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« L’Éthiopie tendra les mains vers Dieu » : 2000 ans d’État éthiopien
« Ethiopia shall soon stretch out her hands unto God » : 2000 Years of Ethiopian State
Alain Gascon
Résumé
Depuis « 2000 ans », l’Éthiopie est demeurée, seule en Afrique, un État indépendant. Ni
la colonisation européenne ni la chute de la monarchie de droit divin ni l’effondrement
de la dictature marxiste n’a entraîné l’éclatement de l’Éthiopie. L’article examinera la
part prise par le mythe national salomonien dans la survie de l’unité de l’État éthiopien.
Plan
Les enfants de Salomon et de la reine de Saba
Un mythe fondateur tardif
Menilek II, le mythe et la Grande Éthiopie
De l’État messianique à la nation de nations
Le fédéralisme : oublier Salomon
Le messianisme toujours utile
Conclusion : débats au sujet de l’État national éthiopien
Texte intégral
1 . Selon son propre calendrier, « en retard » de 7 à 8 ans par rapport au
calendrier grégorien.(...)
2 . Avant 1970, le Liberia était une quasi-colonie dominée par les descendants des
Afro-Américains.(...)
1En 2007-20081, l’Éthiopie a célébré le bimillénaire de son indépendance et les
sacrifices des Éthiopiens qui, au cours des siècles, l’ont sauvegardée. Encore en 1991,
elle a survécu à la défaite que les séparatistes érythréens et les autonomistes tegréens
coalisés ont infligé aux armées de Mängestu Haylä Maryam. Alors que la sécession de
l’Érythrée semblait annoncer la fragmentation inévitable et prochaine du vieil empire
multinational, c’est la Somalie, au peuplement pourtant homogène, que se disputent les
seigneurs de la guerre. En 1941 50 ans plus tôt, Haylä Sellasé, abandonné en 1936 par la
SDN face à Mussolini, avait retrouvé son trône à l’aide des Britanniques et s’était
débarrassé, dès 1944, de leur tutelle. Recouvrant leur indépendance, les Éthiopiens
renouaient ainsi avec leur réputation de patriotes irréductibles qui remonte à la victoire
de Menilek II (1889-1913) sur les Italiens à Adwa en 1896. Ce souverain, en même temps
qu’il repoussait les colonisateurs, réussit à construire la Grande Éthiopie, l’Éthiopie
moderne (Levine, 2000). Il doubla la taille de ses possessions, édifia une nouvelle
capitale, Addis Abäba, et la relia par chemin de fer à Djibouti. Yohannes IV (1872-1889),
prédécesseur de Menilek, avait résisté aux Italiens, aux Égyptiens et aux Mahdistes. Si
l’Éthiopie, contrairement aux autres États africains2, n’a pas subi de « coupure
coloniale », elle le doit à l’engagement des Éthiopiens qui n’en sont pas peu fiers.
3 . Bismarck : Durch Blut und Eisen.
2Au cours de 2000 ans d’histoire, l’Éthiopie a connu une succession de périodes
d’expansion brisée par des invasions et des divisions qui faillirent l’emporter : mais, à
chaque fois après l’épreuve, elle est réapparue (fig. 1). Ainsi, après la disparition, aux
VIIIe-IXe siècles, du royaume d’Aksum, le royaume des Zagwé prit sa succession deux
siècles plus tard pour être remplacé au XIIIe siècle par la dynastie salomonienne qui
poursuivit l’agrandissement du royaume chrétien vers le sud. Au XVIe siècle, le jihad de
l’imam Graññ [le Gaucher] faillit emporter l’Éthiopie, sauvée in extremis par les
Portugais. Rétablie à Gondär, la royauté, après s’être consolidée, déclina entre 1770 et
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1850. Un aventurier, couronné Téwodros II (1855-1868), s’en empara et « par le sang et
par le fer3 » entreprit de restaurer l’unité et la grandeur de l’Éthiopie. Il se suicida plutôt
que de tomber aux mains de l’expédition de sir Robert Napier venue délivrer les otages
européens détenus par le roi des rois. Par la suite, Yohannes puis Menilek reprirent le
flambeau de l’indépendance et de la grandeur de l’Éthiopie. Ce bimillénaire célèbre la
profondeur de l’histoire de l’Éthiopie même si la chute de Haylä Sellasé lui a fait perdre
1000 ans. En effet en 1974, avant la déposition du negus 225e descendant en droite
ligne de Salomon selon la constitution de 1955 une publicité d’Ethiopian Airlines
proclamait : « Éthiopie, 3000 ans d’indépendance. »
Fig. 1 : L’Éthiopie depuis 2000 ans
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4 . Psaume 68, 32 : Bible de Jérusalem et Bible en amharique. La Nouvelle
Traduction préfère : « Kous(...)
