Politique africaine n° 125 - mars 2012 233 La revue des livres BRABAZON (James) My Friend the Mercenary Londres, Canongate, 2010, 352 pages. James Brabazon a été le premier journaliste à confirmer, en 2002, l’existence des Liberians United for Reconciliation and Democracy (Lurd), les rebelles qui ont fini par mettre à bas en 2003 le président-chef de guerre Charles Taylor. Il a réalisé plusieurs films documentaires sur le conflit libérien et publié un intéressant rapport sur le Lurd pour Chatham House. Il livre maintenant un making of assez fascinant, centré sur la personnalité du mercenaire sud-africain Nick du Toit, qui l’a protégé dans ses expéditions libériennes avant de lui faire une bien étrange proposition : suivre en journaliste embedded une tentative de coup d’État. Le point fort de l’ouvrage réside sans doute dans ce qu’il dit des relations ambiguës entre le renseignement, le mercenariat, le trafic d’armes et la diplomatie, mais aussi, à l’occasion, le journalisme. C’est en effet par un ancien mercenaire sud-africain de la société militaire privée Executive Outcomes, rencontré en Sierra Leone, que Brabazon a pu bénéficier de son extraordinaire accès aux premières lignes du Lurd, et avec la double bénédiction de la Guinée et des États-Unis. Les rebelles libériens, soutenus par Conakry, entendaient prouver leur existence et mettre un terme aux dénégations de Taylor sur le sujet. Quant aux autorités américaines, pleines de compréhension envers la Guinée et le Lurd, elles semblaient attendre de Brabazon du renseignement de terrain, pour les aider à savoir jusqu’où s’engager aux côtés des rebelles libériens. Pour ce qui concerne les contraintes des médias, mais aussi leur impact, Brabazon les illustre fort bien : les semaines de marche harassante dans la brousse avec les combattants ne valent rien dans la sphère médiatique, il faut aller sur la ligne de front, filmer des échanges de tirs, faute de quoi on n’a pas de reportage. Quand Brabazon intervient enfin sur la BBC depuis le front, il y gagne la vindicte de Taylor, qui aurait même fixé sa capture comme objectif de guerre à ses troupes. Et si la présence de sa caméra semble parfois encourager les rebelles aux comportements les plus brutaux, jusqu’à un cannibalisme démonstratif, ces images brutales, d’ailleurs remontées et utilisées par le camp Taylor à des fins de propagande, valent à Brabazon la rancune de la direction extérieure du Lurd. Le récit des différents séjours de Brabazon au Liberia livre au passage des observations ou des informations intéressantes sur la double tutelle américaine et guinéenne sur la rébellion libérienne, sur l’existence d’une véritable hiérarchie au sein du Lurd, mais aussi sur le faible niveau professionnel des combattants libériens (la simple présence de Nick du Toit, qui passe insensiblement du rôle de garde du corps de Brabazon à celui de conseiller militaire du Lurd, semble décisive), ou encore leur goût des lance-roquettes RPG dont le fracas permet de théâtraliser le combat (aspect déjà relevé ailleurs par Paul Richards). L’ambiguïté du réseau dans lequel Brabazon s’est inscrit apparaît de façon spectaculaire quand il montre du Toit au téléphone avec un autre ancien soldat sud-africain devenu trafiquant d’armes au profit de Taylor, envisageant le détournement de ses livraisons au profit du Lurd. La rencontre avec du Toit a ensuite amené Brabazon à donner son accord pour le suivre dans un nouveau projet, qui s’est avéré être le coup d’État manqué de Simon Mann en Guinée-Équatoriale en 2004. Du Toit avait le souci de présenter à court terme le coup d’État comme une affaire purement nationale, sans mercenaires, et Brabazon avait accepté de le cadrer de cette façon, en échange de la possibilité d’utiliser librement les données recueillies ultérieurement. Ce compromis n’est bien sûr qu’une version plus poussée du travail de Brabazon au Liberia, où il avait accepté, pour 234 LECTURES négocier son accès, de gommer tout ce qui avait trait au rôle des États-Unis et de la Guinée. On comprend que Brabazon s’interroge sur l’éthique du journalisme, discipline qu’il enseigne aujourd’hui. Il est très direct sur les ambivalences et les compromis, et ne cache rien du malaise dans lequel il se trouve en permanence, des justifications morales que lui et son ami du Toit se fabriquent, ni des doutes qu’elles suscitent en lui – il prend son exergue chez Bob Dylan : « Name me someone that’s not a parasite »… Finalement empêché par la mort de son grandpère de participer à la tentative en GuinéeÉquatoriale, Brabazon tente au travers de ses réseaux de comprendre cette opération et son échec. Il n’offre pas de rupture majeure par rapport à ce qui était déjà connu (par exemple grâce à Adam Roberts, The Wonga Coup. Guns, Thugs and a Ruthless Determination to Create Mayhem in an Oil-Rich Corner of Africa, New York, Public Affairs, 2006), mais il confirme ou affine certains points, et entre autres l’ambivalence de certains acteurs internationaux : c’est parce qu’il a cru à un appui tacite de plusieurs acteurs internationaux, et en particulier des États-Unis et de l’Afrique du Sud, qu’il savait au courant du projet, que Mann a été au bout de sa tentative. Brabazon a choisi d’organiser son livre autour d’une sorte de portrait de Nick du Toit et de l’amitié que l’aventure a créée entre lui, le journaliste de gauche, et l’ancien combattant de l’apartheid devenu mercenaire. Ce portrait n’est pas en soi d’un grand intérêt pour la recherche. Cependant, My Friend the Mercenary se lit vite et bien et contient toute une série d’éléments pour qui veut réfléchir aux conflits armés dans l’Afrique d’aujourd’hui et à la part qu’y prennent, nolens volens, les médias. Vincent Foucher ◆ COPANS (Jean) Un demi-siècle d’africanisme africain. Terrains, acteurs et enjeux des sciences sociales en Afrique indépendante Paris, Karthala, 2010, 199 pages. Ce livre est une analyse sans complaisance, faite par un africaniste de renom, sur la pratique des sciences sociales par les chercheurs africains au cours des cinquante dernières années. Il est également un puissant plaidoyer assorti de rappels à l’ordre épistémologiques nécessaires à la fondation et à l’enracinement de traditions analytiques nationales dans les sciences sociales en Afrique. La sociologie de la connaissance