3 - site Gérard Granel

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© Alessandro Trevini Bellini
Alessandro Trevini Bellini
SORTIR DE LA PHILOSOPHIE
L’ENIGME DU « MATERIALISME ONTOLOGIQUE » DU JEUNE MARX1
INTRODUCTION
Notre objectif consiste à déceler, autant que possible, la singularité du jeune Marx, en ce
qui concerne sa propre logique. Pour y arriver, il faudra revenir sur un débat ancien, retrouver
un chemin au milieu des questions laissées ouvertes, et ainsi accéder à une lecture entièrement
nouvelle.
Dans un passage de son introduction à l’édition française des Manuscrits de 44, Emille
Bottigelli s’exprimait ainsi : « Marx aborde l’économie politique en humaniste, posant à
chaque instant la question : que fait-elle de l’homme ? Ce qui frappe surtout à la lecture de ces
notes, c’est la rigueur du raisonnement et la logique implacable qui lui sert de critère »2. Et
Althusser d’ajouter : « Il faudra un jour entrer dans le détail, et donner de ce texte une
explication mot par mot : s’interroger sur le statut théorique assigné au concept-clé de travail
aliéné ; examiner le champ conceptuel de cette notion ; reconnaître qu’elle joue bien le rôle
que Marx lui assigne alors : un rôle de fondement originaire »3. De cela, Jacques Rancière se
chargera, dans sa contribution à l’ouvrage collectif Lire le Capital4 : « Le concept de critique
des Manuscrits de 44 au Capital »5 est un texte remarquable, notamment lorsqu’il interprète
la structure des Manuscrits en tant que structure « amphibologique ».6
Or, bien que l’exégèse de Jacques Rancière fournisse des outils indispensables à la
reconstruction de la « logique implacable » des Manuscrits7, sa démarche se laisse bientôt
Communication présentée au « Congrès Marx International V », Université Paris IV – Sorbonne / Université
Paris X – Nanterre, 3-6 Octobre 2007. Nous tenons à remercier les professeurs François Laruelle, Etienne
Balibar et Pierre Rodrigo pour leurs précieuses suggestions ; un remerciement particulier est adressé à Madame
Élisabeth Rigal pour avoir rendu possible la publication de ce texte.
2
E. Bottigelli, Présentation in K. Marx, Manuscrits de 1844, Editions sociales, Paris 1972, pp. XXXIII.
3
L. Althusser, Pour Marx, Maspero, Paris 1966, p. 158-159.
4
L. Althusser, E. Balibar, R. Establet, P. Macherey, J. Rancière, Lire le Capital, PUF, Paris 1996.
5
J. Rancière, Le concept de critique des Manuscrits de 44 au Capital, in ibid., pp. 81-199.
6
Voir en particulier ibid., pp. 81-110.
7
Marx opérerait une sorte de glissement conceptuel pour élever au dessus du niveau de l’économie politique
certains faits économiques, pris dans leur neutralité apparente et en faire ainsi des catégories d’essence. En
travaillant sur un passage-clé du texte marxien, Jacques Rancière montre comment cela peut se faire : si le point
de départ de Marx exclut tout abstraction, c’est parce qu’il conçoit l’énoncé du discours économique comme un
fait capable d’exprimer [fassen] quelque chose, et sur lequel la critique peut intervenir. Il s’agit d’opérer une
élaboration de ce fait qui permet de dévoiler son sens, c’est-à-dire de le rendre disponible à la compréhension
[begreifen], et ainsi d’en saisir le concept. Voilà comment le concept de travail aliéné peut surgir à partir du fait
de la paupérisation, là où ce phénomène « manifeste le processus dont la forme générale et humaine est
l’aliénation ». C’est ainsi que tous les concepts économiques, dans les Manuscrits, peuvent être reconduits à leur
1
1
affecter par une ingérence étrangère au texte lui-même : celle des enjeux théorico-politiques
d’une lecture d’observance althussérienne, c’est-à-dire d’une lecture qui « avait à résoudre le
problème qui se pose à toute mise en œuvre, sur le texte de Marx, des concepts de la coupure
épistémologique »8. Jacques Rancière lui-même l’avoua dans une autocritique controversée.9
Parlant de son propre texte, il dénonce « la rusticité avec laquelle […] s’y exprime la
métaphysique de la coupure »10. Et à l’encontre de cette métaphysique, il donne l’explication
suivante : « C’est que le discours de la coupure raconte toujours une histoire édifiante :
comment on vient à la science »11.