5 . En amharique, langue officielle de l’État éthiopien depuis le XIXe siècle.
Auparavant, c’était le(...)
3Histoire unique, destin unique d’un État mentionné et dans la Bible et le Coran : tel est
le sentiment des Éthiopiens pour qui l’extraordinaire survie de l’Éthiopie tient à ce
qu’elle « tend les mains vers Dieu »4. Nous sommes au-delà de la conception
providentielle de l’histoire exposée par Bossuet : l’histoire de l’Éthiopie est une histoire
sainte, celle du Peuple élu, Verus Israel, sur une Terre sainte. Sans nul doute, cette
dimension messianique a, jusqu’à présent, soutenu la cohésion et l’espérance des
Éthiopiens. Toutefois, le mythe fondateur salomonien n’est-il pas tombé en désuétude
avec la fin de la monarchie de droit divin, l’avènement puis la chute du socialisme athée,
l’instauration de la mocratie pluraliste et les progrès de l’éducation calquée sur le
modèle européen ? En effet, le dessein de Dieu passe par la brutalité peu évangélique
des actions humaines : la Grande Éthiopie est le fruit d’une conquête militaire des
régions du Sud au profit des vieilles provinces chrétiennes et sémitiques du Nord (fig. 2).
Il a fallu attendre la réforme agraire de 1975 pour que cessât près d’un siècle de
précarité de la tenure des paysans vaincus par Menilek. Pendant l’occupation, les
Italiens ont instrumentalisé, parfois avec succès, les souvenirs amers de cette conquête
et les rancœurs des dynasties régionales écartées du pouvoir. Il semble que l’unité de
l’Éthiopie n’était pas complètement achevée quand éclata la révolution qui prit d’ailleurs
comme devise : Ityopya täqdem [Éthiopie d’abord]5. Après la fuite piteuse de Mängestu
en 1991, l’éclatement de la Grande Éthiopie n’aurait surpris personne. La recomposition
ethnofédérale de l’État, entamée par la suite, est considérée par ses opposants soit
comme le prélude à son éclatement, soit comme la sujétion continuée par d’autres
moyens. Et, tout autour de l’Éthiopie dans la Corne de l’Afrique, les fracas d’une actualité
conflictuelle troublent les harmonies du temps long, celui du mythe fondateur enraciné
dans la Bible.
Fig. 2 : La Reconquista de la Grande Éthiopie (et l’Érythrée) pendant le règne de
Menilek II
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4Dans un premier temps, on étudiera comment le mythe fondateur salomonien a
contribué à la formation de la Grande Éthiopie et comment il s’est reformulé depuis la
chute de la monarchie. Ensuite, on observera comment l’État constitué sous le règne de
Menilek a donné naissance au sentiment national et à la nation. Nation dont certains
doutent qu’elle existe.
Les enfants de Salomon et de la reine de Saba
5Sous Haylä Sellasé, de la constitution à Ethiopian Airlines, tout accréditait que l’histoire
de l’Éthiopie avait commencé avec le règne de Salomon (1000 av. J.-C. ?). Sur l’épaule des
vestes d’uniforme de la Garde impériale, la croix s’affichait au centre de l’étoile de David.
La chute de la monarchie, toutefois, n’empêche pas qu’on vende toujours aux Éthiopiens
et aux touristes des milliers de billets d’avion et de rouleaux de toile est reproduite
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en bande dessinée, l’histoire de la visite de la reine de Saba à Salomon. On l’enseigne
dans les écoles de monastère et par le truchement des fresques des innombrables
églises. L’actuelle république, plus prudente, a amputé 1000 ans de son histoire
préférant se référer au royaume d’Aksum dont l’existence historique est indéniable. Qui
visite l’Éthiopie rencontrera immanquablement Salomon et la reine de Saba !
