Le biographique Quelles sont les approches de la notion d’individu dans les programmes de français et d’histoire de seconde professionnelle ? Les programmes de seconde professionnelle donnent une place importante à l’individu. En lettres, il s’agit d’étudier les notions de personnage et de héros mais aussi de s’intéresser à l’auteur et aux lecteurs. La mise en relation entre personnages de fiction et personnes réelles est explicite : En quoi l’histoire du personnage étudié, ses aventures, son évolution aident-elles le lecteur à se construire ? ou Les valeurs qu’incarne le personnage étudié sont-elles celles de l’auteur, celles d’une époque ? Le programme d’histoire demande de mettre l’accent sur l’importance des individus pour comprendre leur rôle d’acteur. Ainsi, les sujets d’étude sont abordés à travers des situations qui peuvent être centrées sur un homme, un groupe, qui symbolise ce mouvement, cette évolution, cet événement. La distinction entre personnage de fiction et personnage historique n’est pas aussi évidente qu’une première approche peut le laisser penser. Toute biographie, que ce soit celle d’un écrivain ou d’un personnage historique, est une construction, une lecture orientée d’un parcours. Un personnage de fiction se nourrit de la vie de l’auteur et s’inscrit dans un contexte culturel. Les deux approches, littéraire et historique, permettent donc de comprendre la société à travers l’individu. 1- Approche terminologique Le substantif personne, dont est issu le terme personnage, est synonyme d’individu. Le mot latin "persona" désignait un masque de théâtre. Or, en littérature, le terme personnage a d’abord été employé pour qualifier chacune des personnes qui figure dans une œuvre et qui doit être interprétée par un comédien, une comédienne. Par extension, on parle de personnages de poèmes, de romans. Le personnage de littérature est donc un protagoniste. Il peut avoir plusieurs places dans le récit, personnage central ou personnage secondaire. Cette notion de place renvoie alors à une autre définition de personnage : « personne qui joue un rôle social important et en vue ». Le personnage littéraire se définit souvent à mesure qu’avance le récit, à travers son statut social, son caractère (sa "personnalité"), ses goûts, tous les éléments constitutifs du portrait, apportés de manière directe ou indirecte par l’auteur. Cette caractérisation donne un aspect réaliste au personnage de fiction et permet au lecteur de le cerner, de s’identifier à lui ou de le détester. On peut ainsi étudier et classer les personnages, selon des sortes de clichés, des personnages-types. Le personnage historique en littérature est inspiré d’un personnage ayant réellement existé. Objet d’étude ou d’extrapolations, le récit de sa vie ou de ses aventures dans le roman 1 historique peut être très éloigné du personnage réel. Il est issu du réel mais évolue dans une fiction historique. Le personnage historique réel est un homme ou une femme dont l’Histoire a retenu le nom pour son action, sa notoriété, sans considération de valeur ou de mérite. À l’origine demi-dieu de la mythologie antique, le héros désigne, par analogie, un personnage légendaire auquel on prête un courage et des exploits extraordinaires. Au XVIe siècle, est qualifié de héros celui qui se distingue par ses exploits ou son courage dans le domaine des armes. Ce caractère héroïque est conféré, à l’époque moderne, à tout individu digne de l’estime publique par sa force de caractère, son génie ou son dévouement à une cause, à une œuvre. Ce n’est qu’au XVIIe siècle que le terme héros devient synonyme de personnage principal d’une œuvre de fiction. Cet emploi ne sous-tend donc pas de caractère exceptionnel ni même exemplaire. La notion de héros n’a pas de spécificité propre en histoire. Si certains personnages historiques peuvent être qualifiés de héros, il semble que cette qualité soit plutôt attribuée à des groupes d’hommes en vertu de leurs faits d’armes : les soldats de la Grande guerre, les résistants… À titre individuel, le personnage historique dont l’action a entraîné l’admiration et dont l’Histoire a gardé le nom, a souvent été qualifié de Grand homme. 