Publicité et valorisation identitaire au sein de la mondialisation : une

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Christina Gautheron-Boutchatsky (Groupe de Recherche et d’Échange
en didactique des langues et des cultures, INALCO Paris)
et Marie-Christine Kok Escalle (Université d’Utrecht)
PUBLICITE ET VALORISATION IDENTITAIRE
AU SEIN DE LA MONDIALISATION :
UNE ILLUSION A-CULTURELLE ?
« Du fait de la mondialisation se confrontent différents systèmes de signes et de
formes », certes ; mais on peut se poser la question de savoir si, parmi « les médias, la
publicité construit des systèmes d’intelligibilité globale du monde et de ses
significations », comme l’affirme le texte accompagnant l’appel à communications pour
ce congrès. Un système d’intelligibilité du monde est un système culturel ; on peut donc
se demander ce qui se passe entre un système d’intelligibilité globale construit par la
publicité, d’une part, et les systèmes culturels préexistants réels dans lesquels elle se
développe, d’autre part. Quels sont les points communs entre le système mis en place
par l’image publicitaire à prétention mondiale et les systèmes culturels ?
D’un corpus élaboré pour un travail antérieur, en 2000, dans le cadre d’un projet
européen
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, nous avons retenu six images publicitaires, issues de trois pays (Autriche,
France, Pays-Bas); comportant peu ou pas de texte, elles représentent des figures
humaines, apparemment fortement connotées par des caractères d’identité culturelle.
L’analyse de ces publicités révèle que la complexité d’un système culturel y est utilisée
dans toutes ses dimensions : les fonctions de celui-ci sont mises au service d’un faire
persuasif, celui que diffuse l’émetteur du message. La confrontation entre la culture
globale marketing, - le faire de la mondialisation et les cultures existantes est soit
figurée, dans le sens elle est mise en scène dans l’image, soit implicite dans le sens
une particularité culturelle s’affiche comme explicitement différente. Cette
confrontation prend la forme d’une opposition radicale qui conduit au rejet de l’un ou
de l’autre pôle, ou d’une opposition partielle qui conduit à des compromis. Nous avons
dégagé trois isotopies autour desquelles s’articule cette confrontation : une isotopie
identitaire qui articule la relation entre l’identité individuelle et l’identité collective,
groupale ou communautaire ; une isotopie différentielle permet de rendre compte du
traitement des différences culturelles ; enfin sur une isotopie temporelle se module
l’insertion dans le temps.
IDENTITE INDIVIDUELLE ET IDENTITE COLLECTIVE :
UNE HISTOIRE INDIVIDUELLE ET GROUPALE
Les récits proposés par ces images publicitaires mettent des identités en situation et les
inscrivent dans un rapport de l’un au collectif. Selon le récit proposé, ce rapport est un
rapport de soumission, d’opposition ou d’insertion.
Un rapport de soumission ou de prédation
Trois images inscrivent l’identité individuelle dans un rapport de soumission à une
unique identité collective marketing allant même jusqu’à la prédation d’identités
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Cf. « Représentations du concept d’altérité dans la publicité et médiation culturelle » in Zarate, G. et alii,
Médiation culturelle et didactique des langues, Conseil de l’Europe CELV 2003, pp. 168-173.
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collectives réelles pour en offrir une. Que l’on ait une identité sérielle affichée avec Fa
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ou une identité à la carte, virtuelle dans Cerruti
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, bricolée avec tout comme dans
KRO
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, on a deux faces du même processus.
« Fa Spirit of freshness », un gel douche, fédère des femmes dont les corps nus
sont transformés en objets désirables, sont présentés comme offerts aux fantasmes des
hommes, sont réifiés ... presque à vendre en association avec un produit : une exhibition
quasi totale car seule une partie des seins est cachée par une main ou un bras. L’identité
est donc celle d’une appartenance à une série, un mode d’existence.
Dans Cerruti Image, un parfum, les femmes sont associées dans leur rapport
existentiel caractérisé par une possession d’objet et une inférence dans le temps
« Maintenant les femmes ont leur parfum ». Cette légende est un discours performatif
qui inscrit la femme dans une identité collective. Cette identité est à la fois collective
mais indifférenciée, car « les femmes » ne forment pas un système culturel, et
atomisée : chacune a son rêve identitaire.