des milieux et des pratiques des chercheurs africains dont certains ont été formés par le professeur Copans lui-même, ou qui collaborent avec lui sur des projets scientifiques, met au jour l’extension continue du domaine des activités, des pratiques et des logiques difficilement compatibles avec un investissement soutenu et productif dans des recherches répondant à des critères épistémologiques internationaux (disons occidentaux). Les cas limites sont ceux du Kenya et de l’Ouganda, où les universitaires sont des exploitants agricoles. Mais d’autres réalités structurelles qu’accompagne ou qu’aggrave un contexte général de déclassement des universitaires et des enseignants sont analysées dans l’ouvrage : l’absence d’éditions nationales et de revues scientifiques dignes de ce nom ; la prégnance de l’expertise adossée à un puissant et affreux paradigme misérabiliste, la perdiemisation ou le gouvernement des chercheurs par l’appât des per diem ; la consultance dont les effets négatifs sont en affinité avec la proximité fonctionnelle du champ politique ; les pesanteurs religieuses, initiatiques, familiales et ethniques qui entravent la production des connaissances ; l’incidence négative de l’éloignement du terrain africain occasionné par l’expatriation euro-américaine Politique africaine 235 La revue des livres des chercheurs. Bref, en dehors du cas sénégalais qui occupe l’auteur sur deux chapitres, et où l’on voit poindre une gestation nationale prometteuse des sciences sociales, l’analyse de Jean Copans débouche sur le constat général d’un vide, de malentendus improductifs ou d’impasses épistémologiques, notamment en anthropologie sociale et dans l’analyse marxiste. Face à ce constat, le plaidoyer de l’auteur porte sur trois points au moins. Il s’agit tout d’abord de montrer la pertinence moderne de l’anthropologie sociale, discipline riche de plusieurs décennies de collecte de données empiriques culturelles et sociales sur le continent. Sur plus de trois quarts de siècle, cette discipline a documenté et a essayé de proposer les interprétations les plus novatrices en matière de changement social et de modernisation d’abord coloniale, puis natio nale, internationale et enfin mondiale (p. 103). Elle n’est pas seulement soucieuse de la collecte de représentations et de connaissances majeures mais tient aussi à enraciner ses analyses dans la réalité culturelle. L’auteur en appelle par conséquent à l’africanisation de la discipline. Le deuxième point important du plaidoyer est le rappel à l’ordre épistémologique qui parcourt ce livre, dont l’un des éléments saillants est l’accent mis sur la contribution méconnue des travailleurs subalternes africains anonymes, collecteurs des données sur le terrain dans la production du savoir anthropologique. Le troisième point est la critique pointue et documentée du rapport au marxisme des universitaires africains. L’étude des cas kenyan, tanzanien, mozambicain et zimbabwéen se conclut sur un rappel à l’ordre épistémologique précis énoncé de la manière suivante : « la critique radicale du nationalisme est le préalable numéro 1 à une mise en forme sérieuse du marxisme en Afrique noire » (p. 128). Jean Copans reconnaît que l’absence de traditions nationales des sciences sociales africaines doit son existence à des histoires coloniales et postcoloniales moins longues que celles des pays latino-américains. Mais il faut voir aussi dans les raisons de ce vide la place occupée et le rôle joué par les intellectuels nationalistes, piégés par la mystique de l’authenticité africaine, l’ethnologisme griaulien, l’idéologie de la négritude et le culturologisme de Cheikh Anta Diop. L’exemple de Jomo Kenyatta est particulièrement intéressant : en 1938, celui-ci a pu soutenir à Londres, sous la direction de Bronislaw Malinowski, une thèse de doctorat d’anthropologie sociale qui n’obéissait pas aux critères épistémologiques en vigueur dans le champ ethnologique et anthropologique. La critique que fait Jean Copans de cette tendance se poursuit même sur la pratique de la discipline à l’ère postcoloniale, où l’idéologie l’emporte sur la démarche scientifique, où les enquêtes, commanditées par des chercheurs occidentaux qui les dirigent, réservent une place de collecteurs de données à des chercheurs africains qui, gouvernés par la perdiemisation, font du terrain sur le mode de missions administratives. Passant en revue chaque science sociale, Jean Copans montre comment l’anthropologie a souffert de ses accointances avec le colonialisme, au profit de la sociologie, de la science politique et de l’histoire. Pourtant, fait valoir l’auteur, la sociologie comme la science politique ont largement puisé dans l’anthropologie les éléments empiriques de leurs analyses. Il importe donc de réhabiliter l’anthropologie sociale dans une ère où elle ne peut plus justifier une quelconque collusion coloniale. Une tâche objectivement héroïque, lorsque l’on constate, « sur le terrain », comme on dit, la persistance têtue des facteurs objectifs et des dispositions idéologiques toujours en travail. Joseph Tonda ◆ 236 LECTURES GALIBERT (Didier) Les Gens du pouvoir à Madagascar. État postcolonial, légitimités et territoire (1956-2002) Paris/Saint-Denis de La Réunion, Karthala/Centre de recherches et d’études sur les sociétés de l’océan Indien (Université de La Réunion), coll. « Hommes et sociétés », 2009, 575 pages. Ce livre de sociologie politique, lucide et riche en détails empiriques, est le fruit d’un séjour de 6 ans à Tananarive pendant une période particulièrement mouvementée, entre 1990 et 1996, complété par des visites à partir d’une base universitaire à La Réunion dans les années suivantes. Selon l’auteur luimême, « cette étude questionne le rôle organisateur de l’État dans la dynamique de formation d’un espace national à Madagascar » dans la période entre la loi-cadre de 1956 et la consolidation du pouvoir présidentiel de Marc Ravalomanana en 2002. À son cœur se trouve un examen des carrières d’un ensemble de cohortes parlementaires et ministérielles. L’ouvrage est divisé en trois grandes parties : la première interroge la nationalisation effective du pouvoir, grâce à l’élargissement de l’espace d’expérience par la circulation des élites et des pratiques de captation de la rente étatique. La deuxième partie examine