2- La notion d’individu dans le cours de français Certaines des connaissances (le héros romantique, le héros réaliste et le personnage de roman) que les élèves doivent acquérir au cours de leur formation en seconde professionnelle demandent à l’enseignant d’aborder l’histoire littéraire, sans qu’elle ne soit pour autant considérée comme une finalité. L’histoire littéraire, mais aussi l’histoire culturelle, doivent permettre de donner du sens à un texte Il s’agit d’étudier des œuvres littéraires en s’attachant à leur compréhension plutôt qu’en les réduisant à des supports pour la mise en place d’outils d’analyse du discours. Ainsi, l’histoire littéraire, mais aussi l’histoire culturelle, doivent permettre de donner du sens à un texte : ce ne sont que des outils de lecture. Mais ce sens doit aussi être compris dans le milieu qui l’a produit et reçu ; la question « Les valeurs qu’incarne le personnage étudié sont-elles celles de l’auteur, celles d’une époque ? » suppose des connaissances d’histoire et d’évolution culturelle. Un roman, un héros, ne peuvent s’étudier de manière totalement intemporelle. Ainsi, l’approche de l’histoire littéraire, tout comme celle de la biographie de l’auteur, pose un problème de méthode et de place. Il s’agit de parvenir à les rattacher à l’explication du texte. C’est pourquoi il semble difficile d’imaginer une méthode-type. L’approche historique est une des manières de faire acquérir la capacité « Comprendre en quoi le personnage porte le projet de son auteur » Ces approches de l’histoire littéraire doivent différer selon les séquences (et leurs problématiques) et ne peuvent y figurer systématiquement en une même place. La connaissance du mouvement littéraire peut ainsi être apportée par l’enseignant avant ou après la lecture ou peut être construite pendant la lecture. Elle peut aussi dans certains cas, avec un minimum d’informations apportées par l’enseignant, servir de 2 problématique à une séance. Si l’on connaît les écueils de la présentation de la vie de l’auteur en ouverture de l’étude d’une œuvre ou d’un texte, il ne faut cependant peut-être pas rejeter systématiquement cette pratique. Ainsi, partir de la vie de l’auteur (et présenter les liens qu’il entretient avec son époque) peut permettre d’aborder l’époque de la parution et donc de la placer dans son contexte historique, politique, philosophique, social ou encore artistique. Cette approche historique est une des manières de faire acquérir la capacité Comprendre en quoi le personnage porte le projet de son auteur. La connaissance de la vie d’Alfred de Musset apporte ainsi des éclairages essentiels à la lecture de Lorenzaccio. Ce parti pris est aussi une manière d’incarner le texte et de le rapprocher des élèves. Le romantisme s’incarne dans son héros Pour illustrer un autre type d’approche, prenons l’exemple de l’étude du personnage romantique. Il s’agit d’aborder le romantisme à travers ses personnages afin que les élèves puissent d’eux-mêmes tirer le bilan d’un mouvement à travers l’étude d’extraits représentatifs. Ainsi, plutôt que d’ouvrir une séquence sur le héros romantique par un point notionnel abstrait, il parait plus intéressant de partir de l’œuvre. On peut par exemple proposer un groupement de textes articulé autour du personnage romantique et axer dans un premier temps les entrées de lecture autour de l’individu afin de faire ressortir les points communs entre ces héros littéraires du début du XIXe siècle et d’en tenter un ou des portraits. En effet, le romantisme s’incarne dans son héros : un être sensible dont le désœuvrement se traduit par une vie de bohême et d’abus mais aussi un être animé par un idéal social, une volonté de lutter contre les injustices, de libérer le peuple. Le questionnement aboutira à constater l’ancrage du personnage romantique dans sa société et son combat pour de nouvelles valeurs. Il sera alors possible à l’enseignant d’apporter (magistralement ou à partir de textes et documents historiques) un éclairage historico-politique qui permettra de mieux comprendre les luttes et les valeurs des personnages étudiés. La séance suivante peut porter sur une étude de la caractérisation dans le roman romantique et l’implication du narrateur. À partir de ces deux entrées, les élèves pourront écrire un paragraphe présentant les grands axes du romantisme littéraire et les caractéristiques du personnage romantique. L’activité d’écriture peut également être fictionnelle : écrire un portrait de personnage incarnant le romantisme jusqu’à la caricature par exemple. Pour conclure la séquence, il parait intéressant d’élargir la présentation du romantisme et d’en dresser une présentation culturelle. Armés d’outils d’analyse, les élèves peuvent étudier en groupes de travail d’autres représentations du romantisme à travers des tableaux, des extraits de pièces de théâtre et de poèmes. Il s’agira d’en dégager les thématiques essentielles et de comprendre en quoi ils s’inscrivent dans le courant romantique. Pour compléter cette présentation, et pour que les élèves perçoivent l’étendue des domaines du courant romantique, une découverte de quelques compositeurs peut être envisagée. On peut d’ailleurs aussi imaginer ouvrir la séquence par cette écoute ; demander aux élèves d’écrire quelques phrases sur les images et les sentiments qu’elle leur évoque et de revenir sur ces premières impressions en fin de séquence. 