Dans KRO, radio-télévision catholique néerlandaise, la femme trône et affiche
une identité patchwork, résultat de prédations : l’identité individuelle mais à prétention
universelle est fabriquée à partir de fragments de cultures existantes prélevés pour
composer librement une identité, sans avoir à se limiter. Dans l’immédiateté et la
jouissance on peut être tout à la fois, sans avoir à payer le prix de l’affiliation, de
l’apprentissage, de la dette envers les générations précédentes qui ont transmis chaque
culture. Ce tout hétéroclite appelle à un partage sentimental : « het gevoel dat je wilt
delen », c’est-à-dire le sentiment, l’émotion que l’on a envie de partager.
Un rapport d’opposition
Le récit déroulé par Cerruti pose un rapport d’opposition constructive entre l’un et le
collectif qui crée une identiconflictuelle mais de compromis dans la mesure il y a
présence du réel mais sans trace d’héritage, pas d’affiliation ni d’ancrage.
Dans l’image s’oppose l’unique à la série. Le flacon sert de médiateur, de sujet
opérant une transformation ; il assure en effet le passage entre la série, un sujet massal,
et l’unique, un sujet marqué par des caractéristiques individuelles.
La série est suggérée par les immeubles qui forment un cadre enserrant mais pas
englobant car inscrits dans la verticalité seulement et occupant le tiers extérieur de
chaque côté de l’image ; ils font allusion à un tous pareils. L’unique quant à lui est
représenté par la femme au centre de l’image. L’opposition s’incarne dans cette femme
qui virtuellement accomplit la performance proposée par le contrat Cerruti, c’est-à-dire
« créez votre rêve » comme le dit la légende, un contrat explicite, incitatif et injonctif ;
l’actualisation de la performance individualise la femme qui devient une, sortant de la
masse des « femmes [qui] [maintenant] ont leur parfum ».
Le jeu des lumières renforce cette opposition entre la vie donnée par le flacon à la
femme colorée et placée dans la lumière d’un côté, et de l’autre, la mort symbolisée par
les immeubles situés dans l’ombre et formant un quadrillage, reproduction du même à
l’infini.
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Publicité pour un gel douche, tirée d’un périodique autrichien TV Media (2000).
3
Publicité pour un parfum, tirée d’un périodique français (2000).
4
Publicité pour la radio-télévision catholique néerlandaise, tirée d’un quotidien national NRC (2000).
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Sur un fonds de scène urbaine à la fois réelle (le cadre des immeubles, le parvis)
et imaginaire (une femme en costume de danse et en position de saut à la perche, ici
substituée par une tulipe, une fleur qui connote la femme mais aussi le parfum), se
détache au premier plan le flacon, celui des « femmes » ; celui-ci, posé au centre,
imposant par sa taille, domine l’image, à une échelle qui n’est pas celle de l’arrière-plan
du fonds de scène. Ce flacon a en effet une fonction de révélateur ; le verre lisse (donc
uni, contrairement aux immeubles associant les séries de fenêtres et l’alternance de
couleurs sombre et plus claire) a un effet de loupe : il focalise sur la femme et souligne
le caractère performatif de son nom « IMAGE ». Ce nom inscrit le sujet dans un
imaginaire, le parfum lui donne les compétences (inspiration, créativité, optimisme,
vision etc.), inscrites en trois langues (anglais, français, italien) sur le flacon, pour
assurer la performance contractuelle de « créez votre rêve ».
Un rapport d’insertion
Deux images élitaires affichent un rapport d’insertion de l’individu dans une
collectivité, une identité communautaire. Audemars Piguet
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et Cantal AOC
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semblent
s’adresser à un « happy few », à une élite qui se distingue par le goût au sens large et
inscrivent l’identité individuelle dans un rapport harmonieux avec une communauté
d’appartenance ou d’intérêt.
Dans Audemars Piguet, marque de montres, appartenance groupale et
transmission générationnelle sont présentes dans la figure représentée et dans la
légende. La femme est qualifiée par des attributs référant à une élite sociale, celle d’une
oligarchie que représente la grande bourgeoisie occidentale : les ornements que sont la
montre et la robe renforcent le caractère luxueux et élégant de la femme blonde et
mince, symboles de qualité supérieure et d’exception. La légende « le maître de
l’horlogerie depuis 1875 » insiste sur la longue tradition de qualité de la marque.
