CHAPITRE XIII - Penser Dieu et son oeuvre

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JUDAÏSME ET CHRISTIANISME : UNE
NÉCESSAIRE DISTINCTION POUR TÉMOIGNER
DE L’UNITÉ DE LA TORAH ET DE L’ÉVANGILE
Les séculaires querelles entre le judaïsme et le christianisme,
le développement de l’antisémitisme en des pays chrétiens plus
encore que dans les pays païens, le génocide concentrationnaire
de la presque totalité des juifs européens qui a pu être pensé,
organisé et exécuté en une Europe où l’influence des Églises
était considérable, tout autant que les massacres de dizaines de
millions d’hommes au nom d’idéologies unitaires et égalitaires
nées en un Occident de tradition judéo-chrétienne, tout cela ne
peut laisser la pensée philosophique indifférente, surtout
lorsqu’elle a réfléchi sur la structure fiduciale de la conscience et
a pu reconnaître que dans le judaïsme et en Israël, en la personne
de Jésus, se trouvaient actualisées les conditions a priori d’une
révélation transcendante.
Une pareille progression dans la violation des exigences
éthiques ne peut s’expliquer par les seules passions humaines et
le seul dérèglement de la sensibilité. Elle doit avoir des racines
intellectuelles qui obscurcissent la nature des exigences éthiques
et atténuent leur caractère impératif absolu. Ces causes
intellectuelles, à la racine de la conscience, introduisent l’erreur
en théologie d’une part et dans les théories politiques d’autre
part. Erreurs théologiques et erreurs politiques peuvent alors se
renforcer les unes les autres, aggraver leurs conséquences
pratiques et rendre plus difficile leur correction, en dépit de la
part de vérité que par ailleurs les réflexions théologiques et
politiques comportent déjà.
Les rapports conflictuels entre le judaïsme et le christianisme
n’ont pas leur origine dans les réalités qui les fondent, à
savoir : la conscience de l’existence humaine comme création et
révélation de Dieu, exprimée dans la Torah et la révélation en la
personne de Jésus, homme juif, du projet d’achèvement divin de
cette création dont témoignage nous est donné dans les textes
évangéliques et apostoliques. Il ne suffit pas de constater sur le
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L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
plan psychosocial que les juifs jouent le rôle de « bouc
émissaire » et que l’antisémitisme fonctionne suivant le schéma
de la « désignation d’un coupable » en des périodes de crises que
les sociétés ne parviennent pas à identifier et à maîtriser, mais de
comprendre pourquoi ce sont principalement les juifs que les
sociétés chrétiennes ont contraints à ce rôle. Le caractère de
conflit et de persécution de ces rapports se comprend seulement
à partir des « principes » ou schémas intellectuels en lesquels
nous rendons significatives pour nous les réalités qui fondent
le judaïsme et le christianisme. La source de leur opposition
s’alimente à des erreurs philosophiques et c’est par une réforme
de la pensée philosophique qui les pénètre l’un et l’autre, que
judaïsme et christianisme peuvent retrouver le sens de la
complémentarité de la Torah et de l’Évangile.
I. COMPLEMENTARITE DE LA MESSIANITE D’ISRAËL
ET DE LA MESSIANITE DE JESUS
Du point de vue d’une philosophie relationnelle, d’où nous
réfléchissons épistémologiquement sur l’histoire du judaïsme et
du christianisme, nous ne craignons pas de dire que c’est dans ce
en quoi juifs et chrétiens s’opposent le plus — parce qu’ils
l’interprètent selon les présupposés de la pensée unicitaire — que
se trouve le principe de leur accord — s’ils en découvrent sa
structure relationnelle. Cet accord est en même temps la pleine
vérité du judaïsme et la pleine vérité du christianisme, sans que
les juifs aient à devenir chrétiens et à adopter leur mode
historique d’être et sans que les chrétiens puissent prétendre dans
l’histoire se substituer aux juifs, ni soient tenus d’adopter pour
eux les spécificités de la vie juive.
A. ESCLAVES ET EN CONFLIT SOUS LA TYRANNIE DE L’UN,
LIBRES ET ACCORDES DANS LA RATIONALITE FIDUCIALE.
Il faut sortir définitivement de l’impasse de la théologie
gréco-latine, qui, en asservissant le sens de la révélation de Jésus
à la philosophie de l’Un indivis, rejette la spiritualité juive de
l’Alliance familiale et théologale ou même l’oppose comme un
ensemble de comportements de crainte et de clauses juridiques à
la révélation — ce qui est un comble ! — et abaisse en
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
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conséquence l’œuvre de Jésus dans les ambiguïtés d’une
religiosité païenne ou dans les leurres d’un humanisme tronqué.
A l’encontre de cette mutilation, par oubli du judaïsme, et de
cette dévalorisation, par réduction de la révélation évangélique, il
convient donc de poser en premier lieu comme « système
philosophique de référence » une conception relationnelle de
l’être, contradictoire de la philosophie traditionnelle de l’Un
indivis. Bien qu’un tel système relationnel soit élaboré dans un
contexte chrétien, profondément traversé par des idées
philosophiques inspirées du judaïsme, ce système se suffit à luimême totalement et ne tire sa justification ni du judaïsme ni du
christianisme, mais de la seule rationalité réflexive de l’esprit
humain. Son indépendance religieuse et sa rationalité
autosuffisante sont d’ailleurs un gage pour le rapprochement les
deux communautés religieuses de l’Église et de la Synagogue.
Dans le cadre d’un tel système, il est naturel d’être conscient
de l’obligation éthique de croire en Dieu selon les exigences et
requêtes de la conscience fiduciale humaine, alors que la
dimension fiduciale de la conscience humaine est totalement
ignorée dans le contexte de la philosophie classique de l’unité.
Voilà pourquoi la « foi » dans la culture occidentale, héritière de
cette philosophie, passe pour irrationnelle. Il en va tout
autrement dans le cadre d’une rationalité relationnelle de
l’existence. Les conduites de foi envers Dieu ne sont plus
irrationnelles en tant que telles. Ce qui signifie que les conduites
particulières de foi sont redevables de ce qu’elles sont dans leur
contingence devant leur propre rationalité.
L’authentique rationalité de la conscience fiduciale rejette
donc toute « réduction rationaliste » d’une démarche de foi ou
d’une « révélation » à n’être qu’une variante religieuse d’une
moralité individualiste ou encore une forme primitive de la
pensée philosophique. Le fait de reconnaître philosophiquement
la structure fiduciale de la conscience prémunit contre de telles
réductions, mais permet en revanche de discerner l’authentique
conduite de foi, d’avec les formes superficielles, irrationnelles ou
immorales de la religiosité ! Le croyant et l’autorité qui le guide
ne peuvent plus s’ériger selon leur expérience subjectiviste en
norme de leur foi, en un domaine étranger à la raison, hors de sa
juridiction. L’obligation éthique de croire, que la conscience
philosophique découvre réflexivement en elle, fonde ainsi la
dignité rationnelle du croyant, et le soustrait à l’arbitraire et aux
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L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
mystifications religieuses contingentes. Se garder de
l’irrationalité en religion ne conduit pas à rejeter toute valeur au
religieux en tant que tel, c’est-à-dire comme forme particulière et
incarnée de la fiducialité théologale, au contraire !
En même temps, cette obligation éthique de croire conduit
tout homme qui la perçoit à enquêter sur l’existence historique
d’une révélation divine envers une communauté humaine
authentiquement fiduciale, afin d’adhérer lui-même à cette
révélation et de s’accomplir comme authentique croyant selon sa
nature d’homme.
Or cette heureuse et nécessaire rencontre entre un peuple qui
porte à un point suffisant de développement la conscience
fiduciale de l’homme et l’initiative de Dieu, révélateur de son
engagement envers les hommes, s’est accomplie en Israël par
Jésus, de façon unique et définitive. Israël a été la « chance » de
Dieu et Dieu n’a pas laissé passer sa chance. Le mot « chance »
est employé sans qu’il y ait dans ce mot la moindre signification
de « hasard heureux » mais bien la forme contingente d’une
double nécessité ontologique, dans la création autant qu’en Dieu.
Israël est bien dans l’histoire « l’élection » de Dieu sans qu’il y
ait dans ce terme l’arbitraire d’un choix, car Dieu ne choisit pas
entre des possibilités objectives comme c’est le propre de la
liberté humaine en raison de sa finitude. Israël dans sa réalité
historique de peuple et dans la conscience qu’il prend de luimême et qu’il a exprimée dans ses livres saints est la condition
de possibilité tant de la réalisation que de l’intelligibilité d’une
révélation divine transcendante. En cela consiste l’élection : non
un choix, mais l’actualisation d’une nécessité. Et en Israël Jésus,
dans sa réalité humaine et la conscience qu’il prend de sa
relation toute personnelle à Dieu telle qu’elle constitue le fond
de son être personnel conscient et libre, est le révélateur unique
de Dieu, le révélateur de son dessein pour l’humanité, dessein en
lequel Dieu s’engage pour le bonheur et l’accomplissement
plénier de l’homme, par-delà toute possibilité du mal, selon une
œuvre « messianique » de divinisation qui s’accomplira selon le
déploiement relationnel de sa propre essence divine.
