Il y a cet exergue qui met en relation la lumière et l`amour et qui

Il y a cet exergue qui met en relation la lumière et l’amour et qui pose une antériorité. La
lumière est première. Cela met en évidence la préoccupation première du peintre qui serait
celle de la lumière. Que Jean-Paul Mauny insiste sur ce point, met en évidence que la
peinture, sa peinture, trouve sa réalité à l’extérieur de soi et non pas dans ce qui serait une
expérience interne. La peinture se nourrit de ce qui est. Mais en même temps ce que décline
JP Mauny est une forme improbable que l’extériorité ne nous livre pas. C’est de la
déformation de cubes que naît cette forme qui va donner des hexaèdres plus ou moins
gauches, plus ou moins réguliers. Cette construction en trois dimensions qui subsiste dans son
travail sous la forme d’objets et qui s’intègre dans des « paysages » où les hexaèdres semblent
émerger d’un sol chaotique, apparaît comme élément d’émergence d’un réel autre. Dans des
présentations antérieures, l’ensemble prenait le nom d’Utopiques, où l’on voyait s’imposer les
pierres sur lesquelles aurait à se bâtir le monde nouveau. Si les éléments étaient présents et
semblaient dans la répétition se multiplier, ils ne s’enchaînaient pas. L’ensemble tel qu’il était
saisi dans la peinture nous renvoyait et nous renvoie encore au monde d’avant le monde. Voir
ces formes représentées dans le vide de l’espace rappelle la fameuse chute dans le vide des
atomes d’Epicure. Ils glissent et tombent dans le vide. Il faudra le clinamen, l’écart pour
qu’ils se rencontrent et naisse notre monde. Les éléments de JPM, semblent de même attendre
un clinamen, un écart, peut-être celui qu ‘énonce Fourier, l’écart absolu, pour que naisse un
nouveau monde de la rencontre de ces atomes géants. Entre Epicure et Fourier on tiendrait la
trame théorique sur laquelle apparaissent et glissent ces formes hexaédriques. Ces éléments
pour un nouveau monde à construire dessinent une trame de réalité dont l’ensemble de
l’œuvre de JPM est le réceptacle. Mais ces utopiques roses ne se laissent pas uniquement
saisir dans la logique de la matérialité, elles ouvrent ailleurs et rencontrent des problématiques
philosophiques actuelles. Non pas que l’utopie et la construction d’un monde nouveau soient
desseins périmés, mais en un temps où nous vivons la fin d’un monde, que l’artiste insinue les
éléments d’une refondation, retrouve la fonction allouée à l’art. Quand Deleuze énonce que le
travail du philosophe consiste à produire des concepts, il prend soin de préciser que celui de
l’artiste consiste à produire des formes. Ces formes qu’il nomme percepts sont l’opérateur du
devenir sensible. Dans son argumentaire, il repère trois moments de ce devenir sensible, la
chair, la maison et le cosmos que l’on trouve précisément explicitement à l’œuvre dans le
travail de Mauny. En ce sens ce travail est prototype réalisé de ce que l’investigation
philosophique qui lui est contemporaine, recherche et formule. Dans l’idée de Deleuze, et par-
derrière lui de la philosophie, la question est de déterminer la logique du devenir, quand
l’artiste est confronté à l’émergence de ses premières formes. Que ce qu’a pu produire le
travail de Mauny retrouve cette interrogation philosophique en dégage une dimension de
véracité. Celle-ci qui n’a bien évidemment rien à voir avec ce que l’on peut nommer la vérité,
restitue la nature de la présence de l’artiste durant tout son parcours. De 1976, date de sa
première exposition à aujourd’hui, Mauny trace sa présence en répétant, presque
inlassablement, ce qui pourrait apparaître comme du même. Mais ce même produit le
différent. De même si le parcours semble dans les marges de la notoriété, la présence est
toujours effective, les expositions se succèdent en un rythme régulier. Et qualité ultime son
être artiste se confronte à l’action dans une double implication citoyenne. On retrouverait la
militance d’un Courbet et de tous ces artistes pour qui l’art ne se pense qu’inscrit dans
l’action. Celle de Mauny est politique mais aussi culturelle. S’il ne s’est que peu montré à
Paris, il a fait de son lieu de résidence, de la Haute-Saône, un centre où pendant toute cette
période le local et le global ont développé une synergie artistique importante.Cette implication
qui amène l’artiste à se confronter dans une démarche d’explication et de transmission, elle
aussi sans cesse répétée, ne peut être séparée du travail.
De celui-ci donc répéter qu’il est de son temps. Les représentations artistiques de JPM
s’inscrivent dans ce que la fin du XXème siècle a exploré. Le minimalisme, dont elles sont
une approche critique, l’abstraction géométrique dont elles se jouent et le monochromatisme
dont elles inversent la lecture, sont autant de références que l’on peut solliciter. Tenons-nous-
en à la trame deleuzienne. Il y aurait donc pour commencer la chair. Deleuze dit ceci : « La
chair n’est pas la sensation, même si elle participe à sa révélation. (…) La peinture fait la
chair (…) avec l’incarnat. » Sans trop s’enfoncer dans le texte retenons que le rose de
l’incarnat fait la chair et que celle-ci participe à la sensation dont l’art nous livre les premiers
percepts. Vu sous cet angle le rose de Mauny bouscule les attendus du monochrome. Certes
que l’on soit dans le noir de Soulages, dans le bleu de Klein ou dans le rouge d’Aubertin, nous
savons bien que nous ne sommes pas confrontés à du noir, du bleu, ou du rouge et que la
magie du monochrome tient dans le dépassement qu’induit son économie de moyens.
