Une brève histoire de la croissance
Denis Clerc
Alternatives Economiques Hors-série n° 097 - avril 2013
Amorcée dans l'Angleterre du XVIIIe siècle, la croissance économique a engendré une forte hausse du
niveau de vie des pays occidentaux. Pour autant, elle n'a pas apporté le bonheur.
Vus à travers la lunette de l'économiste, les dix-huit premiers siècles de notre ère ont été un long
fleuve très tranquille, seulement rythmé par une alternance de catastrophes et d'embellies, de hauts et
de bas. Une fois passé le cortège de souffrances et de morts, la vie reprenait son cours et rattrapait le
niveau antérieur de production, voire le dépassait légèrement. Au cours de ces siècles, la production
annuelle moyenne aurait progressé de moins de 0,1 %, selon des estimations contemporaines qui
prêtent à débat (voir encadré). Une progression imperceptible qui était en quelque sorte "mangée" par
une augmentation de la population du même ordre de grandeur, ou accaparée par les puissants d'alors,
qui nous ont ainsi légué de superbes témoignages du passé.
L'Angleterre, tête de pont de la croissance
Cette apparente immobilité prend fin au XVIIIe siècle. En Angleterre, en 1701, Jethro Tull met au
point le semoir mécanique, première invention d'une longue série de machines agricoles qui, en trois
siècles, ont permis de multiplier par plus de 100 la productivité de chaque paysan. Comme beaucoup
de rentiers de l'époque, cet Anglais se passionne pour l'essor des sciences. Dans son cas, il s'agit des
sciences agronomiques. Plutôt que de laisser vos terres reposer une année sur trois ou quatre pour
qu'elles retrouvent leur fertilité, semez-y donc de la luzerne, suggère-t-il aux paysans. Leur fertilité en
sera améliorée et vous pourrez nourrir des moutons ou des vaches, qui vous donneront du lait, de la
viande… et du fumier. Lequel, enfoui dans le sol vous permettra d'augmenter vos récoltes de 20 % ou
30 %. Et, de fait, au cours du XVIIIe siècle, la production de céréales en Angleterre progresse de 40
%. Et la population d'autant, ou presque.
Thomas-Robert Malthus, pasteur de son état, s'en alarme. Dans son Essai sur le principe de population
(1796), il soutient que, sauf "contrainte morale" (entendons par là abstinence sexuelle), la croissance
de la population sera toujours plus forte que celle de la production. Et que, dans ces conditions, il faut
dénoncer "le prétendu droit des pauvres à être entretenus aux frais de la société". A défaut, ils se
multiplieront et aggraveront le problème. Or, des pauvres, il y en avait alors beaucoup en Angleterre,
du fait de la révolution agricole : privés de la possibilité de faire paître quelques bêtes sur les terres en
jachère, ils affluent en masse dans les villes, à la recherche d'un emploi.
La rencontre d'une main-d'oeuvre prête à tout pour échapper à la faim et de bricoleurs de génie
entreprenants (Thomas Newcomen et James Watt pour la machine à vapeur, James Hargreaves et
Richard Arkwright pour les métiers à tisser, etc.) fait naître, dès 1750, de nombreuses manufactures.
Pour la première fois dans l'histoire de l'humanité, la production augmente à un rythme annuel
perceptible au long d'une vie humaine (+ 1 % en moyenne annuelle en Angleterre entre 1750 et 1820).
Adam Smith, en bon observateur de ce temps de changements lents, mais en voie d'accélération,
publie en 1776 ses Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations. Il y parle de
division du travail, "des progrès de l'opulence", de "l'action lente et insensible du commerce étranger
et des manufactures". Il a conscience que l'économie de son pays se transforme.
Mais il y a l'envers du décor : des conditions de travail déplorables, y compris pour les enfants, des
salaires de misère, des journées de travail interminables, des taudis en guise de logements… Ce que
dénoncent Charles Dickens en 1849 à longueur de pages de David Copperfield ou Karl Marx et
Friedrich Engels à travers Le manifeste communiste (1848). La croissance crée à la fois de la richesse
et du paupérisme. La question sociale entre dans l'histoire des sociétés modernes. Elle ne la quittera
plus. Et la question lancinante devient : à qui profite la croissance ?