les procédures de fondation du pouvoir du nouvel État créé à partir du retrait de l’autorité coloniale. Il se constitue par la négociation d’un patrimoine encore largement relié aux ancestralités particulières, elles-mêmes composantes d’une ethnicité à usage politique. La troisième partie est consacrée aux pratiques et aux représentations associées à l’exercice du pouvoir. Elle explore la relation entre les traditions symboliques propres aux sociétés de Madagascar et l’émergence de la figure politique de l’homme providentiel. Didier Galibert nous montre comment l’administration coloniale a défini ce qui est pensable politiquement en termes de délimitation spatiale du champ du pouvoir et des règles définissant l’attribution et le rôle des politiques de style moderne. Conscient du poids de l’histoire à Madagascar, l’auteur montre comment l’héritage de l’époque précoloniale devient source d’ambiguïté dans la mesure où le nationalisme se réclame en même temps de la mémoire des souverains précoloniaux, considérés comme les ancêtres d’une nation moderne, mais aussi des traditions particulières qui deviennent les ressorts d’une ethnicité politique souvent utilisées à des fins partisanes. Ces mêmes traditions véhiculent des rapports sociaux qui mettent en position d’obligés des groupes entiers, notamment composés de descendants d’esclaves. La conséquence est une politique « par le bas » constituée par « l’ensemble de procédures et de dispositions durables aboutissant à l’assujettissement » de ces mêmes groupes (p. 158) plutôt que la création d’un espace populaire d’autonomie. Dans la période de décolonisation, l’État devient le lieu central de l’institutionnalisation des inégalités concernant l’accès au savoir, aux biens matériels et à la capacité de peser sur les actions des autres. En bref, ce livre est une étude en profondeur de la formation de l’État et de son élite gouvernante qui peut être lue autant par des nonspécialistes que par les adeptes de l’histoire et du politique malgaches. Stephen Ellis ◆ Politique africaine 237 La revue des livres GERMAIN (Éric) L’Afrique du Sud musulmane. Histoire des relations entre Indiens et Malais du Cap Paris/Johannesburg, Karthala/Ifas, 2007, 445 pages. Cet ouvrage est une somme. L’auteur a tout lu : archives, presse des XIXe et XXe siècles, travaux parlementaires, archives familiales, littérature scientifique. Il montre comment la communauté musulmane de la ville du Cap et, par extension, de la province du même nom, fut durablement clivée par la rivalité entre deux strates de population : les Malais, arrivés en premier, et les Indiens. Dans le contexte sud-africain, le jeu des identités, constamment manipulées, représente à la fois un terrain unique et un domaine où les approximations ne sont pas de mise. C’est la finesse de l’analyse et la contextualisation constante des attributions identitaires qui assurent à cet ouvrage sa puissance de démonstration. Il manque quelques chiffres sur la situation actuelle de cette communauté dont l’influence est sans commune mesure avec son poids numérique (« à peine plus de 1 % de la population », p. 11). Le Pew Research Center donne, pour sa part, le chiffre de 1,5 % de la population sud-africaine, tandis que le recensement de 2001 compte 6,5 % de musulmans pour la seule province de Western Cape. Selon celui de 2007, sur plus de 6 millions d’habitants dans cette province, 50,2 % se qualifient de « Coloured » (métis), 30,1 % d’Africains noirs, 1,3 % d’Asiatiques (« Indian or Asian ») et 18,4 % de Blancs. Les musulmans sont à rechercher chez les Indiens (mais il y a aussi des hindous) et, chez les « Coloured » (majoritairement chrétiens), plus particulièrement parmi ceux qu’on appelle les « Malais du Cap ». Ainsi se profile ce kaléidoscope des identités, au centre duquel cette catégorie des « Coloured » occupe une place stratégique. Une communauté musulmane, composée d’esclaves et de prisonniers amenés au Cap par la Compagnie néerlandaise des Indes orientales, s’est formée dès le milieu du XVIIe siècle. Les unions interraciales étant alors possibles, ces nouveaux venus se sont mêlés à d’autres populations, Noirs (notamment mozambicains), Malgaches, Khoisan et Européens. Les « Malais du Cap », tout en conservant certains types physiques et traits culturels, sont le produit de ces brassages. Au cours du XIXe siècle, ouvriers et artisans industrieux, ils ont connu une remarquable ascension sociale et c’est dans ce milieu que s’est développé un créole néerlandais, l’afrikaans, transcrit phonétiquement en caractères arabes pour servir à l’enseignement religieux. Plus du tiers des habitants de la ville du Cap sont musulmans en 1875. Le passage du Cap sous domination britannique en 1806 a renforcé le lien avec l’Inde. Un réseau gujarati, dominé par les commerçants musulmans, fonctionne à travers l’océan Indien par l’île Maurice. Le besoin de main-d’œuvre entraîne, à partir de 1860, l’arrivée au Natal de travailleurs indiens sous contrat, qui en attirent d’autres à la faveur des découvertes minières. Aux Gujaratis de Bombay et à leurs voisins Konkanis de la côte nord-ouest de l’Inde, s’ajoutent les Pachtounes des frontières de l’Inde, qui combattent dans les guerres anglozoulou (1879) et anglo-boer (1899-1902). Les Indiens épousent volontiers des femmes malaises, qui facilitent leur insertion, mais ils considèrent cependant avec condescendance le caractère festif des Malais et la liberté qu’ils accordent à leurs femmes. Pour désigner tous ceux qui n’étaient ni « Noirs », ni « Blancs », l’administration créa le terme fourre-tout de « Coloured ». L’auteur annonce, en introduction et dans le glossaire, son intention de le traduire par « métis », mais il parle ensuite couramment de gens « de couleur », une traduction source de confusion, 238 LECTURES si grande est la différence avec notre acception habituelle. Il s’agit, en effet, d’une qualification légale qui exclut les Noirs et les Indiens et s’applique aux seuls descendants des anciens esclaves « malais », auxquels ont été ajoutés les héritiers des métissages anciens entre Européens et femmes khoï-khoï. L’auteur finit même par parler de « personnes de couleur » à propos des Indiens (p. 95 et 352). Ces flottements illustrent la complexité de ces classifications. « Les Malais du Cap, en tant que