En arrivant à Beyrouth, le plus surprenant fut de constater ces drapeaux représentant les pays du monde entier, brandis sur les capots de voitures rutilantes. Au Liban, la tenue prochaine de la coupe du monde de football déchaîne les passions et des projections sur les nations en lice pour une éventuelle victoire. Du Brésil à l’Argentine, de l’Allemagne à l’Italie en passant par la France, les drapeaux des grandes nations du foot flottent dans les rues pourtant couvertes de portraits des différents candidats aux municipales. On y constate une projection vers l’international tandis que la conjoncture actuelle est censée s’orienter sur le local, le village ou encore la ville. Ce comportement schizophrénique s’explique sûrement en parti par les liens diasporiques entre le Liban et ses concitoyens expatriés aux 4 coins du monde. Ce lien est puissant mais n’explique pas à lui seul cette « projection ». Le Liban est une jeune « nation » dont la conquête de la souveraineté fut difficile, meurtrière et toujours pas définitivement acquise. Les ingérences étrangères sont nombreuses, qu’elles soient régionales ou internationales. De ces phénomènes découle un attachement paradoxal à un sentiment national en pleine construction qui ne reflète pas encore une conception étatique unique. Mais, Revenons-en aux élections. Aux élections législatives du mois de mai 2009 qui consacrèrent la victoire du 14 mars succèdent les élections municipales de mai 2010 qui de déroulent sur 4 semaines. On rappelera brièvement les forces en présence. D’un côté le camp du 14 mars qui regroupe le Courant du Futur (CF) parti politique sunnite porté par Saad Hariri, les Forces libanaise (FL) de Samir Geagea et les kataëb d’Amine Gemayel, ces deux dernières étant les principales forces chrétiennes. De l’autre, le camp dit du 8 mars, qui regroupe en son sein le Courant Patriotique Libre (CPL), parti chrétien du Général Aoun, le Hezbollah de Hassan Nasrallah et le Amal de Nabih Berry, tous deux chiites. N’oublions pas le PSP de Walid Joumblatt, parti Druze, qui est difficile à classer dans un l'un ou l'autre des camps étant donné ses changements d’alliances. Ce qu’on peut d’ores et déjà affirmer c’est que le processus démocratique bat son plein au Liban. Les élections se sont bien déroulées, dans les délais constitutionnels impartis et sans affrontements majeurs. Le grand vainqueur de ces élections est, pour l’heure, l’Etat, dans sa difficile affirmation. Néanmoins, il est indispensable de se plonger au cœur de l’événement afin de décrypter les résultats locaux et les répercussions nationales voire régionales de ce scrutin. Un scrutin local hybride : entre développement et politisation La première phase électorale s’est déroulée dans la région du « Mont Liban » au nord de Beyrouth. Dans cette région, Le précédent scrutin fut l’occasion d’une nette victoire pour le camp du 8 mars. C’est donc contre toute attente que la configuration politique s’est inversée au profit de la coalition du 14 mars et ce, avec un taux de participation de 59% alors que le taux de participation des législatives de l’année dernière, déjà considéré comme élevé, était de 61%. Il s’agit d’un net succès du 14 mars d’autant que le général Aoun (CPL) avait fait de ces élections du Mont Liban « la mère des batailles ». Le CPL a donc subi dans son fief un revers politique flagrant. A vouloir « politiser » ces élections à outrance, Aoun a commis une erreur stratégique faisant de sa défaite un désaveu personnel, une sorte de non à un référendum. Il est d’autant plus surprenant de constater ce score du 14 mars que les électeurs traditionnellement aounistes ont changé provisoirement de camp à l’instar de cet électeur battu quasiment à mort durant la guerre civile par les militants des forces libanaises (FL sous la direction de Geagea) et qui a pourtant décidé de donner sa voix à ses ennemis d’hier. Le CPL n’a pas mesuré l’enjeu politique de ces élections locales qui étaient tournées vers ce que les libanais appellent le « développement » et non pas vers des enjeux nationaux. C’est en ce sens que la venue du Général Aoun la veille des élections, dans l’intention de politiser et de « nationaliser » ce scrutin, a porté