent
même par cela ses très bonnes relations avec Bernard Cornut-Gentille.
39. Présentation de ce médicament dans le "Dictionnaire Vidal des médicaments", édition 2000, Paris, Larousse
diffusion
40. Le président aurait possédé 147 millions de dollars en Suisse et 840 millions de dollars en Angleterre, 150
millions de sylis à la Banque centrale de Guinée, un château à Rabat, un à Casablanca, un domaine de 36
kilomètres carrés et 42 villas à Fez, un château en Espagne (sic !), un château (?) en Arabie saoudite, un
château à la Jamaïque, et un immeuble de 16 étages à Paris. A Ismaël Touré, on attribuait simplement 12 kilos
de diamants et un chéquier en or. On affirmait même qu'il m'avait à moi aussi donné des immeubles et
beaucoup d'argent ! En fait, il ne m'a jamais proposé qu'une case en Guinée; et c'était plutôt en plaisantant;
d'ailleurs, je n'ai pas répondu…
41. Aminata Touré avait été libérée en avril 1985. Madame Andrée (qualifiée de "ménagère") son fils Mohamed
avaient été condamnés (on ne sait à quelle date) à huit ans de travaux forcés et à la confiscation de leurs
biens. Kesso Bah avait été condamnée à cinq ans de prison ferme. Les deux soeurs de Sékou, Noukoumba et
Ramata, Damantang Camara et quelques autres dignitaires avaient été condamnés à 28 mois de prison ferme;
ils ont tous été libérés en janvier 1988. En revanche, Ismaël Touré, Amara Touré, Mamadi Keita, Moussa
Diakité, Seydou Keita, Lansana Diané, Toumani Sangaré et dix autres dignitaires, beaucoup d'entre eux
apparentés à Sékou ou à sa femme, ont été condamnés à la peine capitale et à la confiscation de leurs biens,
mais avaient été exécutés bien avant, sans doute le 8 juillet 1985, quelques jours après l'échec de la tentative
de coup d'État de Diarra Traoré (lui-même exécuté avec ses complices le 5 juillet). Béavogui et N'Famara Keita
étaient décédés de maladie au camp de Kindia en 1984, quelques mois après leur arrestation.
Le commandant Siaka Touré a probablement fait partie des militaires non identifiés (un général, deux colonels,
onze commandants, six capitaines) condamnés à la peine capitale avec confiscation de leurs biens, qui ont sans
doute été exécutés en juillet 1985. Ces jugements (qui comportaient aussi plus de cent relaxes) n'ont été
rendus publics qu'en mai 1987. Après sa libération, Madame Andrée a résidé quelque temps au Maroc, puis est
allé s'installer à Dakar chez sa fille adoptive. Lorsque sa mère est décédée à Kissidougou, elle est retournée en
Guinée pour les obsèques; à cette occasion, elle a été reçue par le président Lansana Conté, qui lui a donné
toutes facilités. Depuis lors, elle est revenue vivre en Guinée. Leur fils Mohamed est devenu homme d'affaires,
installé à Dallas aux États-Unis. Il y a de temps en temps des rumeurs sur ses activités ; on le soupçonne de
financer des groupes rebelles au Liberia pour reconquérir le pouvoir, mais aucune preuve n'est jamais venue
confirmer ces rumeurs, entretenues évidemment par certains milieux de Conakry. En revanche, il semble
aujourd'hui, après une longue période de réflexion sur l'héritage politique de son père et sur lui-même, prêt à
venir se mettre au service du peuple de Guinée.
42. Théorie véhiculée en particulier par un certain Agosson Don de Dieu, journaliste à "L'Oeil du Peuple"
(entretien avec l'auteur, Conakry, 8 mai 2003). Cette rumeur est peut-être née du fait qu'au moment du décès
de Sékou, François Mitterrand effectuait aux États-Unis sa première visite d'État, mais il ne s'est pas rendu à
Cleveland.
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