Christina Gautheron-Boutchatsky (Groupe de Recherche et d’Échange en didactique des langues et des cultures, INALCO Paris) et Marie-Christine Kok Escalle (Université d’Utrecht) PUBLICITE ET VALORISATION IDENTITAIRE AU SEIN DE LA MONDIALISATION : UNE ILLUSION A-CULTURELLE ? « Du fait de la mondialisation se confrontent différents systèmes de signes et de formes », certes ; mais on peut se poser la question de savoir si, parmi « les médias, la publicité construit des systèmes d’intelligibilité globale du monde et de ses significations », comme l’affirme le texte accompagnant l’appel à communications pour ce congrès. Un système d’intelligibilité du monde est un système culturel ; on peut donc se demander ce qui se passe entre un système d’intelligibilité globale construit par la publicité, d’une part, et les systèmes culturels préexistants réels dans lesquels elle se développe, d’autre part. Quels sont les points communs entre le système mis en place par l’image publicitaire à prétention mondiale et les systèmes culturels ? D’un corpus élaboré pour un travail antérieur, en 2000, dans le cadre d’un projet européen1, nous avons retenu six images publicitaires, issues de trois pays (Autriche, France, Pays-Bas); comportant peu ou pas de texte, elles représentent des figures humaines, apparemment fortement connotées par des caractères d’identité culturelle. L’analyse de ces publicités révèle que la complexité d’un système culturel y est utilisée dans toutes ses dimensions : les fonctions de celui-ci sont mises au service d’un faire persuasif, celui que diffuse l’émetteur du message. La confrontation entre la culture globale marketing, - le faire de la mondialisation – et les cultures existantes est soit figurée, dans le sens où elle est mise en scène dans l’image, soit implicite dans le sens où une particularité culturelle s’affiche comme explicitement différente. Cette confrontation prend la forme d’une opposition radicale qui conduit au rejet de l’un ou de l’autre pôle, ou d’une opposition partielle qui conduit à des compromis. Nous avons dégagé trois isotopies autour desquelles s’articule cette confrontation : une isotopie identitaire qui articule la relation entre l’identité individuelle et l’identité collective, groupale ou communautaire ; une isotopie différentielle permet de rendre compte du traitement des différences culturelles ; enfin sur une isotopie temporelle se module l’insertion dans le temps. IDENTITE INDIVIDUELLE ET IDENTITE COLLECTIVE : UNE HISTOIRE INDIVIDUELLE ET GROUPALE Les récits proposés par ces images publicitaires mettent des identités en situation et les inscrivent dans un rapport de l’un au collectif. Selon le récit proposé, ce rapport est un rapport de soumission, d’opposition ou d’insertion. Un rapport de soumission ou de prédation Trois images inscrivent l’identité individuelle dans un rapport de soumission à une unique identité collective marketing allant même jusqu’à la prédation d’identités Cf. « Représentations du concept d’altérité dans la publicité et médiation culturelle » in Zarate, G. et alii, Médiation culturelle et didactique des langues, Conseil de l’Europe CELV 2003, pp. 168-173. 1 1 collectives réelles pour en offrir une. Que l’on ait une identité sérielle affichée avec Fa2 ou une identité à la carte, virtuelle dans Cerruti3, bricolée avec tout comme dans KRO4, on a deux faces du même processus. « Fa Spirit of freshness », un gel douche, fédère des femmes dont les corps nus sont transformés en objets désirables, sont présentés comme offerts aux fantasmes des hommes, sont réifiés ... presque à vendre en association avec un produit : une exhibition quasi totale car seule une partie des seins est cachée par une main ou un bras. L’identité est donc celle d’une appartenance à une série, un mode d’existence. Dans Cerruti Image, un parfum, les femmes sont associées dans leur rapport existentiel caractérisé par une possession d’objet et une inférence dans le temps « Maintenant les femmes ont leur parfum ». Cette légende est un discours performatif qui inscrit la femme dans une identité collective. Cette identité est à la fois collective mais indifférenciée, car « les femmes » ne forment pas un système culturel, et atomisée : chacune a son rêve