JUDAÏSME ET CHRISTIANISME : UNE NÉCESSAIRE DISTINCTION POUR TÉMOIGNER DE L’UNITÉ DE LA TORAH ET DE L’ÉVANGILE Les séculaires querelles entre le judaïsme et le christianisme, le développement de l’antisémitisme en des pays chrétiens plus encore que dans les pays païens, le génocide concentrationnaire de la presque totalité des juifs européens qui a pu être pensé, organisé et exécuté en une Europe où l’influence des Églises était considérable, tout autant que les massacres de dizaines de millions d’hommes au nom d’idéologies unitaires et égalitaires nées en un Occident de tradition judéo-chrétienne, tout cela ne peut laisser la pensée philosophique indifférente, surtout lorsqu’elle a réfléchi sur la structure fiduciale de la conscience et a pu reconnaître que dans le judaïsme et en Israël, en la personne de Jésus, se trouvaient actualisées les conditions a priori d’une révélation transcendante. Une pareille progression dans la violation des exigences éthiques ne peut s’expliquer par les seules passions humaines et le seul dérèglement de la sensibilité. Elle doit avoir des racines intellectuelles qui obscurcissent la nature des exigences éthiques et atténuent leur caractère impératif absolu. Ces causes intellectuelles, à la racine de la conscience, introduisent l’erreur en théologie d’une part et dans les théories politiques d’autre part. Erreurs théologiques et erreurs politiques peuvent alors se renforcer les unes les autres, aggraver leurs conséquences pratiques et rendre plus difficile leur correction, en dépit de la part de vérité que par ailleurs les réflexions théologiques et politiques comportent déjà. Les rapports conflictuels entre le judaïsme et le christianisme n’ont pas leur origine dans les réalités qui les fondent, à savoir : la conscience de l’existence humaine comme création et révélation de Dieu, exprimée dans la Torah et la révélation en la personne de Jésus, homme juif, du projet d’achèvement divin de cette création dont témoignage nous est donné dans les textes évangéliques et apostoliques. Il ne suffit pas de constater sur le 2 L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE plan psychosocial que les juifs jouent le rôle de « bouc émissaire » et que l’antisémitisme fonctionne suivant le schéma de la « désignation d’un coupable » en des périodes de crises que les sociétés ne parviennent pas à identifier et à maîtriser, mais de comprendre pourquoi ce sont principalement les juifs que les sociétés chrétiennes ont contraints à ce rôle. Le caractère de conflit et de persécution de ces rapports se comprend seulement à partir des « principes » ou schémas intellectuels en lesquels nous rendons significatives pour nous les réalités qui fondent le judaïsme et le christianisme. La source de leur opposition s’alimente à des erreurs philosophiques et c’est par une réforme de la pensée philosophique qui les pénètre l’un et l’autre, que judaïsme et christianisme peuvent retrouver le sens de la complémentarité de la Torah et de l’Évangile. I. COMPLEMENTARITE DE LA MESSIANITE D’ISRAËL ET DE LA MESSIANITE DE JESUS Du point de vue d’une philosophie relationnelle, d’où nous réfléchissons épistémologiquement sur l’histoire du judaïsme et du christianisme, nous ne craignons pas de dire que c’est dans ce en quoi juifs et chrétiens s’opposent le plus — parce qu’ils l’interprètent selon les présupposés de la pensée unicitaire — que se trouve le principe de leur accord — s’ils en découvrent sa structure relationnelle. Cet accord est en même temps la pleine vérité du judaïsme et la pleine vérité du christianisme, sans que les juifs aient à devenir chrétiens et à adopter leur mode historique d’être et sans que les chrétiens puissent prétendre dans l’histoire se substituer aux juifs, ni soient tenus d’adopter pour eux les spécificités de la vie juive. A. ESCLAVES ET EN CONFLIT SOUS LA TYRANNIE DE L’UN, LIBRES ET ACCORDES DANS LA RATIONALITE FIDUCIALE. Il faut sortir définitivement de l’impasse de la théologie gréco-latine, qui, en asservissant le sens de la révélation de Jésus à la philosophie de l’Un indivis, rejette la spiritualité juive de l’Alliance familiale et théologale ou même l’oppose comme un ensemble de comportements de crainte et de clauses juridiques à la révélation — ce qui est un comble ! — et abaisse en L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE 3 conséquence l’œuvre de Jésus dans les ambiguïtés d’une religiosité païenne ou dans les leurres d’un humanisme tronqué. A l’encontre de cette mutilation, par oubli du judaïsme, et de cette dévalorisation, par réduction de la révélation évangélique, il convient donc de poser en premier lieu comme « système philosophique de référence » une conception relationnelle de l’être, contradictoire de la philosophie traditionnelle de l’Un indivis. Bien qu’un tel système relationnel soit élaboré dans un contexte chrétien, profondément traversé par des idées philosophiques inspirées du judaïsme, ce système se suffit à luimême totalement et ne tire sa justification ni du judaïsme ni du christianisme, mais de la seule rationalité réflexive de l’esprit humain. Son indépendance religieuse et sa rationalité autosuffisante sont d’ailleurs un gage pour le rapprochement les deux communautés religieuses de l’Église et de la Synagogue. Dans le cadre d’un tel système, il est naturel d’être conscient de l’obligation éthique de croire en Dieu selon les exigences et requêtes de la conscience fiduciale humaine, alors que la dimension fiduciale de la conscience humaine est totalement ignorée dans le contexte de la philosophie classique de l’unité. Voilà pourquoi la « foi » dans la culture occidentale, héritière de cette philosophie, passe pour irrationnelle. Il en va tout autrement dans le cadre d’une rationalité relationnelle de l’existence. Les conduites de foi envers Dieu ne sont plus irrationnelles en tant que telles. Ce qui signifie que les conduites particulières de foi sont redevables de ce qu’elles sont dans leur contingence devant leur propre rationalité. L’authentique rationalité de la conscience fiduciale rejette donc toute « réduction rationaliste » d’une démarche de foi ou d’une « révélation » à n’être qu’une variante religieuse d’une moralité individualiste ou encore une forme primitive de la pensée philosophique. Le fait de reconnaître philosophiquement la structure fiduciale de la conscience prémunit contre de telles réductions, mais permet en revanche de discerner l’authentique conduite de foi, d’avec les formes superficielles, irrationnelles ou immorales de la religiosité ! Le croyant et l’autorité qui le guide ne peuvent plus s’ériger selon leur expérience subjectiviste en norme de leur foi, en un domaine étranger à la raison, hors de sa juridiction. L’obligation éthique de croire, que la conscience philosophique découvre réflexivement en elle, fonde ainsi la dignité rationnelle du croyant, et le soustrait à l’arbitraire et aux 4 L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE mystifications religieuses contingentes. Se garder de l’irrationalité en religion ne conduit pas à rejeter toute valeur au religieux en tant que tel, c’est-à-dire comme forme particulière et incarnée de la fiducialité théologale, au contraire ! En même temps, cette obligation éthique de croire conduit tout homme qui la perçoit à enquêter sur l’existence historique d’une révélation divine envers une communauté humaine authentiquement fiduciale, afin d’adhérer lui-même à cette révélation et de s’accomplir comme authentique croyant selon sa nature d’homme. Or cette heureuse et nécessaire rencontre entre un peuple qui porte à un point suffisant de développement la conscience fiduciale de l’homme et l’initiative de Dieu, révélateur de son engagement envers les hommes, s’est accomplie en Israël par Jésus, de façon unique et définitive. Israël a été la « chance » de Dieu et Dieu n’a pas laissé passer sa chance. Le mot « chance » est employé sans qu’il y ait dans ce mot la moindre signification de « hasard heureux » mais bien la forme contingente d’une double nécessité ontologique, dans la création autant qu’en Dieu. Israël est bien dans l’histoire « l’élection » de Dieu sans qu’il y ait dans ce terme l’arbitraire d’un choix, car Dieu ne choisit pas entre des possibilités objectives comme c’est le propre de la liberté humaine en raison de sa finitude. Israël dans sa réalité historique de peuple et dans la conscience qu’il prend de luimême et qu’il a exprimée dans ses livres saints est la condition de possibilité tant de la réalisation que de l’intelligibilité d’une révélation divine transcendante. En cela consiste l’élection : non un choix, mais l’actualisation d’une nécessité. Et en Israël Jésus, dans sa réalité humaine et la conscience qu’il prend de sa relation toute personnelle à Dieu telle qu’elle constitue le fond de son être personnel conscient et libre, est le révélateur unique de Dieu, le révélateur de son dessein pour l’humanité, dessein en lequel Dieu s’engage pour le bonheur et l’accomplissement plénier de l’homme, par-delà toute possibilité du mal, selon une œuvre « messianique » de divinisation qui s’accomplira selon le déploiement relationnel de sa propre essence divine. B. CONVERSIONS QUI INCOMBENT AUX CHRETIENS. En faveur de cette vérité qu’est la complémentarité de la vérité « du » (qui est dans le) judaïsme et de la vérité du (qui est L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE 5 dans le) christianisme dont nous voyons l’évidence, en un juste discernement, nous ne pouvons pas argumenter en dialogue avec les juifs, selon un argument « ad hominem » direct, mais nous le pouvons avec les chrétiens, qui bien que dépourvus de l’outil philosophique dont nous disposons, proclament dans leur foi, que Dieu, par une de ses personnes constitutives, la deuxième appelée « Verbe, Parole », s’est incarné en Jésus, sans se métamorphoser en homme bien sûr, sans se fondre en une personne humaine et sans générer une métamorphose déificatrice d’un homme. Il s’agit en effet de rechercher une complémentarité dans la vérité et non dans des accords de circonstances, en fonction des opportunités sociologiques, des rapports de forces ou des intérêts diplomatiques des diverses communautés cultuelles. 1. Reconnaître au judaïsme, envers la Révélation évangélique, une prédisposition active mais non formulée — ce qui valorise son partenariat avec l’initiative divine — plutôt qu’une finalité révélée avec ambiguïté — ce qui conduit à l’accuser d’infidélité à l’appel de Dieu pour toute la suite de son histoire. La foi en l’incarnation du Verbe — tels sont les termes consacrés — implique que ceux à qui Dieu se manifeste de la sorte disposent des moyens intellectuels pour le reconnaître et pour comprendre ce qu’Il leur révèle. Les disciples de Jésus exprimaient la nécessité d’une telle implication en disant que « la vie et les actions de Jésus avaient été annoncées par les Écritures et les prophètes » ou encore que « Jésus accomplissait les prophètes et les Écritures », et de citer tels ou tels versets de la Torah et des prophètes, pour les appliquer tels quels à Jésus avec plus ou moins de bonheur. Cette façon d’» actualiser » l’Écriture sur l’événement « accompli » ne choquait pas l’exégèse juive. Seule l’opportunité ou la justesse de l’application aux événements particuliers prêtaient à discussion. Ensuite cette façon d’actualiser l’Écriture fut comprise dans le monde gréco-latin comme une information délivrée par Dieu plusieurs siècles à l’avance, sur l’existence de Jésus et sur ses actions. Et toutes les Écritures juives se virent 6 L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE comprises comme une « préparation », une mise en condition à mots couverts du peuple juif en vue de la venue de Jésus, comme si l’Écriture était un texte truffé de double sens, décelables par ceux-là seuls que Dieu éclairait à nouveau de façon spéciale sur le texte. Comme chrétiens, nous devons être honnêtes et ne pas lire, en Grecs ou en Occidentaux d’aujourd’hui, de prétendues « annonces » ou « préfigurations » de Jésus dans les Écritures hébro-juives, comme s’il s’agissait d’informations historiques anticipées. Dans la relation polarisée « information anticipée événement accompli » et lorsqu’il y a conformité — au moins relative — entre les deux, c’est le pôle que nous expérimentons avec le plus de réalité qui valorise l’autre à nos yeux. Entre une parole humaine prémonitoire et le fait réel qui la vérifie, la valeur de réalité remontera vers la parole et son auteur et tendra à accréditer son jugement. Mais lorsque la parole est d’emblée considérée comme plus réelle que tout fait humain, parce qu’elle est estimée divine, c’est de la parole que la valeur de réalité et de sens descendra vers le fait. Dès lors la valorisation du fait s’opère par une juste application de la parole antérieure qui peut s’accorder à lui. Dans le premier cas, il y a comme une transposition (dans l’ordre des réalités particulières) du processus de vérification expérimentale d’une hypothèse (de l’ordre du général) par « réalisation » des conclusions qui en furent déduites. Dans le second cas, il y a (dans l’ordre de réalités particulières) comme une transposition du processus épistémologique (de l’ordre du général) où l’on donne sens à une situation ou théorie expérimentale, à partir de positions philosophiques préalablement admises. Mais dans l’un et l’autre cas, on ne pose pas la question de la vérité et de l’intelligibilité de la Parole. Sa vérité est supposée sans critique et son intelligibilité fournie « toute faite et établie » par la tradition. Le philosophe quant à lui pose ces questions et l’homme fiducial réflexif demande qu’il leur soit valablement répondu. Si ce n’était pas fait, nous serions en présence de « méthode d’exposition » de sens, mais non de « justification du sens proposé ». L’hypothèse de lecture qui voit dans « l’Ancien Testament » la préfiguration, l’annonce, la préparation du « Nouveau testament » et la mise en condition d’un peuple pour l’accepter, « ontologise », de façon illégitime, un simple procédé L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE 7 d’extension ou de transfert de signification sur la base de similitudes de tous genres. On voit une causalité efficiente ou finale dans une simple ressemblance. C’est logiquement insoutenable, comme démarche de pensée. De plus, même si nous l’acceptions et si nous ne jugions qu’a posteriori la réalité de l’histoire d’Israël ainsi présentée, il faudrait conclure que pour une telle « préparation » conduite par Dieu, ce serait plutôt raté, puisque Jésus ne fut reconnu que par un tout petit nombre seulement de juifs. La réalité d’Israël et son Écriture, pour pouvoir être choisies par Dieu comme partenaires en vue de la réalisation et de la compréhension de sa révélation transcendante, ne peuvent avoir de « double sens », ni de sous-entendus à deviner, d’informations codées à décrypter, mais être seulement pleinement elles-mêmes en identité de réalité et de sens. Et en effet, heureusement !, dans les Écritures hébro-juives, rien ne parle par avance de Jésus, aucun texte n’informe par anticipation sur Jésus et sa vie. Elles sont le témoignage que le peuple juif se donne à lui-même de son existence et de son histoire, de sa relation à Dieu, de leur sens et des obligations qui en découlent. Il se dit tout cela, en forme de révélation, car il donne « corps » en son histoire à la conscience fiduciale de l’homme, tout comme les Grecs — pour ne parler que de cette région de la terre — donnèrent corps à la conscience philosophique et scientifique de l’homme. C’est dans la mesure où l’Écriture juive ne parle que du peuple juif et non pas de Jésus qu’elle peut être comprise comme le recueil — l’image objectivée — des conditions de possibilité d’une révélation transcendante. C’est la réalité même d’Israël en elle-même et exprimée dans ses Écritures et non un texte humain isolé, déconnecté du peuple qui l’a écrit et le garde comme sien, même valorisé comme texte sacré, qui forme la condition de possibilité réelle d’une révélation transcendante et de son intelligibilité. Et c’est en tant que l’Écriture est l’expression objectivée, et par là permanente dans la suite des générations, de la conscience qu’Israël a de lui-même, par les auteurs de ces textes, qu’on peut voir en elle une formulation existentielle des conditions a priori de possibilité d’une révélation transcendante. Ce n’est que dans la mesure où la réalité d’Israël n’a d’autre finalité qu’elle-même, sans être subordonnée à l’existence d’une autre société, et où les Écritures hébro-juives n’ont pas de doubles sens ni de sous-entendus, 8 L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE qu’elles peuvent être pourvoyeuses de significations véritables et non ambiguës, offrant un grand choix au discernement pour comprendre une révélation transcendante que Dieu opère en partenariat avec elles. Cette situation et ce rôle de l’Écriture — image sacrée d’Israël et de la conscience qu’il a de sa relation à Dieu — peut alors dans le cadre d’une pensée juive qui se dit sa réalité sous « forme de révélation », être traduite elle aussi, par les juifs disciples de Jésus, comme une « parole révélant une Révélation », sans qu’il y ait jamais eu d’information anticipée, même implicite. C’est dans la mesure où l’Écriture des hébreux et des juifs a en elle-même et selon toute sa texture de détails ou d’ensemble, une signification entière et pleinement suffisante dans l’ordre de l’histoire pour eux comme « peuple d’Israël », indépendamment de toute allusion préfigurative à Jésus ou de toute anticipation qui lui serait « réservée », qu’elle peut ensuite être, à partir de ses significations premières, appliquée électivement par Jésus lui-même à sa propre personne pour traduire, avec l’analogie qui convient et la transmutation de sens appropriée, l’œuvre que Dieu accomplit en lui, pour poursuivre, au-delà de son action créatrice présente, sa générosité en faveur de l’Humanité tout entière. On comprend les contresens et même les perversions de sens et les sottises qu’on peut dire lorsque l’on transpose — sans décoder — le langage biblique dans un contexte empirique grécolatin, c’est-à-dire lorsqu’il est lu comme un compte rendu descriptif de faits « surnaturels » mais pensés comme « objectifs », ainsi que les chrétiens l’ont trop souvent fait sans s’en rendre compte, piégés par l’objectivisme redoutable qui affecte et continue d’affecter la conscience philosophique et religieuse des hommes. Les critiques des rabbins accusant les chrétiens de truquer trop souvent les citations bibliques sont alors pleinement justifiées. Dans le cadre du judaïsme historique, mais dans ce cadre seulement, ils ont pleinement raison. Et les chré-tiens devraient le reconnaître. Il n’y a pas deux judaïsmes, un judaïsme « juridique » de la loi et un judaïsme « préchrétien ». Il n’y a qu’un judaïsme et qu’une Bible, celle des juifs et c’est à ce titre en tant que réalité unique, et selon le mode de conscience par lequel il se saisit en son effort vers l’idéal d’une existence authentique, qu’il est la condition d’une révélation transcendante en Jésus. L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE 9 La question de savoir si le judaïsme représente l’horizon de conscience absolu et infranchissable de notre relation à Dieu est un autre problème. Mais la conscience d’un au-delà de notre relation présente à Dieu — relation présente bien adéquatement cernée par le judaïsme — ne nous autorise certainement pas à introduire par notre lecture une « scission » dans le judaïsme luimême. La conscience actuelle de la distinction entre l’Ici et l’Audelà ou entre le Maintenant et l’Avenir ne nous autorise en effet pas à introduire une distinction dans notre conscience de l’Ici et du Maintenant entre une forme incomplète de cette conscience et une forme achevée et supérieure de cette même conscience, du seul fait de mettre ou de ne pas mettre l’Ici et Maintenant en relation avec l’au-delà-à-venir. La justesse d’une distinction entre une conscience incomplète et une conscience achevée de l’Ici-Maintenant dépendra de la manière dont, dans notre conscience de l’Ici-Maintenant, nous comprenons sa relation à l’Au-delà-à-venir. Une conscience adéquate de l’Ici, bien qu’incomplète pour cause d’ignorance de sa relation à son Audelà, est préférable à une conscience déformée de l’Ici, pour cause de falsification de son Au-delà et de sa relation à cet Audelà. Les chrétiens n’ont-ils pas trop souvent voulu voir dans le judaïsme la seule conscience déformée qu’ils avaient eux-mêmes de l’Ici, en raison de leur mauvaise compréhension de l’Au-delà qui leur était révélé, plutôt que de partir de l’adéquate conscience que le judaïsme avait de l’Ici pour comprendre adéquatement et en complémentarité cet Au-delà révélé ? C’est qu’une conscience incomplète, mais adéquate de l’Ici ne peut être complétée que par une conscience adéquate de l’Au-delà. Une compréhension incomplète de l’Ici, mais adéquate, ne sera pas adéquatement complétée par une compréhension inadéquate de l’Au-delà, mais elle sera au contraire déformée et perdra son adéquation à l’Ici, sans être pour autant complétée par rapport à l’Au-delà. D’ailleurs les juifs ne se posent-ils pas à eux-mêmes cette question, celle des limites du judaïsme, sans le dire aux chrétiens ? Et s’ils ne se la posaient pas, n’est-ce pas parce que les chrétiens les ont sans cesse contraints, d’un point de vue erroné mais dominant, à se défendre contre une « déchirure mortelle » qu’ils voulaient introduire dans le judaïsme, déchirure 10 L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE qui est aussi dommageable pour une juste compréhension de l’Évangile qu’elle l’est pour la Torah ? 