Nous ne désirons pas ici approfondir la « question de la coupure », ni entrer dans la
polémique qui lui a fait suite. Ce qui doit plutôt attirer notre attention est la nécessité de saisir
autrement le rapport entre science et philosophie, à partir de ce que cela a pu signifier pour
Marx au commencement de sa pensée. Il s’agit, en quelque sorte, d’entrevoir un Marx qui
essayerait de « sortir de la philosophie », de trouver son dehors, d’articuler un discours
intempestif qui la restituerait sous une forme modifiée : un Marx en quête d’une forme autre
que celle du discours philosophique. Pour aboutir à cela nous essayerons de suivre le parcours
de Gérard Granel qui, dans un texte de 196912, aborde précisément cette question. Suivre
Granel dans son argumentation comporte une difficulté foncière : ne pouvant point reproduire
son jeu d’écriture – ce qui fait sa méthode et son enjeu même – nous nous bornerons à tracer
les lignes de forces de son discours, sans entrer dans son registre spécifiquement
phénoménologique. Cela nous permettra cependant d’accéder à une interprétation des textes
du jeune Marx capable de suspendre toute hypothèse de coupure, et de faire ainsi retour sur
une perspective de lecture inédite, restée presque ignorée par le marxisme.
GERARD GRANEL : « INCIPIT MARX »
Tout en reconnaissant les mérites de la lecture philologique de Jacques Rancière, Granel
s’interroge sur deux questions fondamentales qui, à son avis, demeurent problématiques :
d’une part, la nécessité de montrer qu’entre les Manuscrits et l’Idéologie allemande existerait
une continuité essentielle, et d’autre part, l’importance de déterminer le statut ontologique le
plus propre à la pensée du jeune Marx, tandis que le simple fait d’y reconnaître une position
centre, presque à leur substance, dont ils ne sont que des simples manifestations : le travail aliéné en tant que
perte de l’essence de l’homme – être étranger à lui-même (voir K. Marx, Manuscrits de 1844, op. cit., pp. 5557). Il ne reste à Jacques Rancière qu’à identifier, dans le texte de Marx, une série d’oppositions pour en faire un
« tableau des amphibo-logies », sur lequel il soit possible de reconstruire une sorte d’« anthropologie » du jeune
Marx.
8
J. Rancière, Mode d’emploi pour une réédition de « Lire le Capital », in « Les temps modernes », n. 328 –
novembre 1973, p. 790.
9
Le texte d’autocritique de Jacques Rancière sera exclu de la nouvelle édition de Lire le Capital ; sa réaction
polémique est ainsi résumée : « Au demeurant la bonne foi de l’éditeur est une chose, les exigences objectives de
la promotion du néo-althussérisme en sont une autre. Et celle-ci pouvait-elle bien s’accommoder de ce que la
surface lisse des classiques althussériens fût écornée par une autocritique pirate, mettant en question
l’autocritique officielle, celle que résume le dérisoire concept de théoricisme ? » Ibid., p. 789.
10
Ibid. p. 790.
11
Ibid., p. 791, note.
12
G. Granel, L’ontologie marxiste de 1844 et la question de la « coupure », in G. Granel, Traditionis traditio,
Gallimard, Paris 1972.
2
encore philosophique se révèlerait largement insuffisante pour qu’une telle détermination soit
pertinente.
Le propos de Granel est précisément de montrer « l’étrangeté du marxisme en tant qu’il
est autre chose que la philosophie, et quelque chose qui s’appelle science, n’étant pourtant ni
le Savoir qui se sait soi-même comme l’Être (Wissenschaft au sens de Hegel ou de Husserl),
ni l’une des sciences issues du tronc galiléen »13. Selon Granel, il ne s’agit pas de se
débarrasser de cette étrangeté mais, au contraire, d’« en commencer la détermination »14. Il
faudrait alors éclaircir le sens précis de la position dite « anthropologique » du Marx des
Manuscrits : si l’Homme posé par Marx est une abstraction, il s’agit de se demander ce que
signifie le fait que l’homme puisse apparaître à un philosophe – comme Marx l’était en 1844
– sous la figure du producteur, et aussi, ce que veut dire le fait que l’être soit pensé par Marx
comme production.