3 Le personnage de roman porte les préoccupations d’une société à un instant donné Aborder la notion de personnage de roman et son évolution permet de couvrir un large champ littéraire en proposant l’étude de textes patrimoniaux mais aussi la découverte d’auteurs contemporains. Le personnage est longtemps demeuré l’élément central du roman, le moteur de la fiction, sans pour autant garder les mêmes caractères. Le personnage se modifie au rythme de l’évolution de la forme du roman et des projets de leurs auteurs. Il incarne d’abord des idéaux de sa communauté puis des figures plus singulières. Dans le même temps, il passe d’une certaine forme d’abstraction à une caractérisation réaliste. Souvent méconnu en raison de l’accent mis sur le combat d’idées, le roman des Lumières est pourtant quantitativement très important. Il touche un public de plus en plus large et subit la censure car on lui reproche son immoralité. En effet, le roman du XVIIIe, qui ne s’adresse plus uniquement aux élites, offre quelque chose de nouveau aux lecteurs : l’identification. Le personnage remplace le héros ; il incarne l’homme avec toutes ses faiblesses, ses doutes, et est ancré dans la société moderne. Le personnage, aux origines souvent modestes, illustre une volonté et une possibilité d’ascension sociale. Le personnage du XVIIIe est donc un témoin du passage de l’Ancien régime au monde moderne. À cette même époque, le roman d’éducation fait évoluer le personnage au fil de ses initiations. Il ne s’agit plus uniquement d’un trajet de personnage à travers la société (le personnage parvenu) mais de son trajet personnel. Le XIXe siècle s’attache particulièrement à ce roman du présent. Plus que le récit, c’est le personnage, l’individu, qui est au centre du roman comme en attestent les titres éponymes : Madame Bovary, Boule de Suif, Eugénie Grandet… Les romans réalistes et naturalistes racontent des vies, souvent inscrites dans une généalogie. Ce sont bien des vies d’hommes et de femmes de leur siècle, toute leur identité en témoigne : leur patronyme (Étienne Lantier, Gervaise Macquart), leur langue (le sociolecte). Ainsi, le narrateur de Germinal utilise le même niveau de langue, le même argot, que les personnages. Le retour du personnage d’un roman à l’autre (le personnage reparaissant) participe à cette impression de réel ; le personnage existe puisque son existence ne s’arrête pas à la fin d’une œuvre. L’évolution essentielle du début du e XX siècle, influencée par la naissance des sciences humaines, tient surtout en la caractérisation du personnage et au choix du point de vue. Pour laisser plus de place à l’interprétation du lecteur, mais aussi plus de liberté au personnage et ne pas le figer dans un destin écrit par son créateur, les romanciers abandonnent le narrateur omniscient et introduisent le "monologue intérieur". Parallèlement, les caractéristiques externes du personnage sont très souvent réduites à un strict minimum. Dans les années 1960 le Nouveau roman choisit de supprimer le héros pour des personnages médiocres ou insignifiants. Si le personnage est aussi central dans les romans des XVIIIe et XIXe siècles, c’est le résultat de l’évolution de la société, de la naissance de l’individualisme. C’est pourquoi selon Alain Robbe-Grillet, le roman de personnages disparait au XXe siècle. Le personnage n’est pas maître de ses actions, il est déterminé par son inconscient et son origine socioéconomique. Il existe des concordances historiques entre formes romanesques et types de société. L’objectif du Nouveau roman est donc de replacer le roman dans 4 la réalité du monde moderne. Si le personnage semble reprendre sa place dans le roman réaliste contemporain, il présente cependant des caractéristiques communes avec le personnage du Nouveau roman. On retrouve une forme d’effacement, la mort de l’individu qui n’est plus vraiment en lutte contre la société mais en lutte contre lui-même. Le héros est confronté à sa « transparence », sa solitude, au vide social et existentiel, et ne sait que faire de sa liberté. Dans les années 70-80 deux nouvelles conceptions du personnage s’affrontent : les personnages fantaisistes, décalés d’une littérature narrative et les personnages issus de personnes réelles des récits de filiation. On constate que la littérature s’inquiète du passé historique et introduit les traumatismes du XXe siècle dans l’héritage de ses personnages. Cependant, ces récits de filiation demeurent des romans et ne peuvent être