identitaire. Dans KRO, radio-télévision catholique néerlandaise, la femme trône et affiche une identité patchwork, résultat de prédations : l’identité individuelle mais à prétention universelle est fabriquée à partir de fragments de cultures existantes prélevés pour composer librement une identité, sans avoir à se limiter. Dans l’immédiateté et la jouissance on peut être tout à la fois, sans avoir à payer le prix de l’affiliation, de l’apprentissage, de la dette envers les générations précédentes qui ont transmis chaque culture. Ce tout hétéroclite appelle à un partage sentimental : « het gevoel dat je wilt delen », c’est-à-dire le sentiment, l’émotion que l’on a envie de partager. Un rapport d’opposition Le récit déroulé par Cerruti pose un rapport d’opposition constructive entre l’un et le collectif qui crée une identité conflictuelle mais de compromis dans la mesure où il y a présence du réel mais sans trace d’héritage, pas d’affiliation ni d’ancrage. Dans l’image s’oppose l’unique à la série. Le flacon sert de médiateur, de sujet opérant une transformation ; il assure en effet le passage entre la série, un sujet massal, et l’unique, un sujet marqué par des caractéristiques individuelles. La série est suggérée par les immeubles qui forment un cadre enserrant mais pas englobant car inscrits dans la verticalité seulement et occupant le tiers extérieur de chaque côté de l’image ; ils font allusion à un tous pareils. L’unique quant à lui est représenté par la femme au centre de l’image. L’opposition s’incarne dans cette femme qui virtuellement accomplit la performance proposée par le contrat Cerruti, c’est-à-dire « créez votre rêve » comme le dit la légende, un contrat explicite, incitatif et injonctif ; l’actualisation de la performance individualise la femme qui devient une, sortant de la masse des « femmes [qui] [maintenant] ont leur parfum ». Le jeu des lumières renforce cette opposition entre la vie donnée par le flacon à la femme colorée et placée dans la lumière d’un côté, et de l’autre, la mort symbolisée par les immeubles situés dans l’ombre et formant un quadrillage, reproduction du même à l’infini. Publicité pour un gel douche, tirée d’un périodique autrichien TV Media (2000). Publicité pour un parfum, tirée d’un périodique français (2000). 4 Publicité pour la radio-télévision catholique néerlandaise, tirée d’un quotidien national NRC (2000). 2 3 2 Sur un fonds de scène urbaine à la fois réelle (le cadre des immeubles, le parvis) et imaginaire (une femme en costume de danse et en position de saut à la perche, ici substituée par une tulipe, une fleur qui connote la femme mais aussi le parfum), se détache au premier plan le flacon, celui des « femmes » ; celui-ci, posé au centre, imposant par sa taille, domine l’image, à une échelle qui n’est pas celle de l’arrière-plan du fonds de scène. Ce flacon a en effet une fonction de révélateur ; le verre lisse (donc uni, contrairement aux immeubles associant les séries de fenêtres et l’alternance de couleurs sombre et plus claire) a un effet de loupe : il focalise sur la femme et souligne le caractère performatif de son nom « IMAGE ». Ce nom inscrit le sujet dans un imaginaire, le parfum lui donne les compétences (inspiration, créativité, optimisme, vision etc.), inscrites en trois langues (anglais, français, italien) sur le flacon, pour assurer la performance contractuelle de « créez votre rêve ». Un rapport d’insertion Deux images élitaires affichent un rapport d’insertion de l’individu dans une collectivité, une identité communautaire. Audemars Piguet5 et Cantal AOC6 semblent s’adresser à un « happy few », à une élite qui se distingue par le goût au sens large et inscrivent l’identité individuelle dans un rapport harmonieux avec une communauté d’appartenance ou d’intérêt. Dans Audemars Piguet, marque de montres, appartenance groupale et transmission générationnelle sont présentes dans la figure représentée et dans la légende. La femme est qualifiée par des attributs référant à une élite sociale, celle d’une oligarchie que représente la grande bourgeoisie occidentale : les ornements que sont la montre et la robe renforcent le caractère luxueux et élégant de la femme blonde et mince, symboles de qualité supérieure et