2. Reconnaître que la fidélité du judaïsme à lui-même, même dans son opposition au christianisme, appartient à sa fidélité à Dieu et est donc au service de la révélation de Dieu en Jésus. Cette conception de ce qu’est le judaïsme par rapport à la révélation de Jésus — nous ne disons pas : par rapport au christianisme — ne change pas la réalité du judaïsme considéré comme judaïsme, ni ne cherche à modifier la conscience que le judaïsme a de lui-même par rapport à lui-même. Le judaïsme comme tel ne peut se concevoir en lui-même et par lui-même comme condition a priori d’une révélation transcendante. Même si par analyse réflexive il déterminait les exigences a priori de la conscience fiduciale — ce qui lui est méthodologiquement possible et en vertu de quoi il peut aussi accueillir la révélation de Jésus — il ne pourrait pas estimer qu’il les réalise de façon à « enclencher » de la part de Dieu une révélation transcendante, et donc à attendre la révélation de Jésus comme une conclusion ou un fruit mûr de la tradition des prophètes. Le supposer, ce serait nier l’initiative de Dieu, en sa révélation, ce qui serait absurde en soi et contraire à l’idée juive d’un Dieu qui agit par grâce et non sous influence. Ce serait opposé aussi aux conditions d’une révélation transcendante. En reconnaissant à Dieu une entière initiative en toutes ses œuvres, le judaïsme ne peut penser que ce qu’il vit présentement avec Dieu pourrait nécessiter Dieu à vivre autre chose ou autrement avec lui. Mais il est possible à l’homme juif, sans cesser d’adhérer à l’intégrité du judaïsme, d’adhérer à la révélation de Jésus qui elle non plus ne change en rien la réalité du judaïsme en lui-même, mais lui donne une valeur nouvelle de même que l’œuvre de divinisation de l’humanité révélée par Jésus ne change pas l’œuvre divine de notre création, mais lui donne toute sa valeur. Condition de possibilité et d’intelligibilité, en tant que forme singulière particulière de l’universelle fiducialité de l’homme, par rapport à la révélation en Jésus en tant qu’événement singulier particulier également, le judaïsme ne nous prévient pas à l’avance de cette révélation et il n’y conduit L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE 11 pas. Il ne lui est pas « finalisé » plus particulièrement que l’humanité en sa totalité. Israël et le judaïsme ne peuvent être disponibles pour l’événement d’une révélation transcendante qu’à condition de ne pas en anticiper la pensée, de ne pas en avoir une prémonition, mais en étant seulement — aussi authentiquement que possible ce qu’ils sont — une actualisation des exigences éthiques vécues relationnellement avec Dieu : Torah et Berith en leur terre. Il n’y a pas une pente naturelle qui permettrait à l’homme juif de « glisser » de son judaïsme vers la révélation de Jésus, comme si celle-ci était le point final de la croissance du premier. Le judaïsme a au contraire sa propre stature adulte en lui-même comme forme historique de la conscience éthique et fiduciale. En sa particularité, Israël exprime l’universalité éthique de la conscience relationnelle de l’homme : foi en l’autre, foi en Dieu. Cette universalité qui fait la gloire d’Israël n’est par ailleurs pas sa propriété, mais la valeur de la forme particulière qu’il lui a donnée réside précisément dans sa pratique relationnelle de la loi morale, en adéquation à notre existence créée, par opposition aux conceptions des autres peuples. Et c’est cette pratique relationnelle de l’Éthique qui le disposait ainsi en lui-même à être la « chance de Dieu » ou son partenaire, c’est-à-dire à permettre à Dieu de révéler en lui et par lui l’accomplissement ultime, par-delà nos limites et nos déficiences, de cette universalité éthique et fiduciale de la conscience humaine, en une divinisation — œuvre messianique — qui seule nous libère de tout mal. La foi en cette révélation jésuanique — révélation rendue possible par le judaïsme — ne relève pas du judaïsme. Et il n’est pas au pouvoir de celui-ci de la proposer. Elle ne « découle » pas de sa propre éthique, mais en son essence le judaïsme ne s’y oppose pas non plus. Il l’attend en fait dans l’ignorance de cette attente ou en exprimant cette attente en des formes objectives illusoires. L’hostilité du judaïsme historique « vise » le christianisme historique, tout comme le christianisme historique a tenté d’absorber en le supplantant le judaïsme historique. Les deux doctrines et les deux communautés s’y opposent en raison de leurs déficiences respectives. Quant à l’hostilité du judaïsme envers la révélation jésuanique, elle ne relèverait pas (elle est pour nous bien hypothétique !) du judaïsme dans son essence mosaïque, mais de ses déficiences humaines objectivistes, tout 12 L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE comme le christianisme n’est pas capable d’apprécier la valeur du judaïsme dans la mesure exacte où, par objectivisme, il est infidèle à la révélation de Jésus. Le judaïsme dans son essence ne peut être fermé à la révélation jésuanique et à la réalité de notre divinisation messianique, mais la conscience du judaïsme ne contient en rien l’idée d’une telle révélation et d’une telle œuvre. Condition d’intelligibilité d’une telle œuvre messianique révélée en Jésus et condition de possibilité de cette révélation, parce qu’il est une prise de conscience valable de l’œuvre de la création, le judaïsme n’est cependant pas en tout point « transparent » pour permettre une intelligence sans défaut de cette révélation ou avoir permis sa parfaite réalisation, parce qu’il n’est pas d’une sainteté sans reproche et n’a pas en tout point une compréhension réflexivement achevée de l’œuvre créatrice ellemême. La déficience inhérente à notre état de créature l’affecte également de même qu’elle affecte tout effort aussi pour comprendre son accord à la révélation jésuanique. Mais sa pratique éthique de l’existence humaine fut suffisante pour que Dieu y accomplisse sa révélation, la révélation de notre divinisation. Prendre conscience toujours plus authentiquement de l’œuvre de la création au travers de notre pratique de vie et prendre conscience de notre divinisation à travers la révélation pratique que Dieu en fait en Jésus sur la base de la pratique de vie propre au judaïsme, reste une tâche éthique pour tout homme, pour le juif et le non-juif. Par fidélité envers la révélation de Jésus — dont il prétend témoigner — le chrétien ne peut donc pas introduire dans le judaïsme une ambiguïté de significations, d’une part une révélation — qui n’en serait pas une — des réalités de cette vie et d’autre part une prérévélation de la révélation de notre divinisation — qui par là cesserait d’être une vraie révélation, puisque anticipée humainement. Si la révélation jésuanique est « l’achèvement » du judaïsme et son point culminant, un « Testament Nouveau » se substituant à « l’Ancien », alors il n’y a pas de révélation transcendante et les évangiles ne sont qu’une variante humaine — certes très noble — de la tradition juive, « hérétique » peut-être mais d’un même ordre de réalité. Or la révélation de Jésus nous dévoile l’au-delà de notre histoire, et non un perfectionnement par Dieu de notre état présent de créature. Quant aux L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE 13 « perfectionnements » en l’histoire, ils sont œuvre des hommes et non œuvre transcendante de Dieu et ils touchent la vie religieuse, judaïsme et christianisme historiques compris, autant que la vie sociale et la vie technique. En s’opposant vigoureusement au christianisme qui prétend être l’achèvement du judaïsme, un nouveau judaïsme ou le « véritable Israël », le judaïsme sert efficacement et loyalement la révélation jésuanique. Il oblige le chrétien à voir en l’Évangile autre chose qu’une éthique ou un complément de l’Éthique pour cette histoire présente. Contraint de rendre au juif toute sa part, c’est-à-dire l’intégralité de l’éthique en sa pratique relationnelle, le chrétien est alors obligé de s’ouvrir plus authentiquement à la révélation de Jésus, pour rendre à Dieu la part de Dieu — et non une part de la part de l’homme juif — celle qui dépasse l’Éthique, qui n’est ni propriété du juif, ni propriété du chrétien mais don de Dieu pour tous, offert à tous par Dieu, selon son mode relationnel d’existence qui exigeait pour cela le partenariat d’Israël. Adhérer à la révélation de Dieu en Jésus, c’est aussi adhérer au « choix » divin du partenaire en vue de cette révélation et à l’identité du partenaire lui-même. Dès lors par fidélité à Jésus, le chrétien ne peut que vouloir l’unité la plus authentique possible du judaïsme avec lui-même et son propre accomplissement historique, et autant qu’il est en son pouvoir — c’est-à-dire de l’extérieur, s’il n’est pas membre du peuple juif — travailler à ce que le judaïsme soit reçu et valorisé comme tel. Ce n’est que dans la mesure où le chrétien se fondera sur un judaïsme solide, autosuffisant en quelque sorte pour la vie présente, qu’il témoignera aussi authentiquement de l’Évangile, de son originalité, de la Transcendance de l’œuvre de Dieu qu’il annonce pour l’au-delà de ce temps présent. C. QUESTIONS QUE LA RAISON HUMAINE RENVOIE EN ECHO AU JUDAÏSME ET AU CHRISTIANISME. C’est la mission du philosophe de lutter contre l’objectivisme de la pensée spontanée, en lui-même et auprès de ceux qui lui font confiance, non seulement pour donner un sens plus authentiquement humain à ses rapports avec autrui selon leur diversité naturelle, mais aussi, surtout s’il est juif ou chrétien, pour s’interroger avec toujours plus de pertinence sur la valeur de son idée de Dieu et sur les relations qu’il doit 14 L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE concevoir en conscience (et ratifier aussi en ses actes et attester socialement dans sa pratique religieuse) pour rejoindre en son être celles en lesquelles Dieu le constitue. 1) Quel est le sens du monothéisme ? L’affirmation de l’unité et de l’unicité de Dieu est vérité sublime. Non seulement elle doit être maintenue mais approfondie. Il ne faut pas en effet que la vérité du monothéisme ne soit que celle d’un polythéisme réduit à l’unité, ce qui serait le cas si l’unité de Dieu était comprise comme celle d’un « objet » infini, éternel, bien placé « devant moi » et centré sur lui-même, même s’il est dit « Dieu personnel ». L’unicité de Dieu est celle de l’infinie communication de l’être et non celle de la massivité de l’être-là. 2) Quel est le fondement de l’Alliance de Dieu avec l’homme en ses formes renouvelées : Adam, Noé, Abraham, Moïse... ? Une structure d’Alliance, communicative de vie, ne doit-elle pas avoir un fondement en tant que structure relationnelle en Dieu-même ? L’unicité de Dieu n’est-elle pas l’unicité d’une structure d’Alliance constitutive de la perfection et de la sainteté de l’Éternel en lui-même ? 3) Si l’amour du prochain résume toute la Torah n’est-il pas, comme commandement de Dieu, une loi de l’être même de l’homme à l’image de Dieu ? Et dès lors cette réciprocité relationnelle de l’amour, communication de vie, n’a-t-elle pas en Dieu même sa forme la plus sainte ? Cette question ne se pose-t-elle pas au judaïsme dans une saisie réflexive de sa tradition ? « Soyez saints, car Moi, l’Éternel votre Dieu, Je suis saint. » (Lévitique 19, 2.) Affirmation éthique indépassable. Il n’y a pas de morale « supérieure » à celle de la Torah — sur le plan de ses intuitions fondamentales et non sur le plan des modalités contingentes selon les époques — et l’Évangile ne propose pas une morale nouvelle. Ce serait de l’ignorance de le penser. Ce serait aussi une absurdité de distinguer entre une « morale commune » minimale pour tous et une « morale des conseils » pour devenir parfaits. Ce serait un mensonge et une injustice de distinguer une morale de la crainte dans la Torah et une morale, prétendue nouvelle, de l’amour dans l’Évangile. L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE 15 Jésus dévoile seulement le fondement en Dieu de la morale de la Torah, fondement donné par les relations interpersonnelles en Dieu même. « Le » commandement (unique) n’est pas seulement d’origine divine parce qu’il serait donné par Dieu pour des êtres extérieurs à Dieu, mais parce qu’il est, non comme « impératif » mais en tant qu’» impératif de nature », fondé en Dieu même pour des « Etres » intérieurs à Dieu. Mais ce commandement ne peut être ainsi affirmé comme fondé en Dieu même, en une trinité de personnes, que s’il est reconnu comme la loi même de l’homme en la nature humaine, selon qu’elle est image de Dieu, c’est-à-dire selon la conscience qu’en a le judaïsme dans sa particularité historique propre. La révélation jésuanique « justifie » le commandement de la Torah ; elle ne le change pas et n’en ajoute pas de nouveaux — ignorés auparavant — ni ne retranche rien de ses exigences. Elle apporte la raison ultime de le bien pratiquer. 4) Si la Torah a son fondement en Dieu — l’idée cabaliste d’une Torah éternelle est lourde de sens — n’y a-t-il pas aussi un « accomplissement de la Torah elle-même » qui est audelà de l’histoire ? Il ne s’agit pas d’un accomplissement par une mise en pratique par des hommes particuliers des préceptes de la Torah, mais un accomplissement de la réalité humaine en tant que telle, qui s’exprime dans la Torah, c’est-à-dire un accomplissement de l’homme éthique. En effet en même temps qu’est dévoilé le fondement de l’Éthique de la Torah éthique — qui s’exprime aussi dans l’idée du royaume de Dieu et l’espérance d’un Messie — est aussi manifesté comment la défaillance interne à cet idéal, de par la seule possibilité du mal en histoire, peut être ontologiquement surmontée par une œuvre messianique de divinisation de l’humanité par-delà cette histoire, non au terme et à la fin des temps, mais aujourd’hui et hors du temps, pour ceux qui quittent ce temps dans l’acte de leur mort et de leur « naissance nouvelle » en Dieu, selon les relations interpersonnelles de communication de l’Être en Dieu. Si en effet le commandement est seulement donné par Dieu, compris implicitement comme un être solitaire, pour des êtres extérieurs, qui eux-mêmes le recevraient, alors son accomplissement serait aussi « extérieur » à Dieu, c’est-à-dire à sa manière d’être divine. Mais si le Commandement est intérieur à l’homme parce qu’il est « image de Dieu », alors il est fondé en Dieu même et son 16 L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE accomplissement se fait dans la manière même d’exister de Dieu. Je dois en effet aimer l’autre — qui est image de Dieu — non parce qu’il est image de Dieu, mais parce que moi je suis image de Dieu ou plus exactement parce que c’est ensemble, en nos distinctions et différences, que nous sommes « image unique » de Dieu, mais non image individuelle de Dieu. De plus aimer l’autre authentiquement, c’est toujours l’aimer dans ses relations et jamais en le fermant et l’isolant sur lui-même. De même Dieu nous aime dans nos relations et pas isolément. Comprendre que l’exigence éthique concrète (c’est-à-dire l’homme en exigence éthique) en raison de sa défectivité, est fondée par Dieu ; et ensuite qu’elle est fondée en Dieu, non dans sa déficience mais dans ce qui concerne sa positivité, c’est-à-dire sa relationnalité, cela nous conduit à penser que sa réalisation, en raison de sa déficience inéliminable en l’histoire, doit trouver sa réalisation hors de l’histoire, c’est-à-dire par Dieu et ensuite qu’elle trouve sa réalisation en Dieu quant à son essence positive qui est relationnelle, c’est-à-dire selon la relationnalité même de Dieu. Après les questions précédentes qui s’interrogent sur les implications non dégagées du judaïsme, on peut aussi se demander si le judaïsme se donne comme exhaustif et exclusif ou s’il ne peut trancher cette question de sa fermeture et par là s’il reste — passivement — ouvert à « autre chose », à quelque chose d’un autre ordre de réalité et à son affirmation. D. QUELLE EST LA LIGNE DE DEMARCATION ET EN MEME TEMPS D’AJUSTEMENT ENTRE LE JUDAÏSME ET LA REVELATION JESUANIQUE DE DIEU ? La compréhension de cet aspect du message jésuanique qu’est notre divinisation messianique, et la reconnaissance que cette annonce se réalise pour chacun après sa mort, à l’exemple de Jésus qui le révèle en sa « résurrection » et par la médiation de sa personne en alliance avec le Père, représente le point précis où le message de Jésus « quitte ou transcende » l’ordre des réalités que prospecte le judaïsme, soit directement soit même dans les implications (comme nous le suggérons) auxquelles il peut ouvrir, si l’on parvient à vaincre les formes d’objectivisme qui lui sont inhérentes. C’est le point du dépassement aussi de toute L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE 17 réflexion philosophique quelle qu’elle soit. Mais en ce point de « rupture », il n’y a pas confrontation et opposition entre le judaïsme ou la philosophie relationnelle d’une part et la révélation en Jésus d’autre part, mais « dépassement en complémentarité », non pas dépassement avec rejet de ce qui serait dépassé, mais dépassement avec exhaussement de ce qui est dépassé, en ce qui le dépasse, puisque le dépassement luimême ne peut se faire que grâce à ce qui est dépassé. Le judaïsme en tant que représentation religieuse — ou la philosophie relationnelle qui lui est implicite — ne peut donner aucun « précepte positif » par rapport à la révélation de Jésus. S’il se replie sur ses limites humaines, il s’y opposera, s’il se prononce en vertu de sa « positivité messianique » propre, il n’offre aucun refus et ne fait valoir aucune incompatibilité. L’enseignement de Jésus « pourrait » correspondre à l’accomplissement de ses espérances éthiques. Mais cela y correspond-il vraiment, c’est-à-dire en réalité et pas seulement de façon illusoire ? Cette réalisation jésuanique de ses espérances éthiques n’est-elle pas par rapport à son éthique, ce qu’un rêve, véritable réplique du réel, serait à la réalité même ? Le judaïsme ne peut trancher la question. Il n’est pas dans ses aptitudes ou capacités de répondre à cette question. Voilà pourquoi — répétons-le encore une fois — il n’y a pas de « préfiguration » de Jésus dans les Écritures juives, ni d’annonce voilée de son existence, ni de prévisions ou prédictions ou « prophéties » événementielles que sa vie aurait réalisées. « Ce n’est pas la chair et le sang [la réalité historique et la tradition d’Israël], dit Jésus à Pierre, qui t’ont révélé que j’étais le Messie mais mon Père qui est dans les Cieux. » S’il y avait eu préfiguration en une sorte de révélation anticipée, il n’y aurait pas eu de révélation transcendante en Jésus mais aboutissement d’une croissance culturelle, d’un développement religieux moral en l’immanence de l’histoire. C’est pour cela aussi que Jésus s’adresse à la foi de ses interlocuteurs et à leur foi seule, non à leur crédulité, mais à leur conscience fiduciale, laquelle ne peut s’engager que selon ses exigences a priori, créativement constitutives. Mais c’est en rapport avec ces exigences qui ont trouvé dans le judaïsme une forme historique particulière de conscience d’elles-mêmes que Jésus s’explique et justifie ses actes et paroles, sans les « déduire » toutefois des Écritures, c’est-à-dire sans établir un processus nécessaire conduisant des Écritures explicites à une réalité divine qui ne 18 L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE serait pas de cette histoire présente, et c’est en fonction des aptitudes créées de la conscience fiduciale, bien entraînées en quelque sorte par le judaïsme, que l’homme, comme homme juif ou non juif, doit se déterminer. E. L’OPPOSITION DU JUDAÏSME AU CHRISTIANISME DOIT-ELLE ETRE COMPRISE COMME UNE OPPOSITION AU MESSAGE DE JESUS ? Dans la mesure où les disciples de Jésus ont