B. CONVERSIONS QUI INCOMBENT AUX CHRETIENS.
En faveur de cette vérité qu’est la complémentarité de la
vérité « du » (qui est dans le) judaïsme et de la vérité du (qui est
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dans le) christianisme dont nous voyons l’évidence, en un juste
discernement, nous ne pouvons pas argumenter en dialogue avec
les juifs, selon un argument « ad hominem » direct, mais nous le
pouvons avec les chrétiens, qui bien que dépourvus de l’outil
philosophique dont nous disposons, proclament dans leur foi,
que Dieu, par une de ses personnes constitutives, la deuxième
appelée « Verbe, Parole », s’est incarné en Jésus, sans se métamorphoser en homme bien sûr, sans se fondre en une personne
humaine et sans générer une métamorphose déificatrice d’un
homme. Il s’agit en effet de rechercher une complémentarité
dans la vérité et non dans des accords de circonstances, en
fonction des opportunités sociologiques, des rapports de forces
ou des intérêts diplomatiques des diverses communautés
cultuelles.
1. Reconnaître au judaïsme, envers la Révélation
évangélique, une prédisposition active mais non
formulée — ce qui valorise son partenariat avec
l’initiative divine — plutôt qu’une finalité révélée
avec ambiguïté — ce qui conduit à l’accuser
d’infidélité à l’appel de Dieu pour toute la suite de
son histoire.
La foi en l’incarnation du Verbe — tels sont les termes
consacrés — implique que ceux à qui Dieu se manifeste de la
sorte disposent des moyens intellectuels pour le reconnaître et
pour comprendre ce qu’Il leur révèle. Les disciples de Jésus
exprimaient la nécessité d’une telle implication en disant que « la
vie et les actions de Jésus avaient été annoncées par les Écritures
et les prophètes » ou encore que « Jésus accomplissait les
prophètes et les Écritures », et de citer tels ou tels versets de la
Torah et des prophètes, pour les appliquer tels quels à Jésus avec
plus ou moins de bonheur.
Cette façon d’» actualiser » l’Écriture sur l’événement
« accompli » ne choquait pas l’exégèse juive. Seule l’opportunité
ou la justesse de l’application aux événements particuliers
prêtaient à discussion. Ensuite cette façon d’actualiser l’Écriture
fut comprise dans le monde gréco-latin comme une information
délivrée par Dieu plusieurs siècles à l’avance, sur l’existence de
Jésus et sur ses actions. Et toutes les Écritures juives se virent
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L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
comprises comme une « préparation », une mise en condition à
mots couverts du peuple juif en vue de la venue de Jésus, comme
si l’Écriture était un texte truffé de double sens, décelables par
ceux-là seuls que Dieu éclairait à nouveau de façon spéciale sur
le texte. Comme chrétiens, nous devons être honnêtes et ne pas
lire, en Grecs ou en Occidentaux d’aujourd’hui, de prétendues
« annonces » ou « préfigurations » de Jésus dans les Écritures
hébro-juives, comme s’il s’agissait d’informations historiques
anticipées.
Dans la relation polarisée « information anticipée 
événement accompli » et lorsqu’il y a conformité — au moins
relative — entre les deux, c’est le pôle que nous expérimentons
avec le plus de réalité qui valorise l’autre à nos yeux. Entre une
parole humaine prémonitoire et le fait réel qui la vérifie, la
valeur de réalité remontera vers la parole et son auteur et tendra à
accréditer son jugement. Mais lorsque la parole est d’emblée
considérée comme plus réelle que tout fait humain, parce qu’elle
est estimée divine, c’est de la parole que la valeur de réalité et de
sens descendra vers le fait. Dès lors la valorisation du fait
s’opère par une juste application de la parole antérieure qui peut
s’accorder à lui.
Dans le premier cas, il y a comme une transposition (dans
l’ordre des réalités particulières) du processus de vérification
expérimentale d’une hypothèse (de l’ordre du général) par
« réalisation » des conclusions qui en furent déduites. Dans le
second cas, il y a (dans l’ordre de réalités particulières) comme
une transposition du processus épistémologique (de l’ordre du
général) où l’on donne sens à une situation ou théorie
expérimentale, à partir de positions philosophiques
préalablement admises. Mais dans l’un et l’autre cas, on ne pose
pas la question de la vérité et de l’intelligibilité de la Parole. Sa
vérité est supposée sans critique et son intelligibilité fournie
« toute faite et établie » par la tradition. Le philosophe quant à lui
pose ces questions et l’homme fiducial réflexif demande qu’il
leur soit valablement répondu. Si ce n’était pas fait, nous serions
en présence de « méthode d’exposition » de sens, mais non de
« justification du sens proposé ».
L’hypothèse de lecture qui voit dans « l’Ancien Testament »
la préfiguration, l’annonce, la préparation du « Nouveau
testament » et la mise en condition d’un peuple pour l’accepter,
« ontologise », de façon illégitime, un simple procédé
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d’extension ou de transfert de signification sur la base de
similitudes de tous genres. On voit une causalité efficiente ou
finale dans une simple ressemblance. C’est logiquement
insoutenable, comme démarche de pensée. De plus, même si
nous l’acceptions et si nous ne jugions qu’a posteriori la réalité
de l’histoire d’Israël ainsi présentée, il faudrait conclure que pour
une telle « préparation » conduite par Dieu, ce serait plutôt raté,
puisque Jésus ne fut reconnu que par un tout petit nombre
seulement de juifs.
La réalité d’Israël et son Écriture, pour pouvoir être choisies
par Dieu comme partenaires en vue de la réalisation et de la
compréhension de sa révélation transcendante, ne peuvent avoir
de « double sens », ni de sous-entendus à deviner, d’informations
codées à décrypter, mais être seulement pleinement elles-mêmes
en identité de réalité et de sens. Et en effet, heureusement !, dans
les Écritures hébro-juives, rien ne parle par avance de Jésus,
aucun texte n’informe par anticipation sur Jésus et sa vie. Elles
sont le témoignage que le peuple juif se donne à lui-même de son
existence et de son histoire, de sa relation à Dieu, de leur sens et
des obligations qui en découlent. Il se dit tout cela, en forme de
révélation, car il donne « corps » en son histoire à la conscience
fiduciale de l’homme, tout comme les Grecs — pour ne parler
que de cette région de la terre — donnèrent corps à la conscience
philosophique et scientifique de l’homme.
C’est dans la mesure où l’Écriture juive ne parle que du
peuple juif et non pas de Jésus qu’elle peut être comprise comme
le recueil — l’image objectivée — des conditions de possibilité
d’une révélation transcendante. C’est la réalité même d’Israël
en elle-même et exprimée dans ses Écritures et non un texte
humain isolé, déconnecté du peuple qui l’a écrit et le garde
comme sien, même valorisé comme texte sacré, qui forme la
condition de possibilité réelle d’une révélation transcendante
et de son intelligibilité. Et c’est en tant que l’Écriture est
l’expression objectivée, et par là permanente dans la suite des
générations, de la conscience qu’Israël a de lui-même, par les
auteurs de ces textes, qu’on peut voir en elle une formulation
existentielle des conditions a priori de possibilité d’une
révélation transcendante. Ce n’est que dans la mesure où la
réalité d’Israël n’a d’autre finalité qu’elle-même, sans être
subordonnée à l’existence d’une autre société, et où les Écritures
hébro-juives n’ont pas de doubles sens ni de sous-entendus,
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L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
qu’elles peuvent être pourvoyeuses de significations véritables et
non ambiguës, offrant un grand choix au discernement pour
comprendre une révélation transcendante que Dieu opère en
partenariat avec elles.
Cette situation et ce rôle de l’Écriture — image sacrée
d’Israël et de la conscience qu’il a de sa relation à Dieu — peut
alors dans le cadre d’une pensée juive qui se dit sa réalité sous
« forme de révélation », être traduite elle aussi, par les juifs
disciples de Jésus, comme une « parole révélant une
Révélation », sans qu’il y ait jamais eu d’information anticipée,
même implicite. C’est dans la mesure où l’Écriture des hébreux
et des juifs a en elle-même et selon toute sa texture de détails ou
d’ensemble, une signification entière et pleinement suffisante
dans l’ordre de l’histoire pour eux comme « peuple d’Israël »,
indépendamment de toute allusion préfigurative à Jésus ou de
toute anticipation qui lui serait « réservée », qu’elle peut ensuite
être, à partir de ses significations premières, appliquée
électivement par Jésus lui-même à sa propre personne pour traduire, avec l’analogie qui convient et la transmutation de sens
appropriée, l’œuvre que Dieu accomplit en lui, pour poursuivre,
au-delà de son action créatrice présente, sa générosité en faveur
de l’Humanité tout entière.