d’exception. La légende « le maître de l’horlogerie depuis 1875 » insiste sur la longue tradition de qualité de la marque. L’ensemble se place sous le registre de la distinction par rapport à la masse et par rapport au commun. Dans Cantal AOC, le nom fait sens : Appellation d’Origine Contrôlée, marque mise en place en 1919 en France pour un label de qualité, aussi bien que Cantal, estampillé sur la meule de fromage ; il est performatif, distingue, relie ; il installe des sujets qualifiés dans leur appartenance à une communauté, aussi bien géographique, le Cantal, une région de France, qu’humaine, une communauté familiale et générationnelle représentée par un jeune et son grand-père devant une porte cochère ancienne au porche en pierre de taille. Une force de vie, de vitalité, de tradition, une qualité de vie et de production émanent de l’ensemble de l’image. La dimension générationnelle de la communauté et son inscription dans le temps sont symbolisées par la représentation d’un jeune garçon épaulé (littéralement) par son grand-père et par le jeu métonymique entre l’histoire des gens et l’histoire du Cantal « Jeune, Entre-Deux, Vieux : le temps aime jouer avec le goût du Cantal ». Ensuite, l’injonction « retrouvons le goût du travail bien fait », slogan contractuel, présuppose qu’il y a une qualité perdue et une retrouvée ; c’est un appel à se réinscrire dans une communauté culturelle et diachronique marquée par le sceau de la qualité. Publicité pour une montre, tirée d’un périodique néerlandais d’actualité musicale, la revue du ConcertGebouw, De Muze (2000). 6 Publicité pour le fromage de Cantal, tirée d’un périodique français (2000). 5 3 Identité individuelle et identité collective sont en rapport d’interdépendance. En ce qui concerne la conception de l’identité collective, il y a dans chaque image, proposition de résolution de l’opposition entre la communauté et la série. La relation de l’un à l’autre (l’altérité), de l’un à la communauté est absente dans Messe7 tout comme dans Fa, car il y a ignorance mutuelle, interchangeabilité et mise en série. Elle est virtuelle dans Cerruti où une femme agit de façon exemplaire pour les autres, et dans Audemars Piguet où une présence latente de l’homme est inscrite dans la question, légende de l’image : « Who is behind an Audemars Piguet watch ? ». Elle est fondatrice et essentielle dans Cantal AOC car génératrice de vie humaine. Enfin elle est éclatée et fantasmatique dans KRO, où elle est transformée en objet de consommation ; la figure sujet, prédateur de différentes cultures sans réel rapport avec elles se compose une identité unique en son genre, au point qu’il n’y a personne d’autre qui lui appartienne, sinon l’enfant qu’elle tient dans ses bras mais qui semble porté sur la table d’offrande, et qui suce son pouce au lieu du sein offert car découvert mais délaissé. Par rapport à ce paramètre identitaire, l’image proposée par la globalisation est sérielle (Fa) ou composite (KRO) c’est-à-dire qu’il y a toutes les cultures à la fois ou plus aucune. Ou bien elle est un jeu de globalisation restreinte pour un happy few (Audemars Piguet); la femme n’y est alors pas exhibée ni réduite à une chose comme dans Fa mais on la cache, on la voile tout en affichant son association à la montre. On a là une ambiguïté du montré / caché avec un corps identifiable mais caché sous le voile et dont on interroge l’identité (Audemars Piguet) ; c’est un rapport beaucoup plus subtil que dans Fa où le jeu du montré / caché est beaucoup plus grossier, évocateur de voyeurisme (le regard qui surprend l’autre dans l’intimité de la salle de bain) : les femmes sont nues mais se sachant regardées, se cachent / se dévoilent en masquant en partie leur sein par le bras ou la main. S’inscrit-on ici dans un mythe ou dans une culture, si on fait référence à C. LeviStrauss citant M. Serres qui affirme d’une part que « la culture a pour tâche de déconnecter des espaces et de les reconnecter », et d’autre part que « tout mythe cherche à résoudre un problème de communication et que, [...] en fin de compte, tout mythe consiste à brancher et à débrancher des relais » (Levi-Strauss 1983 : 40-41) ? DIFFERENCIATION ET GLOBALISATION : LE TRAITEMENT DES DIFFERENCES CULTURELLES