compris son message « au cœur des paroles » dont ils nous ont conservé les termes et le mouvement argumentaire, ils n’identifiaient pas, ils ne pouvaient identifier l’œuvre messianique de Jésus, en raison de la Personne de Dieu qui formait sa personnalité, avec une œuvre historique ordinaire. Leur croyance en la Parousie, malgré ses aspects négatifs et les représentations objectivistes qui la déformaient, l’atteste et en même temps le nie. Il y avait ambiguïté. Ils pensaient en effet le royaume-de-Dieu-selon-larésurrection en termes temporels, comme l’eschatologie messianique juive d’ailleurs. De cette similitude aggravée par l’empirisme — qui faussait le message de Jésus — naquirent les fantasmes imaginatifs de la Parousie, qui entrèrent alors en conflit avec ceux de l’attente juive de la venue du Messie. C’est ensuite devant l’ajournement « sine die » de cette espérance parousiaque du retour de Jésus que les disciples des disciples, emprisonnés dans des schémas temporels et encerclés par l’immanence de l’histoire, assimilèrent de plus en plus l’œuvre messianique de Jésus au développement de l’Église comme communauté religieuse, dispensatrice du salut par ses rites sacramentaires. L’histoire doit nous faire comprendre que cette évolution, peut-être bien intentionnée par certains aspects, est extrêmement décevante. Non vraiment ! Toute l’histoire d’Israël, ses exils et ses retours à la vie, la passion et la résurrection de Jésus pour un royaume de Dieu qui serait le christianisme ! Non ça n’en valait pas la peine ! Si l’Église chrétienne, même si l’on faisait abstraction de ses fautes et l’on ne retenait que les vertus de ses saints et martyrs, est le Royaume de Dieu, alors Jésus n’est pas ressuscité. Mais Jésus est ressuscité ! Alors sa passion et les passions d’Israël ont un sens et le royaume de Dieu est celui de notre divinisation à tous pardelà la mort, parce que l’amour du prochain, comme essence et L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE 19 cœur de la Torah, est fondé en Dieu Trinité de personnes. C’est de cela que les chrétiens doivent témoigner. En ce sens, « accomplissant l’Écriture », les chrétiens seront les nations qui monteront à Sion pour louer l’Éternel. Que les juifs qui sont à Sion déjà comprennent leur dignité d’avoir permis à Dieu d’entrer et de passer en l’histoire des hommes, en vue de notre universelle divinisation par-delà la mort. Ce jour-là — je parle d’un jour historique indéterminé — la louange des chrétiens et des juifs envers l’Éternel aura gagné en authenticité. Ce jour-là la foi en la résurrection divinisatrice sera la véritable adoration en esprit et en vérité. Ce jour-là, ce ne sera pas la fin du mal et de la violence sur terre — c’est une impossibilité métaphysique — mais ce sera la fin définitive des exils d’Israël et l’expression significative par les chrétiens que la passion de Jésus ne fut pas supportée en vain. Certes la passion de Jésus ne fut pas vaine mais alors il y a devoir pour les chrétiens d’en témoigner d’une façon historiquement significative et pas seulement liturgique. Car de même que Jésus, révélateur de Dieu et de son œuvre libératrice du mal, est sauvé de sa passion par sa résurrection, en étant le premier bénéficiaire de cette œuvre qu’il a révélée et dont il manifeste la réalité après sa mort en ses « apparitions », ainsi la réalité d’Israël, qui est le support biblique analogique, condition d’intelligibilité du Royaume des libérés du mal et de l’humanité divinisée, doit aussi connaître la libération de ses « passions » et exils et dans sa restauration en-sa-terre, être l’analogie réelle dans l’immanence de l’histoire de notre résurrection transcendante en Dieu. Le chrétien doit en effet vouloir que l’œuvre de la Création — c’est-à-dire l’existence dont les hommes font l’expérience — qui est regardée en sa positivité comme analogie de l’œuvre transcendante — c’est-à-dire la divinisation à laquelle Dieu les destine — selon la particularité que les hommes lui ont donnée en Israël et selon la manière dont ils ont en elle pris conscience de sa nature — c’est-à-dire la réalité concrète de l’Israël de Dieu sur sa terre — ne soit pas, par rapport à l’œuvre de notre divinisation, une analogie partielle et à éclipse mais permanente et en tout point significative. Il y a devoir moral pour le chrétien qui confesse la résurrection de Jésus que l’analogie terrestre de cette résurrection transcendante, à savoir la « résurrection immanente » d’Israël soit réelle aussi. Ce devoir n’est autre que 20 L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE de prendre au sérieux l’incarnation de Dieu en Jésus, fils d’homme en Israël. Il y a devoir pour le fidèle de Jésus, lui qui dans sa personne a uni la messianité d’Israël dans le temps et la messianité de Dieu par-delà le temps, de confesser les deux messianités et de témoigner de la transcendante, par sa foi en Jésus et de sa foi en Jésus par le soutien réel et efficient à la restauration — résurrection immanente — d’Israël comme peuple de Dieu en la terre de Dieu pour Israël, et cela tandis qu’Israël ne sait pas qu’il est cette analogie et que le judaïsme ne peut se prononcer sur la question, mais qu’il se dit seulement « en miroir par Dieu », selon une conduite fiduciale, la réalité de notre humaine condition, appelant muettement son accomplissement transcendant... II. LA COMPLEMENTARITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE DECLAREE INEXISTANTE PAR LE JUDAÏSME ET DEVALORISEE EN SON ESSENCE PAR LE CHRISTIANISME Le judaïsme refuse ou ne voit pas la complémentarité de la Torah avec l’Évangile, parce qu’il ne veut affirmer que la compréhension de notre relation à Dieu présente et permanente. Il ne consent à voir dans le christianisme qu’un judaïsme accommodé et donc affadi pour les non-juifs. La complémentarité de l’Évangile avec la Torah est dénaturée par le christianisme, parce qu’il prétend que la Torah est inachevée ou dépassée, car selon lui notre relation présente à Dieu aurait changé. Il entend donc lui substituer sa conception nouvelle et définitive. Par l’effet d’une tragique méprise sur le statut ontologique de l’alliance et de la promesse révélées en la personne de Jésus, le christianisme reproche injustement au judaïsme d’être aveugle et infidèle parce qu’il ne voit pas une réalité que lui-même prétend voir. Or comment le judaïsme pourrait-il voir une réalité qui n’existe pas là où le christianisme prétend la voir ? En prétendant que la réalité de l’alliance et de la promesse révélée en la personne de Jésus est là où elle n’est pas, et en usant de la contrainte envers le judaïsme pour arracher son adhésion, le christianisme a rendu encore plus difficile au peuple juif la compréhension du message de Jésus, tandis que le L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE 21 judaïsme par son refus d’adhérer à l’interprétation chrétienne de la personne de Jésus, en raison de sa propre fidélité à la Torah — ratifiée par Dieu lui-même du fait de son incarnation en Jésus — permet au christianisme de réévaluer le sens de l’alliance d’Israël et de celle de Jésus. Par sa fidélité à la Torah, le judaïsme continue d’être le partenaire en alliance avec Dieu, non seulement pour son œuvre de création — dont Israël est pleinement conscient — mais même pour son œuvre de révélation transcendante en Jésus — dont Israël ne se représente pas encore la réalité — aussi longtemps que celle-ci n’est pas adéquatement reçue par les hommes de son Église. Parce que dans la situation actuelle, qui prolonge un schisme de deux millénaires, le judaïsme et le christianisme s’opposent, ils ne sont pas, chacun en lui-même, pleinement fidèles à leur réalité respective propre : la Torah ou l’Évangile. Le judaïsme ne voit pas l’ouverture de notre existence présente à la nouvelle création de notre divinisation transhistorique ; et comment pourrait-il la voir si le christianisme rabaisse cette divinisation en la faisant débuter dans l’histoire et en viciant ainsi la nature de la présente création ? Dès lors aujourd’hui et plus encore demain le christianisme a besoin de la Torah maintenue par le judaïsme pour connaître la vérité entière du présent de la création, et le judaïsme a besoin du message de Jésus maintenu dans le christianisme pour connaître la vérité entière du futur au-delà du temps, futur que son sens de l’éthique attend « messianiquement » comme son accomplissement. A. LES ENSEIGNEMENTS D’UNE COMPLEMENTARITE DEGRADEE EN CONFLIT. Peut-on tenter de donner à une situation historique un sens révélateur d’une nécessité intelligible, non seulement en s’appuyant sur des contingences qui l’explicitent dans le temps, mais à partir de contingences qui poursuivaient son élimination ? D’une absurde et impossible tentative d’éliminer ou de changer le nécessaire de l’existence n’est-il pas possible de retrouver l’intelligence de ce nécessaire et d’y adhérer enfin en conscience et liberté ? Devant l’horreur du mal en lequel on a glissé progressivement est-il possible de comprendre d’abord le bien dont on s’est détourné et de se convertir ensuite à lui ? 1. La recherche du nécessaire dans le contingent. 22 L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE Considérons le poids du passé et dans ce qui est irrémédiablement fait, découvrons ce qui est de nécessité historique, constitutif de notre temporalité, afin de dégager dans notre actuel présent le sens authentique de notre avenir, sens que nous n’avons pas été capables de discerner plus tôt, avant la Shoah et qu’elle nous impose désormais, en sorte que nous serions coupables maintenant de ne pas le comprendre. Les enfants ne sont pas coupables de la faute des parents et de ce que les parents n’ont pas été capables de faire de bien, mais ils sont dans l’obligation de comprendre pourquoi c’était une faute et pourquoi leurs parents ne l’ont pas évitée, afin de ne pas recommencer eux-mêmes et de s’attacher à faire le bien qui est resté en attente de réalisation. D’une part, c’est dans l’Europe chrétienne qu’Israël a le plus souffert de son histoire. Et c’est en des pays chrétiens qu’il a connu l’agonie et la mort comme serviteur souffrant de l’Éternel de la part de ceux qui rejetaient les Lois de l’Éternel et son Évangile. Mais si cela a pu se passer en des pays chrétiens, sans que la foi chrétienne selon l’Évangile ait jamais pu cependant se donner de tels projets, ni les approuver en aucune manière, c’est pourtant parce que ce christianisme historique, dans sa théologie, était ambigu et miné par des antivaleurs, opposées à l’Évangile et à la Torah, dont il avait par trop longtemps gardé les germes en lui et qu’il avait, par compromissions et lâchetés successives, laissé se développer jusqu’à l’horreur innommable. Pour les chrétiens que l’immense douleur d’Israël a enfin touchés et conduits à une sincère remise en cause, il y a donc un devoir de rechercher à leur source intellectuelle ces antivaleurs, afin de s’en purifier entièrement et de guider dans une autre voie — celle d’une structure d’alliance et de promesse 1 — les Nations chrétiennes envers Israël. ——————— . Nous avons appelé « structure d’alliance » un réseau ternaire de relations entre « centres de réalité ou sources d’activité » (par exemple entre personnes humaines) tel que si l’Un (le premier centre), en se posant absolument, pose l’Autre absolument, comme absolument distinct de lui et égal à lui comme relation communicative, alors il pose cet Autre comme-lui-en-relation-distinctive à un Tiers qu’il pose aussi, non pas par lui seul, mais conjointement avec cet Autre ; Tiers posé en égalité à l’Un et à l’Autre, du fait nécessaire pour l’Autre d’avoir été posé distinct et relationnel par le Premier. Si nous avons ceci, « » soit : l’Un l’Autre en relation d’alliance, alors nous avons cela « », soit : le Tiers en relation de promesse impliquée. L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE 23 La loi d’altérité — redoublée conjointement — qui est la marque relationnelle de toute existence spirituelle exprime la forme générale ou transcendantale selon laquelle s’accomplit la générosité de l’esprit et la « communication de l’être ». Toute la loi morale découle de la structure d’alliance en tant qu’elle en est l’exigence interne. La promesse du Tiers ou le fruit de l’Alliance est le « redoublement » nécessaire de toute relation d’Alliance, l’achèvement de sa fécondité interne. Les structures d’alliance « élémentaires » ou « dérivées » s’organisent aussi entre elles selon une structure d’alliance analogique. Toute l’ontologie relationnelle est présupposée par cette expression : structure d’alliance et de promesse. Loi d’altérité incluant le Tiers D’autre part, Israël a souffert en terre chrétienne parce qu’il y était et y vivait : évidence élémentaire mais non une banalité insignifiante ! Il ne vivait pas en pays bouddhiste ou animiste. Et si Israël était en pays chrétien, c’est parce qu’il y était chez lui et devait y être, il ne pouvait pas ne pas être chez nous, et seulement à l’étranger, non seulement parce que l’Évangile fut d’abord prêché où étaient les juifs mais parce qu’étant là où étaient les chrétiens, il était nécessaire que les juifs fussent présents. Il ne pouvait pas être ailleurs à « l’étranger ». Israël a en quelque sorte un double domicile en la création. Il est chez lui « pour Dieu », sur sa terre de Canaan — c’est vérité et justice — mais il est aussi chez lui en terre chrétienne, « pour nous ». Puisque nous faisons comme chrétiens profession d’adhérer à Jésus, fils d’Israël et à travers lui à la foi en Dieu de son peuple, qui fut la sienne et l’instrument de sa révélation, son peuple doit encore témoigner parmi nous, pour que nous puissions comprendre sa révélation et y adhérer en vérité également. Dieu nous a parlé par Israël en Jésus juif. Il a « fallu 2 » sa mort pour qu’il soit compris, mais il ne fut pas d’emblée compris selon la judaïté de sa révélation transcendante, et le sens de sa Parole fut troublé et défiguré, en sorte qu’il ait « fallu 2 » la mort de son peuple pour que nous puissions le comprendre enfin plus authentiquement. Il faut que nous comprenions vraiment cela, et que le souvenir des camps d’extermination du national-socialisme hitlérien soit suffisant pour cela. Si nous ne le comprenons pas, nous condamnons ces camps industrialisés pour la mort à l’insignifiance et Israël à une nouvelle agonie. C’est au travers de sa foi juive que Jésus exprime la révélation transcendante de Dieu. La présence de Dieu en lui par la Personne de Sa Parole doit marquer notre adhésion 24 L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE 2. Il a fallu : il ne s’agit pas d’une obligation morale, ni d’une volonté de Dieu, ni d’une loi de la nature, d’aucune nécessité positive de l’existence, ni d’une condition requise en vue d’un but, ni d’une fatalité mais de la forme contingente d’une inéliminable déficience de notre être « historique » (la possibilité ontologique de faire le mal) que nous nous devons (obligation morale) de surmonter sans cesse dans ses conséquences destructrices, en étant par celles-ci instruits qu’elles ont en elle leur source, fortifiés par contrecoup dans l’accomplissement des exigences dont elle mine la réalisation, et conduits intensément au désir d’en être libérés par-delà les « temps historiques ». à la foi d’Israël d’un caractère absolu, puisque pour nous chrétiens — à la différence des musulmans dont le Coran déclare que les juifs ont falsifié les Écritures — Dieu en a fait le corps et le langage de sa révélation transcendante en terre d’Israël. Israël est chez lui en terre chrétienne même si lui-même se considère en Exil parmi les Nations lorsqu’il souffre en dehors de la terre de Canaan. Aussi parce que nous n’avons pas pu reconnaître que chez nous Israël était chez lui, nous lui avons fait subir le plus cruel des exils qu’il ait jamais endurés. Israël était chez lui chez nous et nous n’avons pas su le reconnaître. Et nous l’avons mis à mort au lieu de l’accueillir et de le soutenir chez nous afin qu’il soit aussi chez lui sur sa terre. Nous l’avons aussi chassé de chez nous au lieu d’avoir défendu son propre sol comme notre propre vie car sa terre est « l’image » réelle de la Promesse proposée à notre foi. Le comprendrons-nous ? Et Auschwitz suffira-t-il pour cela ? Désormais dans un nouvel exil d’Israël, nous préparons aussi notre propre mort de chrétiens. Il y a là un parallèle évangélique. « Il est venu chez les siens et les siens ne l’ont pas reçu, mais à ceux qui l’ont reçu, il leur a donné [de comprendre] leur pouvoir de devenir enfants [engendrés] de Dieu par lui. » Ce parallèle a une signification analogique dans la mesure où une situation humaine peut signifier — dans la distance et l’imperfection — une relation de Dieu à l’homme. Mais Dieu fait aussi l’homme à son image et la situation humaine peut prendre sens à partir de notre intelligence de Dieu et de sa relation aux hommes. Israël était chez nous et nous n’avons pas compris ce qu’il nous disait de Jésus, pour comprendre le Christ. Israël a donc souffert chez lui en pays chrétien comme Jésus a souffert chez lui, en Israël sur la terre de Canaan et non à l’étranger, en exil ou en mission quelque part dans le monde païen des Nations. De même que Jésus est mort en Israël pour des raisons toutes opposées au judaïsme, même si dans son procès, ses juges cherchèrent à justifier sa mort par l’Écriture, L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE 25 ainsi les juifs furent mis à mort en terre chrétienne pour des raisons toutes opposées à l’Évangile, même si pour justifier ces condamnations ou les faire accepter par les chrétiens et les autres on se servit de l’Évangile. De même que la mise à mort de Jésus en Israël signifie qu’il y avait quelque chose en Israël qui ne s’accordait pas avec la Torah, ainsi la mise à mort de six millions de juifs, après les dizaines de milliers d’autres, en terre chrétienne, signifie qu’il y avait en l’Église quelque chose qui ne s’accordait pas avec l’Évangile. De même que Jésus a pu dire en tant que juif à Pilate, le représentant de l’occupant romain, que « il n’aurait aucun pouvoir sur lui, si cela [l’occasion pour le condamner] ne lui avait été donné d’en haut 3 [par quelqu’un de supérieur à Jésus en Israël], c’est pourquoi celui qui l’a livré à lui a un plus grand péché [selon la Torah et devant Dieu] », ainsi les juifs aujourd’hui peuvent dire que les pouvoirs politiques totalitaires n’auraient eu aucun pouvoir de mort sur eux, si « d’en haut » ils n’avaient été conduits entre leurs mains et abandonnés à leur violence, et que pour cette raison les pouvoirs religieux qui les ont abandonnés aux pouvoirs politiques ont une plus grande faute (responsabilité devant Dieu) à travers l’histoire que les pouvoirs politiques. 