On comprend les contresens et même les perversions de sens
et les sottises qu’on peut dire lorsque l’on transpose — sans
décoder — le langage biblique dans un contexte empirique grécolatin, c’est-à-dire lorsqu’il est lu comme un compte rendu
descriptif de faits « surnaturels » mais pensés comme
« objectifs », ainsi que les chrétiens l’ont trop souvent fait sans
s’en rendre compte, piégés par l’objectivisme redoutable qui
affecte et continue d’affecter la conscience philosophique et
religieuse des hommes. Les critiques des rabbins accusant les
chrétiens de truquer trop souvent les citations bibliques sont
alors pleinement justifiées. Dans le cadre du judaïsme historique,
mais dans ce cadre seulement, ils ont pleinement raison. Et les
chré-tiens devraient le reconnaître. Il n’y a pas deux judaïsmes,
un judaïsme « juridique » de la loi et un judaïsme « préchrétien ».
Il n’y a qu’un judaïsme et qu’une Bible, celle des juifs et c’est à
ce titre en tant que réalité unique, et selon le mode de conscience
par lequel il se saisit en son effort vers l’idéal d’une existence
authentique, qu’il est la condition d’une révélation transcendante
en Jésus.
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
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La question de savoir si le judaïsme représente l’horizon de
conscience absolu et infranchissable de notre relation à Dieu est
un autre problème. Mais la conscience d’un au-delà de notre
relation présente à Dieu — relation présente bien adéquatement
cernée par le judaïsme — ne nous autorise certainement pas à
introduire par notre lecture une « scission » dans le judaïsme luimême.
La conscience actuelle de la distinction entre l’Ici et l’Audelà ou entre le Maintenant et l’Avenir ne nous autorise en effet
pas à introduire une distinction dans notre conscience de l’Ici et
du Maintenant entre une forme incomplète de cette conscience et
une forme achevée et supérieure de cette même conscience, du
seul fait de mettre ou de ne pas mettre l’Ici et Maintenant en
relation avec l’au-delà-à-venir. La justesse d’une distinction
entre une conscience incomplète et une conscience achevée de
l’Ici-Maintenant dépendra de la manière dont, dans notre
conscience de l’Ici-Maintenant, nous comprenons sa relation à
l’Au-delà-à-venir. Une conscience adéquate de l’Ici, bien
qu’incomplète pour cause d’ignorance de sa relation à son Audelà, est préférable à une conscience déformée de l’Ici, pour
cause de falsification de son Au-delà et de sa relation à cet Audelà.
Les chrétiens n’ont-ils pas trop souvent voulu voir dans le
judaïsme la seule conscience déformée qu’ils avaient eux-mêmes
de l’Ici, en raison de leur mauvaise compréhension de l’Au-delà
qui leur était révélé, plutôt que de partir de l’adéquate conscience
que le judaïsme avait de l’Ici pour comprendre adéquatement et
en complémentarité cet Au-delà révélé ? C’est qu’une
conscience incomplète, mais adéquate de l’Ici ne peut être
complétée que par une conscience adéquate de l’Au-delà. Une
compréhension incomplète de l’Ici, mais adéquate, ne sera pas
adéquatement complétée par une compréhension inadéquate de
l’Au-delà, mais elle sera au contraire déformée et perdra son
adéquation à l’Ici, sans être pour autant complétée par rapport à
l’Au-delà. D’ailleurs les juifs ne se posent-ils pas à eux-mêmes
cette question, celle des limites du judaïsme, sans le dire aux
chrétiens ? Et s’ils ne se la posaient pas, n’est-ce pas parce que
les chrétiens les ont sans cesse contraints, d’un point de vue
erroné mais dominant, à se défendre contre une « déchirure
mortelle » qu’ils voulaient introduire dans le judaïsme, déchirure
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L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
qui est aussi dommageable pour une juste compréhension de
l’Évangile qu’elle l’est pour la Torah ?
2. Reconnaître que la fidélité du judaïsme à lui-même,
même dans son opposition au christianisme,
appartient à sa fidélité à Dieu et est donc au service
de la révélation de Dieu en Jésus.
Cette conception de ce qu’est le judaïsme par rapport à la
révélation de Jésus — nous ne disons pas : par rapport au
christianisme — ne change pas la réalité du judaïsme considéré
comme judaïsme, ni ne cherche à modifier la conscience que le
judaïsme a de lui-même par rapport à lui-même. Le judaïsme
comme tel ne peut se concevoir en lui-même et par lui-même
comme condition a priori d’une révélation transcendante. Même
si par analyse réflexive il déterminait les exigences a priori de la
conscience fiduciale — ce qui lui est méthodologiquement
possible et en vertu de quoi il peut aussi accueillir la révélation
de Jésus — il ne pourrait pas estimer qu’il les réalise de façon à
« enclencher » de la part de Dieu une révélation transcendante, et
donc à attendre la révélation de Jésus comme une conclusion ou
un fruit mûr de la tradition des prophètes. Le supposer, ce serait
nier l’initiative de Dieu, en sa révélation, ce qui serait absurde en
soi et contraire à l’idée juive d’un Dieu qui agit par grâce et non
sous influence. Ce serait opposé aussi aux conditions d’une
révélation transcendante.
En reconnaissant à Dieu une entière initiative en toutes ses
œuvres, le judaïsme ne peut penser que ce qu’il vit présentement
avec Dieu pourrait nécessiter Dieu à vivre autre chose ou
autrement avec lui. Mais il est possible à l’homme juif, sans
cesser d’adhérer à l’intégrité du judaïsme, d’adhérer à la
révélation de Jésus qui elle non plus ne change en rien la réalité
du judaïsme en lui-même, mais lui donne une valeur nouvelle de
même que l’œuvre de divinisation de l’humanité révélée par
Jésus ne change pas l’œuvre divine de notre création, mais lui
donne toute sa valeur. Condition de possibilité et d’intelligibilité,
en tant que forme singulière particulière de l’universelle
fiducialité de l’homme, par rapport à la révélation en Jésus en
tant qu’événement singulier particulier également, le judaïsme ne
nous prévient pas à l’avance de cette révélation et il n’y conduit
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
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pas. Il ne lui est pas « finalisé » plus particulièrement que
l’humanité en sa totalité. Israël et le judaïsme ne peuvent être
disponibles pour l’événement d’une révélation transcendante
qu’à condition de ne pas en anticiper la pensée, de ne pas en
avoir une prémonition, mais en étant seulement — aussi
authentiquement que possible ce qu’ils sont — une actualisation
des exigences éthiques vécues relationnellement avec Dieu :
Torah et Berith en leur terre.
Il n’y a pas une pente naturelle qui permettrait à l’homme
juif de « glisser » de son judaïsme vers la révélation de Jésus,
comme si celle-ci était le point final de la croissance du premier.
Le judaïsme a au contraire sa propre stature adulte en lui-même
comme forme historique de la conscience éthique et fiduciale. En
sa particularité, Israël exprime l’universalité éthique de la
conscience relationnelle de l’homme : foi en l’autre, foi en Dieu.
Cette universalité qui fait la gloire d’Israël n’est par ailleurs pas
sa propriété, mais la valeur de la forme particulière qu’il lui a
donnée réside précisément dans sa pratique relationnelle de la loi
morale, en adéquation à notre existence créée, par opposition aux
conceptions des autres peuples. Et c’est cette pratique
relationnelle de l’Éthique qui le disposait ainsi en lui-même à
être la « chance de Dieu » ou son partenaire, c’est-à-dire à
permettre à Dieu de révéler en lui et par lui l’accomplissement
ultime, par-delà nos limites et nos déficiences, de cette
universalité éthique et fiduciale de la conscience humaine, en
une divinisation — œuvre messianique — qui seule nous libère de
tout mal.
La foi en cette révélation jésuanique — révélation rendue
possible par le judaïsme — ne relève pas du judaïsme. Et il n’est
pas au pouvoir de celui-ci de la proposer. Elle ne « découle » pas
de sa propre éthique, mais en son essence le judaïsme ne s’y
oppose pas non plus. Il l’attend en fait dans l’ignorance de cette
attente ou en exprimant cette attente en des formes objectives
illusoires. L’hostilité du judaïsme historique « vise » le
christianisme historique, tout comme le christianisme historique
a tenté d’absorber en le supplantant le judaïsme historique. Les
deux doctrines et les deux communautés s’y opposent en raison
de leurs déficiences respectives. Quant à l’hostilité du judaïsme
envers la révélation jésuanique, elle ne relèverait pas (elle est
pour nous bien hypothétique !) du judaïsme dans son essence
mosaïque, mais de ses déficiences humaines objectivistes, tout
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L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
comme le christianisme n’est pas capable d’apprécier la valeur
du judaïsme dans la mesure exacte où, par objectivisme, il est
infidèle à la révélation de Jésus.
