« La mondialisation ne tient pas ses promesses ». Quels sont les arguments qui justifient cette conclusion ? Après les deux premières vagues de mondialisation qui consacraient l’hégémonie mondiale de l’Europe, la troisième –celle que nous vivons aujourd’hui- semblait au contraire dans les années 1950 et 1960 favoriser une certaine convergence vers le haut des nations. Espoir concrétisé par la création d’organisations supranationales (Banque mondiale, FMI, GATT puis OMC) visant à réguler cette mondialisation et à faciliter l’accès au développement des pays les plus pauvres. Qu’en est-il aujourd’hui ? Daniel Cohen constate que ces promesses restent lettre morte. 1 La pauvreté du tiers-monde Non seulement la situation des pays du Sud reste catastrophique, tant dans le domaine économique que social voire sociétal, mais encore les espoirs d’amélioration rapide sont le plus souvent très minces. Ainsi les pays les plus pauvres, qui comptent 40 % des habitants de la planète, ne totalisent que 3 % de la richesse mondiale ; 1 milliard d’hommes vivent avec moins d’un euro par jour après correction des différentiels de pouvoir d’achat. Les pays pauvres sont également les plus touchés par les maladies infectieuses, la première d’entre elles étant le Sida – que la mondialisation n’a pas aidé à résorber, les médicaments étant hors de portée de bourses non occidentales. L’omniprésence dans les PMA d’un niveau élevé d’inégalités, ainsi que l’absence de démocratie et de libertés individuelles, sont à la fois des symptômes et des causes de cette misère du tiers-monde. Comme l’ont montré Sen et Bénabou, les sociétés égalitaires et le développement qui leur est inhérent sont autant de facteurs favorables à la sortie d’un pays de la pauvreté. Par ailleurs, la transition démographique en cours s’accompagne d’abord d’une explosion de la population qui menace un peu plus l’autosuffisance du tiers-monde : le travailleur agricole n’y disposait en 1990 que de 1,8 ha de terre arable en moyenne, chiffre qui va encore se réduire avec l’accroissement de la population (celle du Brésil a plus que triplé entre 1950 et 2000). Enfin, la dette de 150 milliards de dollars qui pèse sur les pays pauvres achève de compromettre leurs chances de s’en sortir sans aide internationale appropriée. Vœu pieux, quand on sait que l’APD n’atteint pas –tant s’en faut !- les 0,7 % du PIB fixés comme objectif par l’ONU. Le seul espoir du tiers-monde, souligne Cohen, réside donc dans un effort national portant sur les infrastructures et l’éducation : la mondialisation ne s’est pas chargée de ces domaines. 2 Savoirs et techniques restent l’apanage du Nord Les délocalisations, décriées au Nord, où elles détruisent des emplois, ne sont paradoxalement pas fort bénéfiques au Sud. En effet celui-ci souffre de ce que l’on pourrait baptiser le « syndrome Nike » : les emplois créés, majoritairement dans le secteur secondaire, ne créent que très peu de valeur ajoutée et ne peuvent servir qu’à faire subsister une fraction de la population sans bénéficier à l’économie globale du pays. En effet, le transfert des savoirs et savoir-faire que promettait la mondialisation n’a pas eu lieu. En l’absence de capital humain et d’infrastructures propres à faciliter le développement de l’économie, les stratégies de développement des pays du Sud (qu’elles soient fondées sur la promotion des exportations ou autocentrées) ne peuvent qu’échouer, d’autant que les deux sont requis pour créer des conditions véritablement favorables, comme l’énonce la théorie des leviers. D’où l’échec de pays comme le Népal, qui a pourtant fait un remarquable effort en matière d’éducation. De plus, la réduction des coûts de transport et de communication, qui semblait a priori bénéfique, a été nuisible au tiers-monde, dont les meilleurs éléments se sont vus attirer (c’est le processus de brain drain) par les Etats plus à même de leur offrir un cadre où épanouir leurs talents. Braudel a en effet mis en évidence le renforcement de la polarité centre-périphérie qui résulte de la baisse des coûts de transport. Sauf à suivre, comme l’ont fait les « dragons » asiatiques, l’exemple japonais qui concilie initiative privée et appropriation des techniques étrangères sous l’égide de l’Etat, les pays du Sud sont cantonnés à un rôle d’atelier du Nord et ne sont en compétition qu’entre eux (le Mexique redoutant la Chine par exemple). 3 Une fausse mondialisation ? Bien plus que les axes Nord-Sud, c’est donc des axes Nord-Nord et dans une moindre mesure Sud-Sud qu’a contribué à développer la troisième mondialisation, la nôtre. Le commerce est beaucoup moins développé que nous ne l’imaginons. Les achats et ventes des Etats-Unis ne représentent que 12 % pour de leur PIB, contre 75 % dans « la fiction d’un monde parfaitement intégré ». Les échanges français hors de l’Union Européenne restent en deçà de 10 %. Or les promesses de la mondialisation reposent précisément sur un échange, non pas purement économique, mais également humain et solidaire. Pour autant que la mondialisation économique soit advenue, elle ne s’est pas étendue à ces domaines. Cependant, l’imaginaire de la mondialisation est extrêmement présent dans la vie quotidienne, de l’emblématique prolifération des McDonald’s à la dimension aujourd’hui mondiale des informations procurées par les médias. La mondialisation paraît donc beaucoup plus aboutie qu’elle ne l’est en réalité, ce qui explique qu’elle soit rendue responsable, sinon coupable, de nombre des maux qui frappent le Sud. Cela engendre un cercle vicieux : la peur de la mondialisation a incité et incite nombre de pays à y résister en se fermant sur euxmêmes (notamment en pratiquant le protectionnisme, dont l’Inde par exemple a souffert), ce qui les empêche de profiter des aspects stimulants de l’échange mondial. La mondialisation ne tient pas ses promesses, certes. Mais ces promesses non tenues lui ont été soutirées, à la fois par ses avocats soucieux de la légitimer (la Banque mondiale n’a-t-elle pas vocation à soutenir le développement ?), et par ceux qui la subissent, espérant y trouver leur compte faute de pouvoir la contrôler ou l’arrêter. Ces promesses, on l’a dit, ne correspondent pas à la mondialisation telle que nous la vivons. Peut-être se réaliseront-elles dans le cadre d’une « altermondialisation », où la taxe Tobin aurait la part plus belle que les profits des multinationales.