qualifiés de récits puisque la part de la fiction reste présente. Ce mélange entre fiction et réalité se retrouve dans les "fictions biographiques" qui restituent des moments dans la vie de personnages célèbres, peintres, écrivains, musiciens. Enfin, dernier exemple de personnage réel intégré à la littérature, le protagoniste de fait divers qui permet lui aussi aux romanciers contemporains de partager leurs interrogations et inquiétudes concernant la société. aventures, son évolution aident-elles le lecteur à se construire ? » Ainsi, quels que soient son statut, sa fonction, le personnage de roman porte les préoccupations d’une société à un instant donné. Le personnage de roman ne peut être considéré seul ; il est au cœur d’une relation avec l’auteur et le lecteur. Si l’on considère que l’approche historique est aussi un moyen d’éclairer le présent à la lumière du passé, on peut alors amorcer une réponse à la question posée : « En quoi l’histoire du personnage étudié, ses 3- La notion d’individu dans le cours d’histoire Les connaissances liées au champ linguistique peuvent aider à la compréhension de l’évolution de la forme et du rôle du personnage de roman Il semble donc envisageable de travailler la notion de personnage à travers un groupement de textes qui soulignerait comment on est passé du héros au personnage, un personnage transformé par ses aventures mais aussi ses interrogations. Les connaissances liées au champ linguistique de l’objet d’étude peuvent dans ce cas véritablement aider à la compréhension de l’évolution de la forme et du rôle du personnage de roman. Ainsi, si les procédés de la désignation et de la caractérisation ont déjà été étudiés dans une séquence sur le personnage réaliste ou romantique, un questionnement soulignant leur présence et leur absence permet d’aller vers la compréhension de l’évolution du personnage proposée en problématique de séquence. De même, l’énonciation dans le récit, et notamment l’utilisation des points de vue, peut être présentée comme relevant de choix d’auteurs correspondant à une époque, une époque littéraire, intimement liée à son contexte historico-sociétal. Alors que dans les librairies non spécialisées les livres d’histoire des rayons du même nom accordent de plus en plus de place aux biographies historiques, il y aurait comme un risque à valoriser l’utilisation de la biographie pour l’enseignement de l’histoire : celui de réduire l’histoire à la petite histoire, au petit roman familial. 5 Ne pas s'enfermer dans la vision anecdotique de l'histoire On trouve sous le terme de "biographie" des ouvrages de qualités inégales. Il en existe de très sérieuses issues de recherches universitaires. Le genre biographique a ainsi été "réhabilité" par certains historiens des Annales : Georges Duby a retracé la vie de Guillaume le Maréchal, un chevalier du Moyen-Âge ; Jacques Le Goff a consacré, quant à lui, une étude à Saint Louis. D’autres, de types plus populaires et journalistiques, ont moins d’intérêt historique. Cette distinction faite, il est alors possible de faire une remarque sur nos pratiques en classe : il n’est quasiment jamais question de biographies au sens strict, c'est-à-dire d’ouvrages d’histoire scientifiques de plusieurs centaines de pages. Il s’agit plutôt de "notices biographiques" à usage pédagogique auxquelles les manuels ne consacrent jamais plus de deux pages, quand il ne s’agit pas d’un encart de quatre lignes. Or, c’est précisément cet usage des notices biographiques en classe qui entretient ou reproduit une vision anecdotique de l’Histoire de la part de nos élèves (« Ah ! si Hitler n’avait pas échoué aux Beaux-Arts ! »). Ainsi la question se pose de savoir comment étudier en classe des éléments biographiques de façon pertinente. C'està-dire comment utiliser la biographie comme outil pour faire de l’histoire. Pour ceux qui font usage de la biographie, il y a effectivement de nombreux écueils à éviter. Le premier à proscrire est celui de penser que nous faisons réellement de la biographie en classe alors que nous demandons tout simplement à nos élèves de rédiger quelques lignes de la vie d’un homme et plus rarement d'une femme célèbre, exercice appelé pompeusement "biographie". Pour cet exercice standard, nos élèves ne font que recopier un dictionnaire, une encyclopédie ou imprimer une page Internet, activités préalables qui ont leur intérêt pourvu qu'elles débouchent sur une réflexion, une problématisation. Il s’agit de savoir comment représenter la vie d’une personne en quelques phrases sans tomber dans le piège de l’anecdotique ou de la "psychologisation". En effet, quand il est question de biographie, le danger de l’anecdote est important. Il