L’ensemble se place sous le registre de la distinction par rapport à la masse et par
rapport au commun.
Dans Cantal AOC, le nom fait sens : Appellation d’Origine Contrôlée, marque
mise en place en 1919 en France pour un label de qualité, aussi bien que Cantal,
estampillé sur la meule de fromage ; il est performatif, distingue, relie ; il installe des
sujets qualifiés dans leur appartenance à une communauté, aussi bien géographique, le
Cantal, une région de France, qu’humaine, une communauté familiale et générationnelle
représentée par un jeune et son grand-père devant une porte cochère ancienne au porche
en pierre de taille. Une force de vie, de vitalité, de tradition, une qualité de vie et de
production émanent de l’ensemble de l’image. La dimension générationnelle de la
communauté et son inscription dans le temps sont symbolisées par la représentation
d’un jeune garçon épaulé (littéralement) par son grand-père et par le jeu métonymique
entre l’histoire des gens et l’histoire du Cantal « Jeune, Entre-Deux, Vieux : le temps
aime jouer avec le goût du Cantal ». Ensuite, l’injonction « retrouvons le goût du travail
bien fait », slogan contractuel, présuppose qu’il y a une qualité perdue et une retrouvée ;
c’est un appel à se réinscrire dans une communauté culturelle et diachronique marquée
par le sceau de la qualité.
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Publicité pour une montre, tirée d’un périodique néerlandais d’actualité musicale, la revue du
ConcertGebouw, De Muze (2000).
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Publicité pour le fromage de Cantal, tirée d’un périodique français (2000).
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Identité individuelle et identité collective sont en rapport d’interdépendance. En
ce qui concerne la conception de l’identité collective, il y a dans chaque image,
proposition de résolution de l’opposition entre la communauté et la série.
La relation de l’un à l’autre (l’altérité), de l’un à la communauté est absente dans
Messe
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tout comme dans Fa, car il y a ignorance mutuelle, interchangeabilité et mise en
série. Elle est virtuelle dans Cerruti une femme agit de façon exemplaire pour les
autres, et dans Audemars Piguet une présence latente de l’homme est inscrite dans
la question, légende de l’image : « Who is behind an Audemars Piguet watch ? ». Elle
est fondatrice et essentielle dans Cantal AOC car génératrice de vie humaine. Enfin
elle est éclatée et fantasmatique dans KRO, elle est transformée en objet de
consommation ; la figure sujet, prédateur de différentes cultures sans réel rapport avec
elles se compose une identité unique en son genre, au point qu’il n’y a personne d’autre
qui lui appartienne, sinon l’enfant qu’elle tient dans ses bras mais qui semble porté sur
la table d’offrande, et qui suce son pouce au lieu du sein offert car découvert mais
délaissé.
Par rapport à ce paramètre identitaire, l’image proposée par la globalisation est
sérielle (Fa) ou composite (KRO) c’est-à-dire qu’il y a toutes les cultures à la fois ou
plus aucune. Ou bien elle est un jeu de globalisation restreinte pour un happy
few (Audemars Piguet); la femme n’y est alors pas exhibée ni réduite à une chose
comme dans Fa mais on la cache, on la voile tout en affichant son association à la
montre. On a une ambiguïté du montré / caché avec un corps identifiable mais caché
sous le voile et dont on interroge l’identité (Audemars Piguet) ; c’est un rapport
beaucoup plus subtil que dans Fa où le jeu du montré / caché est beaucoup plus
grossier, évocateur de voyeurisme (le regard qui surprend l’autre dans l’intimité de la
salle de bain) : les femmes sont nues mais se sachant regardées, se cachent / se dévoilent
en masquant en partie leur sein par le bras ou la main.
S’inscrit-on ici dans un mythe ou dans une culture, si on fait férence à C. Levi-
Strauss citant M. Serres qui affirme d’une part que « la culture a pour tâche de
déconnecter des espaces et de les reconnecter », et d’autre part que « tout mythe cherche
à résoudre un problème de communication et que, [...] en fin de compte, tout mythe
consiste à brancher et à débrancher des relais » (Levi-Strauss 1983 : 40-41) ?