2. Solidarité ontologique de la Torah et de l’Évangile. Le philosophe, s’il est en outre chrétien (ou le chrétien s’il est en outre philosophe) ne peut faire que son seul et propre examen de conscience. En effet après le dénouement dramatique, fruit d’une complémentarité conflictuelle, par méconnaissance de la complémentarité réelle et véritable, l’examen de conscience appartient à celui qui porte la honte et non à celui qui a enduré la souffrance de ce dénouement tragique. Au philosophe chrétien donc de se demander en quoi le christianisme n’a pas été authentiquement fidèle à l’Évangile. Et son examen ne s’achèvera que s’il remonte à la racine du mal, celle qui est la contradictoire du message dont les victimes témoignent par leur mort. En effet, de même que Jésus a témoigné de la vérité de son-être-en-Alliance jusque dans sa mort, de même Israël dans les persécutions et la Shoah n’a cessé de témoigner aussi de son être véritable en tant que peuple-de-l’Alliance. Peuple en alliance avec Dieu pour son accomplissement comme peuple 26 L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE ——————— 3. « D’en haut » : Ce n’est ni Dieu, ni l’empereur de Rome, ni Satan, mais tout simplement le sanhédrin qui, étant l’autorité supérieure, livre Error! Reference source not found. Jésus à Pilate. Jésus parle à Pilate sur le plan politique où celui-ci comprend les faits, et en juif, et fier de l’être, il conteste précisément à Pilate un prétendu pouvoir reçu, en vertu de sa fonction, de la part de Dieu. Il récuse la prétention qu’il a d’exercer un pouvoir selon un ordre juste de la société. Mais son pouvoir étant illégitime institutionnellement, son exercice personnel de ce pouvoir ne porte pas le même poids de responsabilité que ceux qui, dans l’exercice d’un véritable pouvoir, faillissent à leur tâche. dans l’histoire selon l’ordre de la création. De cette situation ontologique d’alliance qui est celle de toute famille humaine, Israël seul prit conscience et il la formula toujours plus nettement dans son histoire. Il devenait ainsi un partenaire exceptionnel pour Dieu de par son adhésion à son œuvre créatrice selon sa dimension historique. Mais il se plaçait aussi de ce fait même en position d’alliance spéciale pour donner naissance au Révélateur de Dieu et à son œuvre. œuvre qui est elle-même en structure d’alliance et qui par sa réalisation est une ratification des alliances précédentes et non leur supplantation ou leur remplacement. Nous pouvons faire l’hypothèse que c’est d’un même aspect de leur être, d’un aspect qui se comprend de l’un à l’autre par analogie ou « en image » avec Dieu. Aspect de l’être de Jésus que les responsables d’Israël n’ont pas reconnu en lui. Aspect de l’être du peuple d’Israël que les chrétiens avaient cessé de reconnaître à Israël et que dès lors ils ont aussi cessé de reconnaître en Jésus lui-même. Cet aspect analogique de l’être de Jésus et de l’être du peuple juif selon la conscience que l’un et l’autre ont d’eux-mêmes, c’est la structure d’alliance et de promesse en laquelle ils se comprennent : Israël en Alliance par rapport à l’Éternel et Jésus, de par la présence en lui d’une Personne de Dieu, en Alliance par rapport à la Personne du Père en Dieu. Dans les deux cas il y a proclamation par les victimes d’une structure d’alliance — spécifique de chacune d’elles — et dans les deux cas, refus et volonté d’annihilation — également selon l’ordre de chacune — de cette structure d’alliance. Pour quelles raisons ce « refus » de la part des chrétiens ? Les juifs se comprenaient eux-mêmes en structure d’alliance avec l’Éternel. Ayant cette intelligence spontanée d’une existence en structure d’alliance, dans l’expérience religieuse de leur vie, ils se sont trouvés confrontés à la nécessité de la penser au-delà de leur propre existence et de la reconnaître en Dieu L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE 27 même, dans la révélation qui leur en était faite en la Personne de Jésus. Situation totalement imprévue, unique, à laquelle aucun entraînement ou préparation subjective n’était possible, mais pour laquelle ils étaient les seuls à disposer d’une expérience humaine qui rendait possible cette révélation de la part de Dieu et son intelligence progressive par l’homme, à condition et dans la mesure d’entendre correctement que l’existence humaine est « image de Dieu » ; tant selon ses relations interhumaines que selon sa relation à Dieu. Or pour tout homme le dépassement de soi et de son histoire pour répondre à une révélation transcendante sur la base d’une expérience humaine, vécue comme une révélation immanente, dé-contenance l’intelligence humaine. En un premier temps, la conscience humaine ne « s’y reconnaît » plus et elle reste « bloquée » tant que son adhésion première de foi en Dieu reste fondée sur l’idée de bonté et de puissance divine absolue, liée à son unicité de partenaire en Alliance. L’intelligence humaine reste aussi dans l’impossibilité « d’un saut analogique » pour croire en Dieu, de par Dieu même, aussi longtemps qu’elle ne se pose pas la question de la possibilité même pour Dieu en Dieu d’être créateur et d’être compris par là comme partenaire prenant l’initiative d’une Alliance avec l’homme. En effet la conscience d’être en Alliance avec Dieu ne peut être fondée sur un « choix posé par Dieu », ce qui reviendrait à comprendre l’action de Dieu sur le modèle des limites et imperfections humaines et donc à introduire de l’impiété dans notre piété envers Dieu. Mais de même que Dieu en tant que Créateur prend l’initiative de la création de l’homme, Il prend aussi nécessairement l’initiative de lui révéler la raison ultime de l’Alliance qu’Il a établie comme Créateur avec lui, lorsqu’Il estime que l’homme, en vertu des dons de sa création et du pouvoir qu’Il lui a donné, prend effectivement et valablement conscience d’être comme créature en Alliance avec lui. Israël avait si bien répondu à l’initiative créatrice de l’Éternel que Dieu n’a pas laissé passer sa chance de se révéler, par lui Israël, au monde entier. Jésus luimême affirme que le Salut (c’est son nom : Ieschoua) vient des juifs. De même aussi qu’en créant l’homme, Dieu ne peut le faire exister en statut d’être un autre Dieu — ce serait absurde — mais seulement comme créature et donc avec la possibilité en son être créé de se mal faire et de donner réalité au mal comme tel 4 ; de 28 L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE ——————— 4. L’homme précisément actualise cette possibilité de se mal faire, en n’adhérant pas à son être de créature et en voulant devenir un être autrement que comme il est, en voulant par jalousie posséder la condition divine (ce qui est symbolisé par un expédient de fruit pervers, mais présent dans la création comme possibilité de se mal faire, une « connaissance astucieuse » de bien et de mal mélangés ensemble, comme le signifie avec lucidité la Genèse), plutôt qu’en se disposant à recevoir de Dieu la plénitude infinie que Dieu lui destine (ce que ne montre pas encore la Genèse). La faute originelle (en son essence) est un « péché fiducial » consistant à penser que Dieu ne nous a pas donné tout ce qu’il peut nous donner, qu’il se réserve quelque chose. même Dieu, en se révélant, ne peut se révéler qu’en courant le risque d’une réponse humaine capable de se déformer en sa réalisation même, parce que la démarche révélatrice de Dieu à l’homme est « image » seulement, comme la création, de la « révélation » actualisée relationnellement en Dieu même. Double image : en effet, d’une part la relation de création et la relation de révélation sont seulement des « images » d’une relation qui est en Dieu — la perfection de cette relation qui est en Dieu ne pouvant passer en ses œuvres — et d’autre part toutes deux sont « images » car, tout comme l’acte créateur de Dieu est fondé en l’unique acte relationnel de communication infinie en Dieu même, son acte révélateur l’est aussi, en sorte que création, révélation et la promesse incluse dans la révélation sont le déploiement pour l’humanité d’une même démarche de Dieu, communicatrice d’être à ce qu’il veut faire exister comme distinct de lui en perfection. Et c’est en cela qu’est fondée l’idée que Dieu est l’Unique Dieu pour nous et le Tout-puissant infiniment bon. Pour cela il faut comprendre que la relation d’Alliance est elle-même « image » de Dieu et que « l’image de Dieu » n’est pas seulement l’homme, individuellement ou collectivement pensé, qui en est le partenaire en Alliance. La possibilité de déformer l’acte révélateur de Dieu à l’homme, c’est-à-dire d’occulter sa vérité ou de la détourner d’elle-même, doit être prise en compte dans la compréhension de la réponse de foi de l’humanité. En Israël la déficience de la réponse humaine s’est traduite premièrement par une impossibilité plus ou moins marquée de saisir et d’apprécier le plan du Réel en lequel Jésus est le Révélateur de Dieu et deuxièmement par l’interprétation de ses actes, de sa vie et de sa personne sur le plan de la seule existence sociale, politique et religieuse de l’homme. En conséquence son enseignement quant à sa personne et son action étaient jugés comme incompatibles L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE 29 avec l’« Alliance des Pères ». Y adhérer, c’était encourir l’exclusion de la communauté synagogale. Dans l’Église ou le christianisme, cette déficience s’est traduite par une impossibilité semblable dans l’acte même d’adhésion à Jésus en comprenant son Alliance dans l’ordre de cette histoire présente, en notre existence religieuse également et donc en concurrence avec l’Alliance des Patriarches bibliques. D’où le schisme des chrétiens d’avec la souche mère du judaïsme, selon deux possibilités de situer l’Alliance des Pères par rapport à l’Alliance de Jésus : soit en rupture historique forte : si l’on prétend que l’Alliance des Pères n’a plus de valeur et qu’on peut l’ignorer totalement (Marcion) ; soit en rupture faible (courant principal des Pères de l’Église), si on la conçoit comme une « préparation » et qu’on estime qu’elle est « dépassée » dans la Nouvelle Alliance et rendue caduque par elle. L’Alliance des Patriarches et tout le judaïsme devient alors « l’Ancien Testament ». Comment concevoir que ce que Dieu prend comme terrain et matrice de sa révélation pourrait « vieillir » du seul fait d’être la structure d’Alliance en laquelle il s’incarne ? C’est là une intelligence de la révélation affectée de notre possibilité de mal comprendre. Il en résultera ensuite la théologie chrétienne, essentiellement développée en des catégories de « substitution » du nouveau à l’» ancien », sur le plan de l’histoire humaine et dans l’ordre de la présente temporalité. La révélation transcendante d’une Alliance en Dieu entre le « Père » et Sa « Parole » incarnée en Jésus, avec promesse de l’humanité divinisée en Leur La théologie chrétienne humaine des siècles passés s’est construite sur un matricide : celui de la Synagogue où Israël exprimait, pour lui et pour Dieu, sa réalité de créature en tant que peuple en Alliance, c’est-à-dire en communauté de relations de fiançailles et de sponsalité envers Dieu. Or la présence divine personnelle de Dieu en Jésus fils d’Israël est la ratification de cette Alliance en laquelle Israël se comprenait par rapport à Dieu. Dès lors une théologie de la substitution, avec reniement de la « maternité » d’Israël par rapport à l’Église, dévoile une infidélité de foi radicale envers la révélation jésuanique transcendante de Dieu accomplie en Israël, peuple conjugal ou élu de Dieu. Dès lors ce n’est que dans la mesure où des enfants renient leur mère que celle-ci n’est plus reçue « chez elle » quand elle est « chez eux ». La persécution en pays chrétiens contre les juifs est une persécution matricide, non sur le 30 L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE plan social où elle enfreint l’éthique interpersonnelle générale selon laquelle nous sommes tous enfants (fils) de Dieu et frères entre nous d’un même Créateur-Père, mais sur le plan de nos relations avec Dieu, comme croyants selon la spécificité religieuse d’une révélation transcendante. Une mère n’est-elle pas chez elle quand elle va chez ses enfants ? Une mère refuserait-elle de retourner chez ses enfants même si ceux-ci avaient pour un temps — un temps de crise et d’accession dans le trouble à l’âge adulte — rejeté ou mésestimé son amour générateur et même s’ils l’avaient en un égarement coupable maltraitée ? Refuserait-elle aussi de s’intéresser à ce que ses enfants sont devenus et à ce qu’ils ont accompli, lorsqu’enfin ils se repentent et que pour mieux honorer leur Père et mieux comprendre son message à travers le « choix » qu’il a fait de leur « mère », ils redécouvrent en celle-ci toutes les qualités qui ont justifié son élection et qu’elle-même dans sa détresse avait quelque peu oubliées ? B. LA DEFAILLANCE CHRETIENNE ENVERS LA SOLIDARITE DE LA TORAH ET DE L’ÉVANGILE. Quelles sont enfin les racines qui nous empêchent d’accueillir dans sa vérité entière la révélation évangélique ? Racines identiques pour juifs et chrétiens, racines en notre humanité même, racines de mal en vertu desquelles nous voulons l’un pour l’autre la mort, racines en contradiction avec la volonté de vie de l’un pour et par l’autre, « maternellementfilialement », qui est la condition d’une juste adhésion à la volonté divine révélatrice et créatrice. Si nous voulons vraiment faire la volonté de Dieu, usons d’abord de notre raison pour la connaître et pour déceler et rejeter ce qui s’y oppose. Comme chrétien je ne puis chercher ces détestables racines que dans la voie de la déformation chrétienne de l’Évangile, qui a abouti à la Shoah. La première faute — tragique — du christianisme « se loge » dans la manière dont les juifs — qui-adhérèrent-à-Jésus — situent « dans le temps » son Alliance avec le Père et son Royaume (qui est la promesse de cette Alliance), c’est-à-dire au même niveau ontologique que la terre et la descendance qui étaient la promesse de l’Alliance en laquelle Israël se comportait avec Dieu, en la personne des Patriarches, de Moïse et des prophètes. L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE 31 Les juifs-disciples-de-Jésus comprenaient son Alliance avec le Père, dans l’ordre de cette histoire, pour une époque à venir, comprenant même la résurrection de Jésus comme un événement de ce temps et envisageant leur participation à une semblable résurrection comme une espérance pour un avenir proche (Parousie). Après la déception du premier siècle chrétien, cette participation prendra un caractère « sacerdotalisé », sacramentel et intimiste, voire ritualiste. Ils faisaient par là de l’Alliance présente en Jésus avec le Père en Dieu, une « suite » et un achèvement de l’Alliance d’Israël avec Dieu-Père 5, ouvrant un schisme d’avec ceux qui ne voulaient pas entendre parler — avec raison — de « suite » à l’Alliance d’Israël. Ceux-ci avaient raison — même avec des arguments insuffisants — puisqu’il ne peut y avoir « métaphysiquement », en conséquence d’une telle « suite » qui serait donnée à Israël, une seconde révélation transcendante et une nouvelle incarnation de la Parole éternelle. Jésus étant le seul révélateur transcendant, l’Alliance d’Israël avec Dieu-Père, qui la médiatise « conjugalement », ne peut être remplacée par aucune autre. Le caractère de l’Alliance de Dieu avec l’Israël historique depuis Abraham, ratifiée et fondée ontologiquement en la personne de Jésus, jouit d’un caractère d’unicité conjugale absolu. L’unicité de l’œuvre divinisatrice de l’humanité, révélée dans l’Unicité personnelle de Jésus fonde absolument l’unicité de l’Alliance d’Israël avec le Créateur. La seconde faute — tragique aussi, en ce qu’elle n’est pas une violation éthique particulière mais l’inaptitude à faire le bien pleinement, ainsi que la manière de donner forme au mal dans l’accomplissement d’un devoir, et par là à rendre possible son développement en des fautes éthiques explicites jusqu’à l’horreur du péché innommable — ; la seconde faute du christianisme donc « se loge » dans l’évangélisation même des Nations, par l’adoption de la pensée des Nations, en l’occurrence de la pensée grecque pour leur annoncer la Révélation qu’ils avaient comprise en Jésus, pour autant que cette pensée des Nations n’est pas en accord intellectuel et conceptuel avec la conscience juive d’être en Alliance avec Dieu. La faute du christianisme en tant que christianisme, constitué en lui-même « dans » son schisme, mais non « par » son schisme d’avec le judaïsme — lequel aussi a « largué » le christianisme en excommuniant les chrétiens, les condamnant plus sûrement encore 32 L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE au péril de la pensée grecque solipsiste — car la désunion (fautive) n’est pas la raison de la distinction (constitutive), fut de se donner une intelligence hellénisée d’une révélation déjà en elle-même comprise en porte à faux, puisque comprise en discorde « mimétique » d’avec le judaïsme, comme une « réédition » — supposée plus parfaite — de l’Alliance d’Israël — discorde qui provient non du judaïsme en ——————— 5. Notons l’ambiguïté du terme « Père » qui peut se rapporter soit au Créateur, globalement, soit à l’origine personnelle de la divinité en Dieu même, comme raison ultime de son pouvoir créateur, révélateur et divinisateur. Cette ambiguïté est corrélative d’une semblable ambiguïté du terme « fils », qui en comporte encore d’autres, faute de discernement analogique. son essence, ni des paroles et des actes de Jésus, mais du handicap épistémologique pour tout homme (pour le juif-juif ou le juif-chrétien en tant qu’homme) à comprendre par saut analogique qu’une structure d’Alliance éternelle en Dieu doit être le fondement de toute idée humaine d’Alliance de Dieu avec l’homme et de toute réalisation divine d’une réalité d’Alliance avec un peuple qui en avait forgé réellement l’idée comme idée d’une réalité et d’une éthique. Cette faute tragique de « l’hellénisation » de la révélation évangélique ne réside pas dans l’usage de la langue grecque, en tant que langue, ni dans le recours à la philosophie grecque en tant que philosophie (dont les acquis sont remarquables en beaucoup de domaines) mais en tant que philosophie grecque de l’unité solitaire en sa perfection. Elle était, sur « un » point essentiel entre tous : celui de l’appréciation de la perfection ontologique, une philosophie contradictoire à l’expérience humaine d’Alliance avec Dieu, propre à Israël. Cette hellénisation de la révélation évangélique, en ce qui concerne la nature de l’engagement de Dieu, ne fut cependant pas telle que la personne de Jésus et son enracinement tout particulier et unique en Dieu eussent été eux aussi hellénisés. L’affirmation de la présence personnelle et personnalisatrice de Dieu en Jésus — présence qui, en raison de la distinction en laquelle Jésus s’affirmait par rapport à Dieu-Père, impliquait une distinction interpersonnelle en Dieu même — courut certes un grand danger de la part de la rationalité grecque avec le développement de la théologie d’Arius. Celui-ci en effet L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE 33 « infériorisait » en dignité ontologique la personne de Jésus par rapport à celle du Père, seul vraiment Dieu-en-son-unité-unique. Mais la réflexion des chrétiens sur la personne même de Jésus continua d’approfondir la compréhension des témoignages évangéliques et se prononça nettement lors des premiers conciles pour l’identité de nature dans la distinction des personnes entre Dieu Père et Dieu Verbe en présence personnalisante en Jésus. Ils « sauvaient » ainsi la réalité même de la révélation transcendante de Dieu contre les requêtes de la rationalité grecque du primat de l’unité indivise. Mais, comme ils ne remettaient pas en cause cette rationalité au nom même de la raison, ils devaient nécessairement affirmer que la raison — qui pour eux n’avait que le visage de la rationalité grecque — était incapable de comprendre une telle vérité révélée et que celle-ci était un mystère entier pour l’intelligence humaine. Ils ne pouvaient que présenter de cette manière le statut de vérité de la révélation de Dieu en Jésus, non parce que cette opposition était philosophiquement vraie, mais pour pouvoir sauvegarder — dans un contexte philosophique erroné qu’ils adoptaient pour vrai — la signification de cette révélation, que la philosophie grecque ne pouvait considérer que comme une folie et une absurdité. Mais soustraire la vérité de la personne de Jésus à la raison grecque en la déclarant un « mystère » pour la raison humaine, est-ce la soustraire aux lois de la raison qui sont aussi celles du Créateur ? Qui donc pourrait le prétendre aujourd’hui sans desservir la révélation elle-même ? Avoir affirmé l’impossibilité de comprendre le « mystère », c’est certes avoir énoncé une conclusion erronée en soi, mais cette erreur n’a pas son origine en la vérité révélée elle-même ni en un manque de fidélité des Pères de l’Église à la personne de Jésus, mais bien en leur manque de jugement philosophique, manque invincible à l’époque. C’était une erreur absolument parlant, mais non historiquement parlant jusqu’aujourd’hui, où l’erreur commence à apparaître comme telle, grâce aux progrès philosophiques de plusieurs siècles. Dans le cadre de la rationalité de l’Un, reçue inconsciemment comme la seule forme de rationalité et même souvent comme une rationalité achevée, la seule façon de proclamer la révélation évangélique, c’est de la présenter comme un « mystère » fermé à la raison. Mais faut-il plus longtemps encore refuser le plein accord de la révélation jésuanique et 34 L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE d’une rationalité relationnelle en harmonie avec l’existentialité juive ? Ne faut-il pas sur la base de cet accord retrouver dans la chrétienté un nouveau souffle apostolique en lien avec la restauration d’Israël ? Chargés par Jésus même de faire connaître aux autres Nations, d’abord l’élection d’Israël, élection ratifiée en sa personne et manifestée par là en sa réalité irrévocable, et ensuite la révélation que le Père-Dieu réalisait en lui, fils d’Israël par sa Parole-Dieu présente en toute la réalité juive de son humanité, des juifs-chrétiens — ses apôtres et disciples — se sont tournés avec zèle, animée du souffle de cet Esprit, qui avait déjà conduit les Prophètes, vers les Nations pour les évangéliser. Ainsi en dépendance de filialité envers Dieu d’une part et d’Israël en élection sponsale auprès de Dieu d’autre part, « l’Église des juifs et des païens », Église véritablement « fille » du peuple de la Torah et de l’Éternel, devait témoigner d’elle-même et de sa double