s’agit souvent, dans les "notices" biographiques, y compris celles écrites par les élèves, de faire passer le spectaculaire c'est-à-dire l’anecdotique avant l’essentiel en négligeant en outre la prise en compte du temps long. La question des grands hommes Ce risque est aussi celui d’entretenir l’illusion selon laquelle ce sont les grands hommes qui font l’Histoire. Le grand homme pourrait être défini par l’acceptation collective de son caractère extraordinaire, qui le place au dessus de la mêlée. La conséquence de cette conception largement véhiculée par nos élèves est que l’on a besoin d’un "sauveur" comme la figure du général de Gaulle pour libérer la France alors qu’il ne résume pas à lui seul toute la Résistance. C’est un grand homme parce qu’il représentait une force sociale dans la société de ce temps et de ce pays-là. En effet, les grands hommes n’agissent pas sous l’impulsion d’une conscience étrangère à tout mouvement de la société dans son ensemble. Ils n’ont même pas une conscience nécessairement adéquate de leurs actes, ou plutôt l’action de l’homme dépasse largement la conscience qu’il en a. Ainsi l’exprime Hegel dans La Raison dans l'Histoire (1830) : « C’est leur bien propre que peuples et individus cherchent et 6 obtiennent dans leur agissante vitalité, mais en même temps ils sont les moyens et les instruments d’une chose plus élevée, plus vaste, qu’ils ignorent et accomplissent inconsciemment ». On le voit, l’enseignant ne saurait recourir à la biographie sans réfléchir à la conception de l’Histoire qu’il pourrait véhiculer inconsciemment. Même si la pratique de la biographie en classe recèle bien des dangers, il se pourrait de manière toute paradoxale que l’étude de la biographie historique en cours d’histoire permette justement d’échapper à l’ensemble de ces écueils. Les parcours individuels ne prennent sens que relativement à l' Histoire En effet, certaines biographies sont de réels travaux de recherche en histoire. Dans ces ouvrages, nous distinguons des personnages historiques qui ne sont pas des sujets tout puissants de l’Histoire ou des acteurs qui font l’Histoire en toute conscience, mais bien des acteurs historiques qui sont agis, déterminés également par l’Histoire. Ils sont d’une époque et leurs parcours individuels ne prennent sens que relativement à cette Histoire. Prenons l’exemple des nombreux travaux de Ian Kershaw sur Hitler. Cette biographie n’a pas pour objectif de connaître l'homme Hitler, mais bien de comprendre comment Hitler a été possible. Comme l’écrit Isabelle Debilly à propos de cette biographie « le grand intérêt de cet ouvrage consiste, non seulement dans la reconstitution minutieuse de la vie de Hitler, mais dans la description des forces qui traversent la société allemande depuis le XIXe siècle et l'Allemagne de Weimar. Ainsi Ian Kershaw montre que l'accession de ce "dilettante" au pouvoir n'est pas due au « triomphe de la volonté », comme l'indique la propagande nazie, mais bien à une série de circonstances politiques qui finit par permettre à Hitler d'incarner ces différentes forces qui traversent la société allemande ». Pour ce faire, il faut s'intéresser à la "personnalité sociale" du personnage, concept de Walter Benjamin, car « étudier Hitler, c'est mettre à jour les interactions entre l'individu et son époque, la société, l'histoire, les avatars politiques et économiques de la période, la culture propre à une nation aussi particulière que l'Allemagne, en se gardant d'exagérer le rôle joué par chacune de ses composantes fondamentales. » De manière rapide, suivant en cela le travail de Sven Lindqvist, on peut affirmer que Hitler n’est pas possible sans le racisme d’état véhiculé par le colonialisme, sans la propagande raciste du XIXe siècle, sans la théorie de l’espace vital ni sans la modernité d’un appareil politique, administratif secondée par une machine industrielle et technique. Le personnage peut être le point crucial à partir duquel une société, un événement, une période sont reconstitués En outre, pour revenir sur un des dangers qui guette l’étude de la biographie, à savoir le problème de la concordance des temps historiques, d’une manière dialectique on peut penser que l’histoire individuelle et l’histoire longue se nourrissent réciproquement. L’historien Jacques Le Goff insiste sur le temps d’une vie individuelle comme « durée significative pour l’histoire » et invite plus généralement à chercher des « durées pertinentes en histoire », « qui permettent non seulement d’observer un phénomène » mais aussi de voir « une grande partie de l’évolution historique ». Ainsi, le personnage peut être le point crucial à partir duquel une société, un événement, une période sont reconstitués. 