« C’est […] l’apparition de l’être de l’homme comme producteur et de l’être lui-même comme
production, qui commande la lecture des Manuscrits de 44, comme aussi une comparaison
déterminée des Manuscrits avec l’Idéologie allemande. Et cette interprétation ne va pas sans que
l’on comprenne en même temps comment le progrès théorique réel que Feuerbach représente
par rapport à Hegel permettra à Marx d’élaborer une ultime ontologie, dans laquelle
l’achèvement de la métaphysique moderne prendra le sens de la fin de la philosophie, en sorte
que la succession soit ouverte. Cette ultime ontologie possède en effet une structure bien
déterminée et absolument unique, par laquelle la philosophie se construit elle-même comme un
système pour sortir de soi-même au beau milieu de soi-même ».15
Granel procède en deux temps dans sa démonstration : il s’agit d’un double mouvement
qui cherche, d’une part, à esquisser la généalogie qui permettrait de trouver une place à Marx
dans le déroulement de la métaphysique moderne, et d’autre part, qui ferait apparaître le
caractère le plus propre du « matérialisme ontologique » du jeune Marx.
Premier mouvement : l’athéisme logique
En ce qui concerne le premier mouvement, Granel procède de façon inhabituelle : il
trouve son point de départ dans un passage du troisième manuscrit qui porte sur la critique de
l’athéisme16, pour y voir le moment dans lequel s’exprimerait chez Marx le philosophique
comme tel. Selon Granel, personne parmi les exégètes des Manuscrits, n’aurait aperçu « le
niveau ontologique où se tient la pensée de Marx en 44 », et qui seul permettrait d’interpréter
l’ensemble des concepts qui font l’armature de cette pensée.17 L’expression positive de la
critique de l’athéisme consiste, en effet, à affirmer « l’unité essentielle de l’homme et de la
nature »18 : ce qui ne sera point nié dans L’Idéologie allemande, mais en constituera au
contraire le point de départ et le terrain même. Pour ce qui est du concept d’« essence
humaine », l’affirmation de Marx selon laquelle « L’homme est immédiatement être de la
nature »19 lui permettrait de postuler une sorte de non-rapport entre ces deux termes et de
13
Ibid., p. 181.
Ibid., p. 181.
15
Ibid., pp. 183-184.
16
K. Marx, Manuscrits de 1844, op. cit., pp. 98-99.
17
G. Granel, L’ontologie marxiste, op. cit., p. 184.
18
Ibid., p. 184.
19
K. Marx, Manuscrits de 1844, op. cit., p. 136.
14
3
poser ainsi leur unité essentielle. Voilà comment on peut identifier le principe à partir duquel
Marx pense à la fois l’essence de l’homme et l’étant en général : il n’y aurait qu’une seule
« réalité essentielle », qui exprime le réel en tant que tel – « que l’étant est, et que c’est là
l’être même de l’homme »20.
Cela n’apparaît dans toute sa nécessité et dans un tel sens qu’à la lumière du texte sur la
critique de l’athéisme : dans ce texte, il ne s’agit pas d’une simple critique de l’athéisme naïf
– celui qui s’épuise dans la négation de Dieu – mais il est question, précisément, d’un tout
autre athéisme.21 « L’athéisme de Marx ne consiste pas à combattre Dieu, mais à le faire
apparaître comme une chose secondaire »22 : il apparaît donc sous forme d’un principe originel qui montrerait la primauté de l’existence de l’homme et de la nature, contre toute
représentation de Dieu comme « moyen terme » entre l’homme et la nature. La détermination
d’un tel principe, selon Granel, ressort de la démarche même du texte de Marx : lorsque Marx
affirme « que l’homme reste toujours sujet »23, il veut montrer que, dans le mouvement de
procréation – dont il est question dans le texte –, le sujet du mouvement est et demeure
l’homme. En définitive, il n’y aurait pas de commencement à l’être de l’homme parce qu’il
serait un être-par-origine, c’est-à-dire qu’il serait « toujours-dèjà lui-même au fondement
(ύποχείμενον) de tout ce qu’on peut dire de lui qui ait un sens »24.
