Conférence-débat du 30 Novembre 1998
Contribution de l'Association "SHIME - Le SHImaorais MEthodique - à la conférence-
débat du 30 Novembre 1998 organisée par l'Institut d’Apprentissage du Français sur le
thème :
LE SHIMAORE PEUT-IL S'ÉCRIRE ?
Voilà une question surprenante, voire provocatrice : existerait-il une langue impossible à
écrire? Les shimaorophones seraient-ils incapables d'écrire leur langue?
En réalité, nous pensons qu'il s'agit d'un excès de modestie ou de prudence de poser la
question en ces termes, puisque, d'une part, si on soulève une telle question au niveau d'un
débat public, c'est que l'on sait déjà que "oui, le shimaore peut s'écrire", et qu'effectivement,
on l'écrit déjà, à un état embryonnaire certes, presque artisanal, et que d'autre part, derrière la
question fermée "le shimaore peut-il s'écrire ?" se dissimule un nombre d'interrogations
ouvertes, parmi lesquelles nous retiendrons les deux thèmes :
1 - Pourquoi écrire le shimaore ?
2 - Comment écrire le shimaore ?
1. POURQUOI ECRIRE LE SHIMAORE :
"Pourquoi", c'est dans notre esprit une question globale qui interroge en même temps sur
"quoi", "pour qui" et "pourquoi?"
Et tout d'abord, qu'est-ce que le shimaore ?
Le shimaore est d'abord et avant tout une langue bantoue, caractérisée par un système de
classes nominales à préfixes singuliers et pluriels, une construction verbale agglutinante avec
suffixes dérivationnels, une absence d'articles et de cas, et du point de vue phonétique, un
système vocalique symétrique à 5 voyelles et la présence de consonnes nasales en association
avec des bilabiales, des palatales, des fricatives et des implosives.
Le shimaore appartient au groupe des langues comoriennes parlées dans les quatre îles de
l'archipel des Comores : shingazidja en Grande-Comore, shimwali à Mohéli, shindzuani à
Anjouan et enfin shimaore à Mayotte. De par la proximité de ces deux dernières îles :
Anjouan et Mayotte, et la fréquence des échanges entre leurs deux peuples, les deux langues
shindzuani et shimaore sont très proches l'une de l'autre.
Au delà des Comores, on assimile souvent le shimaore au swahili, langue parlée et écrite
d'Afrique de l'Est (Tanzanie, Zanzibar, Kenya), car elle présente avec cette langue de
nombreuses similitudes, notamment un système de classes nominales très voisin, et un même
vocabulaire mixte d'origine bantoue et arabe. Pourtant il est difficile de considérer le shimaore
comme un "dialecte" du swahili, car il présente de nombreux caractères qui lui sont propres,
et qui le rattache à d'autres racines bantoues : le shimaore possède plus de sons (phonèmes)
que le swahili, il n'a pas la même syntaxe verbale, et quelques mots du vocabulaire
proviennent de racines bantoues communes non attestées en swahili.
Pourquoi le shimaore n'est-il pas écrit?
L'écriture répond à une nécessité, c'est en quelque sorte un instrument de survie, au même
titre que l'échange oral, et si l'écriture du shimaore ne s'est pas développée jusqu'ici, alors que
le swahili s'écrit depuis plus de deux siècles, d'abord en caractères arabes, puis latins, c'est que
les conditions de son épanouissement n'étaient pas réunies.
On peut formuler les hypothèses suivantes : la petite superficie de l'île et la faible densité de
population faisaient que l'écriture n'était pas indispensable à la propagation des nouvelles et
des informations ; celle-ci se faisait très rapidement par la parole. Il n'y avait pas
d'administration centralisée mais locale, au niveau des villages. Lorsqu'une administration
centrale s'est installée, celle-ci venait de l'extérieur et les correspondances s'écrivaient dans
une langue non locale (c'est-à-dire en français). Quant à l'enseignement religieux, il se faisait
lui aussi à partir de textes écrits dans une autre langue (c'est-à-dire l'arabe). On peut donc
penser que l'oral se suffisait à lui-même en ce qui concerne l'organisation de la vie et les
échanges de tous les jours, les supports écrits arabes et français remplissant d'autres fonctions
distinctes: propagation de la foi et de l'enseignement religieux pour l'arabe, administration
centrale et propagation des connaissances et de l'enseignement littéraire, technique et
scientifique pour le français.