population fortement métissée, représentaient un véritable casse-tête pour les théoriciens de la ségrégation raciale » (p. 183). Pour ces raisons, le terme de « Coloured » gagne à être conservé, tant il est intraduisible. À la fin de l’apartheid, il était devenu péjoratif, mais ce marqueur « identitaire » a si fortement imprégné le paysage social qu’il revient aujourd’hui, avec d’autres, de façon décomplexée (p. 406) – une manière de réaffirmer des racines et une histoire dans la nation arc-en-ciel. À partir de la fin du XIXe siècle, une cascade de mesures restrictives contre les Asiatiques accusés de menacer l’emploi des Européens entraîne des réactions de défense de la part des musulmans. Les Malais, de langue afrikaans, jouent avec quelque succès la carte de l’autochtonie auprès des Afrikaners, tandis que les Indiens mettent leurs biens au nom de leurs épouses malaises pour les mêmes raisons. En dépit de ces connivences, les premières associations musulmanes sont troublées par le clivage entre les deux groupes. Rien n’est simple cependant car on voit aussi un leader malais, le Dr Abdurahman, devenir, dans les années 1920, le porte-parole d’associations indiennes. En 1950, le Group Areas Act définit des zones de résidence réservées et met fin à l’« exception libérale » du Cap. Les Indiens, les plus touchés à cause de leurs commerces et biens immobiliers dispersés, recourent à nouveau à des stratégies de « malayisation ». Une nouvelle génération formée dans les universités émerge, qui remet en cause la passivité des leaders traditionnels. Des organisations de jeunesse servent de fer de lance à ce renouveau. La revendication de l’unité des musulmans débouche sur un discours islamique contre l’apartheid. De jeunes imams accompagnent le mouvement, parmi lesquels se distingue la figure de Abdullah Haron, un imam réformiste (malais) et l’un des signataires du Call of Islam, un pamphlet contre l’apartheid écrit au nom de l’islam (1961). Accusé d’«activités terroristes », il est torturé à mort en 1969. Un clivage, générationnel cette fois, est désormais consommé avec les élites conservatrices, que le pouvoir avait convaincu des bienfaits de la ségrégation face aux risques d’une domination « bantoue ». Étudiants et jeunes diplômés, en majorité Indiens, militent dans les mouvements anti-apartheid. Leur engagement explique que l’on retrouve des musulmans dans les gouvernements de l’African National Congress. Ils sont également bien représentés dans les parlements et la haute administration de l’Afrique du Sud post-apartheid. Le cheikh Yusuf, un soufi, qui faisait partie des prisonniers indonésiens déportés en 1694, est choisi comme père de l’islam sud-africain et figure fédératrice. Le président Mandela célèbre en personne le tricentenaire de son arrivée, reconnaissant en lui un précurseur de la lutte pour la liberté. Son monument commémoratif est devenu l’un des sanctuaires nationaux. La figure du cheikh Yusuf illustre l’importance de l’imprégnation soufie, dont témoignent les nombreux tombeaux de saints (kramat) qui jalonnent le territoire de la province. Facteur de transversalité, le soufisme a rapproché des cheikhs malais des Indiens konkanis, dont le chaféisme commun renforçait aussi la solidarité face aux autres Indiens hanéfites. Les Tablighis, arrivés d’Inde au cours du XXe siècle, sont venus dénoncer ce soufisme (violents incidents en 1987). À cela s’ajoute la place originale de Politique africaine 239 La revue des livres la Ahmadiyya, hétérodoxe, dont les deux branches, venues du continent indien, ont entrepris, dans les années 1950, des actions de prosélytisme chez les Noirs. C’est dire à quel point, en dehors de l’« enclave » historique malaise, la marque de l’Inde s’est imposée par vagues successives, jusqu’au polémiste gujarati Ahmed Deedat (mort en 2005), célèbre pour ses débats théologiques avec les chrétiens. Ces minorités musulmanes dans un « océan » chrétien ont quelque chose à dire sur l’histoire de l’Afrique du Sud. Elles rappellent le temps de l’esclavage et des mains-d’œuvre importées, elles ouvrent sur l’Asie et créent de la solidarité Sud-Sud. Elles constituent, par un long passé partagé, une sorte de charnière entre mondes noir et blanc. Cette tierce composante interfère dans la relation duelle, elle aussi complexe, entre Africains et Européens. Elle crée du lien transocéanique (commerce et pèlerinage) et du lien social interne, y compris dans ses ambiguïtés qui la rendent parfois suspecte aux yeux de tous les camps. Le schéma habituel colonisateurs/colonisés qui prévaut dans le reste du continent devient ici infiniment plus subtil par l’enchevêtrement des catégories racialisées. Il faudrait s’interroger sur cette fonction de tiers qu’occupent ces musulmans d’origine asiatique pour mieux mesurer leur poids et leur rôle réels dans l’imaginaire national. Jean-Louis Triaud ◆ HINZ (Manfred O.) MAPAURE (Clever) (dir.) In Search of Justice and Peace. Traditional and Informal Justice Systems in Africa Windhoek, Kuiseb, 2010, 463 pages. L’importance des systèmes juridiques nonétatiques et coutumiers en Afrique a fait l’objet de nombreuses publications scientifiques, dont un dossier dans le numéro 40 de la revue Politique africaine (décembre 1990). Jusque dans les années 2000, le sujet n’a cependant suscité que peu d’intérêt parmi les acteurs du développement. Par ailleurs, il a principalement mobilisé des chercheurs spécialistes d’un domaine de recherche spécifique, l’anthropologie juridique. Au cours de la dernière décennie, les travaux sur la thématique ont connu un nouvel essor, à travers notamment des études de terrain financées par des organismes internationaux impliquant des chercheurs et praticiens d’horizons divers. L’ouvrage présenté ici témoigne de cette évolution. Composé d’une vingtaine d’études de cas se rapportant à différents pays, il fournit un aperçu général sur diverses situations de pluralisme juridique en Afrique subsaharienne. Les contributions ont été produites pour une conférence organisée en 2007 à Windhoek par l’Université de Namibie en collaboration avec le Conseil des droits de l’homme des Nations unies. Les auteurs, chercheurs et praticiens dans le domaine du droit, abordent la thématique en s’intéressant essentiellement à des institutions ou autorités délibérantes, tels que