Un mythe fondateur tardif
6Paradoxalement, les rédactions du mythe fondateur salomonien datent des XIII-
XIVe siècles, soit plus de dix siècles après l’émergence du royaume d’Aksum (Ier siècle av.
J.-C.), considéré comme le premier État éthiopien. Au IVe siècle en même temps qu’en
Arménie, le roi Ézana se convertit au christianisme comme le rapportent les historiens
antiques et en témoignent les monnaies aksumites. L’Ancien et le Nouveau Testaments
furent traduits en guèze, la langue du royaume qui est demeurée la langue de l’Église
éthiopienne. Sous l’influence de l’Église copte et des Églises syriaques, elle adopta le
monophysisme, se coupant ainsi des Églises grecque et romaine. Après la disparition
d’Aksum (IXe siècle ?), le foyer chrétien migra plus au sud, dans le royaume des Zagwé
(XIe siècle). Les manuscrits du Kebrä Nägäst [Gloire des rois] assurant que seuls étaient
légitimes les souverains de descendance « salomonienne », ils sanctionnèrent, avec la
bénédiction de l’Église, la substitution en 1270 d’une nouvelle dynastie
« salomonienne » aux Zagwé. Selon ces manuscrits, compilation de textes arabes, coptes,
syriaques… s’appuyant sur le Livre des Rois et les Chroniques, Menilek Ier, élevé par son
père, Salomon, revint en Éthiopie à la mort de sa mère, la reine de Saba, avec les Tables
de la Loi et accompagné des Grands d’Israël (Beylot, 2008). En conséquence, les
Éthiopiens sont des Israélites qui habitent l’Éthiopie, une Terre sainte. Mais ces
Israélites ont accueilli l’Évangile : les Actes des Apôtres relatent le baptême, par Philippe,
du serviteur de la reine d’Éthiopie sur la route de Gaza à Jérusalem. Mentionnée dans la
Bible, l’Éthiopie l’est également dans le Coran : des compagnons du Prophète s’y
abritèrent. Le premier muezzin, Bilal, était un esclave éthiopien.
6 . Élikia M’Bokolo, « Le panafricanisme au XXIe siècle », Iére Conférence des
intellectuels d’Afriqu(...)
7 . Les linguistes ont abandonné ces classifications bibliques et pour « afro-
asiatique » plus neutre(...)
8 . Les chauffeurs ont peur de s’arrêter dans les basses terres, me en plein
jour, sur un axe pourt(...)
7La mythe fondateur salomonien n’a-t-il pas produit une idéologie « nationale » : c’est-à-
dire « un système d’idées, de représentations, de conceptions sociales, qui exprime des
intérêts de catégories et de groupes sociaux, fournit une interprétation globale du
monde tel qu’il est organisé et implique des points de vue, des normes de conduites et
des directives d’action » (M’Bokolo6 dans Bonacci, 2008, p. 51) ? Il fournit une grille
d’interprétation de l’histoire de l’Éthiopie à laquelle il donne un sens et une signification.
Ses bruits et ses fureurs (guerres, famines, invasions, épidémies) sont autant d’épreuves
envoyées par Dieu à son peuple infidèle, mais qu’il sauvera, fidèle à sa promesse, à la fin
des temps. Le récit rend également compte des grands traits des traditions culturelles
éthiopiennes tels qu’on les observe aujourd’hui. Les historiens et les linguistes
confirment qu’il y eut des courants de migration des populations d’Arabie vers la Corne
de l’Afrique elles apportèrent l’araire, leur architecture, leurs langues et leur
syllabaire (fig. 3). Des locuteurs des langues sémitiques s’y surimposèrent à un substrat
couchitique7 et introduisirent précocement le judaïsme, le christianisme et l’islam
(fig 4). Ces populations, arrivées successivement en Éthiopie et en Érythrée avec leurs
langues et leurs religions, après s’être affrontées, se sont mariées et mêlées. En
conséquence, les Éthiopiens chrétiens observent toujours les prescriptions de la loi de
Moïse : prohibition du porc, circoncision et sanctuaires au plan concentrique conforme
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