S’ouvre ici alors toute la question de la subjectivité. La thèse de Granel consiste à
affirmer que le cheminement de pensée inauguré par le langage cartésien serait « encore celui
auquel appartient, comme son aboutissement, l’ontologie marxiste des Manuscrits »25. Pour
montrer que le principe qui assure l’unité profonde de la pensée de Marx est issu de la
tradition moderne, Granel propose de suivre une sorte de généalogie du « recul de Dieu, c’està-dire [du] recul de la Cause devant l’avancée et la maturation de l’Origine »26. Après avoir
identifié les éléments constitutifs du thème transcendantal de la Raison moderne, Granel
montre comment chez Kant, lorsque dans l’Entendement le sujet entretient un rapport
immanent à ces objets, une première tentative explicite de se débarrasser de la Cause serait
entreprise.
Seul Hegel cherchera à imputer au mouvement de l’Origine tout ce qui chez Kant
demeure encore dans l’extériorité de la Cause : en concevant la totalité comme genre de l’être
et non plus comme l’étant le plus haut, la pleine maturité de l’Origine serait conquise.27 En
fait, chez Hegel, la totalité serait un « principe de détermination entièrement fermé sur soi et
capable de demeurer en soi-même comme développement de l’expérience »28. Grâce à la
réduction de toute expérience à un moment de la totalité elle-même, il n’y a donc plus –
comme chez Kant – de limites de l’Entendement par lesquelles le thème théologique peut
s’insinuer, mais un seul et même « Absolu » qui inclurait Raison et phénomènes, Pensée et
G. Granel, L’ontologie marxiste, op. cit., p. 186.
Voir ibid., p. 189.
22
Ibid., p. 190.
23
K. Marx, Manuscrits de 1844, op. cit., p. 98.
24
G. Granel, L’ontologie marxiste, op. cit., p. 192.
25
Ibid., p. 195.
26
Ibid., p. 195.
27
Voir ibid., pp. 199-205.
28
Ibid., pp. 204-205.
20
21
4
Réel. Voilà pourquoi, la philosophie hégélienne achèverait la philosophie moderne pour enfin
la faire régner « pour toujours comme le mouvement même des choses, comme l’histoire »29.
C’est là que Marx – via Feuerbach - s’apercevra de la nécessité, encore inaperçue, d’une
lutte contre la totalité philosophique. « Cette lutte supposerait que le point de vue de la
totalité, présenté par Hegel comme l’absolutisation du thème transcendantal dans la disparition du thème théologique, soit au contraire reconnu comme le triomphe clandestin du DieuCause »30.
Mais il ne suffit pas simplement de reconnaître en cela une divinisation du
philosophique : une telle critique supposerait plutôt un recul théorique d’une espèce autre que
toutes les tentatives modernes de conquérir l’Origine. Or, si dans celles-ci la persistance du
théologique hantait à chaque fois le fondement ontologique, c’est parce qu’« après Hegel
précisément il faut être capable de reconnaître l’élévation théologique comme inhérente par
essence à l’immanence transcendantale »31. Autrement dit, tout système visant à une
explication de l’immanence dans le cadre d’une onto-théologie demeurerait incapable de
sortir de la transcendance, et de saisir le concept d’immanence indépendamment de l’idéal
métaphysique. Voilà pourquoi Marx, à travers son athéisme spécifique, serait à la recherche
d’une autre immanence, qui consiste à assigner l’origine à l’unité essentielle de l’homme et
de la nature. Il reste à savoir comment le caractère proprement logique de son athéisme a pu
prendre la forme d’une nouvelle fondation onto-logique.
Son projet consisterait donc à prendre en compte l’essence même de la raison moderne
à partir d’un en-deçà qui, n’appartenant plus à la philosophie des modernes, serait pourtant
capable de garder une consistance théorique propre à elle-même.
Deuxième mouvement : « être comme production »
Comprendre en quoi consiste cet en deçà visé par Marx est précisément le but du
deuxième mouvement de l’argumentation de Granel. Cela ne peut se faire qu’en passant par
une analyse du rapport entre Marx et Feuerbach : il s’agit, d’abord, de reconnaître sur quel
plan se situe leur filiation, et de montrer en quoi consiste la « révolution théorique réelle »
dont Marx crédite Feuerbach, pour le dépasser sur son terrain même. Puis, il faut expliquer
comment adviendrait ce dépassement : d’une part, comme élaboration d’un nouveau sol
primitif qui garderait le sens moderne de l’objectivité, et, d’autre part – sous forme d’énigme
– comme réalisation du philosophique vers une ultime philosophie qui pourtant ne se voudrait
plus philosophique du tout.