Le judaïsme dans son essence ne peut être fermé à la
révélation jésuanique et à la réalité de notre divinisation
messianique, mais la conscience du judaïsme ne contient en rien
l’idée d’une telle révélation et d’une telle œuvre. Condition
d’intelligibilité d’une telle œuvre messianique révélée en Jésus et
condition de possibilité de cette révélation, parce qu’il est une
prise de conscience valable de l’œuvre de la création, le
judaïsme n’est cependant pas en tout point « transparent » pour
permettre une intelligence sans défaut de cette révélation ou
avoir permis sa parfaite réalisation, parce qu’il n’est pas d’une
sainteté sans reproche et n’a pas en tout point une
compréhension réflexivement achevée de l’œuvre créatrice ellemême. La déficience inhérente à notre état de créature l’affecte
également de même qu’elle affecte tout effort aussi pour
comprendre son accord à la révélation jésuanique. Mais sa
pratique éthique de l’existence humaine fut suffisante pour que
Dieu y accomplisse sa révélation, la révélation de notre
divinisation. Prendre conscience toujours plus authentiquement
de l’œuvre de la création au travers de notre pratique de vie et
prendre conscience de notre divinisation à travers la révélation
pratique que Dieu en fait en Jésus sur la base de la pratique de
vie propre au judaïsme, reste une tâche éthique pour tout
homme, pour le juif et le non-juif.
Par fidélité envers la révélation de Jésus — dont il prétend
témoigner — le chrétien ne peut donc pas introduire dans le
judaïsme une ambiguïté de significations, d’une part une
révélation — qui n’en serait pas une — des réalités de cette vie et
d’autre part une prérévélation de la révélation de notre
divinisation — qui par là cesserait d’être une vraie révélation,
puisque anticipée humainement.
Si la révélation jésuanique est « l’achèvement » du judaïsme
et son point culminant, un « Testament Nouveau » se substituant
à « l’Ancien », alors il n’y a pas de révélation transcendante et
les évangiles ne sont qu’une variante humaine — certes très
noble — de la tradition juive, « hérétique » peut-être mais d’un
même ordre de réalité. Or la révélation de Jésus nous dévoile
l’au-delà de notre histoire, et non un perfectionnement par Dieu
de
notre
état présent
de créature. Quant
aux
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
13
« perfectionnements » en l’histoire, ils sont œuvre des hommes
et non œuvre transcendante de Dieu et ils touchent la vie
religieuse, judaïsme et christianisme historiques compris, autant
que la vie sociale et la vie technique.
En s’opposant vigoureusement au christianisme qui prétend
être l’achèvement du judaïsme, un nouveau judaïsme ou le
« véritable Israël », le judaïsme sert efficacement et loyalement la
révélation jésuanique. Il oblige le chrétien à voir en l’Évangile
autre chose qu’une éthique ou un complément de l’Éthique pour
cette histoire présente. Contraint de rendre au juif toute sa part,
c’est-à-dire l’intégralité de l’éthique en sa pratique relationnelle,
le chrétien est alors obligé de s’ouvrir plus authentiquement à la
révélation de Jésus, pour rendre à Dieu la part de Dieu — et non
une part de la part de l’homme juif — celle qui dépasse l’Éthique,
qui n’est ni propriété du juif, ni propriété du chrétien mais don
de Dieu pour tous, offert à tous par Dieu, selon son mode
relationnel d’existence qui exigeait pour cela le partenariat
d’Israël. Adhérer à la révélation de Dieu en Jésus, c’est aussi
adhérer au « choix » divin du partenaire en vue de cette
révélation et à l’identité du partenaire lui-même.
Dès lors par fidélité à Jésus, le chrétien ne peut que vouloir
l’unité la plus authentique possible du judaïsme avec lui-même
et son propre accomplissement historique, et autant qu’il est en
son pouvoir — c’est-à-dire de l’extérieur, s’il n’est pas membre
du peuple juif — travailler à ce que le judaïsme soit reçu et
valorisé comme tel. Ce n’est que dans la mesure où le chrétien se
fondera sur un judaïsme solide, autosuffisant en quelque sorte
pour la vie présente, qu’il témoignera aussi authentiquement de
l’Évangile, de son originalité, de la Transcendance de l’œuvre de
Dieu qu’il annonce pour l’au-delà de ce temps présent.
C. QUESTIONS QUE LA RAISON HUMAINE RENVOIE EN ECHO
AU JUDAÏSME ET AU CHRISTIANISME.
C’est la mission du philosophe de lutter contre
l’objectivisme de la pensée spontanée, en lui-même et auprès de
ceux qui lui font confiance, non seulement pour donner un sens
plus authentiquement humain à ses rapports avec autrui selon
leur diversité naturelle, mais aussi, surtout s’il est juif ou
chrétien, pour s’interroger avec toujours plus de pertinence sur la
valeur de son idée de Dieu et sur les relations qu’il doit
14
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
concevoir en conscience (et ratifier aussi en ses actes et attester
socialement dans sa pratique religieuse) pour rejoindre en son
être celles en lesquelles Dieu le constitue.
1) Quel est le sens du monothéisme ?
L’affirmation de l’unité et de l’unicité de Dieu est vérité
sublime. Non seulement elle doit être maintenue mais
approfondie. Il ne faut pas en effet que la vérité du monothéisme
ne soit que celle d’un polythéisme réduit à l’unité, ce qui serait le
cas si l’unité de Dieu était comprise comme celle d’un « objet »
infini, éternel, bien placé « devant moi » et centré sur lui-même,
même s’il est dit « Dieu personnel ».
L’unicité de Dieu est celle de l’infinie communication de
l’être et non celle de la massivité de l’être-là.
2) Quel est le fondement de l’Alliance de Dieu avec
l’homme en ses formes renouvelées : Adam, Noé, Abraham,
Moïse... ?
Une structure d’Alliance, communicative de vie, ne doit-elle
pas avoir un fondement en tant que structure relationnelle en
Dieu-même ? L’unicité de Dieu n’est-elle pas l’unicité d’une
structure d’Alliance constitutive de la perfection et de la sainteté
de l’Éternel en lui-même ?
3) Si l’amour du prochain résume toute la Torah n’est-il
pas, comme commandement de Dieu, une loi de l’être même
de l’homme à l’image de Dieu ? Et dès lors cette réciprocité
relationnelle de l’amour, communication de vie, n’a-t-elle pas
en Dieu même sa forme la plus sainte ? Cette question ne se
pose-t-elle pas au judaïsme dans une saisie réflexive de sa
tradition ? « Soyez saints, car Moi, l’Éternel votre Dieu, Je suis
saint. » (Lévitique 19, 2.) Affirmation éthique indépassable.
Il n’y a pas de morale « supérieure » à celle de la Torah —
sur le plan de ses intuitions fondamentales et non sur le plan des
modalités contingentes selon les époques — et l’Évangile ne
propose pas une morale nouvelle. Ce serait de l’ignorance de le
penser. Ce serait aussi une absurdité de distinguer entre une
« morale commune » minimale pour tous et une « morale des
conseils » pour devenir parfaits. Ce serait un mensonge et une
injustice de distinguer une morale de la crainte dans la Torah et
une morale, prétendue nouvelle, de l’amour dans l’Évangile.
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
15
Jésus dévoile seulement le fondement en Dieu de la morale de la
Torah, fondement donné par les relations interpersonnelles en
Dieu même. « Le » commandement (unique) n’est pas seulement
d’origine divine parce qu’il serait donné par Dieu pour des êtres
extérieurs à Dieu, mais parce qu’il est, non comme « impératif »
mais en tant qu’» impératif de nature », fondé en Dieu même
pour des « Etres » intérieurs à Dieu. Mais ce commandement ne
peut être ainsi affirmé comme fondé en Dieu même, en une
trinité de personnes, que s’il est reconnu comme la loi même de
l’homme en la nature humaine, selon qu’elle est image de
Dieu, c’est-à-dire selon la conscience qu’en a le judaïsme dans
sa particularité historique propre. La révélation jésuanique
« justifie » le commandement de la Torah ; elle ne le change pas
et n’en ajoute pas de nouveaux — ignorés auparavant — ni ne
retranche rien de ses exigences. Elle apporte la raison ultime de
le bien pratiquer.
4) Si la Torah a son fondement en Dieu — l’idée cabaliste
d’une Torah éternelle est lourde de sens — n’y a-t-il pas aussi
un « accomplissement de la Torah elle-même » qui est audelà de l’histoire ? Il ne s’agit pas d’un accomplissement par
une mise en pratique par des hommes particuliers des préceptes
de la Torah, mais un accomplissement de la réalité humaine en
tant que telle, qui s’exprime dans la Torah, c’est-à-dire un
accomplissement de l’homme éthique. En effet en même temps
qu’est dévoilé le fondement de l’Éthique de la Torah éthique —
qui s’exprime aussi dans l’idée du royaume de Dieu et
l’espérance d’un Messie — est aussi manifesté comment la
défaillance interne à cet idéal, de par la seule possibilité du mal
en histoire, peut être ontologiquement surmontée par une œuvre
messianique de divinisation de l’humanité par-delà cette histoire,
non au terme et à la fin des temps, mais aujourd’hui et hors du
temps, pour ceux qui quittent ce temps dans l’acte de leur mort et
de leur « naissance nouvelle » en Dieu, selon les relations
interpersonnelles de communication de l’Être en Dieu. Si en
effet le commandement est seulement donné par Dieu, compris
implicitement comme un être solitaire, pour des êtres extérieurs,
qui eux-mêmes le recevraient, alors son accomplissement serait
aussi « extérieur » à Dieu, c’est-à-dire à sa manière d’être divine.