L’image publicitaire intègre un discours de la globalisation en niant, en adaptant ou en affirmant les différences culturelles. On donnera une illustration de ces trois modalités de la performance. Abolition ou agrégation des différences Dans les exemples de Fa et KRO on évacue les différences au profit de quelque chose qui dépasse, une instance universelle et dominante. Avec Fa, les différences sont abolies : celles qui existent entre les continents, les peuples et les cultures sont évoquées par la physio-morphologie des corps et des visages, les couleurs de la peau, des yeux, des cheveux qui affichent les différences et 7 Publicité pour la foire de Frankfort, Messe Frankfurt, tirée du périodique de langue allemande De Spiegel (1999). 4 cachent la ressemblance qu’est le sein de la femme. Les femmes assemblées dans la publicité de Fa sont en effet interchangeables, elles deviennent des numéros d’une série, des éléments d’une masse englobée et dominée par le globe terrestre figuré en bleu et blanc couleurs utilisées pour la marque Fa et le message central « worldwide Nr.1 Showergel ». La domination Fa présuppose que la douche et l’utilisation de « showergel » est une pratique commune à tous les peuples de la terre. De même le message est en langue anglaise ; ainsi l’acquisition des modalités débouche sur l’obtention d’un objet à caractère supposé universel et sacré « Spirit of freshness ». Cette lecture est renforcée par les flacons situés en bas à droite de l’affiche ; en effet, de l’éventail de flacons de couleurs différentes, à l’image des femmes, se dégage un flacon vert dominant. La performance proposée par l’utilisation de Fa conduit au paradis, dessiné par « worldwide Nr. 1 » en forme d’arc-en-ciel dominant la voûte céleste et le Nr. 1 chapeautant la marque Fa. Ce nom emblématique et évocateur Fa, est à mi-chemin entre les humains et le divin ; il interfère, symbolisé par le flacon vert dominant les autres et autour duquel s’organise la diversité quelle que soit la particularité des individus et des objets. Fa cimente la communauté, abolit les différences et donc l’altérité fondamentale ; il la fédère et lui donne sens par la transmission de l’objet « spirit of freshness », « l’esprit » de fraîcheur, à connotation divine, associé à la purification par l’eau (de la douche) ; le bleu couleur de l’eau et du ciel renforce ce paradigme. La mondialisation produit ici une forme de culture globale très occidentale et écrasant les différences ; en fait de globalisation, elle impose sa différence aux autres. Dans l’affiche KRO, la négation des différences s’opère par amalgame et inscription dans l’universel ; les signes d’appartenance culturelle se retrouvent sous forme de fragments culturels hétéroclites associés et composant de façon arbitraire un modèle à prétention universelle, à prétention abolitionniste, un modèle auquel on appelle à adhérer : « un sentiment / une émotion qu’on a envie de partager ». La composition est ainsi soumise au pathique, ancré dans des artefacts, de la maternité (bébé), de la spiritualité et l’appel à la sainteté (auréole et voile), de la mortalité ou finitude de l’homme (capitonnage de cercueil). La référence au religieux, ici inscrit comme universel, connote à juste titre le produit référentiel qu’est KRO, radiotélévision catholique néerlandaise, présent de façon très discrète dans le sigle en haut à droite de l’image. Dans ces deux exemples, il y a bien décomposition des cohérences culturelles, abolition des frontières et ordonnancement à une domination de la marque associée au rang, au numéro (1), au nom. Adaptation ou récupération des différences : formation de compromis par appartenance référentielle. S’inscrire dans la globalisation ne signifie pas seulement abolir les différences culturelles réelles ou les associer pour les nier sous un même joug pseudo-culturel. Un autre procédé, une autre pratique, consiste à réintroduire de différentes façons les différences culturelles préexistantes, ce qui fait naître de nouvelles oppositions, crée donc de nouveaux mondes de valeurs et met en scène des sujets à compétence propre. 