ascendance, afin que l’œuvre de Dieu pour l’humanité s’accomplisse et que Sa « gloire » (action créatrice, révélation et divinisation) soit connue (réalisée et reconnue en conscience et liberté) de tous. Cette révélation transcendante de Dieu construite sur Israël, les chrétiens la proclamèrent — c’est tout à leur honneur — mais ils le firent avec leurs insuffisances humaines, celles d’hommes juifs d’abord en appréciant souvent mal le rapport transcendant établi par Jésus entre ce monde-ci (holam haze) et ce monde-là à venir (holam haba) qui implique l’accomplissement total de la liberté, c’est-à-dire la libération de tout mal et de la possibilité même de le faire, par adhésion infinie au vouloir que l’autre soit 6 ; et en plus ils y ajoutèrent les insuffisances de la pensée de ceux qui les reçurent et qui étaient certes des insuffisances réelles, puisque ce n’est pas en leur culture que Dieu s’incarna selon sa Parole, mais bien en Israël. Et d’abord ce ne serait pas comprendre l’Histoire dans la ligne de l’initiative de Dieu, mais selon une conception païenne de Providence interventionniste, que de comprendre de façon réductrice, en étant hors du contexte d’Israël, la révélation transcendante de Dieu comme si elle commençait « à partir » seulement des paroles de Jésus et de leur diffusion, à l’instar des paroles de la Bible pour les juifs, plutôt qu’à partir de sa Personne, issue de Dieu, née du peuple d’Israël et nourrie des L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE 35 paroles sur Dieu, exprimées dans les pensées, actions, prières d’Israël. Autrement dit Jésus n’est pas le point de départ d’une nouvelle ou seconde Alliance de Dieu avec l’humanité dans l’histoire, il est la ratification de la seule et unique Alliance de Dieu avec Israël par sa personne « unique ». L’unicité du Révélateur implique que l’Alliance de Dieu avec Israël soit unique selon l’unique manière dont Israël se comprenait en Alliance avec Dieu. Une unique Alliance pour une unique Révélation. ——————— 6. Vouloir fondamental que l’autre soit ! Vouloir précisément rejeté par le national-socialisme totalitaire en l’extermination de « l’homme juif », parce qu’en son être il était estimé « de trop » et parce que comme juif il était le premier prophète et le porteur originaire de ce vouloir que l’Autre soit. Refuser l’Autre, c’est refuser Dieu. Cela est vrai, non en vertu d’une illusoire identification entre Dieu et l’homme (voir Dieu ou le Christ dans l’autre homme), mais parce que Dieu est en lui-même la perfection absolue de ce Vouloir que l’Autre soit. Tout totalitarisme est par nature athée. La responsabilité de témoigner de cette révélation et d’en assurer la transmission ne constitue pas une « nouvelle » ni une seconde alliance. Et si l’on utilise le terme « alliance » pour traduire cette nouvelle adhésion à l’œuvre de Dieu, ce ne peut être qu’en un sens analogique et sans confusion avec l’Alliance en Jésus « de Dieu avec Dieu » et sans usurpation de l’Alliance de Dieu avec Israël. Le rôle de Jésus comme révélateur de Dieu, constitué en révélateur selon une structure d’Alliance de Dieu avec Israël, lequel se pensait en Alliance (biblique) avec Dieu dans l’ordre de la création et de ses exigences éthiques en l’histoire, est différent du rôle de Jésus comme fondateur de l’Église selon une structure d’alliance aussi par rapport à Elle. Cette relation d’Alliance du Christ à la communauté chrétienne, qui est dans l’histoire de nature culturelle, est complémentaire de celle vécue culturellement d’Israël à Dieu. Toutes deux ont en commun d’être dans l’histoire et d’être distinctes des trois Alliances de Dieu comme créateur, révélateur et divinisateur. Et le rôle de Jésus en tant qu’humanité-du-Verbe, en Alliance avec le Père pour la divinisation de l’humanité entière en l’Esprit Saint-Dieu (Alliance qui est l’objet même de la révélation en Jésus, pour Israël et pour l’humanité) n’est pas l’Alliance dans l’histoire du Christ et de l’Église. Penser le contraire, c’est jouer sur les mots et entretenir une ambiguïté néfaste pour la foi en Jésus et la révélation transcendante de Dieu en Lui. L’Église n’est pas davantage la « réalisation accomplie » de l’Alliance unique, 36 L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE permanente et définitivement constituée comme Alliance de Dieu avec Israël, ni la réalité de l’humanité divinisée en l’EspritDieu par le Père-Dieu et sa Parole-Dieu incarnée. L’Église comme organisation chrétienne — dont le rôle est certes de première importance dans l’histoire — est la réalisation en filialité de la « Promesse » incluse en procession double dans l’Alliance unique permanente de Dieu avec Israël dans le temps, en tant que confirmée comme unique par son incarnation révélatrice. L’Église (mère quant à la foi en Jésus, par rapport à ses membres, comme les juifs sont fils d’Israël par la foi en Abraham), est « fille » par rapport à Israël et comme telle ne peut remplacer sa « mère ». Elle doit au contraire attester de l’unité de son Alliance. Enfin Israël et l’Église sont en structure d’alliance, Israël, l’Un, l’Église, l’Autre par rapport au monde qu’il faut amener à l’authentique liberté éthique et par elle à la foi pleine en Dieu et en son œuvre. Sur ce plan là aussi Israël et l’Église, juifs et chrétiens sont irremplaçables chacun et complémentaires, et leur distinction qui a été « colorée » d’un schisme — qui historiquement s’est faite sous la forme d’un schisme — n’est pas ontologiquement fondée sur cette « déficience » morale, pas plus que la « distinction » entre les êtres multiples n’est fondée comme « distinction », ainsi que le pense la philosophie grecque, sur un principe d’imperfection : la matière, mais sur l’aspect de perfection spirituelle d’une structure relationnelle. Vouloir une intégration d’Israël dans l’Église, c’est penser « grec », ce n’est pas penser « Évangile » ni « Torah ». Mais n’oublions pas que la défaillance éthique est liée à l’obligation éthique dans la Création en l’ordre du temps et qu’elle est seulement transcendée en la Divinisation par-delà le temps. La levée totale du « schisme », non de la distinction, qui est éternelle, est donc de réalisation messianique transhistorique. En outre alors qu’Israël pensait, agissait et priait selon une conscience d’Alliance, les Grecs pensaient, agissaient en une conscience de « solitude » envers l’Absolu. Et les dieux qu’ils priaient, du fait qu’ils pouvaient les prier, n’étaient pas absolus, ni non plus tout-puissants et bons infiniment, parce qu’ils étaient plusieurs et différents entre eux. Lorsque les Grecs pensaient à un Absolu de perfection, ils le pensaient en statut de solitude par rapport à eux et donc par rapport à lui-même et ne le priaient pas. Toute la philosophie grecque est dominée par un principe de perfection assimilé à la solitude de l’Un indivis. « Dieu- L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE 37 Absolu », s’il existe, se complait en sa seule réalité et est sans rapport avec le monde et l’homme. Un quelconque rapport — fût-ce de connaissance — entraînerait en lui la présence d’une imperfection. C’est là une conception de l’existence humaine et de Dieu en contradiction stricte avec la conscience juive d’une structure d’alliance. L’Unicité de l’Éternel est celle d’un Dieu dont Israël se sait le partenaire d’Alliance. En disant lui-même son unicité à Israël, à qui il demande de prêter attention, l’Éternel est un Dieu qui rejette la solitude. L’absolu divin des Grecs perdrait sa perfection à dire son « unité » aux hommes. L’idée de l’unité des Grecs est une unité dans la solitude ; elle n’a aucun avenir ; elle est close sur elle-même. L’idée de l’unité des juifs est une unité dans une relation, elle a un avenir au-delà d’elle-même, dans un monde à venir, car le dialogue de Dieu à l’homme ouvre sur un dialogue en Dieu même, condition absolue et ontologique du discours révélateur lui-même. Et celuici réalisé par Dieu, lorsque l’homme en a forgé le concept d’accueil, introduit l’homme au dialogue interne à Dieu même, dialogue intradivin qui est la finalité ultime du dialogue révélateur et aussi son « objet » révélé. Dès lors les chrétiens, en usant d’une philosophie contradictoire avec la pensée juive, laquelle seule est la condition de l’intelligibilité de la révélation transcendante de Jésus, pour faire comprendre aux peuples de cette philosophie cette révélation même, tandis qu’eux-mêmes ne saisissent pas encore vraiment qu’elle est bâtie en structure d’alliance et qu’elle vise, comme le don fait à notre foi, une structure d’Alliance en Dieu, ne pouvaient qu’ajouter une déformation supplémentaire à la révélation évangélique. Par là ils offraient cette fois une raison valable de critique et de rejet au judaïsme fidèle à lui-même en son passé (et appelé à l’être plus encore en son futur) et tel que Dieu l’a élu pour s’y révéler en Personne. En raison de l’hellénisation de l’Évangile, le judaïsme pouvait très judicieusement contester la vérité du christianisme et sa fidélité prétendue à la parole de Jésus, même si lui-même n’y adhérait pas, en raison de son propre handicap humain à fonder en Dieu même la réalité de sa propre Alliance avec l’Éternel. Ce n’était pas en se servant d’une philosophie que les chrétiens furent infidèles à l’Évangile et au judaïsme, lesquels ne rejettent nullement l’aptitude humaine à la réflexion et sa nécessité, mais en se servant d’une philosophie contradictoire à leur 38 L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE intelligibilité de foi, contradictoire à leur sens « fiducial » de l’existence. Ce ne sont pas les juifs-chrétiens, ni les non-juifs chrétiens qui élaborèrent cette philosophie. Elle existait et ils furent obligés de passer par ses concepts pour proclamer la révélation dont ils avaient la charge morale d’annoncer le message. En adoptant en leur théologie, une telle philosophie (avec son primat prétendument rationnel de l’Unité indivise) les chrétiens en adoptèrent également les insuffisances éthiques dans leur vie humaine, insuffisances qui apparaissent, dans la domination de l’Un et de l’Homogène sur le Relationnel et l’Altérité, domination qui se concrétise dans les formes du collectivisme ou de l’individualisme — qui souvent dans le mal se conjuguent, ainsi que dans le fanatisme d’un monothéisme qui dévie. Ici aussi, dans une situation de défaillance, nous devons reconnaître une nécessité et une valeur et voir dans la pensée grecque, malgré son erreur centrale, la naissance de la philosophie — source véritable de l’intelligibilité réflexive dont la foi et la révélation elles-mêmes ne peuvent se passer — et grâce à laquelle nous développons (avec ses propres insuffisances certes) notre méditation présente. Ce n’est pas en vain aussi que l’évangélisation a rencontré la philosophie grecque, bien qu’elle ait souffert de ses insuffisances. Celles-ci sont à surmonter pour l’approfondissement de notre foi. La pensée réflexive en assumant rationnellement la vérité du judaïsme peut ainsi, en tant qu’outil, manifester toute l’intelligibilité de la révélation transcendante de Dieu en Jésus. Il y a encore une autre différence profonde — mais non une incompatibilité — entre la pensée juive et la thématique grecque. La pensée juive se développe en des catégories temporelles par établissement de relations entre des faits particuliers. C’est par le relationnel (entre singuliers) qu’elle arrive à l’Universel (ce qui est plein de sens et de vérité). Les significations essentielles de son existence et de ses relations constitutives, Israël les exprime au travers de l’interprétation des faits de son histoire. Pour lui les faits particuliers véhiculent les sens de sa vie. C’est le souvenir interprétatif et la mémoire de ces faits plus que leur objectivité historique qui est significatif en Israël de sa manière de se comprendre dans l’existence. La pensée grecque, elle, fonctionne par catégories spatiales, par des saisies globales de qualités permanentes. C’est par le général abstrait qu’elle arrive à l’Universel. En cela, il y a une L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE 39 regrettable confusion entre le « discursif » et le « relationnel » et une dévalorisation de toute réalité singulière en tant que relationnelle. En fin de compte on aboutit à une affirmation de la solitude de tout et du Tout. On comprend que dans ce cas la prédication d’un enseignement spécifiquement juif en milieu grec court un grand risque de modifier sa doctrine, son sens, sa valeur, son intelligibilité, si l’on n’a pas conscience de part et d’autre de cette discontinuité culturelle et si on ne cherche pas à décoder et à recoder les significations selon leur niveau existentiel : objectif, psychologique, métaphysique. Et l’on comprend que cette « traduction de l’intelligibilité » ne se fait pas au niveau du « mot » ou de la structure de la phrase seulement. En une démarche philosophique renouvelée, il faut apprendre à transposer « spatialement », en représentations intellectuelles dynamiques, les structures temporelles d’un vécu fiducial (qu’il faut aussi garder pour elles-mêmes) plutôt que d’imposer des représentations statiques, découpant le Réel en immobilités, à l’intelligibilité vécue d’une conscience qui se pense en Alliance avec Dieu, parce qu’elle se sait en alliance aussi avec autrui. Ainsi, grande est la différence entre les distinctions juives : « pays d’Égypte - Terre promise ; esclavage exode ; exil - retour ; ce monde-ci - le monde-à-venir ; état de péché - salut, etc. et les distinctions grecques du sensible et de l’intelligible ; du corps et de l’âme ; de l’acte et de la puissance ; de l’essence et des particuliers qui y participent, du désordre moral et de la pratique éthique... Chercher l’intelligibilité de la personne de Jésus et de sa vie avec les clefs de l’hellénisme, c’est courir le risque d’aliéner l’Évangile par manque d’esprit de discernement et de recul analytique. Or c’est ce qui dans l’enthousiasme du devoir apostolique et catéchétique a été fait pendant vingt siècles, par des hommes et des femmes très cultivés, auxquels on ne peut reprocher aucune intention falsificatrice et qui pourtant s’égarèrent. Pour sortir de cette aliénation, il n’y a pas d’autre solution que de réapprendre (avec discernement) dans le judaïsme actuel qui a gardé vivant l’essentiel de son passé, ce que fut le contexte d’intelligibilité dont vécut Jésus et qui est la forme de pensée et de culture dont Dieu usa « conjugalement » pour se révéler aux hommes et leur dévoiler son ultime projet sur eux. L’Église ne doit pas renoncer à sa « filialité », vis-à-vis de la Synagogue, lorsqu’elle insère l’Évangile en une culture non juive. 40 L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE Dans ce contexte on comprend que le christianisme ait passablement perdu le sens de l’élection d’Israël et s’en soit approprié même les marques par mimétisme répétiteur. Le développement de cet oubli en l’Église même, et la progression des contre-valeurs d’une philosophie contradictoire à la Torah et à l’Évangile, dans des idéologies totalitaires apparentées entre elles dans leur négation de Dieu, trouvèrent leur aboutissement en quelque sorte naturel dans la Shoah. Ce que les victimes d’Auschwitz nous donnent à comprendre par leur silence, c’est qu’on a voulu nier leur conscience d’Alliance avec l’Éternel, parce que l’Éternel est un vouloir absolu qu’Israël soit. Et si nous oublions la réalité de cette « élection » unique en Alliance avec Dieu, nous nous fermons à l’intelligence de l’Alliance en Dieu que nous révèle Jésus en tant qu’elle porte la Promesse de notre résurrection (divinisation) pour le monde à venir. III. L’ŒUVRE D’INSTAURATION EN NOS CONSCIENCES DE LA COMPLEMENTARITE ONTOLOGIQUE ENTRE LA TORAH ET L’ÉVANGILE A. LA NATURE DE LA CONVERSION REQUISE. 1. Remarques philosophiques sur la conversion éthique. a. La mémoire de la Shoah et l’idée de conversion morale. Les concepts, projets et œuvres de conversion ou rédemption morales trouvent leur vrai sens et leur pleine valeur lorsqu’ils entraînent tous nos pouvoirs de réalisation éthique de nousmêmes et les orientent vers l’accomplissement de notre réalité humaine tout entière, selon l’essence authentique en laquelle elle est dite « image de Dieu ». (La conversion éthique suppose une causalité totale pour une finalité ultime). Pour que la mémoire de la Shoah participe pleinement, en tant que mémoire, à notre conversion rédemptrice véritable, il faut donc d’abord qu’en chacun de nous et entre nous, elle concerne et touche toutes nos puissances de souvenir. Notre mémoire des événements doit donc non seulement émouvoir notre sensibilité en ses moments propices, affecter durablement nos sentiments mais surtout par la compréhension qu’elle en transmettra, elle doit permettre un engagement de liberté L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE 41 authentique en une conscience rationnelle de nos devoirs. Puisse la mémoire de la Shoah avoir cette force d’incitation, d’entraînement et de soutien. Il faut ensuite qu’elle oriente vers l’authenticité de notre réalité humaine et vers l’authenticité dans la conversion elle-même. Cette seconde exigence, qui émane de la Shoah, n’est pas une évidence pour toutes les consciences. C’est pourtant la façon de conduire à son terme le devoir d’honorer dignement ses morts. Ne confondons pas « conversion plus véritable » et « conversion plus fervente ». Une plus grande ferveur n’est pas toujours synonyme de plus grande rectitude. En effet il est admis habituellement que nous devons nous convertir de nos fautes : renoncer à nos péchés, les réparer et pratiquer à nouveau la justice, c’est-à-dire accomplir toutes les exigences éthiques qui nous avaient été enseignées. Et la conversion en est une, si nous avons commis quelque mal que ce soit. Notre conscience morale en cette situation a l’habitude de s’estimer en général assez éclairée sur la démarche de conversion : remords de la faute, repentir, réparation, réconciliation, rédemption, salut. Habituellement la « voie du salut » est pour elle doctrinalement bien « balisée ». Pécheurs, nous savons, du moins le pensons-nous, ce que nous avons à faire : c’est de nous convertir en nous détournant de notre faute. Celle-ci est l’objet de notre conversion. Quant à la conversion elle-même, sa nature ne nous pose habituellement aucun problème. Seule sa mise en application, estimons-nous, causera problème et difficulté. L’expérience morale n’est-elle pas là pour l’attester ? Mais la « démarche de conversion » semble devoir « bien fonctionner » pour n’importe quelle faute. Et jamais l’idée ne nous a effleurés que le « mécanisme » de conversion morale ou de rédemption que nous avions admis pourrait être remis en cause, qu’il devrait lui-même être révisé et réformé pour assumer une faute d’un type non prévu, hors standard, hors norme. Pour nous restaurer dans le « Bien », non seulement selon « l’idée » générale du Bien moral enseignée théoriquement, mais dans « Ce Bien moral » que la faute « hors norme » rejeta et voulut annihiler, notre compréhension de la conversion morale et notre manière de la vivre par rapport à notre conception habituelle du Bien moral, est-elle encore adaptée à la démesure de la faute ? Le Bien moral qui est néantisé par la faute hors norme n’est-il pas au-delà du 42 L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE Bien que nous visons habituellement dans nos conversions et celles-ci ne se révèlent-elles pas alors impuissantes à l’atteindre ? L’existence de la faute « hors norme » à cause de laquelle nous avons à nous convertir, ou du moins en fonction de laquelle nous avons à comprendre ce que doit être la véritable conversion, pour que nous en tirions profit dans notre propre vie morale, renvoie et retourne pour défaut (non seulement de fabrication mais de conception répercutée dans la fabrication) au chantier de la réflexion philosophique notre compréhension traditionnelle de la Conversion et du Salut telle qu’elle est présupposée par les théologies classiques chrétiennes ; et cela parce que ce qui est annihilé dans la faute hors norme est un bien moral jusque-là « hors visée » de nos intentions habituelles. Il faut donc apprendre à découvrir « la valeur morale » qui a été refusée et néantisée dans la faute sans mesure pour que la démarche de conversion reparte sur de nouvelles bases et vise un « au-delà éthique » de ses projets moraux traditionnels. Un approfondissement de notre conscience de « ce qui est le Bien à faire » prend alors appui sur la nécessité de comprendre ce qu’est se convertir à partir d’une faute hors norme déjà faite. Face à elle nos modes de conversion traditionnels sont insuffisants, puisque le mal hors mesure qui