7 Représentatif d’un groupe ou d’une situation en un lieu et une époque donnée, il l’éclaire. Faire l’étude d’un personnage historique peut être une bonne entrée pour lancer une séquence, cela permet de poser les jalons d’une contextualisation et d’une problématique à la séquence. Ainsi, la biographie est un axe de travail dans le cours d’histoire. Et, il ne faudra pas s’enfermer, avec les élèves, dans l’anecdote mais bien rechercher et trouver ce qui fait sens. Pour autant, il serait vain d’opposer individu et société, comme si la société pouvait se passer d’être constituée par les individus, et les individus se dispenser de se réaliser par et dans une société. De fait, l’individu est aussi acteur de l’Histoire. Cet aspect est fondamental dans l’approche qu’en ont les nouveaux programmes d’histoire-géographie : « les situations permettent de mettre l’accent sur l’importance des individus, non pour étudier leur biographie, mais pour mieux comprendre le rôle des acteurs. ». La micro-histoire À cette étape de la réflexion, nous devons nous interroger sur la notion même de personnage historique, c'est-àdire sur le choix porté par l’historien de faire la biographie d’un homme. Pourquoi étudier la vie d’hommes célèbres et non celles d’hommes « infâmes » comme se plaît à le faire Michel Foucault ? Dans quelle mesure, l’étude de gens simples ne permettrait pas d’appréhender également une période historique ? Dans le Fromage et les Vers publié en 1976, Carlo Ginzburg – qui pense que « L’histoire est une fiction qui peut être prouvée » - a décrit l’univers d’un meunier au XVIe siècle. Vingt ans après, Alain Corbin a reconstruit le monde d’un sabotier normand au XIXe siècle dans Le Monde retrouvé de Louis-François Pinagot. Louis-François Pinagot, sabotier de la Basse-Frêne dans l’Orne, qui vécut entre 1798 et 1876, symbolise la masse des paysans et des artisans qui peuplent le monde rural français du siècle dernier. Ici, l’attention est portée sur un individu commun, n’ayant laissé aucune trace particulière ou originale. Il s’agit, pour Alain Corbin, de rassembler les traces et indices ordinaires laissés par tout un chacun et de le pister dans toutes les sources disponibles afin de reconstruire autant qu’il se pouvait le « parcours » de son existence infime. Ces historiens de la micro-histoire comme Ginzburg ou Corbin, par l’étude monographique d’individus, ne rompent pas avec la démarche de l’école des Annales puisque ces gens modestes sont les témoins d’une société et d’un mode de vie. 4- Le transfert de compétences et de connaissances dans le cadre d’activités de lecture et d’écriture L’étude des acteurs de l’Histoire implique une approche biographique de ces hommes et femmes. Dans un article intitulé L’illusion biographique, le sociologue Pierre Bourdieu a montré que tout récit de vie, qui apparaît à première lecture comme une relation objective des événements marquants de la vie d’une personne, était une construction « qui décrit la vie comme un chemin, une route, une carrière, avec ses carrefours (Hercule entre le vice et la vertu), ou comme un cheminement, c'est-à-dire un trajet, une course, un cursus, un passage, un voyage, un parcours orienté, un déplacement linéaire, unidirectionnel (la "mobilité"), comportant un commencement ("un début dans la vie"), des étapes, et une fin, au double sens, de terme et de 8 but (« il fera son chemin » signifie il réussira, il fera une belle carrière), une fin de l'histoire. » Chacun sait qu’une vie individuelle n’a pas cette cohérence de chaque instant, cette logique imparable. Tout récit de vie est un choix effectué parmi une multiplicité d’événements Tout récit de vie est un choix effectué parmi une multiplicité d’événements en fonction de ce que l’on sait du parcours ultérieur de la personne, du sens qu’on veut lui donner. À titre d’exemple, le fait d’avoir écrit des poèmes dans la pré-adolescence ne sera pas retenu comme un des événements essentiels de la vie d’un champion de Formule 1 ; la même anecdote sera en revanche jugée révélatrice s’il s’agit de retracer la biographie d’un écrivain. Une activité autour de la biographie en histoire Les situations proposées dans le programme d’Histoire propose des axes de lecture des biographies des personnages historiques : Erasme et l’Europe, Christophe Colomb et la découverte de l’Amérique, James Cook et l’exploration du Pacifique, Diderot à la cour de Russie… Ces entrées qui ont pour objectif de montrer comment un personnage historique s’inscrit dans une Époque dans laquelle il agit, sont aussi l’occasion d’élargir la réflexion au fait que toute biographie s’inscrit dans un projet, qu’elle