préjudice à la liste CPL. Cette première phase des élections avait bien pour enjeu les intérêts locaux des administrés soucieux d’une meilleure gestion locale et d’un renouvellement générationnel. La deuxième phase du scrutin se tenait en partie à Beyrouth. Tout en présentant une configuration différente le résultat fut pourtant similaire. Le scrutin différé et le choc électoral du « Mont Liban » ont eu pour conséquence de politiser l’enjeu des élections beyrouthines. La victoire du 14 mars est aussi nette à Beyrouth que dans le Mont Liban mais avec une participation bien moins importante, à hauteur de 20-25%. La stratégie d’Aoun fut de court-circuiter les Chrétiens du 14 mars (FL et Kataëb) en voulant négocier directement avec les sunnites du courant du futur (CF). Sa stratégie a échoué, aboutissant à un resserrement des rangs chrétiens et sunnites au sein du 14 mars qui a donné naissance à une liste dite « semi consensuelle » réunissant le CF, les FL, le kataëb et le Amal. Le Hezbollah ayant décidé de ne pas présenter de candidat, les candidats CPL se retrouvaient seuls en lice. La victoire de la liste « l’unité de Beyrouth » conduite par Bilad Hamad et soutenue par une coalition majoritairement formée du 14 mars, était donc annoncée. Cette même liste a su échapper à deux écueils : une abstention trop faible qui aurait clairement délégitimé le scrutin ( ce qui est en parti le cas mais moins que prévu du fait de la victoire annoncée) et une politisation du scrutin des moukhtars, pourtant dévolus à un rôle purement administratif. Le CPL a essuyé un double échec, l’un dans le « Mont Liban » et l’autre à Beyrouth. C’est à l’aune de ces résultats électoraux (pour l’heure partiels) que l’on peut interpréter l’éventuelle reconfiguration politique qui se jouerait au niveau national. La confirmation d’une vision étatiste et le possible émiettement de la coalition dite du 8 mars Le premier enseignement national que l’on peut tirer de ces élections municipales est la confirmation des valeurs du mouvement du 14 mars, affirmant encore un peu plus la souveraineté libanaise (Cf : article du même auteur « le 14 mars ou l’affirmation de la souveraineté libanaise »). La configuration beyrouthine de ces élections était particulière. Il faut avoir en mémoire les évènements du 9 mai 2008 durant lesquels une guerre des quartiers faillit dégénérer en guerre civile après le vide présidentiel qui paralysa l’Etat et la découverte du réseau de télécommunication du Hezbollah. Ces derniers avaient pris le contrôle du centre ville faisant une centaine de morts, bloquant la ville et renouant avec la logique milicienne. Les beyrouthins ont été marqués durement par ces évènements meurtriers leur rappelant les moments les plus sombres de leur histoire. Il s’agissait donc de prendre une revanche sur ces évènements, une sorte de bataille politique comme rempart aux armes. Faut-il comprendre le vote de Beyrouth comme une réponse aux évènements du 7/9 mai 2008 ? Nous l’avons dit, la liste « semi consensuelle » de Beyrouth a réuni pour la première fois des opposants. Comment interpréter la présence du Amal sur la liste soutenue par le 14 mars ? les négociations entre le Amal et le Général Aoun ont échoué ce qui a abouti pour la première fois depuis 2005 et du côté majorité à une liste quasi consensuelle. L’opposition du 8 mars regroupant traditionnellement le CPL, le Hezbollah et Amal est elle en train de se déliter ? Existe t-il une tendance propice à un renouveau des pratiques politiques voire à une remise en cause des alliances ? Il est difficile d’y répondre mais il semblerait qu’une dynamique d’union s’enclenche. Savoir si elle est pérenne est une autre question. L’alliance du Hezbollah avec le CPL d’Aoun s’expliquait par le poids politique de ce dernier notamment après son retour au Liban en 2005 et les élections législatives au cours desquelles il gagna 70% des votes chrétiens. La configuration semble avoir changé, Aoun n’a pas su « transformer l’essai ». Sa posture initiale anti syrienne et contre les armes du Hezbollah pour ensuite « pactiser » avec ses ennemis d’hier a dérouté une partie de son électorat. Dès lors, quel sera le gain politique du Hezbollah à préserver