a été accompli, fait apparaître un Bien à faire qui est au-delà de notre conception reçue du Bien auquel nos conversions traditionnelles sont ordonnées. La constatation objective d’un plus grand mal moral doit nous faire prendre conscience de l’obligation réflexive « à » un plus grand bien moral. Une plus profonde abjection de la faute cache une plus haute valeur à découvrir : celle du Bien qui s’impose non comme « objet de désir », mais comme nécessité constitutive que l’Autre soit, en quoi consiste la Sainteté même de Dieu. La Shoah est une faute hors norme, extrême idéologiquement, qui n’est pas seulement l’objet d’une conversion pour ceux qui, selon leur part de responsabilité, l’ont perpétrée, elle est une faute qui exige une « conversion » de notre mode de conversion, une réforme de nos démarches de conversion traditionnelles, en ce qu’elles ont d’insuffisant et de mentalement déficient. La Shoah demande une révision de nos jugements sur la nature du Bien moral, en tenant compte de ce qu’est « Ce Bien » qui fut refusé et poussé vers le néant dans le projet et l’exécution de la « Solution finale du problème juif », à savoir : « ce par quoi l’être est bonté » pour reprendre les mots L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE 43 de Platon enrichis de toute la pensée de la Bible et de l’Évangile, c’est-à-dire la structure d’alliance par laquelle être, c’est aimer. Cette conversion de nos pratiques de conversion et de nos doctrines de rédemption s’impose à tous : aux coupables — auxquels il faut souhaiter d’assumer une conversion véritable — à ceux qui le sont moins et même à ceux qui ne le sont pas. Serait-ce là ce qu’on pourrait nommer « devoir de repentance » par différence d’avec le repentir, sans faire de la repentance une forme vague de repentir ou l’expression d’un repentir au nom de générations disparues qui n’ont pu prendre conscience des germes mortels qu’elles nous laissaient en héritage ? La Shoah ne peut donc pas être seulement l’objet d’une conversion morale et comme la « matière » de nos regrets, de notre désolation et de notre repentir — ce qui est certes un premier devoir — mais elle doit être aussi le ferment et le germe d’une redisposition, d’une réinvention éthique de la conversion morale. Et cette réinvention doit permettre de nous repentir plus authentiquement de nos fautes à l’avenir. Si la Shoah est doublement liée à l’idée de conversion morale, alors la mémoire de la Shoah s’imposera aussi à un double titre : rappel de la nécessité d’une conversion et requête d’une révision de sa nature. Ce double titre n’oblitère et ne voile en rien les autres motivations de la mémoire de ceux qui pleurent leurs morts sans qu’il y ait jamais de consolation . Au contraire, cela donne à la mémoire endeuillée une raison d’être en plus. Le deuil et le rappel du deuil contribuent à maintenir ce double devoir de conversion : conversion de la faute, et conversion de la conversion elle-même par laquelle notre conversion de faute devient plus authentiquement morale. b. Mémoire, parole et silence. La nature de la mémoire dépend donc de ses motivations et des aspects de l’existence humaine auxquels nous la rattachons : mémoire de la souffrance, mémoire de repentir pour la faute, et mémoire de repentance pour une réforme de nos conversions. Par là elle est aussi fonction de la parole que nous tenons sur l’événement et du niveau où se situe cette parole. La mémoire ne peut transmettre un silence. Elle ne peut faire silence sous prétexte d’éviter toute parole indécente. Celles-ci peuvent être indécentes en raison des déformations qu’elles peuvent recevoir 44 L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE de la part de ceux qui les entendent, mais aussi en raison de la maladresse personnelle et de la difficulté de tenir sur un tel événement une parole adéquate. Mieux vaut pourtant courir le risque d’une indécence dans la parole, alors même que nous cherchons une parole juste, plutôt que de se taire. Le silence aussi peut être criminel ou signe d’indifférence. La mémoire ne peut se clore davantage sur le silence, sauf la mémoire de commisération et de deuil, ou de condoléance avec la souffrance du frère ou de l’ami. Les autres mémoires doivent permettre par étapes successives la prise de conscience par les hommes, individus et groupes, des exigences éthiques nouvelles, en une parole plus profondément salvatrice que celle qu’ils s’étaient donnée jusque-là. Par étapes successives aussi la parole tenue sur l’événement, gardé en mémoire, doit nourrir la mémoire elle-même afin que la mémoire soit mémoire non seulement du fait, mais aussi de son sens et que son sens devienne mémoire à son tour dans la réforme de nos cœurs et de nos intelligences. Souviens-toi pour donner sens et transmets ce sens pour qu’il devienne vie. Un certain silence est cependant requis pour faire advenir la parole comme mémoire dans le tissu d’un discours qui oublie le passé, le banalise ou s’en divertit et pour permettre en chaque niveau de mémoire de passer à une mémoire plus profonde avec une parole plus profonde. Un certain silence est requis pour quitter la mémoire étourdie, puis pour dépasser les mémoires superficielles et méditer en la mémoire profonde. c. La « chaîne de montage » du sens ou « l’écosystème » des interprétations. La parole qui donne un contenu à la mémoire peut et doit être d’abord celle du discours historique : paroles des témoins pour qui la mémoire est la marque de l’événement en leur propre chair ; puis la parole spectatrice qui sur l’événement doit nous donner une information complète située et comparée. Mais la parole des hommes ne peut pas être que cela. Elle risquerait de nous toucher de façon ambiguë sur le plan de la sensibilité et des sentiments seulement. D’ailleurs cette connaissance historique reçoit immanquablement ses significations « existentielles » par rapport à chacune des composantes de l’existence humaine : L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE 45 composantes sociales et composantes religieuses, avec pour chacune de ces deux catégories, la possibilité d’une intelligibilité propre aux sciences humaines (les sociologies de la Shoah quant aux données sociales et religieuses aussi) et d’une intelligibilité propre aux sciences théologiques (les théologies de la Shoah quant aux données religieuses et sociales aussi). Or ici il faut remarquer que les analyses sociologiques ou théologiques des connaissances historiques sur la Shoah et les « interprétations » qu’elles engendrent sont, comme pour les autres faits historiques d’importance, toujours élaborées en vertu d’une philosophie de référence, implicite ou explicite, naïve ou technique, fondée ou illusoire, mais toujours présente comme clef d’interprétation. De plus ces philosophies de référence peuvent elles-mêmes être à des titres divers partie prenante dans la Shoah et par le fait même en être valorisées ou condamnées et avec elles les discours qu’elles inspirent sur la Shoah. Dès lors pour apprécier la valeur de la parole que la mémoire transmettra comme message sur l’événement, plusieurs questions se posent. A) Quelles sont suivant les cas les philosophies de référence ? B) Que valent ces philosophies en elles-mêmes ? C) Ont-elles des points communs et comment jouent leurs différences au niveau des interprétations sociologiques ou théologiques, qu’elles régissent dans leurs catégories de base, que ce soit à propos de la Shoah ou d’autre chose. D) Comment aussi procéder à une démarche critique envers ces philosophies pour apprécier dans quelle mesure et à quel titre elles sont ellesmêmes impliquées dans la Shoah, soit du côté des victimes soit du côté des bourreaux ? E) Enfin serait-il possible de donner à la mémoire sa pleine profondeur et donc toute son incitation à une conversion éthique renouvelée, plus authentiquement rédemptrice et salvatrice pour le futur du temps, si nous acceptions de dépendre encore de philosophies compromises dans la faute de la Shoah ? Que vaudraient leurs interprétations de la Shoah dans lesquelles elles ne paraissent pas reconnaître — cela leur est d’ailleurs impossible — leur propre influence sur l’événement qu’elles interprètent ? Ne bloquent-elles pas par là même la compréhension de la nature de la conversion éthique qui seule peut convenir à une faute hors norme comme la Shoah par rapport au « Bien » qu’elle dévoile dans l’ombre projetée de sa néantisation : la néantisation de l’Autre. 46 L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE Nous laisserons à la recherche historique le soin de répondre ici aux trois premières questions, mais à propos des deux dernières questions, chaque homme doit « faire retour » sur luimême à partir de la philosophie dont il hérita et qu’il adopta pour donner sens à son existence et, s’il est croyant, dont il usa pour comprendre les vérités révélées auxquelles il adhère. Comment se situe-t-elle par rapport à la Shoah ? Compte tenu de ce que fut l’histoire en Occident depuis trois millénaires, ces questions se formulent, d’un point de vue rationnel, pour le chrétien ainsi : « Comment juger ^ de _ la pensée philosophique grecque, dont usa la théologie chrétienne pour se construire en doctrine de foi et de morale, lorsque nous la confrontons à la Shoah ? Se trouvet-elle confirmée ou infirmée ? Peut-elle ou non permettre aux chrétiens d’accéder à la conversion éthique que la Shoah requiert ? » Si la réponse ne pouvait être catégorique et affirmative, alors que peut-on en garder, que faut-il en rejeter, que devons-nous en faire fructifier pour que notre conversion soit appropriée au Bien — à ce Bien — que la « solution finale » méthodiquement exécutée par le totalitarisme hitlérien voulut anéantir ? Enfin quel pourrait être le retentissement de ce jugement de la Shoah sur la pensée grecque, à l’intérieur de la théologie chrétienne elle-même, puisqu’elle use de ses catégories intellectuelles pour interpréter la personne, la vie, la mort de Jésus et comprendre le rôle de l’Église dans le monde ? Jusqu’à quel point l’exigence de comprendre d’une manière renouvelée la nature de la conversion morale ne doit-elle pas nous conduire à renouveler la compréhension théologique de la vie et de la mort de Jésus et le sens de son œuvre ? Si notre compréhension traditionnelle de l’Évangile nous empêchait, nous chrétiens, d’accéder à une authentique repentance, ne serait-ce peut-être pas le signe de notre égarement par rapport à l’enseignement de Jésus ? Le redécouvrir à sa source enseignerait sans doute en retour la vraie attitude envers la Shoah et la Shoah serait par là comprise, en raison de son unicité historique, en une dimension eschatologique. Toutes ces questions n’en forment au fond qu’une seule, mais nous manquons du vocabulaire adéquat pour la formuler, parce que nos systèmes conceptuels ne sont pas aptes encore à en saisir la réalité entière et à nous impliquer entièrement par rapport à elle. Le caractère hors norme de la faute ne peut d’ailleurs révéler autre chose, pour avoir voulu l’anéantir, qu’un sens ultime de L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE 47 l’existence, un Bien qui est la racine de l’éthique en cette existence, un fondement constitutif de l’esprit humain, et sans doute aussi la raison première de l’action divine en la création, source de l’espérance messianique. En nous engageant en une telle conversion, elle-même « convertie » en un dépassement et renouvellement moral, nous assumerons alors, d’abord le repentir de ne l’avoir pas fait plus tôt et d’avoir par aveuglement participé à son étouffement, et ensuite nous progresserons en une réconciliation pénétrée de gratitude et d’autant plus reconnaissante qu’elle est liée en nos consciences à une plus grande souffrance des victimes. 2. Motivations particulières pour les chrétiens. a. Reprise théologique de l’approche philosophique. L’audace de l’analyse rationnelle sur le plan de la conscience éthique, lorsqu’elle est aussi appliquée à l’utilisation théologique de concepts philosophiques, conduit le chrétien à méditer à son tour, selon sa spécificité chrétienne, sur la Shoah et sur ses implications pour la compréhension de sa foi et des fondements de sa foi. On entend souvent la formule : « comprendre l’événement à la lumière de la foi ». Mais c’est aussi un aspect de la conversion que de renverser la formule et de chercher à mieux « comprendre la foi à la lumière d’un événement qui la révèle parce qu’il la néantise ». Si la révélation de Jésus, à laquelle le chrétien adhère, éclaire vraiment l’ultime profondeur de la conscience morale humaine, alors il faut que son message puisse rencontrer la réflexion rationnelle et que « Ce Bien » parce qu’il fut soumis à une tentative d’annihilation, puisse apparaître en sa vérité dans la révélation jésuanique comprise à la lumière de l’expérience éthique de la Torah. S’il n’y avait pas de rencontre en une convergence d’intelligibilité, il faudrait inexorablement conclure ou qu’il n’y a pas en Jésus de révélation véritable ou qu’elle n’a pas été comprise, ce qui pour l’humanité reviendrait au même, et que seule la réflexion philosophique doit rechercher ce Bien dont la Shoah témoigne de l’existence de par sa volonté qui y était à l’œuvre de néantiser le judaïsme. Si au contraire il y a rencontre en intelligibilité et que la révélation jésuanique selon la Torah repose déjà sur la valeur-racine et le sens-fondement de l’éthique et dévoile en outre son mode d’accomplissement ultime et que 48 L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE c’est ce sens radical de l’existence qui fut annihilé en la personne des victimes juives du totalitarisme nazi, alors il faudra conclure que c’est l’occultation de cette vérité par les présupposés de la pensée grecque — pour autant qu’en eux s’exprime un défaut constitutif de la pensée humaine — et une infidélité des chrétiens à l’Évangile selon cette occultation par notre déficience de pensée (objectivisme) qui est la cause originaire, lointaine, proche et toujours présente de la Shoah, mais qu’elle est enfin « démasquée » par la Shoah elle-même. Dès lors pour nous chrétiens, la conversion que réclame de nous la Shoah pour adhérer à la valeur morale qui y fut néantisée et sur laquelle l’Évangile se greffe demande une révision des catégories helléniques en lesquelles nous avons tenté de rendre « intelligible » notre foi en Jésus, mais l’avons aussi en fait partiellement aliénée. Le devoir de mémoire et de conversion spécifique aux chrétiens envers leurs « frères aînés dans la foi », morts parce qu’ils représentaient par excellence l’authenticité de la foi humaine en Dieu selon les exigences éthiques, impose donc un devoir de discernement, d’arrachement et de reprise inventive recréatrice de la tradition culturelle, en laquelle les théologiens chrétiens avaient traduit le sens de leur propre foi, mais en laquelle aussi se sont développées les idées et les forces qui tentèrent d’éradiquer la foi de leurs aînés et d’éliminer toutes traces de leur présence. Pour que la mort des victimes ne soit pas vaine, pour que le sang des innocents nous ouvre les yeux sur nos fautes et par-delà sur leurs causes, et que nous leur fassions repentance avec gratitude, pour que la souffrance des témoins fasse entendre la signification de leur message pour une existence plus authentique dans la foi (nous entendons cela pour les chrétiens, par rapport à la révélation évangélique selon une intelligibilité issue de la Torah et des Prophètes), nous devons creuser le devoir de mémoire jusqu’au devoir d’intelligence, sinon notre devoir de mémoire risque de rester inconsistant, loin en deçà de l’exigence éthique, et notre conscience morale, à nouveau occultée dans un refus de chercher l’intelligibilité juive de l’Évangile, se laissera circonvenir une fois de plus par les forces d’extermination. La Shoah n’est pas seulement la conséquence imprévisible d’une brouille entre frères, comme entre Ésaü et Jacob, et son tragique dénouement, du fait de l’intervention en cette querelle L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE 49 familiale d’intrus indésirables et criminels, en sorte que son message de conversion se limiterait à l’obligation de se réconcilier sincèrement, elle est aussi l’éclatement et l’abîme d’un mal qui tourne nos regards jusqu’aux racines et aux origines mêmes de cette brouille familiale, qui nous force à chercher les « raisons » du schisme dans les mécompréhensions de la révélation évangélique née au cœur de la Torah. Enfin si ces mécompréhensions sont le début du mal qui se démasquera tardivement dans la Shoah, c’est qu’elles se méprenaient déjà sur cette valeur-fondement de l’éthique au cœur de laquelle s’opéra la révélation de Dieu en Jésus, et c’est elle aussi qui fut poussée, parce que liée au peuple juif, vers le néant dans la Shoah. Sa ruine effective serait aussi la ruine de la révélation évangélique. De même que le judaïsme a donné naissance au christianisme, ce qui causerait la mort du judaïsme causera la mort du christianisme. On entend parfois dire : « Si les chrétiens avaient été fidèles à l’Évangile, il n’y aurait pas eu Auschwitz. » Mais Auschwitz fut et par le passé les chrétiens dans leur opposition au judaïsme ont pensé sincèrement être fidèles à l’Évangile. Ils étaient en groupe « faussement » fidèles, mais non pas infidèles. Ils étaient fidèles tout en se méprenant en groupe sur ce à quoi ils voulaient être fidèles. Il y eut de l’inintelligence dans leur fidélité. Cela nous interdit de nous ériger en juges à leur égard mais cela nous rend aujourd’hui responsables et coupables de rester dans cette inintelligence après la Shoah. Ne nous serait-il pas plus facile d’admettre une culpabilité des générations chrétiennes antérieures, que de renoncer à cette inintelligence de l’Évangile dans laquelle nous persistons malgré la Shoah, si nous ne nous convertissons pas vraiment et ne faisons pas vraiment repentance ? S’il en était ainsi, ce serait bien triste ! De plus tout discours qui ferait dépendre la Shoah uniquement d’infidélités coupables — il y en eut ; nous n’en sommes pas juges — envers l’Évangile, soulignerait tellement la « contingence » de cette page d’épouvante dans notre histoire, qu’elle en autoriserait l’oubli et fermerait la pensée et le cœur à ce qu’elle a d’intemporel et de désormais permanent dans son unicité historique. 50 L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE b. Les aiguillons convergents des contradictions : crime, légèreté, désunion. Le crime. Pourquoi donc cette abomination et pour quelle prise de conscience ? Double pourquoi de la cause et du sens où le sens ne peut être que la contradictoire stricte de la cause que nous devons reconnaître. Pourquoi une relation de contradiction stricte entre la cause et le sens ? Parce que l’ampleur du mal — sur le plan où la pensée philosophique transcendantale s’interroge sur lui — ne permet pas de nuances, comme cela serait possible sur le plan de l’enquête historique. Resteronsnous alors dans la phénoménalité de l’histoire ou descendronsnous en ses profondeurs ? Ne verrons-nous que le visible ou remonterons-nous vers les causes invisibles « sur-conscientes » qui menacent notre conscience par en haut, bien plus dangereusement que celles qui proviennent d’un « inconscient » individuel ou collectif, par en bas, bien que les mécanismes de la violence sacrée ou profane ne soient à ce niveau que trop réels aussi ? C’est pourquoi il faut rechercher la cause aussi loin, aussi profondément que possible pour donner son sens véritable à la mort des victimes, en dévoilant en contre-face la racine ultime de la haine qu’il nous faudra faire mourir en nous, puisque « Eux » sont morts. La direction à suivre pour cette recherche est peu évidente et nous sommes facilement déroutés, ou arrêtés parce que cette racine n’a peut-être pas du tout le masque hideux de la haine qu’elle produit, étant donné qu’elle a pu à ce point nous abuser comme conseillère de nos actes, et passer si longtemps « inaperçue » malgré ses traces sanglantes. La légèreté. Pourquoi fallut-il un si grand mal pour que, bouleversés par ses conséquences, nous cherchions à nous en prémunir désormais ? Mais comment nous prémunir contre un mal sans chercher les causes : les causes extérieures qui le déclenchent, si nous craignons de le subir ; et les causes qui sont en nous, si nous penchons à le commettre ? Pourquoi l’excès du crime, non plus par rapport au Bien qu’il révèle par contradiction mais par rapport à notre torpeur qu’il dénonce ? Peut-être pour que nous cherchions enfin sans faux-fuyants sa cause ultime, que nous la recherchions au-delà de notre affectivité, au-delà même de nos passions meurtrières et de leurs mécanismes d’accomplissement, en nos intelligences mêmes et que, nous convertissant, nous puissions identifier ce bien, dont le mal de la L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE 51 Shoah est annihilateur et que sur ce Bien nous réglions désormais nos conduites. Mais les signes de conversion qui se construisent en réponse à ces questions sur la Shoah sont encore si timides par rapport à la démesure du mal qu’on peut se demander si nous osons vraiment — alors que tant de sang versé nous en adjure — identifier et reconnaître le principe de tout ce mal — et de tous les autres — et adhérer en intelligence, de toute notre conscience et liberté, à la valeur éthique fondamentale — qui est son contradictoire exclusif — dont les victimes nous parlent. Reste donc l’urgence sereine et lourde de répondre en pensées et en actes aux exigences de notre conscience. La désunion. Tant que juifs et chrétiens n’auront pas retrouvé une entière unité, non dans une homogénéité où l’idéal de foi en Dieu de chacun se détruirait et entraînerait la disparition de l’autre, mais dans la complémentarité de leurs originalités fondatrices, jusqu’ici perçues — peut-être à cause de ces raisons qui ont conduit à la Shoah — comme des oppositions inconciliables, alors qu’elles portent en elles-mêmes le principe de l’invincible solidarité devant Dieu de la Torah et de l’Évangile, de la révélation mosaïque et de la révélation jésuanique, nous ne pourrons pas dire que nous sommes remontés jusqu’aux racines du mal et que, nous en détournant, nous nous sommes convertis pleinement aux valeurs de vie éthique et qu’ainsi nous rendons enfin impossible en terre chrétienne tout renouvellement d’une semblable indignité et que nous nous opposerons ensemble à toute semblable menace dans le reste du monde. Aussi, tandis qu’un immense travail reste à faire au niveau des pionniers de la compréhension et du soutien réciproques, il convient de poursuivre, dans l’approfondissement du dialogue, notre réflexion et notre méditation sur la Shoah jusqu’au plan des ultimes motivations qui, régissant nos pensées, les unes authentiquement et pour le bien, les autres fallacieusement et pour le mal, gouvernent, ou pour notre désastre ou pour notre salut en une conversion éthique, nos relations avec Dieu et notre existence avec les Nations dans le monde. 