Pourquoi écrire le shimaore aujourd'hui?
Il paraît contradictoire, après le constat précédent, et à une époque où la construction
d'établissements scolaires français (écoles maternelles, écoles primaires, collèges, lycées,...)
va en s'accélérant, de vouloir faire accéder le shimaore au stade de l'écriture, car on pourrait
penser que tous les besoins de communication écrite sont remplis par l'intermédiaire du
français. Or, il n'en est rien, car à une époque de communication globale, par l'écrit et par
l'image, à une époque d'échanges commerciaux, où la communication publicitaire prend une
grande importance, le seul usage du français écrit ne suffit plus.
Que l'on observe seulement une publicité à la télévision, s'adressant aux mères de famille
mahoraises : le message oral est en shimaore, tandis qu'un autre message s'inscrit sur l'écran
en français. Dans ces conditions, comment réconcilier les deux ?
Autre exemple : on assiste à une éclosion de talents musicaux, avec des chansons à "textes"
ancrés dans le vécu social des mahorais. Or, on ne peut se procurer les textes de ces chansons,
faute d'un système d'écriture fiable du shimaore, alors que les CD anglais ou américains sont
la plupart du temps accompagnés du texte des chansons.
L'île est actuellement en phase de mutation rapide : les structures évoluent, leur mode de
fonctionnement aussi. Bien des règlements administratifs font leur apparition... en français,
donc encore inaccessibles à près des deux tiers de la population. Or nul n'est sensé ignorer la
loi !
En ce qui concerne l'enseignement, la question peut être abordée sous différents angles :
1 - Les parents d'élèves :
Ce sont les mères de famille mahoraises qui s'intéressent de plus près à l'instruction de leurs
enfants. Ce sont elles qui répondent aux convocations des établissements scolaires, qui
participent aux réunions, qui rencontrent les professeurs de leurs enfants, bref, qui assurent le
suivi scolaire à la maison. Or ce sont elles qui ont reçu le moins d'instruction, qui souvent ne
connaissent pas le français, alors qu'on leur demande de signer des imprimés et des bulletins
scolaires qu'elles peuvent difficilement déchiffrer !
2 - Le personnel enseignant :
Nombre d'enseignants métropolitains qui arrivent dans l'île souhaiteraient acquérir quelques
rudiments de la langue, ne serait-ce que pour mieux cerner les difficultés qu'éprouvent leurs
élèves dans l'apprentissage du français. Or les occidentaux ont depuis longtemps perdu cette
faculté d'apprendre et de parler une langue, sans passer par l'intermédiaire de documents écrits
: manuels de langue, grammaires, vocabulaires, dictionnaires, accompagnés de supports
audios et vidéos, tout ce qui fait l'apanage de l'apprentissage des langues vivantes. Face au
vide des rayons en librairies en ce domaine, ces enseignants repartiront quatre ans plus tard,
avec pour seuls souvenirs les mots "jeje", "karibu", "muzungu" et "mama brosheti" dans leurs
bagages.
3 - Les élèves :
On demande aux élèves du primaire et du secondaire (qui ont franchi le stade de
l'alphabétisation) de maîtriser la grammaire du français, alors même qu'ils ne maîtrisent pas la
grammaire de leur propre langue : ce qui ne veut pas dire qu'ils la parlent mal, mais ils sont
incapables de conceptualiser les mécanismes de leur langue (classes nominales, accords
noms/verbes, noms/adjectifs, conjugaisons, etc..).
Alors, comment dans ces conditions leur demander de conceptualiser une langue non
maternelle qu'ils ont bien du mal à maîtriser ?
4 - Les adultes en alphabétisation :
Nombre de jeunes adultes, par nécessité professionnelle, se mettent à l'apprentissage du
français, et doivent d'abord passer par l'apprentissage de la lecture et de l'écriture
(alphabétisation) avant même de pouvoir accéder à l'enseignement de la langue française.