5 Dans Messe, les figures humaines ne sont qu’une fonction, les unités d’une série, comme dans Fa ; homme, femme, noir, blanc, tous sont des robots dans un décor écrasant, géométrique où rien ne se distingue vraiment, comme dans le décor de Cerruti. Ce qui fait sens c’est l’introduction d’un implicite culturel, le mouton, une marque différentielle qui relève de l’héritage culturel langagier. Cette image publicitaire, Messe Frankfurt, sans texte écrit, ne peut en effet prendre sens que pour un public restreint, celui de langue allemande qui connaît le sens de l’expression « avoir ses moutons au sec », pour désigner la compétence à faire fructifier son argent. Ici s’établit un jeu entre le faire de la globalisation qui abolit les différences, veut refonder le monde en effaçant le passé avec un objectif commun pour tous – ici dans le temple du capitalisme qu’est Wall Street, décor de l’image -, et le faire lié à une identité culturelle particulière – ici le monde linguistique germanique dont les modalités sont originales. Dans Cerruti Image et dans Audemars Piguet, une différenciation est introduite en terme de distinction groupale. Celle du sexe apparaît avec le parfum qui associe « les femmes » à l’imaginaire (« Créez votre rêve », « Maintenant les femmes ont leur parfum »). Celle du groupe social apparaît dans AP la marque horlogère qui réfère à une élite associée symboliquement au luxe et à la qualité. La globalisation, à étendue restreinte, s’y cache en effet sous des signes d’appartenance à une communauté réelle mais limitée, un groupe social privilégié connoté par des attributs de luxe, ce que confirme l’utilisation de l’abréviation AP qui présuppose un bien et un savoir partagés par les destinataires du message publicitaire. « La marque est une parole prise et tenue [...] : l’instauration d’une relation. » (Floch 1990 : 74-75) ; elle est ici signe d’appartenance collective (un groupe connoté par le luxe), affichée mais en même temps voilée : « Who is behind an Audemars Piguet watch ? » La montre qui est le seul élément net de l’image, fait sens ; elle articule les trois registres sur lesquels le message, formulé par une unique question, fonctionne, et l’ensemble des trois compétences (vouloir, savoir, pouvoir) qui sont plus ou moins cachées derrière la performance que représente l’acquisition de la montre par une femme : à savoir, qui est cette femme derrière le voile et qui porte la montre ? qui est le créateur de la montre ? Enfin implicitement qui est celui qui a offert cette montre ? Affirmation par rejet implicite de l’autre C’est le cas de Cantal AOC dans lequel la différenciation culturelle s’affiche globalement. L’opposition est implicite entre une représentation symbolique de la masse, le fromage, produit de l’industrialisation et dénaturé parce que sans goût, puisqu’il faut le retrouver, d’un côté, et le fromage artisanal fabriqué à l’ancienne, par des hommes en chair et en os, de l’autre. L’opposition se poursuit entre une temporalité « jeune, entre-deux, vieux », affirmée comme faisant sens puisque donnant « goût » au fromage comme au travail, et une atemporalité insipide et sans valeurs, attribuée à ce qui n’est pas marqué, ce qui n’est pas estampillé « Cantal AOC ». Enfin le texte souligne l’opposition entre un travail bien fait et un qui ne le serait pas. A gros traits est esquissé un monde particulier, celui de l’individu producteur de Cantal AOC fromage de marque, un sujet performant dans la durée, la qualité et la diversité (des goûts) ; ce monde s’oppose à un monde insipide, ponctuel, uniforme de la 6 mondialisation qui produit, mal, des fromages sans nom parce que ‘en série’. L’affirmation d’une identité régionale (Cantal – Auvergne – France) installe une compétence qui s’oppose implicitement à celle de la culture de marché ordonnée par la mondialisation : un savoir faire de qualité opposé à une production de quantité (« retrouvons le goût du travail bien fait »). La marque inscrite dans le fromage, gravée sur la croûte est parole, porteuse d’un message qui, compte tenu des compétences et de la performance, appelle une sanction de reconnaissance : un devoir-distinguer les valeurs authentiques, un pouvoir-être reconnu (le goût du Cantal). Le contrat proposé par la marque est celui d’adhérer à un monde où justement c’est la différence qui fait sens, qui crée