A. La « révolution théorique réelle » de Feuerbach
Tout d’abord, cette « révolution théorique réelle » est définie par Marx « comme la
découverte de la véritable positivité, par opposition à la positivité qui, chez Hegel, résulte de
la négation de la négation »32. Il s’agit de reconnaître chez Hegel l’abolition du faux-infini des
29
Ibid., p. 205.
Voir ibid., p. 207.
31
Ibid., pp. 207-208.
32
Ibid., p. 211.
30
5
modernes – celui qui serait incapable du phénomène33 –, mais d’y voir, en même temps,
l’affirmation d’un infini-absolu capable de déterminer l’unité de sa différence avec le fini.
C’est en cela que la conquête du concret serait immédiatement perdue par Hegel, puis
réaffirmée par Feuerbach à travers sa fondation positive du positif34 – par à savoir sa
« volonté d’asseoir enfin le philosophique sur lui-même »35 en lui assignant la seule dimension du sensible.
Chez Feuerbach, l’analyse du « sensible » ouvre une dimension philosophique
inédite36 : son concept de besoin révèlerait « le caractère originel de l’unité qui attache
l’homme en tant qu’être sensible à l’objet de cette sensibilité »37. Se produit ainsi une rupture
radicale à l’égard de la subjectivité au sens de la fiction psychologique des modernes. Il s’agit
de reconnaître dans cette « unité originelle» une ontologie du sensible, en tant que sol primitif
d’expérience : non pas un concept de l’expérience mais bien « la donnée incontournable » qui
« témoigne que l’homme n’est, ni à l’égard de lui-même, ni à l’égard des choses, dans un
rapport »38. Il est plutôt devancé dans son ouverture, c’est-à-dire qu’il séjourne toujours-dèjà
dans un Monde avant d’en faire un objet de sa subjectivité.39
B. Production et industrie
Il s’agit, cette fois, d’expliquer le sensible de Feuerbach à travers la ridiculisation qu’en
fait Marx dans l’Idéologie allemande. Granel estime que l’énormité des affirmations de Marx
contre Feuerbach est une « forme mytho-polémique » qui recouvre ce qui est proprement
pensé. Lorsque, par exemple, Marx reproche à Feuerbach de concevoir la nature comme une
chose « qui précède l’histoire des hommes », il veut par-là affirmer que cette nature – qui
pour lui n’existerait plus nulle part – n’échapperait pas à la production, parce que « cette
production […] est la base de tout le monde sensible »40.
« Il abolit l’Infini ; il pose le réel, le sensible, le concret, le fini, le particulier ». K. Marx, Manuscrits de 1844,
op. cit., p. 127.
34
« Le positif fondé positivement sur lui-même et reposant positivement sur lui-même ». Ibid., p. 127.
35
G. Granel, L’ontologie marxiste, op. cit., p. 213.
36
Grâce à l’introduction d’une sorte de dogmatique de l’immédiat, qui fonde le philosophique sur ce qui, dans
toute la tradition moderne, était le contraire même du philosophique, c’est-à-dire le concept de « certitude
sensible », se révèlerait, en effet, la génie de Feuerbach.
37
G. Granel, L’ontologie marxiste, op. cit., p. 214. Ce « caractère originaire » que l’on trouve chez Feuerbach
ferait signe vers l’intentionnalité de Husserl : « Il est bien certain que l’intentionnalité husserlienne n’est pas
cantonnée dans la conscience sensible, et que le type d’unité originelle dont elle témoigne entre l’homme et ses
objets englobe aussi les objets « de degré plus élevé » : les « idéalités » de quelque sorte qu’elles soient. Mais il
demeure que le type originel de cette originalité elle-même est l’intentionnalité de la perception (c'est-à-dire de
« l’être sensible » en feuerbachien) et que la recherche phénoménologique de la constitution ultime des
significations idéales se ramène au problème de la temporalité, dont à son tour la constitution ultime consiste
dans le caractère originel du sentir [Ur-empfindung]. Cela revient à dire que l’unité de l’être et de la pensée n’a
lieu, à proprement parler, que sous la forme la plus simple, qui est celle de l’existence de l’homme comme
existence de la nature, et que toutes les identités postérieures découlent de la première et ne peuvent être
comprises que si elles sont reconduites à elle. L’origine n’est pas culture, mais Monde ; et toute culture cultive ce
sol-là. » Ibid., p. 214, note 1.