est par nature la lecture problématisée d’une vie. Dans le cadre du sujet d’étude Humanisme et Renaissance, le professeur peut ainsi présenter aux élèves deux biographies du personnage choisi parmi les situations proposées. Par exemple, il leur fournit une biographie d’Erasme qu’il aura établie et une biographie exhaustive issue d’une encyclopédie en ligne. Le travail consiste à comparer les deux documents, à réfléchir en quoi la première biographie répond aux orientations du sujet d’étude puis à barrer dans la seconde tout ce qui ne va pas dans ce sens. Dans un deuxième temps, les élèves, qui auront acquis les connaissances historiques, écrivent la biographie d’un autre personnage (De Vinci, Rabelais...) en privilégiant les éléments montrant que cet homme incarne les valeurs et interrogations de l’humanisme. La remédiation collective aura pour but d’éliminer les éléments superflus, d’établir une biographie qui pourra servir éventuellement de lancement à l’étude d’une deuxième situation. Cette nouvelle compétence peut aussi être réinvestie dans l’objet d’étude suivant, avec l’écriture de la biographie de Christophe Colomb par exemple. De telles démarches permettent en outre d’éviter le copié-collé de recherches documentaires à quoi se réduit trop souvent une recherche biographique. Des propositions d’activités autour de la biographie en français En français, une activité peut facilement amener à prendre conscience que toute biographie opère par sélection d’événements : à partir d’une même biographie d’écrivain, les élèves doivent individuellement retenir cinq dates. Un échange oral permet ensuite à chacun de justifier ses choix et de faire apparaître la relativité de toute lecture biographique qui n’est pas aussi objective qu’une première approche peut le laisser penser. L’encyclopédie Wikipedia propose une structure type pour rédiger la biographie d'une personnalité : http://fr.wikipedia.org/wiki/Wikip%C3%A9di a:Mod%C3%A8les_de_page/Biographie 9 Cette grille, qui doit être interrogée, peut servir de plan pour l’établissement d’une biographie par la classe. Comme toute biographie, celle d’un artiste est une construction qui obéit à des codes particuliers, qui s’inscrit dans des passages obligés : la vocation précoce, les débuts difficiles, l’œuvre qui apporte la gloire, la chute et la renaissance… Il est donc possible d’aborder en classe la biographie d’un écrivain à travers les stéréotypes. À partir d’un corpus de biographies d’écrivains issues de manuels scolaires, les élèves peuvent relever des constantes et prendre conscience du fait que la biographie est aussi une construction. Philippe Lejeune, le Groupe µ ou Raphaël Pividal ont dégagé des noyaux répétitifs se trouvant dans toute biographie qui peuvent servir de grilles de lecture. Pividal Naissance Etudes Mariages Succès Echecs Mort Lejeune La légende familiale Le récit de vocation L’exemple L’apologie La petite histoire (sacralisation du moindre détail) Groupe µ Origines Vocation Les exploits La réussite Usage de la réussite Ce travail peut être élargi à une réflexion sur le caractère mythique de nombre de biographies d’artistes : l’artiste maudit, le génie visionnaire (le mythe Rimbaud peut justifier à lui seul une séquence), l’artiste bohême… L’entrée dans la biographie par les stéréotypes permet de concilier apport de connaissance et exercice de l’esprit critique. Pour faire prendre conscience du caractère orienté des choix opérés dans une biographie, de sa dimension téléologique, on pourra partir d’une chronologie développée de la vie de Rimbaud : un groupe d’élèves y prélèvera les événements qui permettent de présenter la vie d’un génie précoce ; un autre ceux mettant l’accent sur l’artiste maudit. Le même exercice peut être effectué à partir de la biographie de Van Gogh (artiste maudit/peintre reconnu) par exemple. Si la biographie d’un écrivain peut apporter un éclairage utile à la compréhension d’un texte, elle peut aussi appauvrir la lecture en imposant trop simplement un sens univoque. Il est ainsi caricatural de réduire Le Dormeur du val de Rimbaud à un croquis sur le vif de Rimbaud découvrant le cadavre d’un soldat lors d’une de ses errances sur fond de guerre de 1870. Tout père connaissant la douleur de perdre un enfant n’écrit pas Demain dès l’aube… Pour utiliser la biographie à sa juste place – celle d’un éclairage parmi d’autres sur un texte qui a par ailleurs une portée universelle -, il est possible d’opter pour un travail par approches successives d’un même texte avec des outils d’analyse différents. Un même poème peut ainsi être lu en s’attachant à son respect ou son écart par rapport aux formes traditionnelles, dans le contexte