Le Ramayana
Le Ramayana est en effet toujours très vivace en Inde ainsi que dans l'Asie du Sud-Est. Le théâtre qui est en est issu, né
d'une épopée religieuse comme les mystères européens, n'a pourtant pas procédé à un travail de sélection dans les
nombreux épisodes que contient le poème. La geste de Rama, qui date dans sa version sanskrite du Ier siècle, et dans sa
version hindi du XVe siècle, est, avec le Mahabharata , l'un des plus anciens poèmes religieux indiens. Ce texte narratif,
dans lequel tous les personnages sont des incarnations des dieux, le roi Rama étant l'un des avatars de Vishnu, contient
un enseignement éthique et spirituel. Il a été tôt dramatisé. À mesure de sa diffusion à travers l'Inde, puis dans l'Asie du
Sud-Est, lors de l'expansion de l'hindouisme, dans les sociétés khmère, javanaise, birmane, thaï, malaise, balinaise, etc.,
le Ramayana a donné naissance à d'innombrables versions. Chaque pays a introduit des particularités culturelles et
adopté des formes théâtrales différentes (théâtre d'ombres, théâtre masqué, opéra, marionnettes, danse). Partout, ce
théâtre rassemble les foules durant de longues heures pour suivre la succession de multiples épisodes, comme au théâtre
médiéval européen. Le public de ces spectacles, proches encore de la cérémonie, n'a pas perdu, contrairement à celui de
l'Occident, sa ferveur religieuse.
Le monde arabe
L'absence de théâtre arabe est une question tout aussi complexe que celle de l'absence d'épopée en Chine.
L'interdit de la figuration
La pensée hellénique a pourtant exercé une très grande influence sur le monde arabe. En outre, ce sont les musulmans
qui, grâce à leurs traductions latines de Platon et d'Aristote, ont transmis l'héritage grec au Moyen Âge européen.
Comment se fait-il qu'ils n'aient traduit ni Eschyle, ni Sophocle, ni Euripide? qu'ils n'aient pas non plus créé une forme
originale de théâtre? L'argument le plus souvent retenu pour rendre compte de cette carence est l'interdit de la
figuration, donc de la représentation, dans la religion musulmane. Une anecdote est à ce propos éclairante, même si son
authenticité est contestée. Averroès, écoutant les récits d'un marchand arabe qui revenait de Canton, ne put croire à la
véracité de ses propos. Ce marchand prétendait avoir assisté à un spectacle où des individus, masqués ou maquillés,
gesticulaient et déclamaient devant un public dans le dessein de représenter un événement imaginaire. Il était
impensable pour Averroès, pourtant grand lecteur et commentateur des philosophes grecs (d'Aristote notamment), que
des hommes fussent assez fous, voire impies, pour rivaliser avec Dieu, seul façonneur des images. L'idée de théâtre était
donc, pour lui, inintelligible.
Le taziyé et le Karagöz
Il n'existe pas en effet, dans la religion musulmane, de jeux liturgiques comparables aux cérémonies rituelles des Grecs
anciens ou du Moyen Âge européen, aussi le théâtre ne put-il naître du culte comme partout ailleurs. La seule forme de
théâtre islamique, créée en Iran au VIIe siècle par les chiites, et représentée aujourd'hui encore, est le taziyé: il s'agit d'un
drame religieux, comparable à nos grandes Passions, où le problème de la légitimité de la succession du Prophète est
représenté à travers de mortels combats entre prétendants. Quant au théâtre profane, il n'a qu'un mode d'expression dans
le monde arabe, c'est le Karagöz, un théâtre d'ombres qui a pris le nom de son personnage principal. Cette forme, qui ne
recourt pas à l'acteur et ne joue donc pas du phénomène de l'incarnation, est née en Égypte ou en Turquie au XIIIe
siècle. Elle est proche, par son triple aspect, licencieux, grotesque et contestataire, de la farce médiévale européenne.
Il faut attendre 1848 pour que le chrétien maronite Marun al-Naqqach traduise et fasse jouer en Syrie l'Avare de
Molière. C'est la première représentation théâtrale dans le monde arabe.
Les éléments du jeu scénique
Le théâtre, réunissant toute une communauté, ne peut fonctionner qu'avec l'adhésion du groupe. Shakespeare faisait
remarquer que «le public, non l'auteur, fait un bon mot». Le théâtre occidental repose, comme tous les jeux, sur un
système de conventions: le spectateur sait bien qu'il ne se passe rien de réel sur la scène, mais il feint de croire que le
spectacle auquel il assiste est vrai; quant aux acteurs, ils agissent, à l'intérieur des conventions, comme si leur but
essentiel était de tromper le public.
Principe de plaisir et principe de réalité
L'illusion théâtrale réveille l'une des formes les plus archaïques de plaisir, celle que Freud a mise en évidence dans le
jeu du fort-da. Le petit enfant, capable d'émettre seulement quelques syllabes, jubile lorsqu'il découvre ce jeu. Il s'amuse
à faire disparaître un objet en criant fort («loin»), puis à le faire réapparaître en criant da («voilà»). Ce jeu permet de
maîtriser, par l'alternance présence/absence, l'angoisse de séparation créée par l'éloignement momentané de la mère.
Cette mise en scène transforme le déplaisir en plaisir. Comme au théâtre, tout n'est ici que représentation, et la
principale source de plaisir réside dans la fonction scopique, c'est-à-dire dans le seul fait de regarder. Ici, l'enfant est
acteur et spectateur de son propre jeu. L'âge adulte ne lui permettra plus de cumuler ces deux rôles. De même que
l'enfant se montre souvent mécontent lorsque le jeu cesse, de même le spectateur, qui a assisté, fasciné, à l'apparition et
à la disparition des acteurs, éprouve un sentiment de frustration lorsque le rideau tombe définitivement. Cette rupture