Mais si le Commandement est intérieur à l’homme parce qu’il est
« image de Dieu », alors il est fondé en Dieu même et son
16
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
accomplissement se fait dans la manière même d’exister de
Dieu. Je dois en effet aimer l’autre — qui est image de Dieu —
non parce qu’il est image de Dieu, mais parce que moi je suis
image de Dieu ou plus exactement parce que c’est ensemble, en
nos distinctions et différences, que nous sommes « image
unique » de Dieu, mais non image individuelle de Dieu. De plus
aimer l’autre authentiquement, c’est toujours l’aimer dans ses
relations et jamais en le fermant et l’isolant sur lui-même. De
même Dieu nous aime dans nos relations et pas isolément.
Comprendre que l’exigence éthique concrète (c’est-à-dire
l’homme en exigence éthique) en raison de sa défectivité, est
fondée par Dieu ; et ensuite qu’elle est fondée en Dieu, non dans
sa déficience mais dans ce qui concerne sa positivité, c’est-à-dire
sa relationnalité, cela nous conduit à penser que sa réalisation,
en raison de sa déficience inéliminable en l’histoire, doit trouver
sa réalisation hors de l’histoire, c’est-à-dire par Dieu et ensuite
qu’elle trouve sa réalisation en Dieu quant à son essence positive
qui est relationnelle, c’est-à-dire selon la relationnalité même de
Dieu.
Après les questions précédentes qui s’interrogent sur les
implications non dégagées du judaïsme, on peut aussi se
demander si le judaïsme se donne comme exhaustif et exclusif
ou s’il ne peut trancher cette question de sa fermeture et par là
s’il reste — passivement — ouvert à « autre chose », à quelque
chose d’un autre ordre de réalité et à son affirmation.
D. QUELLE EST LA LIGNE DE DEMARCATION ET EN MEME
TEMPS D’AJUSTEMENT ENTRE LE JUDAÏSME ET LA
REVELATION JESUANIQUE DE DIEU ?
La compréhension de cet aspect du message jésuanique
qu’est notre divinisation messianique, et la reconnaissance que
cette annonce se réalise pour chacun après sa mort, à l’exemple
de Jésus qui le révèle en sa « résurrection » et par la médiation de
sa personne en alliance avec le Père, représente le point précis où
le message de Jésus « quitte ou transcende » l’ordre des réalités
que prospecte le judaïsme, soit directement soit même dans les
implications (comme nous le suggérons) auxquelles il peut
ouvrir, si l’on parvient à vaincre les formes d’objectivisme qui
lui sont inhérentes. C’est le point du dépassement aussi de toute
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
17
réflexion philosophique quelle qu’elle soit. Mais en ce point de
« rupture », il n’y a pas confrontation et opposition entre le
judaïsme ou la philosophie relationnelle d’une part et la
révélation en Jésus d’autre part, mais « dépassement en
complémentarité », non pas dépassement avec rejet de ce qui
serait dépassé, mais dépassement avec exhaussement de ce qui
est dépassé, en ce qui le dépasse, puisque le dépassement luimême ne peut se faire que grâce à ce qui est dépassé.
Le judaïsme en tant que représentation religieuse — ou la
philosophie relationnelle qui lui est implicite — ne peut donner
aucun « précepte positif » par rapport à la révélation de Jésus.
S’il se replie sur ses limites humaines, il s’y opposera, s’il se
prononce en vertu de sa « positivité messianique » propre, il
n’offre aucun refus et ne fait valoir aucune incompatibilité.
L’enseignement de Jésus « pourrait » correspondre à l’accomplissement de ses espérances éthiques. Mais cela y correspond-il
vraiment, c’est-à-dire en réalité et pas seulement de façon
illusoire ? Cette réalisation jésuanique de ses espérances éthiques
n’est-elle pas par rapport à son éthique, ce qu’un rêve, véritable
réplique du réel, serait à la réalité même ? Le judaïsme ne peut
trancher la question. Il n’est pas dans ses aptitudes ou capacités
de répondre à cette question. Voilà pourquoi — répétons-le
encore une fois — il n’y a pas de « préfiguration » de Jésus dans
les Écritures juives, ni d’annonce voilée de son existence, ni de
prévisions ou prédictions ou « prophéties » événementielles que
sa vie aurait réalisées. « Ce n’est pas la chair et le sang [la réalité
historique et la tradition d’Israël], dit Jésus à Pierre, qui t’ont
révélé que j’étais le Messie mais mon Père qui est dans les
Cieux. » S’il y avait eu préfiguration en une sorte de révélation
anticipée, il n’y aurait pas eu de révélation transcendante en
Jésus mais aboutissement d’une croissance culturelle, d’un développement religieux moral en l’immanence de l’histoire. C’est
pour cela aussi que Jésus s’adresse à la foi de ses interlocuteurs
et à leur foi seule, non à leur crédulité, mais à leur conscience
fiduciale, laquelle ne peut s’engager que selon ses exigences a
priori, créativement constitutives. Mais c’est en rapport avec ces
exigences qui ont trouvé dans le judaïsme une forme historique
particulière de conscience d’elles-mêmes que Jésus s’explique et
justifie ses actes et paroles, sans les « déduire » toutefois des
Écritures, c’est-à-dire sans établir un processus nécessaire
conduisant des Écritures explicites à une réalité divine qui ne
18
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
serait pas de cette histoire présente, et c’est en fonction des
aptitudes créées de la conscience fiduciale, bien entraînées en
quelque sorte par le judaïsme, que l’homme, comme homme juif
ou non juif, doit se déterminer.
E. L’OPPOSITION DU JUDAÏSME AU CHRISTIANISME
DOIT-ELLE ETRE COMPRISE COMME UNE OPPOSITION
AU MESSAGE DE JESUS ?
Dans la mesure où les disciples de Jésus ont compris son
message « au cœur des paroles » dont ils nous ont conservé les
termes et le mouvement argumentaire, ils n’identifiaient pas, ils
ne pouvaient identifier l’œuvre messianique de Jésus, en raison
de la Personne de Dieu qui formait sa personnalité, avec une
œuvre historique ordinaire. Leur croyance en la Parousie, malgré
ses aspects négatifs et les représentations objectivistes qui la
déformaient, l’atteste et en même temps le nie. Il y avait
ambiguïté. Ils pensaient en effet le royaume-de-Dieu-selon-larésurrection en termes temporels, comme l’eschatologie
messianique juive d’ailleurs. De cette similitude aggravée par
l’empirisme — qui faussait le message de Jésus — naquirent les
fantasmes imaginatifs de la Parousie, qui entrèrent alors en
conflit avec ceux de l’attente juive de la venue du Messie.
C’est ensuite devant l’ajournement « sine die » de cette
espérance parousiaque du retour de Jésus que les disciples des
disciples, emprisonnés dans des schémas temporels et encerclés
par l’immanence de l’histoire, assimilèrent de plus en plus
l’œuvre messianique de Jésus au développement de l’Église
comme communauté religieuse, dispensatrice du salut par ses
rites sacramentaires. L’histoire doit nous faire comprendre que
cette évolution, peut-être bien intentionnée par certains aspects,
est extrêmement décevante. Non vraiment ! Toute l’histoire
d’Israël, ses exils et ses retours à la vie, la passion et la
résurrection de Jésus pour un royaume de Dieu qui serait le
christianisme ! Non ça n’en valait pas la peine ! Si l’Église
chrétienne, même si l’on faisait abstraction de ses fautes et l’on
ne retenait que les vertus de ses saints et martyrs, est le Royaume
de Dieu, alors Jésus n’est pas ressuscité. Mais Jésus est
ressuscité ! Alors sa passion et les passions d’Israël ont un sens
et le royaume de Dieu est celui de notre divinisation à tous pardelà la mort, parce que l’amour du prochain, comme essence et
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
19
cœur de la Torah, est fondé en Dieu Trinité de personnes. C’est
de cela que les chrétiens doivent témoigner. En ce sens,
« accomplissant l’Écriture », les chrétiens seront les nations qui
monteront à Sion pour louer l’Éternel. Que les juifs qui sont à
Sion déjà comprennent leur dignité d’avoir permis à Dieu
d’entrer et de passer en l’histoire des hommes, en vue de notre
universelle divinisation par-delà la mort.
Ce jour-là — je parle d’un jour historique indéterminé — la
louange des chrétiens et des juifs envers l’Éternel aura gagné en
authenticité. Ce jour-là la foi en la résurrection divinisatrice sera
la véritable adoration en esprit et en vérité. Ce jour-là, ce ne sera
pas la fin du mal et de la violence sur terre — c’est une
impossibilité métaphysique — mais ce sera la fin définitive des
exils d’Israël et l’expression significative par les chrétiens que la
passion de Jésus ne fut pas supportée en vain. Certes la passion
de Jésus ne fut pas vaine mais alors il y a devoir pour les
chrétiens d’en témoigner d’une façon historiquement
significative et pas seulement liturgique.