des conseils de sages ou des chefs de village. Les notions de systèmes juridiques « traditionnels » et « informels », utilisées dans le titre et tout au long de l’ouvrage, ne sont pas définies ou problématisées, mais réfèrent globalement à des systèmes issus de traditions juridiques non-occidentales, que ces systèmes soient reconnus ou non par le droit étatique. La première partie de l’ouvrage comporte une introduction générale et expose les développements récents concernant la prise en compte de systèmes juridiques « traditionnels » par les agences de développement et institutions internationales. La deuxième partie est composée d’études de cas se rapportant à différents pays, illustrant l’importance du droit coutumier et ses rapports parfois tendus avec les structures judiciaires de l’État. La troisième partie traite 240 LECTURES du rôle des droits coutumiers dans des contextes de reconstruction post-conflit. Le titre de la quatrième partie annonce des développements sur des aspects théoriques, mais contient en fait surtout d’autres études empiriques se rapportant principalement à la Namibie. La plupart des contributions s’intéressent à des modes de résolution des conflits ou à des tribunaux « traditionnels » qui sont formellement intégrés au système juridique étatique. Quelques études de la troisième partie traitent également de situations dans lesquelles les systèmes juridiques « traditionnels » ne sont pas ou que partiellement reconnus par l’État. Plusieurs textes sont consacrés à des institutions qui se présentent comme des métissages de traditions juridiques différentes avec, par exemple, les maisons de justice au Sénégal, les juridictions gacaca au Rwanda, les tribunaux communautaires au Mozambique ou l’ombudsman en Namibie. Globalement, l’ouvrage offre un bon aperçu de la diversité des situations de pluralisme juridique en Afrique. Couvrant un grand nombre de régions et de pays, il comble l’une des grandes lacunes de l’anthropologie juridique africaniste : son confinement aux anciens espaces coloniaux. Représentant bien davantage qu’un simple clivage linguistique, les divergences d’approche en anthropologie juridique persistent surtout entre la recherche sur les États à common law d’une part et sur les États à droit civil de l’autre. Alors que les premiers ont généralement connu des systèmes d’administration indirecte donnant une reconnaissance juridique aux droits coutumiers, les seconds ont le plus souvent relégué la coutume à un plan infra-juridique. Les postulats et questions de recherche découlant de ces différences continuent, jusqu’aujourd’hui, à marquer la recherche. Si l’ouvrage constitue ainsi l’une des très rares publications pouvant prétendre à une certaine exhaustivité géographique, les études qu’il propose ne rendent malheureusement pas toujours compte de la complexité des situations observables. Les auteurs se concentrent principalement sur les systèmes juridiques reconnus par l’État et les structures de règlement des conflits institutionnalisées. Les quelques chapitres qui s’appuient sur des enquêtes de terrain se limitent par ailleurs à l’analyse de dossiers judiciaires recensés dans les tribunaux ou de documents émanant de structures comparables. Les pratiques véritablement « informelles » qui s’observent en dehors de telles institutions ne sont qu’à peine mentionnées. Or c’est précisément ce « droit de la pratique » qui constitue le terreau le plus fertile de l’étude du droit en Afrique. Une autre question peu abordée par l’ouvrage est celle du lien entre droit et systèmes de valeurs, question qui est souvent centrale pour comprendre les interactions entre différentes cultures juridiques. En évoquant les tensions créées par la coexistence de différents systèmes juridiques, plusieurs contributions mentionnent l’hypothèse de conflits entre systèmes de valeurs, mais n’approfondissent pas cette piste. Deux des auteurs reprennent par ailleurs les paroles d’un chef coutumier namibien, cité dans une précédente publication du directeur de l’ouvrage, Manfred Hinz, assimilant les droits de l’homme et leur prétention universelle à des « monstres » : « human rights interfere with the values of our culture ; human rights are there to protect criminals ; human rights prevent us from doing our job » (p. 448). Le lecteur qui voudrait mieux comprendre le contexte culturel qui peut produire ce type d’énoncés reste malheureusement sur sa faim. Malgré ces lacunes, l’ouvrage est riche en références renvoyant le lecteur à des analyses plus complètes. Plusieurs contributions font également le point sur l’avancée de la recherche dans le domaine de l’anthropologie juridique. Globalement, les études rassemblées confirment en tout cas que l’hégémonie des conceptions Politique africaine 240 LECTURES du rôle des droits coutumiers dans des contextes de reconstruction post-conflit. Le titre de la quatrième partie annonce des développements sur des aspects théoriques, mais contient en fait surtout d’autres études empiriques se rapportant principalement à la Namibie. La plupart des contributions s’intéressent à des modes de résolution des conflits ou à des tribunaux « traditionnels » qui sont formellement intégrés au système juridique étatique. Quelques études de la troisième partie traitent également de situations dans lesquelles les systèmes juridiques « traditionnels » ne sont pas ou que partiellement reconnus par l’État. Plusieurs textes sont consacrés à des institutions qui se présentent comme des métissages de traditions juridiques différentes avec, par exemple, les maisons de justice au Sénégal, les juridictions gacaca au Rwanda, les tribunaux communautaires au Mozambique ou l’ombudsman en Namibie. Globalement, l’ouvrage offre un bon aperçu de la diversité des situations de pluralisme juridique en Afrique. Couvrant un grand nombre de régions et de pays, il comble l’une des grandes lacunes de l’anthropologie juridique africaniste : son confinement aux anciens espaces coloniaux. Représentant bien davantage qu’un simple clivage linguistique, les divergences d’approche en anthropologie juridique persistent surtout entre la recherche sur les États à common law d’une part et sur les États à droit civil de l’autre. Alors que les premiers ont généralement connu des systèmes d’administration indirecte donnant une