une alliance avec un Aoun en perte de vitesse qui n’arrive plus à capitaliser et mobiliser son électorat ? Le Hezbollah va t-il lâcher le CPL ? Le Amal, allié indépendant du Hezbollah, a pu présenter des candidats sur la liste de la majorité actuelle sans que le Hezbollah s’y oppose. N’est-ce pas là un signe de rapprochement, voire d’ouverture ? Il ne faut pas tirer de conclusions hâtives mais l’opposition au sein du Gouvernement d’union nationale disposera t-elle toujours du fameux tiers de blocage qui rend difficile l’action gouvernementale ? Le tiers de blocage va-t-il se déplacer, comme c’était le cas auparavant, vers le Président ? La lecture de ce scrutin municipal et ses répercussions nationales doit être prudente. Les élections locales ont pour caractéristique au Liban de refléter des enjeux familiaux, claniques voire tribaux. En ce sens, les frontières politiques mouvantes ne révèlent par forcément des fractures partisanes nouvelles à l’instar de la coalition improbable des élections de 2005 qui réunissait le CF, Le Hezbollah et Amal. Néanmoins, une dynamique nouvelle se confirme depuis les élections législatives de 2009. Il faudra suivre avec attention la suite des évènements. Une configuration régionale qui tempère les enjeux nationaux de ces élections municipales. Dans sa difficile quête pour asseoir sa souveraineté depuis le retrait israélien de 2000 et syrien de 2005, le Liban reste l’objet d’un droit international omniprésent (résolution 1559, 1701, 1686, 1757) et d’interventions de puissances étrangères, au premier rang desquelles le Qatar. En effet, depuis les accords de Doha qui ont mis fin au conflit libanais de 2008, l’émirat qatari semble se positionner comme un médiateur régional indispensable. C’est à ce titre qu’il faut interpréter la venue du Premier Ministre Qatari le Cheikh Hamad ben Jassem AlThany au Liban le 29 avril et ce, en pleine élection municipale. Ce dernier a entamé une « tournée des popotes » auprès de tous les leaders politiques à l’exception notable du Général Aoun avec qui il ne s’est pas entretenu en tête à tête. Toute la classe politique libanaise a salué la volonté arabe et particulièrement qatarie de parvenir à une stabilité au Liban. C’est donc en médiateur que le Premier Ministre qatari s’est rendu au Liban afin de désamorcer les désaccords politiques qui se profilaient à l’horizon. La Qatar paraît le mieux placé pour intervenir au Liban grâce à sa position équilibrée entre le monde Arabe/sunnite/chiite/perse dont le Liban est le miroir. Cet équilibre est fragile et susceptible de se rompre à tout moment à l’instar des divisions actuelles en Iraq, des tensions dans le Golfe arabo-persique ou encore des affrontements entre sunnites et chiites qui se tinrent à Beyrouth durant le mois de mai 2008. Est-ce dans un esprit d’apaisement depuis les affrontements de Beyrouth que nous devons interpréter l’abstention du Hezbollah à présenter un candidat à ces élections municipales ? Le Hezbollah s’est estimé représenté indirectement par le candidat chiite Amal sans apporter un soutien franc autre que lointain au CPL. Après avoir présenté le frère d’Hassan Nasrallah, le cheick Naïm Kassem, jugé pas assez consensuel par les sunnites, le parti de dieu a retiré son candidat. Plus qu’une volonté de se rapprocher du courant du futur, il faut lire dans cette stratégie la volonté du Hezbollah, et en toile de fond de sa tutelle iranienne, de préserver le statut quo entre sunnites et chiites dans la région notamment à égard des menaces de sanctions internationales sur la question du nucléaire iranien. Une interprétation complémentaire est aussi plausible. A l’aune des pressions israéliennes de plus en plus fortes sur l’armement du Hezbollah via l’Iran et son relais syrien comme en atteste la récente affaire des missiles SCUD, la branche politique du Hezbollah chercherait le consensus afin de mieux se recentrer sur sa branche militaire à même de pouvoir répondre à une hypothétique intervention israélienne. Encore une fois au Liban, tout est lié, tout est imbriqué, tout est entremêlé, et les effets de composition n'en finissent pas de s'enchainer Jean-Baptiste BEAUCHARD Doctorant rattaché à l'IRSEM, membre du CCMO