38
Ibid., p. 215.
39
« Le Monde tient mon âme écarquillée en lui, en lui il me donne un moi-même que je ne puis penser à part, et
dans les choses un séjour antérieur au rapport ». Ibid., pp. 215-216. Et pourtant, cela ne peut être compris qu’à
partir de la notion phénoménologique d’« être-au-monde » [In-der-wellt-sein].
40
K. Marx, L’Idéologie Allemande, Editions sociales, Paris 1976, p. 25.
33
6
Voilà pourquoi Granel peut avancer l’hypothèse selon laquelle « production est, dans
l’ontologie marxiste des années 44/45, le terme qui désigne le sens même de l’être »41. En
effet, lorsqu’il définit la production comme « base de tout le monde sensible », Marx
souligne, en même temps, l’impossibilité de prendre l’homme et la nature comme deux
termes en opposition, dont le travail désignerait seulement le rapport – le présupposé ontologique pour définir la production étant précisément celui qui affirme l’unité essentielle de
l’homme et de la nature. Afin de mieux comprendre en quoi consisterait, au juste, une telle
production, il faut alors revenir à un texte du troisième manuscrit, où Marx introduit le
concept d’Industrie et voir en l’antécédent des développements poursuivis dans L’Idéologie
allemande à propos de la production :
« L’industrie est le rapport historique réel de la nature, […], avec l’homme ; si donc on la saisit
comme une révélation exotérique des forces essentielles de l’homme, on comprend aussi
l’essence humaine de la nature ou l’essence naturelle de l’homme. »42
L’industrie est donc une unité réelle et non pas un rapport abstrait entre deux termes :
un réel capable de révéler les forces essentielles de l’homme que définissent à la fois
« l’essence humaine de la nature » et « l’essence naturelle de l’homme » – tournure de langue
indispensable pour opérer la suspension de leur opposition théorique. Ce qui permet à Marx
d’arriver à une telle définition avec autant de sûreté, est explicité dans le passage suivant :
« On voit comment la solution des oppositions théoriques elles-mêmes n’est possible que d’une
manière pratique, par l’énergie pratique des hommes, et que leur solution n’est donc
aucunement la tâche de la seule connaissance, mais une tâche vitale réelle que la philosophie n’a
pu résoudre parce qu’elle l’a précisément conçue comme une tâche seulement théorique ».43
Ici le réel – sous forme d’une tâche vitale – définit la pratique comme la seule voie
possible pour sortir de la philosophie : on comprend dès lors pourquoi l’Industrie est l’essence
pratique de la production, et pourquoi, en remplaçant le concept encore théorique d’« être
sensible », ce dépassement représente une anticipation littérale des Thèses sur Feuerbach.
C. l’objectivité
Notre dernier pas, pour accéder au cœur du matérialisme de Marx, consiste à viser le
sens ontologique de « l’être comme production ». Cela nous oblige à aborder le thème de
l’objec-tivité, en passant par la notion de « vie générique active».44 Nous ne retiendrons pour
l’heure que cette affirmation de Marx 45:
G. Granel, L’ontologie marxiste, op. cit., p. 221.
K. Marx, Manuscrits de 1844, op. cit., p. 95.
43
Ibid., p. 94.
44
Ibid., pp. 61-65.
45
La page XXV du premier manuscrit – véritable sommet du texte sur le « travail aliéné » – est entièrement
consacrée à cette notion. L’homme y est défini comme être générique parce qu’il fait de son activité vitale
« l’objet de sa volonté et de sa conscience », tandis que l’animal « s’identifie directement avec son activité
vitale ». Dans cette différence, ressort l’essence de l’homme que Marx qualifie par son activité libre et
consciente : voilà pourquoi la vie générique de l’homme n’est rien d’autre que sa vie productive, « la vie
engendrant la vie », « la production pratique d’un monde objectif » : la production n’est donc pas l’activité du
travail qui transforme les matériaux en « produits » industriels, mais bien plutôt cette activité propre à l’homme
qui a pour seul objet le Monde lui-même.