reconnaissance juridique aux droits coutumiers, les seconds ont le plus souvent relégué la coutume à un plan infra-juridique. Les postulats et questions de recherche découlant de ces différences continuent, jusqu’aujourd’hui, à marquer la recherche. Si l’ouvrage constitue ainsi l’une des très rares publications pouvant prétendre à une certaine exhaustivité géographique, les études 241 La revue des livres qu’il propose ne rendent malheureusement pas toujours compte de la complexité des situations observables. Les auteurs se concentrent principalement sur les systèmes juridiques reconnus par l’État et les structures de règlement des conflits institutionnalisées. Les quelques chapitres qui s’appuient sur des enquêtes de terrain se limitent par ailleurs à l’analyse de dossiers judiciaires recensés dans les tribunaux ou de documents émanant de structures comparables. Les pratiques véritablement « informelles » qui s’observent en dehors de telles institutions ne sont qu’à peine mentionnées. Or c’est précisément ce « droit de la pratique » qui constitue le terreau le plus fertile de l’étude du droit en Afrique. Une autre question peu abordée par l’ouvrage est celle du lien entre droit et systèmes de valeurs, question qui est souvent centrale pour comprendre les interactions entre différentes cultures juridiques. En évoquant les tensions créées par la coexistence de différents systèmes juridiques, plusieurs contributions mentionnent l’hypothèse de conflits entre systèmes de valeurs, mais n’approfondissent pas cette piste. Deux des auteurs reprennent par ailleurs les paroles d’un chef coutumier namibien, cité dans une précédente publication du directeur de l’ouvrage, Manfred Hinz, assimilant les droits de l’homme et leur prétention universelle à des « monstres » : « human rights interfere with the values of our culture ; human rights are there to protect criminals ; human rights prevent us from doing our job » (p. 448). Le lecteur qui voudrait mieux comprendre le contexte culturel qui peut produire ce type d’énoncés reste malheureusement sur sa faim. Malgré ces lacunes, l’ouvrage est riche en références renvoyant le lecteur à des analyses plus complètes. Plusieurs contributions font également le point sur l’avancée de la recherche dans le domaine de l’anthropologie juridique. Globalement, les études rassemblées confirment en tout cas que l’hégémonie des conceptions juridiques occidentales sur les systèmes juridiques « traditionnels » est un mythe régulièrement contredit par la réalité sociale. Si, au moment de la réunion d’experts à Windhoek, ce constat commençait seulement à rencontrer une certaine attention parmi les acteurs du développement, de nombreuses autres études ont été publiées depuis à ce sujet. Au cours des cinq dernières années, la Banque mondiale, le Programme des Nations unies pour le développement, l’International Development Law Organization et différentes ONG ont également publié sur la question. Dans ce contexte, c’est surtout le prisme africain de l’ouvrage et la prise en compte de pays habituellement peu étudiés – Burundi, Lesotho, Somalie ou SudSoudan – qui sont à relever. Édité en Namibie, l’ouvrage est accessible au travers d’un diffuseur allemand (<namibiana.de>). Dominik Kohlhagen ◆ LEWIN (André) Ahmed Sékou Touré (1922-1984). Président de la Guinée Paris, l'Harmattan, 2009-2010, 8 tomes, 1 950 pages. Cet ouvrage monumental retrace la vie et la politique de Sékou Touré, premier président de la République de Guinée. Son auteur, le diplomate français André Lewin connaît bien la Guinée de Sékou Touré, pour avoir contribué à la normalisation de ses relations diplomatiques avec la France, avant d’y être envoyé comme ambassadeur. Son livre résulte de sa thèse de doctorat d’histoire, soutenue en 2008 à l’Université d’Aix-en-Provence. Le travail s’appuie sur de nombreux témoignages et archives, notamment des sources guinéennes, sénégalaises, allemandes, suédoises et onusiennes. L’auteur a également exploité les archives du Quai d’Orsay, du ministère de la France d’Outre- Mer, d’Aix-en-Provence, de Jacques Foccart et de Michel Debré. La vie de Sékou Touré, sa naissance, sa marche vers le pouvoir et jusqu’à sa mort en 1984, sont restituées ici finement. L’auteur montre comment la naissance du personnage, ses liens de parenté, sa formation et les frustrations ressenties dans son parcours ont façonné sa vision politique et ses relations avec ses adversaires, en Guinée comme à l’étranger. Né en 1919 (et non en 1922 comme l’affirme la biographie officielle) à Faranah, dans le cercle de Dabola, Touré était le cadet d’une famille de huit enfants ; son père était commerçant itinérant – la surdité de sa mère explique, selon André Lewin, pourquoi Sékou Touré parlait si fort. De sa filiation contestée avec l’almamy Samory Touré, volontiers affichée par Sékou Touré, Lewin rapporte une légende : « des marabouts malinkés auraient affirmé, peu avant la naissance de Sékou, qu’un descendant de Samory viendrait un jour chasser les Français de la terre de Guinée. Du 29 septembre 1898, date de la capture de Samory par les troupes françaises, au 28 septembre 1958, date du référendum pour l’indépendance, six décennies se sont écoulées. Les thuriféraires de Sékou en feront donc “l’homme que l’Afrique attendait depuis 60 ans“ » (vol. I, p. 25). Élève brillant et assidu à l’école régionale de Kissidougou puis à l’école professionnelle Georges-Poiret de Conakry, il aurait été empêché de suivre des études supérieures, d’où sa frustration et son mépris à l’égard des intellectuels. Employé aux postes et télécommunications, Touré y crée le Syndicat des PTT, très proche de la CGT française, participe à Bamako au congrès fondateur du Rassemblement démocratique africain en 1946 et crée le Parti démocratique de Guinée. Le 2 août 1953, il est élu conseiller territorial de Beyla, non sans conflits avec l’administration coloniale. Le 28 septembre 1958, la Guinée dit « non » au projet de la communauté franco africaine. Le rejet par la seule Guinée du projet 242 LECTURES du général de Gaulle a marqué en profondeur les relations du pays avec le monde francophone et la vie et l’avenir du peuple guinéen. L’auteur retrace alors les difficultés rencontrées par Touré au plan international, en particulier avec la France, la Côte d’Ivoire et le