l’identité, contrairement au monde de Fa ou de KRO où c’est l’abolition des différences qui fait sens. La marque est ici une prise de parole (cf. Floch). La différence est ici créatrice d’identité et fonctionne comme un pôle de rassemblement autour duquel s’organise la communauté qui a une histoire, une tradition, une force qui inscrit la vie dans la durée. UN RECIT DIACHRONIQUE ? Les affiches publicitaires (re)produisent des histoires d’humanité, contrat, modalités et performance de création identitaire s’inscrivant dans une culture ou dans une pseudo culture selon que les paramètres de fonctionnement en sont respectés ou non, ces paramètres étant le rapport à la communauté d’appartenance, le rapport à l’autre dans la différence, et le rapport au temps, l’inscription dans la diachronie. D’ailleurs, même lorsque ces paramètres semblent respectés dans l’image, ils sont manipulés par ceux qui la produisent puisqu’une identité réelle ne s’achète pas mais se transmet puis s’interprète. Les deux premiers paramètres ayant fait l’objet des deux parties précédentes, voyons le troisième. Dans la diachronie, la performance s’inscrit en rupture ou en continuité ; en outre, elle prend ancrage dans le futur ou dans le passé. Une création dans la rupture à partir d’un acte fondateur «Cerruti Image » (le parfum) : un maintenant et un futur Dans l’affiche publicitaire « Maintenant les femmes ont leur parfum : Cerruti Image », la performance qui s’inscrit dans l’immédiat est porteuse des modalités nécessaires pour la réalisation du contrat virtuel, futur, proposé à l’imitation de l’exemple figuré par la femme qui apparaît dans la transparence derrière le flacon de parfum, au cœur de l’image, à la croisée des temps. Ces modalités qui traduisent un savoir-faire sont inscrites sur le flacon dans le tiers inférieur : « créativité », « optimisme », « inspiration », « vision » ; elles se détachent sur un fond mat opposé au brillant des immeubles et de l’horizon. Elles s’inscrivent en outre dans une temporalité : le « futur », qui donne une dimension d’avenir à la performance réalisée de la création du parfum. La performance suppose un avant de l’existence du parfum – « maintenant » -, et un avant du parfum féminin comme si le parfum auparavant était indifférencié, c’est-à-dire par exemple commun aux hommes et aux femmes. On a ici un acte fondateur en toile de fond, celui de la création du parfum, une création immanente marquée par le « maintenant » ; cette immanence est celle d’un Destinateur tout puissant, qui instaure la femme en sujet compétent grâce aux modalités que confère le parfum ; il offre au sujet virtuel un contrat pour une performance de vie, une construction identitaire apparemment individuée : « créez » ; il lui en donne les moyens mais il situe l’ensemble de la performance dans l’imaginaire : « votre rêve ». 7 « Cerruti Image Créez votre rêve », contrat virtuel est un faire persuasif. Il fait suite à l’acte de création du parfum, symbolisé par le flacon qui occupe le tiers central de l’image ; la performance qui en découle et qui est rendue possible par la compétence portée par le flacon de parfum est métaphoriquement mise en oeuvre par la femme qui apparaît et accomplit la création imaginaire, source d’identité, de singularisation, qui ainsi devient sujet actualisé. Parmi « les femmes », celles qui existent dans le cadre réel du monde moderne apparemment monotone, étant donnée l’allure rigide, glaciale et grisâtre des gratte-ciel, l’une advient, à l’image de « créez votre rêve » ; c’est le prototype de la nouvelle femme possible, incarnant la vie, le futur, l’inspiration, la créativité. Sa performance en devenir assure le passage d’un monde à l’autre, le dépassement de ce monde rigide et aseptisé et l’accès à un monde inconnu et propre à chaque femme. L’élan, la tension qui émane de la femme en position de saut à la perche, sport plus masculin que féminin, mais armée d’une tulipe en guise de perche, souligne le passage d’un intérieur vers un extérieur où l’on joue avec le flacon, et affirme une libération possible dans l’enfermement. Celle-ci est soulignée par les oppositions récurrentes et qui se complètent ; ainsi, les immeubles opaques qui semblent reproduire le même à l’infini s’opposent