DIFFERENCIATION ET GLOBALISATION :
LE TRAITEMENT DES DIFFERENCES CULTURELLES
L’image publicitaire intègre un discours de la globalisation en niant, en adaptant ou en
affirmant les différences culturelles. On donnera une illustration de ces trois modalités
de la performance.
Abolition ou agrégation des différences
Dans les exemples de Fa et KRO on évacue les différences au profit de quelque chose
qui dépasse, une instance universelle et dominante.
Avec Fa, les différences sont abolies : celles qui existent entre les continents, les
peuples et les cultures sont évoquées par la physio-morphologie des corps et des
visages, les couleurs de la peau, des yeux, des cheveux qui affichent les différences et
7
Publicité pour la foire de Frankfort, Messe Frankfurt, tirée du périodique de langue allemande De
Spiegel (1999).
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cachent la ressemblance qu’est le sein de la femme. Les femmes assemblées dans la
publicité de Fa sont en effet interchangeables, elles deviennent des numéros d’une série,
des éléments d’une masse englobée et dominée par le globe terrestre figuré en bleu et
blanc couleurs utilisées pour la marque Fa et le message central « worldwide Nr.1
Showergel ».
La domination Fa présuppose que la douche et l’utilisation de « showergel » est
une pratique commune à tous les peuples de la terre. De même le message est en langue
anglaise ; ainsi l’acquisition des modalités débouche sur l’obtention d’un objet à
caractère supposé universel et sacré « Spirit of freshness ». Cette lecture est renforcée
par les flacons situés en bas à droite de l’affiche ; en effet, de l’éventail de flacons de
couleurs différentes, à l’image des femmes, se dégage un flacon vert dominant. La
performance proposée par l’utilisation de Fa conduit au paradis, dessiné par
« worldwide Nr. 1 » en forme d’arc-en-ciel dominant la voûte céleste et le Nr. 1
chapeautant la marque Fa. Ce nom emblématique et évocateur Fa, est à mi-chemin
entre les humains et le divin ; il interfère, symbolisé par le flacon vert dominant les
autres et autour duquel s’organise la diversité quelle que soit la particularité des
individus et des objets. Fa cimente la communauté, abolit les différences et donc
l’altérité fondamentale ; il la fédère et lui donne sens par la transmission de l’objet
« spirit of freshness », « l’esprit » de fraîcheur, à connotation divine, associé à la
purification par l’eau (de la douche) ; le bleu couleur de l’eau et du ciel renforce ce
paradigme.
La mondialisation produit ici une forme de culture globale très occidentale et
écrasant les différences ; en fait de globalisation, elle impose sa différence aux autres.
Dans l’affiche KRO, la gation des différences s’opère par amalgame et
inscription dans l’universel ; les signes d’appartenance culturelle se retrouvent sous
forme de fragments culturels hétéroclites associés et composant de façon arbitraire un
modèle à prétention universelle, à prétention abolitionniste, un modèle auquel on
appelle à adhérer : « un sentiment / une émotion qu’on a envie de partager ». La
composition est ainsi soumise au pathique, ancré dans des artefacts, de la maternité
(bébé), de la spiritualité et l’appel à la sainteté (auréole et voile), de la mortalité ou
finitude de l’homme (capitonnage de cercueil). La référence au religieux, ici inscrit
comme universel, connote à juste titre le produit référentiel qu’est KRO, radio-
télévision catholique néerlandaise, présent de façon très discrète dans le sigle en haut à
droite de l’image.
Dans ces deux exemples, il y a bien décomposition des cohérences culturelles,
abolition des frontières et ordonnancement à une domination de la marque associée au
rang, au numéro (1), au nom.
Adaptation ou récupération des différences : formation de compromis par
appartenance référentielle.
S’inscrire dans la globalisation ne signifie pas seulement abolir les différences
culturelles réelles ou les associer pour les nier sous un même joug pseudo-culturel. Un
autre procédé, une autre pratique, consiste à réintroduire de différentes façons les
différences culturelles préexistantes, ce qui fait naître de nouvelles oppositions, crée
donc de nouveaux mondes de valeurs et met en scène des sujets à compétence propre.
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