Car de même que Jésus, révélateur de Dieu et de son œuvre
libératrice du mal, est sauvé de sa passion par sa résurrection, en
étant le premier bénéficiaire de cette œuvre qu’il a révélée et
dont il manifeste la réalité après sa mort en ses « apparitions »,
ainsi la réalité d’Israël, qui est le support biblique analogique,
condition d’intelligibilité du Royaume des libérés du mal et de
l’humanité divinisée, doit aussi connaître la libération de ses
« passions » et exils et dans sa restauration en-sa-terre, être
l’analogie réelle dans l’immanence de l’histoire de notre
résurrection transcendante en Dieu.
Le chrétien doit en effet vouloir que l’œuvre de la Création
— c’est-à-dire l’existence dont les hommes font l’expérience —
qui est regardée en sa positivité comme analogie de l’œuvre
transcendante — c’est-à-dire la divinisation à laquelle Dieu les
destine — selon la particularité que les hommes lui ont donnée
en Israël et selon la manière dont ils ont en elle pris conscience
de sa nature — c’est-à-dire la réalité concrète de l’Israël de Dieu
sur sa terre — ne soit pas, par rapport à l’œuvre de notre
divinisation, une analogie partielle et à éclipse mais permanente
et en tout point significative. Il y a devoir moral pour le chrétien
qui confesse la résurrection de Jésus que l’analogie terrestre de
cette résurrection transcendante, à savoir la « résurrection
immanente » d’Israël soit réelle aussi. Ce devoir n’est autre que
20
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
de prendre au sérieux l’incarnation de Dieu en Jésus, fils
d’homme en Israël. Il y a devoir pour le fidèle de Jésus, lui qui
dans sa personne a uni la messianité d’Israël dans le temps et la
messianité de Dieu par-delà le temps, de confesser les deux
messianités et de témoigner de la transcendante, par sa foi en
Jésus et de sa foi en Jésus par le soutien réel et efficient à la
restauration — résurrection immanente — d’Israël comme peuple
de Dieu en la terre de Dieu pour Israël, et cela tandis qu’Israël ne
sait pas qu’il est cette analogie et que le judaïsme ne peut se
prononcer sur la question, mais qu’il se dit seulement « en miroir
par Dieu », selon une conduite fiduciale, la réalité de notre
humaine condition, appelant muettement son accomplissement
transcendant...
II. LA COMPLEMENTARITE DE LA TORAH ET DE
L’EVANGILE DECLAREE INEXISTANTE PAR LE
JUDAÏSME ET DEVALORISEE EN SON ESSENCE PAR
LE CHRISTIANISME
Le judaïsme refuse ou ne voit pas la complémentarité de la
Torah avec l’Évangile, parce qu’il ne veut affirmer que la
compréhension de notre relation à Dieu présente et permanente.
Il ne consent à voir dans le christianisme qu’un judaïsme
accommodé et donc affadi pour les non-juifs. La complémentarité de l’Évangile avec la Torah est dénaturée par le
christianisme, parce qu’il prétend que la Torah est inachevée ou
dépassée, car selon lui notre relation présente à Dieu aurait
changé. Il entend donc lui substituer sa conception nouvelle et
définitive. Par l’effet d’une tragique méprise sur le statut
ontologique de l’alliance et de la promesse révélées en la
personne de Jésus, le christianisme reproche injustement au
judaïsme d’être aveugle et infidèle parce qu’il ne voit pas une
réalité que lui-même prétend voir. Or comment le judaïsme
pourrait-il voir une réalité qui n’existe pas là où le christianisme
prétend la voir ? En prétendant que la réalité de l’alliance et de la
promesse révélée en la personne de Jésus est là où elle n’est pas,
et en usant de la contrainte envers le judaïsme pour arracher son
adhésion, le christianisme a rendu encore plus difficile au peuple
juif la compréhension du message de Jésus, tandis que le
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
21
judaïsme par son refus d’adhérer à l’interprétation chrétienne de
la personne de Jésus, en raison de sa propre fidélité à la Torah —
ratifiée par Dieu lui-même du fait de son incarnation en Jésus —
permet au christianisme de réévaluer le sens de l’alliance d’Israël
et de celle de Jésus. Par sa fidélité à la Torah, le judaïsme
continue d’être le partenaire en alliance avec Dieu, non
seulement pour son œuvre de création — dont Israël est
pleinement conscient — mais même pour son œuvre de
révélation transcendante en Jésus — dont Israël ne se représente
pas encore la réalité — aussi longtemps que celle-ci n’est pas
adéquatement reçue par les hommes de son Église.
Parce que dans la situation actuelle, qui prolonge un schisme
de deux millénaires, le judaïsme et le christianisme s’opposent,
ils ne sont pas, chacun en lui-même, pleinement fidèles à leur
réalité respective propre : la Torah ou l’Évangile. Le judaïsme ne
voit pas l’ouverture de notre existence présente à la nouvelle
création de notre divinisation transhistorique ; et comment
pourrait-il la voir si le christianisme rabaisse cette divinisation en
la faisant débuter dans l’histoire et en viciant ainsi la nature de la
présente création ? Dès lors aujourd’hui et plus encore demain le
christianisme a besoin de la Torah maintenue par le judaïsme
pour connaître la vérité entière du présent de la création, et le
judaïsme a besoin du message de Jésus maintenu dans le
christianisme pour connaître la vérité entière du futur au-delà du
temps, futur que son sens de l’éthique attend
« messianiquement » comme son accomplissement.
A. LES ENSEIGNEMENTS D’UNE COMPLEMENTARITE
DEGRADEE EN CONFLIT.
Peut-on tenter de donner à une situation historique un sens
révélateur d’une nécessité intelligible, non seulement en
s’appuyant sur des contingences qui l’explicitent dans le temps,
mais à partir de contingences qui poursuivaient son élimination ?
D’une absurde et impossible tentative d’éliminer ou de changer
le nécessaire de l’existence n’est-il pas possible de retrouver
l’intelligence de ce nécessaire et d’y adhérer enfin en conscience
et liberté ? Devant l’horreur du mal en lequel on a glissé
progressivement est-il possible de comprendre d’abord le bien
dont on s’est détourné et de se convertir ensuite à lui ?
1. La recherche du nécessaire dans le contingent.
22
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
Considérons le poids du passé et dans ce qui est irrémédiablement fait, découvrons ce qui est de nécessité historique, constitutif de notre temporalité, afin de dégager dans notre actuel présent
le sens authentique de notre avenir, sens que nous n’avons pas
été capables de discerner plus tôt, avant la Shoah et qu’elle nous
impose désormais, en sorte que nous serions coupables maintenant de ne pas le comprendre. Les enfants ne sont pas coupables
de la faute des parents et de ce que les parents n’ont pas été
capables de faire de bien, mais ils sont dans l’obligation de
comprendre pourquoi c’était une faute et pourquoi leurs parents
ne l’ont pas évitée, afin de ne pas recommencer eux-mêmes et de
s’attacher à faire le bien qui est resté en attente de réalisation.
D’une part, c’est dans l’Europe chrétienne qu’Israël a le
plus souffert de son histoire. Et c’est en des pays chrétiens qu’il
a connu l’agonie et la mort comme serviteur souffrant de
l’Éternel de la part de ceux qui rejetaient les Lois de l’Éternel et
son Évangile. Mais si cela a pu se passer en des pays chrétiens,
sans que la foi chrétienne selon l’Évangile ait jamais pu
cependant se donner de tels projets, ni les approuver en aucune
manière, c’est pourtant parce que ce christianisme historique,
dans sa théologie, était ambigu et miné par des antivaleurs,
opposées à l’Évangile et à la Torah, dont il avait par trop
longtemps gardé les germes en lui et qu’il avait, par
compromissions et lâchetés successives, laissé se développer
jusqu’à l’horreur innommable. Pour les chrétiens que l’immense
douleur d’Israël a enfin touchés et conduits à une sincère remise
en cause, il y a donc un devoir de rechercher à leur source
intellectuelle ces antivaleurs, afin de s’en purifier entièrement et
de guider dans une autre voie — celle d’une structure
d’alliance et de promesse 1 — les Nations chrétiennes envers
Israël.
———————
. Nous avons appelé « structure d’alliance » un réseau ternaire de relations entre
« centres de réalité ou sources d’activité » (par exemple entre personnes humaines) tel
que si l’Un (le premier centre), en se posant absolument, pose l’Autre absolument,
comme absolument distinct de lui et égal à lui comme relation communicative, alors il
pose cet Autre comme-lui-en-relation-distinctive à un Tiers qu’il pose aussi, non pas
par lui seul, mais conjointement avec cet Autre ; Tiers posé en égalité à l’Un et à
l’Autre, du fait nécessaire pour l’Autre d’avoir été posé distinct et relationnel par le
Premier.