L’incarnat deleuzien éclaire le rose de Mauny de deux façons essentielles. Il y a tout d’abord
ce jeu de la chair. En discutant avec JPM celui-ci prévient qu’il a toujours assumé la
symbolique du rose qui intègre à la fois la chair et l’amour, l’enfance et les bonbons. En quoi
la couleur seule autorise l’écoulement d’images, la figure n’a pas besoin de la figuration.
Quand Deleuze analyse ce passage de la couleur à la figure, cela devient celui de la chair à la
vie : « Ce qui constitue la sensation, c’est le devenir animal, végétal, etc., qui monte sous les
plages d’incarnat. » Ramené aux peintures de JPM, ce que nous avons vu être un atome y
deviendrait, ou serait en attente de devenir cellule. C’est là qu’apparaît la seconde mise en
lumière. Deleuze nous avertit que l’incarnat et sa force jaillissante sombreraient en un chaos
s’ils n’étaient tenus par une structure (« Peut-être serait-ce un brouillage ou un chaos, s’il n’y
avait un deuxième élément pour faire tenir la chair. ») Alors les formes roses de Mauny
seraient-elles à lire comme ce moment de jaillissement de la vie, de sa mise en mouvement
dans ce qui serait du domaine du mou. Mais en même temps cette mollesse de la vie qui se
moule dans le rose, dans l’incarnat, qui s’incarne donc, va trouver sa structure et sa rigidité.
C’est le second temps deleuzien : « Trop tendre est la chair. Le deuxième élément, c’est
moins l’os ou l’ossature que la maison, l’armature. » Or la maison nous dit Deleuze, c’est le
pan (« Ce qui définit la maison, ce sont les pans , c’est-à-dire les morceaux de plans
diversement orientés qui donnent à la chair son armature. ») On pourrait croire la phrase écrite
expressément pour le travail de JPM. Et pourtant non, tout comme sans doute, quand il peint
Mauny ignore ces lectures. Ce que nous notons alors c’est la concordance où ce que travaille
la philosophie retrouve les laboratoires de l’art, et qu’il soit à cette jonction, le travail de JPM
en prend toute sa force : d’être là où s’insinue la pensée. Les structures roses en utopiques, les
hexaèdres en décrochage de géométrie, deviennent les pans de la structuration de la chair.
Deleuze reconnaît ici ce qu’il doit à Didi-Huberman dont la Peinture incarnée illustre
comment « la chair engendre un doute ; elle est trop proche du chaos ; d’où la nécessité d’une
complémentarité entre l’incarnat et le pan. » et montre comment cette réflexion est celle de
l’époque. JPM creuse cette structure de la peinture et répond à cette formule deleuzienne qui
veut que les pans soient « les faces du bloc de sensation. »
Mais attention, ici le philosophe se fait jugeant et détermine une limite. C’est celle qui
décrit l’aire du « grand peintre » ; c’est elle qui qualifie : « Le respect, presqu’une terreur avec
lequel ils approchent de la couleur et y entrent ; le soin avec lequel ils opèrent la jonction des
pans. » Mais là encore on est dans le cadre que propose JPM, on y voit l’artiste se dégager de
la contrainte imposée par le philosophe. Se retrouve que derrière le travail de Mauny il y a la
fréquentation des avant-gardes et leur héritage. C’est lui qui lui fait éviter les tentations
enfermantes, comme la monochromie, le conceptuel ou la figuration. Il les touche, les
pratique et les abandonne et y revient à sa guise. L’héritage se concentre précisément là, sur la
question de la jonction. JPM en joue par les torsions imposées à ses volumes. La maison
comme armature est sans cesse interrogée dans son être propre, tout comme la couleur qui
soudain glisse vers le bleu. L’incarnat cède devant autre chose. Et cette autre chose, c’est le
troisième élément dégagé par Deleuze, à savoir l’univers, le cosmos. Deleuze nous dit que
« non seulement la maison communique avec le paysage, par une fenêtre ou un miroir, mais la
maison la plus fermée est ouverte sur un univers. » Tout s’efface dans le monochrome pour
Deleuze, pour JPM, il y aurait comme une communication formelle entre ce qui se joue du
corps à la structure (de la chair à la maison) et ce qui s’ouvre de cosmos. Les dernières pièces
évoluent dans la tonalité bleue et dans une matérialité délavée, là où le rose était souvent
marqué d’aplats et livrait l’épaisseur de sa matière. Tout se passe comme si la question de la
vie devait faire le détour métaphysique de son origine. Dans une métaphore platonicienne on
dirait que ce qui a traqué la structure du désir, se tourne vers l’idée, vers ce qui le porte et non
plus vers ce qui le réveille. Comme si notre monde épuisé devait, à partir de ses structures
mentales acquises, retrouver les espaces d’où il vient afin de re-trouver une voie.
Louis Ucciani
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