Sénégal, difficultés qui vont entraîner un tournant répressif en Guinée et l’établissement de liens privilégiés avec les États communistes et socialistes et avec les mouvements de libération nationale, de l’Algérie à la Namibie. La Guinée a ainsi été le premier pays d’Afrique occidentale à entretenir des relations avec la République populaire de Chine, et Conakry a reçu Frantz Fanon, Mehdi Ben Barka, Nelson Mandela, Miriam Makeba et son époux Stokely Carmichael… C’est à Conakry qu’Amílcar Cabral a établi le Parti africain pour l’indépendance de la Guinée et du Cap-Vert, et c’est là qu’il a été assassiné le 20 janvier 1973. Le régime guinéen s’est radicalisé, lançant une Révolution culturelle socialiste entre 1968 et 1984. L’économie a été nationalisée pour lutter contre la bourgeoisie locale. L’opposition interne a été écrasée, ses principaux chefs accusés de complots. Les coups d’État qui ont renversé ses amis Kwame Nkrumah, Modibo Keïta, Patrice Lumumba et Ahmed Ben Bella, ont amené Touré à se méfier des militaires. C’est surtout la tentative portugaise du 22 novembre 1970 contre Conakry qui a déclenché en Guinée la phase la plus répressive. Cette répression massive a fortement dégradé l’image de Sékou Touré et de la Guinée. Lewin ne conteste d’ailleurs pas le caractère brutal du régime guinéen ni l’existence de traces de comportement paranoïde chez Touré. Mais il met en avant certains facteurs : son entourage familial, qui l’a poussé « dans le sens de la rigueur » (vol. I, p. 16), ou bien encore la menace représentée par Houphouët-Boigny. L’auteur rejette l’hypothèse selon laquelle le recours au « complot permanent » par Sékou Touré était un moyen de se débarrasser de ses opposants. Selon lui, une révolution aussi radicale que celle de la Guinée ne pouvait pas manquer de susciter de véritables complots. Lewin préfère d’ailleurs s’interroger sur la position du général de Gaulle : « comment l’homme qui a dit “non“ en juin 1940 n’a-t-il pas compris le “non“ de Sékou Touré […] ? […] l’attitude du général, et sans doute plus encore l’interprétation qu’en faisaient ses collaborateurs, ses ministres, ses services secrets, ont joué un rôle notable dans l’évolution totalitaire et répressive de la jeune république de Guinée, dans celle du régime révolutionnaire, dans l’esprit et l’attitude de Sékou Touré lui-même » (vol. I, p. 18). Avec la réconciliation entre Touré, HouphouëtBoigny, Senghor et les autorités françaises en 1978, le président guinéen a repris place sur la scène internationale. Il a pris part au règlement de différents conflits africains et arabo-islamiques. Le 9 mai 1982, il est « réélu » président pour la cinquième et dernière fois. Il retourne en France, pour la première fois depuis 1958, le 16 septembre 1982. Sékou Touré, découvrant sa maladie, aurait demandé à son médecin s’il avait « des chances de vivre assez longtemps pour réparer le mal qu[’il avait] pu faire à [s]on peuple » (vol. VII, p. 285). Il meurt aux États-Unis le 26 mars 1984. Cet ouvrage fouillé et bien écrit souffre de quelques redites dues à l’approche résolument chronologique adoptée par l’auteur. Ce choix de présentation ne facilite pas la lecture et demande un effort de navigation entre les différents volumes. Le personnage de Sékou Touré continue de diviser les Guinéens, les uns le considérant comme un héros de l’indépendance et de l’unité africaine, les autres comme un tyran. Cette division s’est exprimée notamment lors du cinquantenaire de l’indépendance, en 2008 : pour les uns, cette commémoration visait à couvrir les crimes de Touré, tandis que les autres voulaient célébrer sa victoire contre la colonisation française. Le président Conté a Politique africaine 243 La revue des livres opté pour cette dernière thèse, en baptisant le nouveau palais présidentiel « Sékhoutouréya » (la maison de Sékou Touré). Cette lutte des mémoires s’est encore exprimée lors de l’élection présidentielle de 2010 et elle a une place dans les conflits actuels à Conakry. Beaucoup de Guinéens reprocheront à l’auteur son empathie, voire sa sympathie pour Sékou Touré. André Lewin a-t-il su maintenir la distance critique nécessaire ? Les réactions et les critiques qui ne manqueront pas aideront peut-être à mesurer contradictoirement la véracité des témoignages, des sources exploitées et des interprétations de l’auteur. L’ouvrage d’André Lewin est en tout cas une contribution exceptionnelle à la connaissance de l’histoire politique de la Guinée. Avec sa publication et l’avènement du premier président démocratiquement élu dans ce pays depuis 50 ans, le débat sur l’écriture de l’histoire commune de la Guinée est lancé… Moustapha Diop ◆ LIVERANI (Andrea) Civil Society in Algeria. The Political Functions of Associational Life Londres/New York, Routledge, coll. « Studies in Middle Eastern Politics », 2008, 224 pages. Le mouvement associatif algérien est l’un des plus importants du monde arabe. Dans un ouvrage issu de sa thèse de doctorat, Andrea Liverani propose d’en étudier les fonctions politiques depuis le milieu des années 1980. Son enquête empirique est particulièrement dense. Elle est composée d’entretiens avec des responsables associatifs et politiques, des fonctionnaires du ministère de l’Action sociale et de la Solidarité nationale, des donateurs algériens et étrangers et des membres d’ONG occidentales, d’une part, de divers documents (rapports de donateurs, statistiques gouvernementales, programmes et comptes rendus d’activités) d’autre part, et enfin de l’ensemble des textes réglementaires et législatifs encadrant le monde associatif. Adossé à ce matériau original jamais mobilisé jusque-là, l’auteur s’oppose frontalement aux travaux académiques et aux discours largement diffusés par les associations et les pourvoyeurs de fonds, qui affirment le rôle positif – et indispensable – de la société civile dans les processus de démocratisation, pour montrer qu’elle contribue au contraire à la conservation de l’ordre autoritaire. Il mobilise pour cela la notion d’« État faible » de Joel Migdal, qui repose sur le constat de l’incapacité du régime à contenir la violence terroriste, c’està-dire à maintenir le monopole de la violence et à assurer la sécurité de la population. Selon Liverani, le régime pallie cette impuissance en soutenant les très nombreuses