krugman ( DOC

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Si la concurrence extérieure n'est ni le principal responsable du déclin manufacturier, ni la
cause première de la tendance à la stagnation des salaires n'est-elle pas au moins responsable
de la détérioration du niveau de vie des travailleurs non qualifiés ? Les économistes ont
généralement accueilli avec bienveillance la thèse qui veut que l'interdépendance toujours
plus poussée des marchés mondiaux a forcé à la baisse les salaires réels des travailleurs
américains les moins qualifiés. Cette thèse s'appuie sur un concept bien connu de la théorie du
commerce international : l'égalisation du prix des facteurs. Lorsqu'un pays riche, où le travail
qualifié est abondant (et où la prime à la qualification est donc faible), commerce avec un
pays pauvre, où les travailleurs qualifiés sont rares et la force de travail non qualifiée
abondante, les taux de salaires ont tendance à converger. La paie des travailleurs qualifiés
progresse dans le pays riche et régresse dans le pays pauvre, celle des travailleurs non
qualifiés chute dans le pays riche et progresse dans le pays pauvre.
Etant donné la croissance rapide des exportations en provenance de pays comme la Chine
ou l’Indonésie, il paraît raisonnable de supposer que l'égalisation du prix des facteurs puisse
être l'une des causes de l'écart croissant entre les salaires des travailleurs qualifiés et ceux des
travailleurs non qualifiés aux Etats-Unis. Cela ne semble pourtant pas être le cas. Nous avons
découvert que l’inégalité croissante des salaires, comme le déclin du secteur manufacturier et
le ralentissement de la croissance du revenu réel, a des causes essentiellement internes.
[...] Dans la très grande majorité des cas, l’augmentation de la demande de travail qualifié
est la conséquence d'une modification de la demande « interne » à chaque secteur d'activité, et
non pas d'une recomposition de la structure sectorielle de l'économie américaine pour
répondre aux exigences du commerce extérieur. Personne ne peut identifier en toute certitude
la cause de la réduction de la demande relative de travail non qualifié dans l'ensemble de
l'économie. Les transformations technologiques, en particulier l'utilisation croissante des
outils informatiques, pourraient être une explication ; mais, dans tous les cas, la
mondialisation ne peut avoir joué le rôle principal.
On comprend qu'il soit difficile d'admettre que la compétition internationale n'a pas joué un
rôle important dans la baisse des salaires des travailleurs les moins qualifiés, au vu de la
rapide croissance des exportations de produits manufacturés par les pays du tiers monde. En
vérité, il n'en est pas besoin. Si la vague d'exportations de certains pays en voie de
développement a beaucoup attiré l'attention, la plus grande part des importations américaines
se fait toujours en provenance de pays développés dont les travailleurs ont des niveaux de
qualifications et de salaires analogues aux nôtres. En 1990, le salaire moyen des travailleurs
de l'industrie manufacturière des partenaires commerciaux des Etats-Unis (pondéré par les
chiffres de l'ensemble du commerce bilatéral) atteignait 88 % du niveau des salaires
américains. Les importations (autres que le pétrole) en provenance de pays à bas salaires
(c'est-à-dire ceux dont les travailleurs gagnent moins de la moitié du salaire américain)
atteignaient seulement 2,8 % du PIB.
Enfin la concurrence croissante des bas salaires née du commerce avec les pays en voie de
développement a été compensée par la progression des salaires et des niveaux de qualification
chez les partenaires commerciaux traditionnels des Etats-Unis. En vérité, les importations en
provenance des pays à bas salaires étaient presque aussi importantes en 1960 qu'en 1990, soit
2,2 % du PIB parce qu'il y a trente ans le Japon et là majeure partie de l'Europe entraient dans
cette catégorie. En 1960, les importations en provenance du Japon exerçaient une pression
concurrentielle sur les industries de main-d'œuvre comme le textile. Aujourd'hui le Japon est
un pays à hauts salaires et la concurrence s'est portée sur les secteurs à fort coefficient de
qualification, comme l'industrie des semi-conducteurs.
P. R. Krugman, La Mondialisation n'est pas coupable, La Découverte, 1998.
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