41
42
7
« C’est précisément dans le fait d’élaborer le monde objectif que l’homme commence donc à
faire réellement ses preuves d’être générique. Cette production est sa vie générique active. »46
Mais ce « monde objectif » n’est rien d’autre que le reflet de l’homme lui-même : cet
« être objectif » tel qui est défini dans le troisième manuscrit, et qui permet de comprendre
leur unité essentielle. Or, l’« être-objectif » de Marx désigne, selon Granel, une sorte de
subjectivité « objective » qui – comme positivité positivement fondée – s’installe, très
précisément, sur le sol primitif d’expérience gagnée par Feuerbach. En tant que recherche de
l’objectivité dans une unité réelle que la métaphysique aurait toujours conçu par
représentation, le matérialisme ontologique de Marx chercherait donc à briser le destin de la
raison moderne.
Cependant, cette objectivité qui se manifeste dans la production, n’est possible que
grâce au caractère universel de l’homme générique. En effet, dire que l’homme est un être
générique, c’est dire qu’il reconnaît en lui l’universel, « parce qu’il se comporte vis-à-vis de
lui-même comme vis-à-vis d’un être universel ».47 Si l’universalité de l’homme est donc au
cœur de la définition de l’être générique, alors l’objectivité de la production en serait
foncièrement affectée.48 Or, cette universalité conserve, en tant que « production du réel à
l’objectivité49», le caractère de l’universalité au sens moderne. C’est pourquoi Granel peut
nommer subjectité cette production universelle qui caractérise l’objectivité du jeune Marx, en
la rattachant ainsi à la tradition moderne qui pense le « Monde » comme totalité objective.
TOURNANT : VERS L’ENIGME
Dans ce parcours, apparaît avec évidence l’ambivalence qui caractérise le projet de
Marx dans son rapport avec la philosophie, notamment en ce qui concerne son rapport à la
modernité. Pour le dire autrement, bien que quelque chose échappe à une pure réduction de
l’ontologie marxienne à la métaphysique des modernes, son matérialisme ontologique demeurerait par contre dans le métaphysique en tant que projet de réalité moderne :
« La question qui reste est de savoir comment […] la pensée de la production a pu se reporter
elle-même toute entière sur un simple concept empirique de la production, c’est-à-dire sur
l’industrie au sens économique. »50
C’est là précisément l’énigme qui caractérise, selon Granel, l’enjeu de la pensée de
Marx en son commencement : il faut alors penser le transfert dont il a été question dans son
projet même – cette réalisation du philosophique par un recul en deçà de la philosophie –
comme énigmatique.
Or, à la base de l’identification de la pensée de la production avec le concept empirique
d’Industrie, réside une instance logique qui cherche une « sortie de la philosophie ». Pour
remonter à la source de l’énigme il s’agit alors, d’une part, de revenir sur la question du
dépassement du théorique par la praxis, et d’autre part, de reconnaître la radicalité du geste
initial de Marx, sans pourtant nier qu’un tel geste a pu prendre la forme d’une nouvelle
46
Ibid., p. 62.
Ibid., p. 61.
48
« L’homme produit de façon universelle ». Ibid., p. 63.
49
G. Granel, L’ontologie marxiste, op. cit., p. 226.
50
Ibid., p. 229.
47
8
fondation ontologique. Voici des simples pistes de lecture capables à la fois de poursuivre
l’investigation inaugurée par Gérard Granel51, et de revenir ainsi sur les textes de Marx en
dehors de toute exigence marxiste de rétroaction interprétative.
La première de nos suggestions consiste à reconnaître, dans la première des Thèses sur
Feuerbach, le lieu où se situe la recherche explicite d’une sortie de la philosophie.52 Bien
qu’une telle sortie ait mis Marx – et notamment les marxistes – dans l’embarras, cela ne nous
empêche pas de prendre au sérieux sa tentative. Re-mettre en jeu l’enjeu des Thèses sur
Feuerbach signifie tout d’abord reconnaître que la « sortie de la philosophie » ne passe pas
pour une entrée pure et simple dans la science, mais qu’elle cherche plutôt à suspendre toute
continuité entre science et philosophie, et par là toute hiérarchie entre elles. La mise en abîme
du plan horizontal – où persiste l’opposition entre science et philosophie – produit le vertige
qui rend possible un plan vertical d’investigation : celui qui caractérise au sens le plus propre
le geste de Marx dans son commencement.