d’un mouvement littéraire, dans la spécificité de sa langue puis en tenant compte de la biographie de son auteur. Loin d’appauvrir la lecture, la biographie apparaît alors comme un éclairage particulier du texte dont elle n’épuise pas l’interprétation. Une proposition d’activité d’écriture bivalente « Imaginez un personnage qui aurait vécu au XVIe siècle : un navigateur, 10 un artiste (peintre, écrivain, philosophe), un scientifique. Dans un premier temps, vous en dressez un portrait (en utilisant le lexique et les procédés de caractérisation et de désignation étudiés en cours de français). La deuxième partie de votre texte doit être biographique : vous racontez sa vie en privilégiant les éléments qui montrent que votre personnage (fictif) est bien le témoin et l’acteur d’une époque marquée par de nouvelles préoccupations et interrogations (celles de la Renaissance et du courant humaniste étudiées en cours d’Histoire). » Ce sujet permet de réinvestir des compétences et connaissances acquises précédemment : le lexique du portrait et les procédés de la caractérisation et de la désignation en français, les mouvements des XVe et XVIe siècles en histoire, et la construction d’une biographie. Pour alléger la difficulté de cette activité, on peut envisager un travail en groupes avec le support des classeurs et manuels. Cela permet aussi de s’assurer de la compréhension des notions et orientations et de l’acquisition de compétences qui pourraient être masquées par un objectif de validation de connaissances. Pour aller dans ce sens et pour s’assurer de la dimension formative de cette activité, il semble nécessaire d’en établir la grille d’évaluation (en français et en histoire) avec les élèves. Une proposition d’activité autour de la notion de "héros" en français et en histoire Le site de la Bibliothèque Nationale de France propose un important dossier autour du héros conçu à l’occasion de l’exposition Héros, d’Achille à Zidane qu’elle a réalisée en 2007/2008 : http://classes.bnf.fr/heros/pedago/01.htm La rubrique « L’exposition » propose deux diaporamas : Le modèle héroïque (http://classes.bnf.fr/heros/expo/salle1/ind ex.htm) s’interroge sur la continuité du modèle héroïque de l’Antiquité à nos jours tandis que La Fabrique des héros (http://classes.bnf.fr/heros/expo/salle2/ind ex.htm) en souligne les évolutions. Ces deux supports peuvent servir à introduire une séquence autour des figures héroïques actuelles qui nourrissent notre imaginaire. Le site développe plusieurs entrées pour aborder le modèle héroïque : le héros aristocratique, le héros national, le héros mondialisé, les héroïnes et les héros de demain. En seconde professionnelle, l’accent pourrait être mis sur le héros mondialisé. Un diaporama (http://classes.bnf.fr/heros/it/14/01.htm) permet de mettre en évidence la diversité de ces héros mondialisés, réels ou fictionnels, de Che Guevara à l’Abbé Pierre, Maurice Herzog, James Bond, Superman ou Zidane. Un premier travail pourrait consister à définir les caractéristiques communes à tous ces héros à l’aide d’une grille de lecture élaborée collectivement (le professeur pourra s’aider des entrées proposées en page 6 de cette fiche pédagogique : http://classes.bnf.fr/heros/pedago/heros_3. pdf). Une deuxième activité s’attacherait à dégager des typologies en regroupant des héros évoqués dans le diaporama : le héros messianique, le héros humanitaire, le héros aventurier, le super-héros… Les élèves répartis en groupe approfondiraient ensuite leurs analyses à l’aide de textes détaillant les grands types de héros mondialisés (http://classes.bnf.fr/heros/arret/04_6.htm) dans une activité de lecture documentaire. Un dernier temps, qui pourrait prendre la forme d’une évaluation, serait réservé à un échange autour de ceux que les élèves considèrent comme des héros : dans quelles catégories entrent-ils ? Comment caractériser leur héroïsme ? 11 Au terme de cette réflexion, il nous semble que le Panthéon, monument dédié à la fin du XVIIIe siècle au culte des grands hommes (sur son fronton est inscrit : « Aux grands hommes, La patrie reconnaissante »), symbolise la complexité des enjeux de la notion d’individu en français et en histoire. Les grands hommes panthéonisés sont des militaires, des hommes politiques, des savants, des écrivains, des philosophes. Ils ont bien tous en commun de s’être investis pour contribuer au progrès de la société. Le Panthéon est également révélateur d’une autre conception du grand homme que nous n’avons pas abordée. Seule une femme, Marie Curie, est inhumée à titre personnel au Panthéon. Cécile Lamourette Anne-Lise Melquiond GRP La bivalence en Lycée Professionnel Académie de Rouen - juin 2009 12