Roman Polanski, sous l’empire de Vénus «La Vénus à la fourrure» rejoue en huis clos l’antique guerre des sexes. Emmanuelle Seigner et Mathieu Amalric brillent dans un film virtuose Et si le cinéma n’était au fond que théâtre? A la suite d’Alain Resnais, Roman Polanski paraît en bonne voie pour partager cette conviction. Sauf que le théâtre revisité par de tels réalisateurs reste avant tout du très grand cinéma! C’est ainsi qu’à la suite de La Jeune Fille et la mort et de Carnage, d’après des pièces signées respectivement d’Ariel Dorfman et Yasmina Reza, Polanski se surpasse avec cette Vénus à la fourrure, qui transpose à Paris la Venus in Fur de l’Américain David Ives (2010). Au point qu’il est difficile d’imaginer plus «polanskien» que ce film tiré d’une pièce elle-même inspirée par Venus im Pelz (1870), fameux roman de l’Autrichien Leopold Von Sacher-Masoch et texte de référence concernant une certaine préférence sexuelle… Par une fin de journée détrempée, entre pluie et neige, un travelling d’une beauté presque surnaturelle nous fait glisser sur les Grands Boulevards parisiens déserts jusqu’à un vieux théâtre. Les portes s’ouvrent et arrive Vanda, en retard pour son audition alors que Thomas, l’auteur et metteur en scène d’une adaptation de La Vénus à la fourrure, s’apprêtait à partir. Entre la comédienne fâchée d’être venue pour rien et l’auteur dépité de sa journée – pas une candidate ne correspondant à sa vision du personnage –, un affrontement s’engage. Intrigué, il finit par céder. Après tout, l’héroïne ne se nomme-t-elle pas Wanda? Un théâtre vide, une scène, un homme et une femme, il n’en faudra pas plus à Polanski, 80 ans depuis le mois d’août, pour signer là un de ses films les plus captivants. Et ludiques. Dans cette histoire d’un metteur en scène et d’une actrice qui s’observent, débattent, jouent, s’attirent, se disputent et finissent par échanger leurs rôles, c’est toute l’histoire des hommes et des femmes, tout le rapport entre la vie et l’art qui défilent devant nos yeux. La pièce participe d’un théâtre déjà un peu vieillot? Polanski la dynamite en se l’appropriant, suggérant des échos avec ses films passés (Le Locataire et Lunes de fiel, en particulier), voire avec sa propre vie. Avec ce sens de la dérision qu’on lui connaît depuis toujours. C’est ainsi que tout se joue dans un décor de western de carton-pâte, le théâtre venant d’accueillir une production belge de La Chevauchée fantastique, d’après le chef-d’œuvre de John Ford qui transposait dans l’Ouest Boule de suif de Guy de Maupassant! Voilà qui n’est pas sans évoquer l’aller-retour Europe - Etats-Unis de la pièce et du cinéaste lui-même… Surtout, ce dernier a offert à son épouse, Emmanuelle Seigner, le rôle de sa carrière. La voir ainsi, collier de chien au cou, tour à tour vulgaire, finaude et impérieuse, mettre Mathieu Amalric, frange et dégaine à la Polanski, dans ses petits souliers ne peut qu’ajouter au trouble. Ces deux-là interprètent vraiment Sacher-Masoch dans tous les sens du terme. De l’explication de texte au jeu de scènes choisies et du commentaire à l’incarnation, tout y passe. La «pétasse» soupçonne du porno de bas étage, de la perversion ou de la misogynie, l’«intello» la rabroue aussitôt en parlant érotisme, passion et quête d’absolu. Des coups de fil de sa fiancée lui rappellent qu’il doit rentrer? Elle sonne son homme à elle pour lui signifier de ne pas l’attendre. La voyant se métamorphoser en la Wanda de ses rêves, Thomas se sent devenir de plus en plus Séverin – cet alter ego de Sacher-Masoch qui, marqué par un souvenir d’enfance, passe un contrat avec elle pour devenir son esclave. Quel feu d’artifice! Des citations mêlent encore là-dedans Euripide (Les Bacchantes) et la Bible ( Livre de Judith); une scène invoque soudain Freud; un échange annonce juifs et nazis; un clin d’œil évoque Le Bal des vampires, qui se jouait lui aussi au fin fond des Carpates avec une autre Mme Polanski, Sharon Tate… Au fil de cette longue soirée d’hiver, vie privée et travail, acteurs et rôles, analyses et fantasmes, en deux mots réalité et fiction, se mélangent de plus en plus jusqu’au vertige, rendant son sens littéral au terme de «mise en abyme». Entre Séverin et Wanda, Thomas et Vanda, Amalric et Seigner, Polanski et Seigner, on ne sait bientôt plus trop à quel niveau on se situe. Mais à l’arrivée, c’est bien le vieux machisme qui finit au pilori, grâce à un cactus phallique (pardon John Ford) du plus bel effet. Et le cinéaste qui se prosterne devant Vénus, magnifiée par les peintres de jadis. Quelle plus belle manière pour l’auteur de commenter sa propre notoriété, désespérément distordue? Et les rapports de pouvoir qui sous-tendront toujours les rapports entre les sexes? Plus malin que maso, Roman Polanski a signé là un nouveau chef-d’œuvre, n’en déplaise aux moralistes les plus étriqués. Et pour notre plus grand plaisir. Norbert Creutz © Le Temps 27 novembre 2013