D'évidence, alphabétiser dans une langue mal connue, voire inconnue, paraît plus sûrement
voué à l'échec qu'une alphabétisation dans la langue de l'apprenant.
Savoir écrire le shimaore est une étape permettant de mieux apprendre le français et donc de
devenir réellement un citoyen français.
Tous ces besoins non satisfaits, tous ces obstacles de la vie courante pourraient être résolus si
on balayait les tabous, les craintes et toutes les idées fausses qui subsistent quant à
l'introduction du shimaore écrit dans la vie courante et dans le système éducatif, telles que :
- Ecrire le shimaore, c'est être moins français, c'est écarter Mayotte de la France, c'est dire
adieu à la départementalisation, c'est faire le pas en faveur de l'indépendance, ou c'est
rejoindre la République des Comores... proclament les uns.
- Ecrire le shimaore, c'est freiner ou abandonner l'apprentissage du français, c'est se fermer les
portes de l'instruction et des connaissances, c'est se fermer au monde moderne et retourner à la
vie indigène... disent les autres.
En réalité, le débat n'est plus là, et la renaissance des langues régionales (breton, occitan,
basque, corse) en France métropolitaine est là pour le prouver.
Ces langues, autrefois interdites dans les cours d'école, sont maintenant favorisées par la
république : des enseignants sont recrutés et payés, et des cours sont ouverts à des enfants de
tous âges, dans les établissements scolaires. Elles sont reconnues comme options et validées
au baccalauréat.
Ce qui est fait en métropole pour ces langues régionales, et cela dans un but de préservation
du patrimoine linguistique et culturel de la France, peut et doit être fait pour le shimaore, car il
est notoire que dans un monde où tout s'écrit, une langue orale est vouée à disparition.
A côté de l'enjeu culturel - préserver les valeurs et la culture d'un peuple, ses façons d'être et
de penser, qui se traduisent à travers les structures de sa langue - l'enjeu est ici de permettre à
l'ensemble de la population adulte et aux enfants d'accéder à l'instruction de façon
progressive, en apprenant d'abord à conceptualiser le monde dans leur langue maternelle,
avant de le traduire à travers d'autres systèmes culturels et linguistiques. Que de temps gagné
pour l'alphabétisation, et que de temps gagné dans le système scolaire en général : le français
et le shimaore, loin d'être antagonistes, doivent être perçus comme complémentaires.
La place du français, d'abord réduite dans les petites classes du primaire, deviendra de plus en
plus prépondérante au cours de la scolarité de l'enfant, pour amener celui-ci à maîtriser les
deux langues de façon harmonieuse en fin de cursus scolaire.
De nombreux pays voisins sont là pour prouver que le système du bilinguisme ou du
plurilinguisme est viable, et satisfait les besoins langagiers du plus grand nombre : swahili et
anglais en Tanzanie et au Kenya ; français, anglais et langues "orientales" à Maurice ; créole,
anglais et français aux Seychelles, pour ne citer que quelques exemples.
Le plurilinguisme shimaore, kibushi et français existant de fait à Mayotte, à quand sa
reconnaissance ?
II. COMMENT ECRIRE LE SHIMAORE :
L'établissement d'une orthographe standard officielle est une occasion mémorable pour une
langue. En un sens on reconnaît que la langue en question doit être prise au sérieux et que les
gens ont l'intention de communiquer dans cette langue au moyen de sa forme écrite.
Une langue appartient en premier lieu à ceux dont c'est la langue maternelle. Quand des
décisions sont prises concernant l'orthographe, les personnes qui parlent leur langue
maternelle doivent être prises en compte. L'établissement d'une orthographe ne devrait pas
être pris comme un simple exercice académique et théorique, et devrait se faire en dehors de
toute passion : en effet le but est de fournir un outil raisonné et facilement accessible qui
rende la communication écrite possible. Aussi les utilisateurs de la langue doivent-ils être
présents à l'esprit : en premier lieu les personnes qui parlent leur langue maternelle, et en
second lieu les étrangers qui jugent la langue assez importante pour vouloir apprendre à
l'utiliser.