La deuxième suggestion consiste alors à remonter à l’origine de ce geste. C’est là
précisément qu’on retrouve la question de l’athéisme et l’idée qu’il est possible de concevoir
un sol primitif d’expérience pour gagner l’immanence. Or, nous sommes maintenant capables
de reconnaître que lorsqu’une nouvelle fondation ontologique s’installe à partir de ce sol
primitif d’expérience, toute sortie de la philosophie se retrouve anéantie soit par un retour
subreptice à la philosophie elle-même, soit par une réduction de ce sol à l’évidence empirique
de la science. Echapper à l’universalité, sans pour autant se retrouver à mesurer des grandeurs
quantitatives, signifie alors entreprendre une sortie de l’ontologie elle-même. Mais le développement d’une telle possibilité, et notamment la façon dont elle peut être accomplie,
dépasse les limites de notre intervention d’aujourd’hui.53
Nous pouvons néanmoins conclure en affirmant que la lutte contre la totalité
philosophique, entreprise par Marx, est le symptôme d’une question logique qui travaille de
l’intérieur toute son œuvre ; et bien que dans son athéisme se trouve être le point de départ
incontournable pour toute tentative de sortir de l’ontologie, le thème de l’immanence demeure
le fil conducteur grâce auquel nous pouvons interpréter son geste. Or, la question est de savoir
s’il est possible de saisir l’immanence indépendamment d’une analytique transcendantale,
sans revenir à une forme étroite d’immanentisme. Tenter de radicaliser la voie d’immanence,
Pour un premier aperçu « du Marx de Granel » – pour ne pas dire « de son non-marxisme » –, cf. A.Tosel,
« Le Marx historial de Gérard Granel », J.-L. Nancy ; E. Rigal (éds), Granel. L’éclat, le combat, l’ouvert, Belin,
Paris 2001, pp. 389- 414.
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Le concept d’« activité sensible(ment) humaine » que Marx cherche à introduire pour dépasser à la fois
l’Idéalisme et le Matérialisme aurait besoin du concept de praxis pour aboutir son propos. Il se trouve, en effet,
qu’au fur et à mesure que l’on progresse dans la lecture, une sorte de passation de pouvoir se produit entre
l’activité [Tätigkeit] et son homologue, la praxis : « Or, la confrontation des deux termes ne fait que désigner,
dans l’activité non abstraite, le tertium quid, manqué aussi bien par l’idéalisme que par le matérialisme,
autrement dit la nécessité d’une sortie de la philosophie ». Voir G. Labica, Les Thèses sur Feuerbach, P.U.F.,
Paris 1987, pp. 29-46.
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Nous renvoyons pour cela au cadre conceptuel esquissé dans Alessandro Trevini Bellini, Matériaux pour un
non-marxisme, Communication affichée au Colloque RePhil II (« Vivre », Université Paris X – Nanterre, 13-14
novembre 2008).
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en évitant l’emprise métaphysique sur le réel, demeure alors une possibilité théorique dont il
faut vérifier la tenue chez Marx, pour en relever le défi.54
Il suffit ici de souligner que lorsqu’on pose le « réel » comme détermination en dernière
instance plutôt que d’en saisir le concept, il se dégage un « possible » logique, qui est aussi
un « possible » éthique. Ainsi comprise l’immanence peut alors se libérer de la totalité philosophique parce que le « réel » est toujours déjà en avance sur la pensée. C’est très précisément
dans cet être en avance que se révèle le Monde, non pas comme totalité objective, mais
comme l’ouverture dans laquelle l’homme vit sa propre existence finie. Toute la question est
là : comment agir notre finitude pour résister à l’infinitisation de la « production pour la
production », pour nous détourner de l’horizon moral du « souverain bien », et libérer ainsi le
possible du bouclage dont il est encore prisonnier.
Alessandro Trevini Bellini
Si la manière par laquelle Marx essaie de décliner l’immanence reste énigmatique, il faut pourtant reconnaître
la singularité de sa démarche lorsqu’elle traverse les clivages qui hantent depuis toujours la gnoséologie
traditionnelle. Le « réel » employé ou cherché par Marx, lorsqu’il se mesure d’une part avec le transcendantal et
le spéculatif, et d’autre part avec le réalisme et l’idéalisme, demande donc à être reconstruit par une généalogie
qui se révèle autant nécessaire que celle « de la Cause et de l’Origine ». C’est là un « chantier ouvert » sur la
possibilité d’un matérialisme formel, qui puise toujours dans la source des pistes ouvertes par Gérard Granel. Cf.
à ce propos, G. Granel, « Lecture du §43 d’Être et temps », Cahiers philosophiques, CNDP, 11, Octobre 2007.
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