au flacon en verre transparent et qui, par illusion d’optique contient la femme en tension ; aux couleurs ternes et ombragées des immeubles formant le cadre global s’opposent la clarté du flacon et la couleur de la femme en tutu rose arc-boutée sur une tulipe rose également ; la forme des lettres souligne l’opposition entre l’austérité (forme droite du message fondateur et de la marque) et la souplesse qui caractérise l’appel à naître « créez votre rêve », en écriture de forme suave qui renvoie à l’imaginaire, et les modalités de la compétence octroyée par et pour la création, inscrites sur le flacon en lettres italiques chargées de sentimentalité. « IMAGE » qui est le nom du parfum opère en réalité un auto engendrement de l’individu, ici la femme créant son rêve à l’image de la figure à la fleur partant à la conquête de la vie, acquérant son identité en se libérant des cadres oppressants du monde ordonné en série. Le bouchon en forme de tête de canard surmontant le flacon souligne la direction de la performance en suspension. Une création dans la durée : « Audemars Piguet le maître de l’horlogerie depuis 1875 » La montre est l’objet de la performance qui assure la transmission, celle du savoir-faire horloger, d’une part, et qui assure la distinction, celle de l’appartenance à un happy few, d’autre part. La femme suggérée est inscrite dans une diachronie et dans une classe sociale ; on ne parle pas de son rêve mais de son identité : « Who is behind ... ? »8 La montre se détache de l’ensemble ; associée à la marque et à la compétence qui s’y attache « Audemars Piguet le maître de l’horlogerie depuis 1875 », elle orne aussi le poignet de la femme ; elle la marque pour ainsi dire et l’inscrit dans un monde symbolisé par l’élégance affichée mais aussi par le caché. La femme est en effet masquée par un voile flou et doux, séparée du reste du monde par une limite aux connotations aériennes et sexuelles, suggérées par le voile en forme d’oiseau ou de papillon, mais aussi rappelant une forme historique et éternelle, celle de la victoire de Samothrace ; par ailleurs, la constitution de toute véritable personnalité nécessite qu’elle reste en partie voilée aux autres comme au sujet lui-même, et non exhibée dans sa « nudité ». 8 (c’est nous qui soulignons). 8 Ainsi l’ensemble est bien inscrit dans une culture différenciée, de distinction, chargée d’héritage, celui de l’excellence aussi bien sociale que professionnelle (« maître horloger »). Avec Cantal AOC une chaîne diachronique complète inscrit la création dans la continuité, enracine le futur et assure une identité transmise par la filiation. La légende accompagnant la marque « Cantal AOC, Retrouvons le goût du travail bien fait » transcrit la sanction de deux performances. L’une justifie le nom : Cantal est une « appellation » AOC, la marque d’une distinction, un label de qualité reconnue officiellement et affichée pour le plus grand nombre. L’autre est celle de l’élaboration d’un produit alimentaire (le fromage) qui est lui-même le produit d’un faire humain qui met en oeuvre des compétences sanctionnées par la marque ; cette performance est explicitée sous la forme d’un jeu métonymique qui associe le sujet et l’objet de la performance : « Jeune, Entre-Deux, Vieux : le temps aime jouer avec le goût du Cantal ». Le temps est en effet le temps des hommes vu à travers la génération du « jeune » garçon et celle de son grand-père, « vieux », dont les regards structurent la composition de l’image; il est aussi celui qui façonne le goût du fromage de Cantal. Le goût quant à lui est ce qui qualifie la saveur du fromage et la qualité du travail des hommes le fabriquant. « Jeune, Entre-Deux, Vieux : le temps aime jouer avec le goût du Cantal » : le temps et l’amour opèrent la transformation du goût et la réussite de la performance, chargés qu’ils sont des modalités de la compétence : un savoir-faire acquis dans la transmission générationnelle et inscrit dans la communauté culturelle et historique. Le savoir-faire s’améliore de génération en génération comme le Cantal s’améliore dans le temps d’affinage. CONCLUSION Le monde sériel ou indistinct de la globalisation introduit dans les images un élément symbolique qui représente ou imite une