Nous avons déjà dit que le shimaore s'écrit déjà : c'est l'oeuvre de pionniers isolés tels que
Ousseni Maandhui dans son ouvrage: "Parlons Shimaoré", ou de Marie-Françoise Rombi dans
un ouvrage peu accessible aux non-spécialistes: "Le Shimaoré, Première approche d'un parler
de la langue comorienne" ou encore de Sophie Blanchy avec "l'Interprète français-mahorais,
mahorais-français". Ce qui ressort de l'étude de ces trois ouvrages, c'est que chacun a adopté
un système de transcription différent : transcription de type "swahili" pour Ousseni Maandhui,
transcription linguistique pour Marie-Françoise Rombi, et transcription "swahili" avec
addition de 2 consonnes et 3 voyelles nasales pour Sophie Blanchy.
A part ces trois ouvrages à caractère pédagogique, on trouve dans la vie courante quelques
transcriptions du shimaore en caractères arabes dans les administrations : mairies, hôpital,
dispensaires, et quelques publicités rédigées en écriture francisée (présence des graphies "ou",
"oi", "ch", "gn", etc..). L'I.A.F. a élaboré son système de transcription et nous, l'association
SHIME, en proposons encore un autre!
Il ressort de ce rapide inventaire à la fois une volonté et une nécessité d'écrire des textes en
shimaore, et une très grande diversité quant à leur réalisation orthographique. On voit donc
que ce qui manque, c'est un système unique de transcription, qui ferait qu'à tel son oral
correspondrait telle graphie, et réciproquement. L'idéal, c'est de tendre vers une orthographe
phonétique à la fois complète, logique et simple, ce que n'ont pas réussi à faire des langues
majeures telles que le français et l'anglais...
Nous avons renoncé à une orthographe typiquement française (ou, oi, gn, qu, gu, gn, etc...) et
pris pour exemple les langues bantoues voisines déjà écrites qui peuvent servir de guide dans
le choix de telle ou telle graphie pour représenter tel son du shimaore.
Par exemple la graphie "ou" en français correspond à 2 sons: [u] comme dans "vous" et [w]
comme dans "ouate". Nous avons opté pour la graphie internationale "u" et "w". Ainsi les
mots "mutru" (= être humain) et "mwana" (= enfant) trouvent bien leur place dans la
transcription de la plupart des langues bantoues: mutu / muntu / mudu / etc.. et mwana /
mwanana / etc..
Pour instituer l'alphabet du shimaore, il faut d'abord faire l'inventaire des phonèmes, c'est-à-
dire des sons fondamentaux de la langue. Cet inventaire peut se diviser en 3 listes : les sons
voyelles, les sons semi-voyelles, et les sons consonnes. Une fois cet inventaire effectué, il
reste à décider comment représenter tel phonème (ou son) à l'aide de quelle graphie (lettre ou
groupe de lettres, ou lettre accompagnée d'un signe diacritique).
Dans la majorité des cas, il y a unanimité sur le choix des lettres proposées pour représenter
tel son. Il s'agit en général des lettres qui présentent les mêmes correspondances entre son et
graphie dans la majorité des langues. Ceci constitue un début encourageant.
Par contre, pour un petit nombre de phonèmes, spécifiques au shimaore, le choix d'une
transcription graphique est plus difficile, et objet de débats entre spécialistes. C'est sur les
points sur lesquels il n'y a pas unanimité que nous concentrons notre étude :
1. Les implosives :
Les formes implosives de b et d se réalisent couramment en shimaore. Il existe deux
possibilités pour écrire ces implosives, c'est-à-dire, soit le b ou le d suivis d'une apostrophe,
soit un b et/ou un d crochu. Nous avons essayé les deux options avec des lecteurs débutants, et
nous avons vu qu'ils se débrouillent beaucoup mieux avec les formes crochues. A l'époque des
machines à écrire, on n'avait pas d'autre choix que d'utiliser b' et d', mais à l'époque où les
ordinateurs remplacent les machines à écrire et relèguent celles-ci au musée, il n'y a pas de
raison pratique qui empêche l'utilisation de la forme crochue, comme cela se fait déjà dans
beaucoup de langues en Afrique, par exemple des langues majeures telles que le hausa et le
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