Si nous avons ceci, «  » soit : l’Un  l’Autre en relation d’alliance,
 


alors nous avons cela « », soit : le Tiers en relation de promesse impliquée.
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
23
La loi d’altérité — redoublée conjointement — qui est la marque relationnelle de
toute existence spirituelle exprime la forme générale ou transcendantale selon laquelle
s’accomplit la générosité de l’esprit et la « communication de l’être ». Toute la loi
morale découle de la structure d’alliance en tant qu’elle en est l’exigence interne. La
promesse du Tiers ou le fruit de l’Alliance est le « redoublement » nécessaire de toute
relation d’Alliance, l’achèvement de sa fécondité interne. Les structures d’alliance
« élémentaires » ou « dérivées » s’organisent aussi entre elles selon une structure
d’alliance analogique. Toute l’ontologie relationnelle est présupposée par cette
expression : structure d’alliance et de promesse. Loi d’altérité incluant le Tiers
D’autre part, Israël a souffert en terre chrétienne parce qu’il
y était et y vivait : évidence élémentaire mais non une banalité
insignifiante ! Il ne vivait pas en pays bouddhiste ou animiste. Et
si Israël était en pays chrétien, c’est parce qu’il y était chez lui et
devait y être, il ne pouvait pas ne pas être chez nous, et
seulement à l’étranger, non seulement parce que l’Évangile fut
d’abord prêché où étaient les juifs mais parce qu’étant là où
étaient les chrétiens, il était nécessaire que les juifs fussent
présents. Il ne pouvait pas être ailleurs à « l’étranger ». Israël a en
quelque sorte un double domicile en la création. Il est chez lui
« pour Dieu », sur sa terre de Canaan — c’est vérité et justice —
mais il est aussi chez lui en terre chrétienne, « pour nous ».
Puisque nous faisons comme chrétiens profession d’adhérer à
Jésus, fils d’Israël et à travers lui à la foi en Dieu de son peuple,
qui fut la sienne et l’instrument de sa révélation, son peuple doit
encore témoigner parmi nous, pour que nous puissions
comprendre sa révélation et y adhérer en vérité également. Dieu
nous a parlé par Israël en Jésus juif.
Il a « fallu 2 » sa mort pour qu’il soit compris, mais il ne fut
pas d’emblée compris selon la judaïté de sa révélation
transcendante, et le sens de sa Parole fut troublé et défiguré, en
sorte qu’il ait « fallu 2 » la mort de son peuple pour que nous
puissions le comprendre enfin plus authentiquement. Il faut que
nous comprenions vraiment cela, et que le souvenir des camps
d’extermination du national-socialisme hitlérien soit suffisant
pour cela. Si nous ne le comprenons pas, nous condamnons ces
camps industrialisés pour la mort à l’insignifiance et Israël à une
nouvelle agonie. C’est au travers de sa foi juive que Jésus
exprime la révélation transcendante de Dieu. La présence de
Dieu en lui par la Personne de Sa Parole doit marquer notre
adhésion
24
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
2. Il a fallu : il ne s’agit pas d’une obligation morale, ni d’une volonté de Dieu, ni
d’une loi de la nature, d’aucune nécessité positive de l’existence, ni d’une condition
requise en vue d’un but, ni d’une fatalité mais de la forme contingente d’une
inéliminable déficience de notre être « historique » (la possibilité ontologique de faire
le mal) que nous nous devons (obligation morale) de surmonter sans cesse dans ses
conséquences destructrices, en étant par celles-ci instruits qu’elles ont en elle leur
source, fortifiés par contrecoup dans l’accomplissement des exigences dont elle mine
la réalisation, et conduits intensément au désir d’en être libérés par-delà les « temps
historiques ».
à la foi d’Israël d’un caractère absolu, puisque pour nous
chrétiens — à la différence des musulmans dont le Coran déclare
que les juifs ont falsifié les Écritures — Dieu en a fait le corps et
le langage de sa révélation transcendante en terre d’Israël.
Israël est chez lui en terre chrétienne même si lui-même se
considère en Exil parmi les Nations lorsqu’il souffre en dehors
de la terre de Canaan. Aussi parce que nous n’avons pas pu
reconnaître que chez nous Israël était chez lui, nous lui avons fait
subir le plus cruel des exils qu’il ait jamais endurés. Israël était
chez lui chez nous et nous n’avons pas su le reconnaître. Et nous
l’avons mis à mort au lieu de l’accueillir et de le soutenir chez
nous afin qu’il soit aussi chez lui sur sa terre. Nous l’avons aussi
chassé de chez nous au lieu d’avoir défendu son propre sol
comme notre propre vie car sa terre est « l’image » réelle de la
Promesse proposée à notre foi. Le comprendrons-nous ? Et
Auschwitz suffira-t-il pour cela ? Désormais dans un nouvel exil
d’Israël, nous préparons aussi notre propre mort de chrétiens.
Il y a là un parallèle évangélique. « Il est venu chez les siens
et les siens ne l’ont pas reçu, mais à ceux qui l’ont reçu, il leur a
donné [de comprendre] leur pouvoir de devenir enfants
[engendrés] de Dieu par lui. » Ce parallèle a une signification
analogique dans la mesure où une situation humaine peut
signifier — dans la distance et l’imperfection — une relation de
Dieu à l’homme. Mais Dieu fait aussi l’homme à son image et la
situation humaine peut prendre sens à partir de notre intelligence
de Dieu et de sa relation aux hommes. Israël était chez nous et
nous n’avons pas compris ce qu’il nous disait de Jésus, pour
comprendre le Christ.
Israël a donc souffert chez lui en pays chrétien comme Jésus
a souffert chez lui, en Israël sur la terre de Canaan et non à
l’étranger, en exil ou en mission quelque part dans le monde
païen des Nations. De même que Jésus est mort en Israël pour
des raisons toutes opposées au judaïsme, même si dans son
procès, ses juges cherchèrent à justifier sa mort par l’Écriture,
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
25
ainsi les juifs furent mis à mort en terre chrétienne pour des
raisons toutes opposées à l’Évangile, même si pour justifier ces
condamnations ou les faire accepter par les chrétiens et les autres
on se servit de l’Évangile.
De même que la mise à mort de Jésus en Israël signifie qu’il
y avait quelque chose en Israël qui ne s’accordait pas avec la
Torah, ainsi la mise à mort de six millions de juifs, après les
dizaines de milliers d’autres, en terre chrétienne, signifie qu’il y
avait en l’Église quelque chose qui ne s’accordait pas avec
l’Évangile. De même que Jésus a pu dire en tant que juif à Pilate,
le représentant de l’occupant romain, que « il n’aurait aucun
pouvoir sur lui, si cela [l’occasion pour le condamner] ne lui
avait été donné d’en haut 3 [par quelqu’un de supérieur à Jésus
en Israël], c’est pourquoi celui qui l’a livré à lui a un plus grand
péché [selon la Torah et devant Dieu] », ainsi les juifs
aujourd’hui peuvent dire que les pouvoirs politiques totalitaires
n’auraient eu aucun pouvoir de mort sur eux, si « d’en haut » ils
n’avaient été conduits entre leurs mains et abandonnés à leur
violence, et que pour cette raison les pouvoirs religieux qui les
ont abandonnés aux pouvoirs politiques ont une plus grande
faute (responsabilité devant Dieu) à travers l’histoire que les
pouvoirs politiques.
2. Solidarité ontologique de la Torah et de l’Évangile.
Le philosophe, s’il est en outre chrétien (ou le chrétien s’il
est en outre philosophe) ne peut faire que son seul et propre
examen de conscience. En effet après le dénouement dramatique,
fruit d’une complémentarité conflictuelle, par méconnaissance
de la complémentarité réelle et véritable, l’examen de conscience
appartient à celui qui porte la honte et non à celui qui a enduré la
souffrance de ce dénouement tragique. Au philosophe chrétien
donc de se demander en quoi le christianisme n’a pas été
authentiquement fidèle à l’Évangile. Et son examen ne
s’achèvera que s’il remonte à la racine du mal, celle qui est la
contradictoire du message dont les victimes témoignent par leur
mort. En effet, de même que Jésus a témoigné de la vérité de
son-être-en-Alliance jusque dans sa mort, de même Israël dans
les persécutions et la Shoah n’a cessé de témoigner aussi de son
être véritable en tant que peuple-de-l’Alliance. Peuple en
alliance avec Dieu pour son accomplissement comme peuple
26
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
———————
3. « D’en haut » : Ce n’est ni Dieu, ni l’empereur de Rome, ni Satan, mais tout
simplement le sanhédrin qui, étant l’autorité supérieure, livre Error! Reference
source not found. Jésus à Pilate. Jésus parle à Pilate sur le plan politique où celui-ci
comprend les faits, et en juif, et fier de l’être, il conteste précisément à Pilate un
prétendu pouvoir reçu, en vertu de sa fonction, de la part de Dieu. Il récuse la
prétention qu’il a d’exercer un pouvoir selon un ordre juste de la société. Mais son
pouvoir étant illégitime institutionnellement, son exercice personnel de ce pouvoir ne
porte pas le même poids de responsabilité que ceux qui, dans l’exercice d’un véritable
pouvoir, faillissent à leur tâche.
dans l’histoire selon l’ordre de la création. De cette situation
ontologique d’alliance qui est celle de toute famille humaine,
Israël seul prit conscience et il la formula toujours plus nettement
dans son histoire. Il devenait ainsi un partenaire exceptionnel
pour Dieu de par son adhésion à son œuvre créatrice selon sa
dimension historique. Mais il se plaçait aussi de ce fait même en
position d’alliance spéciale pour donner naissance au Révélateur
de Dieu et à son œuvre. œuvre qui est elle-même en structure
d’alliance et qui par sa réalisation est une ratification des
alliances précédentes et non leur supplantation ou leur
remplacement.