3. Une nouvelle tâche pour la théologie chrétienne. 52 L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE Qu’est-ce que « réfléchir » sur la Shoah pour un chrétien ? C’est respecter les camps et leurs chambres à gaz de façon intangible, avec autant d’émotion que nous mettons d’attachement à la croix de Jésus, non pour le bois, ni pour accuser, mais pour Jésus et sa fidélité à lui-même. Les camps de concentration et celui qui apparaît comme un gibet au sommet de tous, Auschwitz, sont la marque de la fidélité d’Israël à luimême, c’est tout dire ! même si d’autres moururent avec ses enfants, comme jadis, des opposants à la domination romaine moururent avec Jésus. C’est aussi y voir l’aboutissement des insuffisances mortelles des philosophies de l’Un indivis dominateur (à l’œuvre aussi dans les autres violences totalitaires, dont les victimes ne peuvent nous délivrer qu’un message éthique seulement, si du moins, il est des voix qui témoignent pour elles) ; c’est y comprendre aussi la déviation que ces philosophies ont imprimée au christianisme, et y mesurer le poids de falsification qu’elles imposent à l’évangélisation et combien elles nous écartent des sources juives pour comprendre la révélation de Dieu en Jésus. C’est enfin comprendre que juifs et chrétiens, Israël et l’Église doivent à leur tour se comprendre comme complémentaires en une structure d’alliance, avec promesse, selon une conscience éthique meilleure, d’un avenir de plus grande paix pour le monde et d’une attente plus authentique du monde à venir, attente en laquelle chaque homme peut espérer par-delà ce monde, être délivré de tout mal et de la possibilité d’en faire. Il le sera en effet selon une structure d’alliance aussi, dont Dieu a le secret et dont il nous a manifesté la réalité divinisatrice en relevant pour nous Jésus des morts. Alors seulement la mort des victimes, de toutes les victimes, d’hier et plus anciennes encore, sera vraiment respectée, car alors seulement notre pitié émue, notre indignation, notre volonté de justice, les accusations renouvelées de l’histoire et notre repentance seront fécondes, d’une compréhension de l’homme et de Dieu et de leurs relations, dont nous pourrons dire qu’elle est fondée en Dieu et contemplée de nos morts pour qui la gloire de Dieu est désormais bonheur et vie infinie. Faire la théologie de la Shoah ou intégrer la Shoah dans la théologie, ce n’est pas écrire un nouveau chapitre de théologie, L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE 53 ou réactualiser à propos de la Shoah des références bibliques mais réinterpréter en une radicale conversion, selon une règle de contradiction stricte, la théologie chrétienne « ancienne » (ici le mot ancien a son sens) frappée de caducité. Pour que notre fidélité à l’intention de la Tradition et à Jésus-Christ soit véritable, il ne suffit pas d’élaguer quelques branches mortes, quelques affirmations devenues choquantes, quelques enseignements méprisants, d’exprimer quelques regrets sincères mais peu profonds qui ne changent pas notre cœur et notre pensée ; il ne suffit pas de faire sur le tronc de la théologie classique quelques greffes de sympathie en exprimant notre respect des différences (différences que nous proclamons être un grand enrichissement, mais que nous laissons soigneusement à l’extérieur de notre être) ; il ne suffit pas non plus de remarquer qu’entre croyants, nous chantons les mêmes louanges du même Dieu, car les idolâtres et les polythéistes ont les mêmes chants pour traduire une même religiosité humaine, alors que nous n’avons pas nécessairement la même idée de Dieu. C’est la sève même de l’arbre théologique et religieux, à savoir le principe d’interprétation du terme « Dieu », qui est intoxiqué de nos insuffisances intellectuelles et morales (ce qui est particulièrement vrai de l’islam qui évacue l’idée d’Alliance et toute dimension relationnelle pour y substituer des schémas de subordination). La valeur de notre idée religieuse de Dieu se juge — et elle doit être jugée selon les exigences rationnelles de respect certes, mais aussi de vérité rigoureuse et d’idéal moral — à la manière dont nous concevons nos relations ontologiques envers autrui, notamment envers la femme et l’enfant, ainsi qu’à la façon dont nous dégageons de ces relations ontologiques nos devoirs éthiques dans la communauté. Notre idée de Dieu se juge enfin à notre aptitude à renoncer en conscience à ces passages de textes sacrés (ou à telle ou telle lecture, s’ils sont ambigus et supportent plusieurs interprétations) qui témoignent d’un stade historique moins parfait de notre conscience morale, ontologiquement constituée comme morale par l’acte créateur. Se convertir, ce n’est pas seulement nous convertir dans le cadre religieux de croyances, c’est aussi convertir nos démarches religieuses en leur donnant un fondement éthique plus pur et plus noble. La valeur de notre idée de Dieu dépend, non de nos convictions religieuses, mais de la qualité de notre sens éthique. Sur ce point, juifs et chrétiens, nous sommes d’accord. C’est 54 L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE aussi le cœur de l’accord entre la Torah et l’Évangile. Les exigences éthiques ne dépendent pas de l’enseignement religieux, ce sont les religions qui doivent être pleinement morales. En étant morales — et en se moralisant davantage encore — elles seront de plus en plus authentiquement « religieuses » et contribueront à la diffusion des valeurs de salut véritables. Enfin l’abîme d’anéantissement de la Shoah doit aussi nous donner à comprendre que seul un infini de communication de vie par Dieu est la réponse adéquate et que cet infini de vie, libérateur du mal et de toute possibilité de défaillance éthique, objet de notre espérance messianique en cette histoire, ne s’accomplit que par-delà notre temporalité présente, passée ou future, par participation à une Alliance en l’Éternel lui-même. Cette réflexion sur la Shoah — qui nous fait remonter jusqu’aux racines du mal dans la manière dont notre pensée élabore le primat despotique de l’Unité indivise, comme forme de perfection de l’être, dévalorisatrice de toute forme de relation, donc de l’idée biblique d’Alliance — nous fait aussi à notre modeste échelle un devoir d’entreprendre positivement une recherche philosophique qui — après avoir montré l’incapacité des philosophies de l’Un a rendre compte, selon une intelligibilité que la raison requiert, des problèmes qu’ellesmêmes posent, comme par exemple celui du principe de noncontradiction, du concept universel, du principe d’identité d’application universelle, de l’aptitude de l’homme à construire une logique pour sa pensée et une éthique pour son action, etc. — proposerait une solution relationnelle à toutes ces questions et en plus donnerait sa place — une place pleinement rationnelle — à l’expérience religieuse d’Israël, en permettant une thématisation de la « pratique juive » et une théologie de l’Évangile cohérente en elle-même et en harmonie avec le judaïsme, en lequel Dieu se révéla. Il n’est en effet pas possible qu’il n’y ait pas un accord entier entre d’une part la vérité rationnelle recherchée en vain par les Grecs et élaborée « réflexivement » en notre expérience humaine et d’autre part le vécu religieux et éthique d’Israël approuvé de Dieu même en la personne de Jésus. C’est aussi rationnellement et pas seulement sentimentalement que doit être fondée la conversion morale que la Shoah exige de nous. L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE 55 B. L’ENGAGEMENT CHRETIEN EN FAVEUR DE L’INTEGRALITE DE L’ISRAËL HISTORIQUE AU NOM DE L’EVANGILE. 1. Une question de devoir moral et non d’opportunité politique ou d’intérêt confessionnel. Reconnaître et soutenir l’État que se donne le peuple d’Israël est pour le croyant évangélique qui comprend la pleine rationalité de sa foi un devoir moral, non seulement fondé en morale et droit naturels, mais requis parmi les conditions temporelles de sa foi. Il s’agit d’un devoir moral et non d’une stipulation de droit international. Cependant il est naturel et moralement impératif qu’une disposition de droit vienne sanctionner une prise de conscience d’un devoir moral universel, lorsque cette prise de conscience s’est largement répandue. Hélas ! les dispositions de droit sanctionnent souvent des rapports de force uniquement. Elles sont justes sans être vraiment morales lorsque ces rapports de force ne vont pas à l’encontre d’un devoir ou d’un droit de l’homme. Elles sont injustes mais n’en ont pas moins force de loi contraignante lorsqu’elles violent ces droits et devoirs de l’homme. Ce devoir moral est intérieur à la conscience évangélique du croyant chrétien. En ce sens il ne peut en aucune manière apparaître en la conscience coranique du musulman — le Coran s’y oppose radicalement. Il suffit de lire la sourate 2, 70 et suivants pour en être simplement informé. Ce qui ne veut pas dire que la conscience humaine du musulman ne puisse pas être plus compréhensive que les recommandations coraniques. Mais ne nous leurrons pas. Ce devoir ne peut non plus apparaître dans la conscience du chrétien qui ne serait que le fidèle d’une Église, adhérant seulement au « discours théologique du groupe » sur Jésus, mais qui ne serait pas d’abord croyant en Jésus, révélateur de Dieu et en conséquence membre ecclésial d’une communauté religieuse. Pour que ce devoir soit perçu, il faut que la foi en Jésus — qui est, comme il se doit mais pas toujours comme il se fait, adhésion à la transcendance de Dieu et à la transcendance de la promesse de notre divinisation — prime sur l’intégration sociale à un groupe religieux. Si une Église impose à ses membres la conception qu’elle a d’elle-même — même si cette conception est juste sur les autres points et son rôle éminent 56 L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE dans le témoignage des hommes rendus à l’Évangile — comme prétendue condition de la vraie foi en Jésus, alors cette Église se pose comme groupe religieux défini et limité, peut-être très cohérent et influent, mais non plus comme communauté ouverte de foi. De plus, alors qu’elle est la communauté dont la responsabilité est de faire connaître la révélation de Dieu en Jésus et de développer la foi des hommes en lui à partir de leur expérience humaine, guidée sur ce point par l’expérience juive, elle risque de se considérer elle-même pour la communauté particulière — et qui se dit pourtant universelle — en laquelle la révélation s’est faite, et de se substituer en quelque sorte à elle, à savoir au peuple juif en la terre de Canaan, qui se trouverait ainsi évincé dans les esprits des hommes du rôle qu’il joue dans la réalité de Dieu, selon l’essentiel de sa réalité à lui. La révélation de Dieu en Jésus puise en une communauté vivante, et non en des concepts de Sagesse objective — et cette communauté est bien la réalité permanente d’Israël et non l’Église, dont la mission est autre — toutes les significations nécessaires pour se faire connaître. Dieu en Jésus s’est révélé au travers de l’homme juif en tant qu’il est une forme contingente certes, mais particulièrement propice à sa révélation, du fait qu’il en exprimait la préadaptation universelle. Dieu se révèle en vivant humainement un mode de vie déjà humainement significatif et non en exprimant des idées divines dans le cadre intellectuel d’un système de pensée, même si celui-ci avait déjà posé le problème de la possibilité d’une révélation. En adhérant à Jésus, révélateur de Dieu, le chrétien adhère à toute la réalité significatrice de révélation qu’est le peuple d’Israël en l’intégralité de son existence humaine et il souhaite de tout son cœur que chaque membre de ce peuple n’appauvrisse pas en lui cette réalité qui est son héritage. Parler d’un devoir moral pour le croyant en Jésus de soutenir l’État que se donne le peuple d’Israël est donc une affirmation audacieuse dans son projet. Est-elle irréaliste ? Tout philosophe qui a reconnu le caractère constitutif de la relation de foi et l’actualisation de ses exigences en la personne de Jésus la maintiendra et la justifiera. Il s’efforcera aussi de la faire partager par les chrétiens qu’il rencontre, persuadé qu’un jour ils la partageront majoritairement, car ils auront compris le rôle et la portée transhistorique de la fidélité d’Israël à son génie religieux, L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE 57 fidélité vécue en la terre d’Israël, sans laquelle Dieu ne pourrait pas être reconnu pleinement comme Dieu-pour-l’avenirde-l’homme : l’Emmanuel divinisateur de l’homme. 2. Les conditions d’une révélation de Dieu en personne sont des conditions de chair et de sang. Parce que l’activité de révélation de Dieu n’est jamais un texte, mais les hommes eux-mêmes et le Fils de l’homme par excellence, Jésus ; qui eux, s’expriment humainement dans des textes et par la parole, et manifestent ainsi le Dieu qui se manifeste, il suivra que les conditions d’une révélation et celles de son intelligence sont donc toujours des réalités de chair et de sang, des réalités spirituelles spirituellement incarnées dans le monde. La révélation de Dieu n’est jamais la conclusion d’un raisonnement, inédit pour les hommes, à partir de leurs prémisses acceptées, mais les hommes se doivent de raisonner puissamment et rigoureusement pour en atteindre l’intelligibilité. Or le judaïsme est une pratique de vie organisée autour du fait concret de la relation, fait vécu autant en famille qu’avec Dieu. Cette double relationnalité est le message le plus éclatant de la pensée et de la pratique juive. Pour Martin Buber, « l’acte de se révéler » c’est-à-dire de se dire à et de s’entendre dire l’autre est l’être même de l’homme, sa réalité même, en tant qu’il est capable de dire « tu » à l’Éternel, et en tant que par là il se comprend comme le « tu créé » que Dieu lui adresse. Ce que je suis, c’est cela qui est Parole de Dieu pour moi. Ce que tu es, c’est cela qui est Parole de Dieu pour toi. Ce que nous sommes, c’est cela qui est parole de Dieu pour nous. Ce que Dieu me révèle, c’est ce que Dieu fait de moi en me disant : « tu » et en se révélant par là même comme celui qui est pour moi celui à qui par excellence je peux dire « tu » : Écoute Israël, je suis Yhwh, ton Dieu qui... De plus, comme cette conception relationnelle de l’existence est la condition d’intelligibilité rationnelle de l’Évangile, il suit de là que la réalité vécue de cette conception dans le peuple juif était la condition de réalisation de la révélation personnelle de Dieu à l’homme. Elle se fit par Jésus en sa seule personne et son message nous parvient selon une double tradition : juive et chrétienne. Les exigences de la raison rejoignent donc le fait historique le plus évident : l’Évangile est une·œuvre juive. 58 L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE L’Évangile ne peut se comprendre que par la pensée biblique, y compris par le fait que le peuple juif n’a pas suivi dans sa majorité le message évangélique. Même ce fait est nécessaire pour comprendre correctement l’Évangile, car son sens n’est pas évident d’emblée et ne fait pas l’objet d’un enthousiasme unanime de la part d’institutions humaines. A) D’abord, il est manifeste que Dieu n’aurait pu, d’impossibilité historique radicale a priori, se révéler évangéliquement, c’est-à-dire selon la Communion intime de ses Personnes et selon son projet de divinisation pour l’homme audelà de notre histoire, dans le cadre de la culture grecque, ou bouddhiste ou autre encore. Seule la pensée d’Alliance en tant que foyer spirituel organisateur de la vie familiale en un peuple sur sa terre était en mesure de recevoir cette révélation. Le chrétien évangélique doit partir du fait unique que la seule révélation transcendante de Dieu en la seule personne de Jésus ratifie divinement ce qui a rendu humainement possible cette révélation, mais ne peut semblablement « ratifier » la manière multiforme dont les hommes adhèrent à cette révélation, bien qu’elle s’adresse à leur foi, de par l’impératif moral naturel et conformément aux exigences rationnelles d’une adhésion en conscience. Cette révélation eut lieu en un homme et en un peuple sur une terre bien précise : Jésus le Nazoréen, fils d’Israël, juif sur la terre d’Israël. Le révélateur de Dieu ne fut ni grec, ni romain, ni brahmane, ni bouddhiste, mais juif. Comme révélateur de Dieu, il ne fut pas non plus chrétien, ni le fondateur du christianisme, encore moins du catholicisme, de l’orthodoxie, ou du protestantisme, bien que son message ait donné humainement naissance à ces diverses religions. Comme révélateur de Dieu, il fut descendant parmi les descendants d’Abraham, d’Isaac et de Jacob, Fils de la Torah, nourri des prophètes, engagé dans l’attente messianique, au point d’être le serviteur de Dieu, dans l’accomplissement divin (déroutant ?) de cette attente humaine. Pour l’homme qui croit en Dieu selon le seul message de Jésus, c’est cette réalité humaine du judaïsme, dans son avant, son pendant et son après, en tant que fidèle à son avant, au sens fiducial du terme, qui est comme telle — a posteriori — consacrée par le Dieu-qui-se-révèle, et cela parce qu’elle est la seule réalité humaine, fruit du génie de l’homme, qui soit a priori préadaptée à cette révélation. L’existence d’Israël dans sa L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE 59 formation, son développement et son maintien est donc la « chance de Dieu ». Le « fait » Jésus-révélateur-de-Dieu atteste que Dieu n’a pas laissé passer sa chance. Étant dans l’Histoire condition existentielle a priori de la révélation évangélique, Israël reste selon toute sa réalité la condition permanente de l’intelligibilité de cette révélation. La disparition de l’identité d’Israël, expression de la pensée d’Alliance, concrétisée en un peuple vivant sur sa terre selon les exigences humaines de cette pensée, entraînerait immanquablement la perte du sens de la révélation évangélique déjà séculairement déformée par les réductions hellénistiques et appauvrie par les tendances idéologiques modernes. B) Ensuite, il est également manifeste que, lorsque l’Église s’est efforcée dans son histoire de gommer le fait juif qui lui était contemporain, elle s’est dans le même mouvement éloignée de la juste intelligence de l’Évangile, même lorsque ce fut pour défendre l’Évangile, quand dans ses débuts elle était persécutée par la Synagogue. Les arguments développés en un climat conflictuel de résistance furent ensuite utilisés pour passer à l’offensive lors de l’expansion du christianisme. Or de tels arguments sont évangéliquement faux parce qu’ambivalents, même si l’histoire nous les fait comprendre dans leurs contingences. L’Église est donc infidèle à Jésus lorsqu’elle s’estime la remplaçante d’Israël, la véritable descendance d’Abraham, sous prétexte que les juifs n’ont pas reconnu Jésus comme le Messie. En revanche l’Église progressera en fidélité à l’Évangile dans la mesure où elle admet le refus du judaïsme et la vérité qui réside en ce refus, non que ce refus soit la vérité de la révélation : ce serait contradictoire. Mais le judaïsme est en effet refus d’un messianisme prétendument advenu dans l’ordre historique, s’accomplissant dans un spiritualisme intérieur, un règne de bons sentiments philanthropiques et religieux. Tout progrès spirituel et moral en cette histoire sera toujours connaturel à la réalité de la Torah et non pas à la réalité messianique elle-même. Il n’y a pas de nouvelle « loi » pour la réalité de cette histoire en ce temps présent. Bien que ce soit également faux, il est cependant plus vrai de dire que l’âge messianique n’est pas encore arrivé que de le voir dans l’histoire de l’Église. Il est illusoire aussi de le placer dans un projet de transformation sociale de la société. 