instance de domination et, en retour, de soumission, élément qui est caractéristique de tout système culturel qui fédère, englobe, fait sens commun et donne sens à la différence ; ainsi fonctionnent le porche de la maison ancienne et la posture des sujets dans Cantal AOC, l’auréole et les yeux levés vers le ciel dans KRO, le globe terrestre et les regards inexpressifs mais tous tournés dans la même direction dans Fa, l’écrasement des hommes par les gratte-ciel dont on n’aperçoit pas le haut à Wall Street et le côté robot des personnages dans Messe Frankfurt, le flacon de CERRUTI IMAGE avec son bouchon en forme de tête de canard, qui s’impose au décor ... et ... dans Audemars Piguet l’absolu désiré et convoité de l’élégance gâtée. On a l’opposition entre une identité singulière au sein d’une communauté et une identité numérique au sein d’une série, entre une revendication de la distinction créatrice d’identité et une indistinctibilité, entre un faire dans l’instantané, l’immédiateté et un faire dans la durée. La juxtaposition imposée par Fa efface l’altérité par une appartenance identitaire sérielle. L’évocation de la filiation proposée par Cantal AOC est en revanche constructive d’identité culturelle car elle pose une altérité, un autre implicite face au nous explicite « retrouvons le goût ». Ces images publicitaires utilisent au profit de la logique du marché des paradigmes propres au système culturel, pour promouvoir une « culture mondiale » de 9 la globalisation. Pourtant seuls des dispositifs et des procédures culturels sont utilisés, tandis que la fonction symbolique est détournée, ce qui provoque des fonctionnements incomplets et même distors. Ainsi on est confronté à l’instauration de sujets, (auto) compétents, fonctionnant dans l’imaginaire, que celui-ci soit éclaté comme dans KRO ou linéaire comme dans Cerruti Image ; ou bien on a l’instauration de rapports non individués, non autonomes entre l’un et le pluriel comme dans Fa, ou qui le sont seulement partiellement comme dans Messe Frankfurt et Audemars Piguet . Enfin l’exemple de Cantal AOC utilise ces paradigmes avec les mêmes fins de promotion mondiale du négoce mais en opposant une culture de la particularité comme pouvant fonder la reconnaissance d’une performance qui s’appuie sur des compétences acquises par héritage : un sujet qualifié par une appartenance identitaire communautaire, une inscription dans la diachronie et dans le paradigme du qualitatif. Finalement, le monde atemporel de la globalisation a introduit le temps du langage dans Messe, un héritage du passé, le temps du présent à travers des fragments d’historicité dans KRO qui apparaît pourtant finalement comme atemporelle, le temps du futur dans Cerruti Image, le temps de la continuité (éternité) dans Audemars Piguet et Cantal AOC. L’identité proposée par ces affiches publicitaires est-elle une identité plurielle, réelle ou créée par soi-même, une identité à la carte, une identité imaginaire, une identité minoritaire, d’élite qualitative ou quantitative ? est-elle une simple manipulation, « à but lucratif » et non pas structurant, des identifications, dans un monde où elles sont tellement perturbées, brouillées, ce qui laisse un vide tout à fait récupérable ? Cette création publicitaire est-elle une illusion de création culturelle ? Telles sont les questions que suggère notre regard analytique porté sur ces images publicitaires. BIBLIOGRAPHIE : Floch, J.M., Sémiotique, marketing et communication, PUF 1990 (4e éd. 2003) Floch, J.M., Identités visuelles, PUF 1995 Gautheron-Boutchatsky, C. et Kok Escalle, M.-C. et a., « Représentations du concept d’altérité dans la publicité et médiation culturelle » in Zarate, G. et alii, Médiation culturelle et didactique des langues, Conseil de l’Europe CELV 2003, pp. 165-190 Gautheron-Boutchatsky, C. et Kok Escalle, M.-C., « Retrouver le sens perdu ou les fausses identités du document authentiquement publicitaire », in La médiation et la didactique des langues et des cultures, Le Français dans le monde, Recherches et Applications janvier 2003, CLE international pp. 44-57 Levi-Strauss, C., L’identité, PUF 1983 ANNEXES 6 images publicitaires : Fa, Cerruti Image, KRO, Audemars Piguet, Cantal AOC, Messe Frankfurt. 10