associations (70 000) qui lui assurent en retour une légitimité. Par divers appuis matériels et politiques offerts aux associations, il parvient à renforcer le consentement des citoyens (engagés ou pas). Leur financement est ainsi assuré par les fruits de la rente pétrolière, en échange d’une loyauté politique – échange non explicitement revendiqué par les responsables administratifs et politiques des structures administratives locales et nationales. Les membres des associations sont ainsi intégrés dans de nombreux réseaux clientélaires particulièrement efficaces. En effet, la répression que subissaient, au lendemain de l’indépendance, ceux qui s’engageaient dans la société civile a progressivement fait place, à partir de la reconnaissance du pluralisme partisan à la fin des années 1980, à un soutien étatique fort. L’auteur insiste notamment sur l’évolution des relations entre les partis et les associations : si les alliances et les réseaux interpersonnels étaient solides dans un premier temps (surtout dans les années 1980), elles deviennent progressivement conflictuelles. Dans 244 LECTURES ce cadre, la vitalité du secteur associatif affaiblit dans un second temps le rôle des partis dans la mobilisation citoyenne. En mettant au jour ce succès de la société civile, l’auteur propose en creux une nouvelle acception du régime algérien, particulièrement du rapport Étatcitoyens, fondé non pas sur la représentation politique assurée par les partis, mais sur l’engagement dans la société civile. S’il est indéniable que l’analyse (fonctionnaliste) du mouvement associatif comme pierre angulaire du renforcement du régime algérien semi-autoritaire est stimulante et ouvre une piste pour étudier d’autres configurations nationales du même type, on peut toutefois regretter que l’auteur ne discute pas outre mesure les autres facteurs potentiels de stabilisation du pouvoir, notamment celui de la victoire militaire incontestable de l’État – qui ne répond alors pas aux critères de « faiblesse » repris par l’auteur – contre le terrorisme islamiste qui a bouleversé l’ordre politique et social du pays pendant plus d’une décennie. Le rôle des partis, essentiellement appréhendé au prisme de la relation avec les associations, est par ailleurs sousévalué : on pense aux principaux débats politiques qu’ils ont initiés depuis une vingtaine d’années (rôle de l’islam politique, lutte contre la corruption, réforme de l’éducation nationale, transparence des élections, etc.) et à leur contestation permanente du fonctionnement du régime, qui ont, quelquefois, fait fléchir les gouvernements. Myriam Aït-Aoudia ◆ RUSCIO (Alain) Y’a bon les colonies ? La France sarkozyste face à l’histoire coloniale, à l’identité nationale et à l’immigration Paris, Le Temps des Cerises, 2011, 247 pages. Alain Ruscio est un historien spécialiste de l’Indochine coloniale à laquelle il a consacré sa thèse d’État. C’est aussi un spécialiste du « regard colonial » : on lui doit une très utile anthologie des chansons coloniales exotiques françaises (Que la France était belle au temps des colonies… Anthologie des chansons coloniales et exotiques françaises, Paris, Maisonneuve & Larose, 2001), un genre réputé frivole dont l’étude permet pourtant de comprendre comment se sont forgées les mentalités coloniales. Alain Ruscio est également un militant engagé, proche du Parti communiste qui, dans ses articles et ses tribunes, dénonce avec véhémence la réhabilitation du colonialisme. Il mène son combat contre l’article 4 de la loi du 23 février 2005 (qui faisait injonction aux programmes scolaires de reconnaître « le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord ») au nom de l’éthique historienne : l’État n’a pas à dicter une vérité historique. Il le mène aussi en tant que citoyen indigné par le glissement à droite de la société française et par la banalisation inquiétante dans le discours politique contemporain d’un racisme ordinaire. Publié au Temps des Cerises, une maison d’édition militante, Y’a bon les colonies ? se présente comme une galerie d’hommes politiques, d’intellectuels, de journalistes. Leurs discours, leurs articles, leurs petites phrases, agressives ou paternalistes, constituent, pour Alain Ruscio, autant de témoignages à charge de la montée à droite d’un « vichysso-giscardosarkozysme mou » (p. 14). Le mot-valise prête à sourire, mais son contenu reste improbable. Politique africaine 245 La revue des livres Qu’y a-t-il de commun entre le giscardisme des années 1970 et le sarkozysme des années 2000 ? En quoi sont-ils assimilables à un quelconque « vichysme » ? La soixantaine de vignettes biographiques paresseusement classées par ordre alphabétique n’évite pas le risque de la monotonie et de la répétition. Leur juxtaposition tombe aussi dans le travers de l’amalgame. La réhabilitation du colonialisme est une chose, la promotion de l’identité nationale en est une autre, l’islamophobie en est une troisième, le rétablissement de la peine de mort en est une quatrième. Certes, on entend ces idées dans les mêmes bouches, dans les mêmes familles politiques ; mais elles méritent une analyse plus fine (comme par exemple chez Pierre-André Taguieff) que celle que nous en livre Alain Ruscio. Plus stimulante aurait été l’analyse organisée de ce discours réactionnaire autour de quelques thématiques structurantes. En premier lieu, la réhabilitation du colonialisme dont la valorisa tion des « aspects positifs » (routes, dispensaires et instituteurs…) espère gommer le projet foncièrement dominateur. Lié à elle, le postulat implicite de la différence voire de la hiérarchie des races. Conséquence logique de la revalorisation des « aspects positifs » de la colonisation : le refus de la repentance dont Nicolas Sarkozy et sa plume, Henri Guaino, ont fait un des thèmes de la campagne présidentielle de 2007. Pour finir par un double questionnement très contemporain : comment, à l’extérieur, la France, pense-t-elle aujourd’hui ses relations avec ses anciennes colonies ? Comment, à l’intérieur, a-t-elle intégré dans son corps social ce « legs colonial » ? Il y a là, on le voit, place pour une radiographie passionnante de la droite française post-coloniale. Reconnaissons à Alain Ruscio le mérite de nous avoir fourni une matière première. À d’autres de la mettre en forme… Yves Gounin ◆