60 L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE Ce que nous disons ici, nous le lisons d’ailleurs dans l’Évangile, du texte même dont on tire le contraire, tant il est cité par les autorités ecclésiastiques pour fonder leur pouvoir en l’interprétant selon la mentalité et les concepts gréco-latins. Par avance, Jésus avait donné le sens positif du refus du judaïsme. Ayant interrogé ses disciples au sujet de sa propre personne : « Et vous qui dites-vous que je suis ? » Pierre répondit : « Tu es le Messie, le fils du Dieu vivant. » En réponse Jésus lui dit : « Tu es heureux, Simon, fils de Jonas, ce n’est pas la chair ni le sang qui te l’ont révélé mais mon Père qui est dans les Cieux. » Que pensait exactement Pierre en s’exprimant ainsi ? Qu’il voyait en Jésus la réalisation d’un désir souvent exprimé en Israël. Et sur cette réponse ambiguë, mais en en gardant les termes, Jésus greffe l’affirmation de la conscience qu’il a de lui-même. Et il ordonna à ses disciples de ne dire à personne qu’Il était le Messie. Il renouvellera cette interdiction après l’événement de la Transfiguration : « Ne parlez à personne de cette vision avant que le Fils de l’homme ne ressuscite d’entre les morts. » Et les disciples de s’interroger : « Que veut dire ressusciter d’entre les morts ? » Non pas une réanimation mais l’entrée dans le royaume messianique ! Cette interdiction n’est pas de simple opportunité, comme s’il n’était pas encore temps de dire ce qui était déjà fait, mais au contraire il s’agit de ne pas affirmer comme accomplie l’œuvre en laquelle l’auteur, bien que déjà présent, ne s’était pas encore engagé, bien qu’elle fût sa finalité actuelle. Par la résurrection seulement du révélateur la réalité messianique s’accomplit et se continue mais elle s’accomplit et se continue par le fait même en dehors de cette histoire. L’œuvre messianique s’accomplit au moment même où son auteur quitte le plan de cette histoire, non pour laisser une œuvre derrière lui mais pour entrer précisément dans le plan de son œuvre divine. Dieu est passé en notre histoire, non pour laisser derrière lui un âge messianique, mais pour révéler à l’homme, qui selon l’élan de sa création en avait élaboré le désir, de quelle manière Dieu y répondrait en tant que Dieu, c’est-à-dire en divinisateur et non en théocrate et meneur de peuples, ni en guide spirituel des âmes laissant un message de rénovation sociale et morale. La réponse de Jésus est donc celle-ci : « Il n’y a pas d’âge messianique en cette histoire. Comme Messie de Dieu, je vous dis que mon œuvre messianique en union avec le Père, œuvre L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE 61 qui vient répondre à votre désir, ne peut s’accomplir dans le cours de l’histoire présente, car les nécessités de ce temps ne peuvent permettre à Dieu d’accomplir pour vous une telle œuvre. Elle s’accomplira au-delà du temps, et la vie de ce temps n’y est ouverte qu’en désir et en espérance assurée. » C) En outre il est aussi manifeste que la révélation de Jésus devait susciter deux réponses humaines incomplètes et imparfaites parce qu’humaines mais complémentaires dans une recherche d’intelligibilité de cette révélation. Si la révélation que Jésus donne de cette œuvre divine à travers les symboles de l’expérience juive de l’existence humaine est comprise au seul plan de réalité de ces symboles, c’est-à-dire si l’intelligence que les hommes se donnent de son annonce (son évangile) est cantonnée dans le cours de notre présente existence, alors logiquement les hommes, dans leur majorité, ne peuvent qu’être déçus parce que rien de cette œuvre ne s’accomplira dans leur histoire. D’où une double conduite des hommes en réponse à une mésintelligence de la révélation en Jésus : en Israël et en dehors d’Israël. D’une part, en Israël comme rien donc n’advient selon l’attente messianique d’une transformation morale et juridique, spirituelle et matérielle du monde, ils resteront dans l’attente de la réalisation de ce désir. Telle est l’espérance du judaïsme, et aujourd’hui encore si du moins le désir messianique est toujours réel. D’autre part, si quelques juifs pour avoir approché d’assez près Jésus, révélateur de Dieu et Christ de Dieu, ne pourront céder à la déception générale, mais se feront un devoir d’attester l’œuvre messianique véritable, ils ne pourront l’annoncer qu’en reprenant l’enseignement de leur maître et en courant le même risque — et même un risque plus grand — de voir l’intelligence de son œuvre réduite au domaine de notre histoire. La réalité de leur témoignage va alors être prise pour une sorte de réalisation de l’œuvre messianique annoncée. Répandu dans le monde gréco-romain, ce témoignage va se transformer en une effigie qui viendra se superposer à l’œuvre messianique ellemême, d’autant plus facilement qu’elle n’a pas de visage dans l’ordre de notre expérience. Et ce masque qu’est l’histoire de l’Église, selon qu’elle se comprend comme une phase de l’œuvre messianique, ne peut que renforcer — et cette fois de façon objective et non plus seulement sur la base d’une mésintelligence 62 L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE subjective qui fut celle des contemporains de Jésus — la déception du judaïsme. D) Enfin, il est manifeste que cette complémentarité du judaïsme et du christianisme par rapport à la personne et à l’œuvre de Jésus ne peut porter ses fruits que si l’on approfondit le sens transcendant de l’action de Dieu dans l’histoire. Sachons admettre que Dieu, puisqu’Il est le Créateur transcendant de la totalité du temps qui s’accomplit selon les libertés humaines, n’intervient aucunement dans le déroulement des événements dont les hommes sont les auteurs. Aussi notre histoire va-t-elle son cours selon ses grandeurs et ses horreurs, puisque notre devoir est d’y œuvrer pour le plus grand bien possible avec le plus d’intelligence possible, mais sans pouvoir nous libérer de notre pouvoir de mal faire. Ce n’est pas là indifférence du Créateur pour sa création, au contraire c’est amour pour elle. Dieu n’est pas un Infini de perfection fermé sur lui-même sans relation au monde comme le voudraient les philosophies de l’Unité. Il est l’auteur d’un monde et d’une humanité auxquels Il donne réalité et vocation de s’accomplir dans l’autonomie. Et c’est en vertu et selon les pouvoirs de cette réalité autonome que les hommes prennent conscience de Dieu et d’eux-mêmes en tant qu’œuvre de Dieu. Cette prise de conscience, lentement accomplie par les hommes, de ce qu’ils sont, en tous les aspects de leur existence, l’œuvre d’une initiative divine est aussi nommée « révélation de Dieu ». Et à juste titre puisqu’elle tire aussi sa réalité de l’initiative divine. Mais lorsque cette initiative divine et cette révélation ne sont pas comprises dans leur transcendance, à la source de la conscience et de la liberté des hommes, alors les hommes la dégradent en « interventions » au niveau des événements, en apparitions occasionnelles et en messages circonstanciels, liés entre eux par d’insupportables et révoltants silences. Par exemple : Dieu ne pouvait-il pas intervenir en faveur de son peuple, alors que l’on tentait de l’exterminer ? Ne pouvait-il pas éclairer tous ces hommes qui se disent inspirés par son Esprit ? Le silence objectif de Dieu, tandis que je supplie son aide selon le souvenir des actions passées que je lui ai attribuées, condamne cette idée d’un Dieu interventionniste qui est mienne. Il ne condamne pas Dieu dont la parole créatrice est ce que je suis et qui a l’initiative de ma vie. Aussi la symbolique religieuse — images, mythes et récits — n’est pas fausse. Elle n’est pas vraie L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE 63 non plus. Elle devient signe d’une vérité à toujours mieux comprendre, si elle est relativisée ; elle devient fausse si elle est considérée comme absolue et adéquate à l’action de Dieu. Au cours de son histoire le peuple d’Israël s’était ainsi forgé une conception déjà bien épurée de l’initiative divine envers l’homme. Aussi Dieu s’est servi de l’existence de cet accomplissement humain que représente le génie d’Israël pour donner existence dans l’histoire humaine à une révélation personnelle de Lui-même et Il continue de façon transcendante de se servir d’Israël selon l’intelligence que celui-ci garde de luimême, afin que les hommes puissent se donner l’intelligence de sa révélation. En effet le peuple juif en ressuscitant l’existence politique d’Israël rend un appréciable service à l’Église. Elle est par le fait même moins portée à se considérer dans sa réalité humaine comme le nouvel Israël mais comme la communauté des hommes responsables d’un témoignage à rendre au révélateur et à son œuvre divine. Elle peut ainsi plus facilement renoncer à prétendre être elle-même cette œuvre divine. De même que le judaïsme peut sans doute s’ouvrir plus facilement à l’idée de l’instauration du Royaume de Dieu par la divinisation de l’Humanité entière par-delà la mort, et ne pas se cramponner à une réalisation « messianique » dans cette histoire qui ne peut avoir d’autre accomplissement que celui imparfait de l’exigence éthique, c’est-à-dire la Torah. E) En conséquence, toute confession religieuse chrétienne, plus ou moins égarée par l’hellénisme, qui veut rejoindre le message évangélique, doit passer par l’intelligence du judaïsme, tandis que pour rejoindre le même Évangile le judaïsme ne doit passer que par lui-même, et non passer par une forme hellénisée de la compréhension de l’Évangile. Pour aller à l’Évangile aujourd’hui, le catholique occidental hellénisé et même romanisé doit se convertir d’abord spirituellement au judaïsme et se dépaganiser, sinon il reste le simple membre d’une société religieuse humaine gardant une vague mémoire plus ou moins déformée du révélateur. Pour entendre l’Évangile, le juif n’a pas à se convertir mais à aller au bout de son judaïsme, c’est-à-dire suivre et accomplir les exigences de la pleine rationalité de la pensée d’Alliance. Le chrétien qui admet l’existence de l’Évangile de Jésus ne peut rejoindre son essence véritable que par le judaïsme. Le juif qui préforma de son mieux l’idée 64 L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE analogique de l’essence de la révélation peut aller, s’il le veut, à son existence directement par le témoignage évangélique qui est juif également et dont le chrétien témoigne. C’est donc bien la personne de Jésus, comme révélateur de Dieu, qui aujourd’hui comme hier est au centre de notre question de Dieu, si du moins nous nous posons cette question et si nous la posons jusqu’au bout. A son sujet l’unanimité historique est impossible. L’idée de Dieu ne peut faire l’unanimité parce qu’elle est la plus haute et la plus disparate création de l’esprit humain dans sa visée de la transcendance divine. Dans cette invention de l’idée de Dieu, on ne peut pas ne pas reconnaître que la pensée d’Israël et son sens de l’Alliance représente un sommet du génie humain, et c’est sur ce sommet que Dieu, créateur de l’homme, est venu à sa rencontre en Jésus pour achever avec lui son œuvre de généreuse communication d’être. Aussi cette double vérité pour le chrétien évangélique — qu’Israël, par sa pratique de l’idéal d’alliance, a été la condition de réalisation de la révélation personnelle de Dieu en Jésus et qu’il demeure, en liaison dialectique avec la tradition chrétienne, une condition d’intelligibilité de cette révélation qui a aussi une structure d’alliance — implique, en vue d’une foi authentique en Jésus et en l’Éternel-Dieu, Trinité de personnes, qu’en face du christianisme, il y ait l’existence concrète d’Israël selon la plénitude de ses conditions de vie relationnelle et pas seulement le souvenir, qui ne peut être qu’abstrait dans les études exégétiques par exemple, de l’Israël d’autrefois, assez mal relayé dans les milieux chrétiens par une reprise existentielle de l’existence humaine inspirée de « l’Ancien Testament », puisqu’on en a éliminé le caractère de permanence et d’actualité. En reconnaître la permanence et l’actualité — et en vivre soimême, sans être cependant juif — implique bien sûr l’existence d’Israël sur la terre de Canaan, avec une organisation juridique et une pratique de vie exprimant en continu sa fidélité à la Torah. Notre invention de l’idée de Dieu, bien qu’elle soit toujours l’œuvre d’hommes individuels mais non isolés, est aussi tournée vers autrui à qui nous proposons d’y prendre part. Il s’opère donc nécessairement une « socialisation » de l’idée de Dieu, et en fonction de telle ou telle socialisation de l’idée de Dieu, prennent corps les religions. A propos de l’idée de Dieu proposée par Jésus, s’est donc opéré un débat et une religion s’est formée à sa suite en dissidence du judaïsme : le christianisme comme L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE 65 religion historique, avec ses multiples orientations. Il est donc advenu dans l’histoire que la personne de Jésus, au lieu d’être au centre de notre question de Dieu et d’être la réponse de Dieu à notre interrogation à son sujet, interrogation qui est déjà son œuvre créatrice elle-même, est devenue l’enjeu d’un débat conflictuel entre deux religions : la judaïque et la chrétienne, c’est-à-dire entre deux socialisations de l’idée de Dieu, plus ou moins fortement institutionnalisées. Une telle évolution conflictuelle est à l’opposé d’une réponse de foi idéale à la démarche révélatrice de Dieu en Jésus mais elle est en accord avec les faiblesses humaines. Face à cette situation et dans la mesure où son évidente immoralité apparaît aux yeux du croyant en Dieu — juif ou chrétien — la question se pose de la voie et des moyens pour y remédier. Le chrétien est incapable de poser la question qu’un juif serait amené à se poser. IL ne peut donc en parler le premier, mais seulement l’apprendre du juif lui-même. Il ne peut poser la question que d’un point de vue chrétien et chercher à y remédier de ce point de vue seulement. C’est pourquoi la voie vers l’intelligence de Dieu selon le message évangélique passe par une intelligence du judaïsme d’hier et d’aujourd’hui. Car cette intelligence du judaïsme pour être réelle et pas seulement archéologique a besoin de l’existence réelle d’Israël selon son identité spécifique, dans les formes historiques d’organisation religieuse, sociale et politique que les juifs se donnent et sont en mesure de se donner. Ce qui ne veut pas dire que tous les aspects, en leurs détails particuliers, de l’existence humaine selon le judaïsme soient également significatifs d’une intelligibilité de Dieu. Mais le discernement que le chrétien doit y opérer ne l’autorise en rien à en désapprouver la réalité dans la vie des juifs. L’existence d’Israël en sa terre, organisée en État et animée par la Torah qui fut jadis la condition de réalisation de la révélation demeure depuis lors le symbole relationnel concret de l’humanité divinisée ; l’Église dans son essence étant non la détentrice de la révélation, mais la communauté de témoignage nécessaire à la révélation bâtie sur ce symbole, afin qu’elle soit portée de façon toujours plus intelligible à la connaissance de tous. 3. L’unité entre la Torah et l’Évangile s’oppose à toute 66 L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE idée de réunion du judaïsme et du christianisme. Cette unité est un idéal au cœur de chacun d’eux. Reste à rappeler de façon extrêmement schématique comment voir l’unité entre le judaïsme, en tant que pratique de vie selon l’idée d’Alliance, d’une part, et la Révélation évangélique selon une structure d’Alliance en la seule personne de Jésus d’autre part. Notons qu’il ne faut pas dire : « unité entre le christianisme et le judaïsme » en tant que religions l’un et l’autre, pour les raisons déjà indiquées. Les comportements religieux sont en effet à la foi en Dieu ce que les comportements affectifs sont à l’amour conjugal, et les religions sont par rapport à la Révélation de Dieu à l’homme ce que les philosophies sont à l’existence humaine. Comme religions, le judaïsme et le christianisme sont en relations conflictuelles, chacune revendiquant en propre ce qui leur est commun et chacune reprochant à l’autre ce qui les distingue. Elles ne pourront se comprendre comme complémentaires qu’en « postulant » une unité organique sur le plan de leur foi biblique et évangélique. Encore que le judaïsme s’identifie davantage avec la Torah, puisque nous sommes en situation d’» autorévélation » ou de révélation immanente, que le christianisme ne coïncide avec la révélation jésuanique, puisque nous sommes en situation de révélation transcendante ou d’hétérorévélation. C’est la conscience de cette unité organique — encore à découvrir ou à redécouvrir et à diffuser — entre la Torah et le judaïsme et la révélation jésuanique qui est la source du devoir moral pour un chrétien évangélique d’œuvrer de façon multiforme pour l’existence « politique » (c’est-à-dire organisée en état sur sa propre terre) qu’Israël se donne, car les conditions de sa foi doivent être concrètement vécues. De même qu’Adam — l’homme et la femme compris dans leur accomplissement familial — est image de l’Éternel, le peuple d’Israël en sa réalité politique est image du Royaume de l’Éternel dont la Réalité transhistorique englobe toute l’Humanité divinisée. Paradoxalement, mais cependant en stricte logique, c’est en ce qui « doctrinalement et sur le plan des religions » sépare les chrétiens et les juifs que se trouve le fondement du devoir moral pour le chrétien évangélique de vouloir qu’Israël vive en terre d’Israël, parce que l’Éternel Dieu-trinité en l’Alliance unique de ses personnes éternelles est entré par l’Une d’elles, son Verbe, en L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE 67 une structure humaine d’alliance dans le peuple qui sut vivre consciemment cette structure d’Alliance que Lui Dieu avait mise en Sa création à l’image de lui-même. La découverte psychologique d’une exigence morale et sa réalisation sur le plan historique se fait souvent après qu’on l’a plus ou moins gravement violée, et que, sans suffisante connaissance et conscience, on a progressé dans sa transgression. C’est souvent dans la faute accomplie, lourde et accablante, que les yeux s’ouvrent. Il faut alors que la conscience qui garde sa rectitude fondamentale se convertisse, revienne sur ses pas et remonte toute la suite des motivations, qui en une déviance progressive l’a conduite au crime et au péché. Il faut enfin qu’elle renonce au mal, non seulement à son aboutissement destructeur, mais en sa source intellectuelle, en ses présupposés inaperçus, implicites, apparemment anodins et inoffensifs qui lui ont donné naissance. Devant le mal et le péché de la Shoah il y a pour les chrétiens le devoir d’un examen de conscience qui ne peut s’en tenir au remords sentimental, ni se contenter d’un revirement affectif, prenant le contre-pied d’un mépris millénaire. Cette conversion des chrétiens doit remettre en cause leur théologie de la vie et de la mort de Jésus, et cela par fidélité à Jésus, révélateur d’un Dieu vivant en structure d’Alliance et formant le projet de notre divinisation dans les liens d’une alliance d’éternité. Certes les obstacles sont nombreux sur le chemin de cette conversion du cœur et de la pensée, la conversion de la pensée étant plus rude à opérer que celle du cœur. *** Joseph Duponcheele : docteur en philosophie Contact email : <mailto:[email protected]>