Nous pouvons faire l’hypothèse que c’est d’un même aspect
de leur être, d’un aspect qui se comprend de l’un à l’autre par
analogie ou « en image » avec Dieu. Aspect de l’être de Jésus
que les responsables d’Israël n’ont pas reconnu en lui. Aspect de
l’être du peuple d’Israël que les chrétiens avaient cessé de
reconnaître à Israël et que dès lors ils ont aussi cessé de
reconnaître en Jésus lui-même. Cet aspect analogique de l’être de
Jésus et de l’être du peuple juif selon la conscience que l’un et
l’autre ont d’eux-mêmes, c’est la structure d’alliance et de
promesse en laquelle ils se comprennent : Israël en Alliance par
rapport à l’Éternel et Jésus, de par la présence en lui d’une
Personne de Dieu, en Alliance par rapport à la Personne du Père
en Dieu. Dans les deux cas il y a proclamation par les victimes
d’une structure d’alliance — spécifique de chacune d’elles — et
dans les deux cas, refus et volonté d’annihilation — également
selon l’ordre de chacune — de cette structure d’alliance.
Pour quelles raisons ce « refus » de la part des chrétiens ?
Les juifs se comprenaient eux-mêmes en structure d’alliance
avec l’Éternel. Ayant cette intelligence spontanée d’une
existence en structure d’alliance, dans l’expérience religieuse de
leur vie, ils se sont trouvés confrontés à la nécessité de la penser
au-delà de leur propre existence et de la reconnaître en Dieu
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
27
même, dans la révélation qui leur en était faite en la Personne de
Jésus. Situation totalement imprévue, unique, à laquelle aucun
entraînement ou préparation subjective n’était possible, mais
pour laquelle ils étaient les seuls à disposer d’une expérience
humaine qui rendait possible cette révélation de la part de Dieu
et son intelligence progressive par l’homme, à condition et dans
la mesure d’entendre correctement que l’existence humaine est
« image de Dieu » ; tant selon ses relations interhumaines que
selon sa relation à Dieu. Or pour tout homme le dépassement de
soi et de son histoire pour répondre à une révélation
transcendante sur la base d’une expérience humaine, vécue
comme une révélation immanente, dé-contenance l’intelligence
humaine. En un premier temps, la conscience humaine ne « s’y
reconnaît » plus et elle reste « bloquée » tant que son adhésion
première de foi en Dieu reste fondée sur l’idée de bonté et de
puissance divine absolue, liée à son unicité de partenaire en
Alliance. L’intelligence humaine reste aussi dans l’impossibilité
« d’un saut analogique » pour croire en Dieu, de par Dieu
même, aussi longtemps qu’elle ne se pose pas la question de la
possibilité même pour Dieu en Dieu d’être créateur et d’être
compris par là comme partenaire prenant l’initiative d’une
Alliance avec l’homme. En effet la conscience d’être en Alliance
avec Dieu ne peut être fondée sur un « choix posé par Dieu », ce
qui reviendrait à comprendre l’action de Dieu sur le modèle des
limites et imperfections humaines et donc à introduire de
l’impiété dans notre piété envers Dieu.
Mais de même que Dieu en tant que Créateur prend
l’initiative de la création de l’homme, Il prend aussi nécessairement l’initiative de lui révéler la raison ultime de l’Alliance
qu’Il a établie comme Créateur avec lui, lorsqu’Il estime que
l’homme, en vertu des dons de sa création et du pouvoir qu’Il lui
a donné, prend effectivement et valablement conscience d’être
comme créature en Alliance avec lui. Israël avait si bien répondu
à l’initiative créatrice de l’Éternel que Dieu n’a pas laissé passer
sa chance de se révéler, par lui Israël, au monde entier. Jésus luimême affirme que le Salut (c’est son nom : Ieschoua) vient des
juifs.
De même aussi qu’en créant l’homme, Dieu ne peut le faire
exister en statut d’être un autre Dieu — ce serait absurde — mais
seulement comme créature et donc avec la possibilité en son être
créé de se mal faire et de donner réalité au mal comme tel 4 ; de
28
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
———————
4. L’homme précisément actualise cette possibilité de se mal faire, en n’adhérant
pas à son être de créature et en voulant devenir un être autrement que comme il est,
en voulant par jalousie posséder la condition divine (ce qui est symbolisé par un
expédient de fruit pervers, mais présent dans la création comme possibilité de se mal
faire, une « connaissance astucieuse » de bien et de mal mélangés ensemble, comme le
signifie avec lucidité la Genèse), plutôt qu’en se disposant à recevoir de Dieu la
plénitude infinie que Dieu lui destine (ce que ne montre pas encore la Genèse). La
faute originelle (en son essence) est un « péché fiducial » consistant à penser que Dieu
ne nous a pas donné tout ce qu’il peut nous donner, qu’il se réserve quelque chose.
même Dieu, en se révélant, ne peut se révéler qu’en courant le
risque d’une réponse humaine capable de se déformer en sa
réalisation même, parce que la démarche révélatrice de Dieu à
l’homme est « image » seulement, comme la création, de la
« révélation » actualisée relationnellement en Dieu même.
Double image : en effet, d’une part la relation de création et la
relation de révélation sont seulement des « images » d’une
relation qui est en Dieu — la perfection de cette relation qui est
en Dieu ne pouvant passer en ses œuvres — et d’autre part toutes
deux sont « images » car, tout comme l’acte créateur de Dieu est
fondé en l’unique acte relationnel de communication infinie en
Dieu même, son acte révélateur l’est aussi, en sorte que création,
révélation et la promesse incluse dans la révélation sont le
déploiement pour l’humanité d’une même démarche de Dieu,
communicatrice d’être à ce qu’il veut faire exister comme
distinct de lui en perfection. Et c’est en cela qu’est fondée l’idée
que Dieu est l’Unique Dieu pour nous et le Tout-puissant
infiniment bon. Pour cela il faut comprendre que la relation
d’Alliance est elle-même « image » de Dieu et que « l’image de
Dieu » n’est pas seulement l’homme, individuellement ou
collectivement pensé, qui en est le partenaire en Alliance.
La possibilité de déformer l’acte révélateur de Dieu à
l’homme, c’est-à-dire d’occulter sa vérité ou de la détourner
d’elle-même, doit être prise en compte dans la compréhension de
la réponse de foi de l’humanité. En Israël la déficience de la
réponse humaine s’est traduite premièrement par une
impossibilité plus ou moins marquée de saisir et d’apprécier le
plan du Réel en lequel Jésus est le Révélateur de Dieu et
deuxièmement par l’interprétation de ses actes, de sa vie et de sa
personne sur le plan de la seule existence sociale, politique et
religieuse de l’homme. En conséquence son enseignement quant
à sa personne et son action étaient jugés comme incompatibles
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
29
avec l’« Alliance des Pères ». Y adhérer, c’était encourir
l’exclusion de la communauté synagogale. Dans l’Église ou le
christianisme, cette déficience s’est traduite par une impossibilité
semblable dans l’acte même d’adhésion à Jésus en comprenant
son Alliance dans l’ordre de cette histoire présente, en notre
existence religieuse également et donc en concurrence avec
l’Alliance des Patriarches bibliques. D’où le schisme des
chrétiens d’avec la souche mère du judaïsme, selon deux
possibilités de situer l’Alliance des Pères par rapport à l’Alliance
de Jésus : soit en rupture historique forte : si l’on prétend que
l’Alliance des Pères n’a plus de valeur et qu’on peut l’ignorer
totalement (Marcion) ; soit en rupture faible (courant principal
des Pères de l’Église), si on la conçoit comme une
« préparation » et qu’on estime qu’elle est « dépassée » dans la
Nouvelle Alliance et rendue caduque par elle. L’Alliance des
Patriarches et tout le judaïsme devient alors « l’Ancien
Testament ». Comment concevoir que ce que Dieu prend comme
terrain et matrice de sa révélation pourrait « vieillir » du seul fait
d’être la structure d’Alliance en laquelle il s’incarne ? C’est là
une intelligence de la révélation affectée de notre possibilité de
mal comprendre. Il en résultera ensuite la théologie chrétienne,
essentiellement développée en des catégories de « substitution »
du nouveau à l’» ancien », sur le plan de l’histoire humaine et
dans l’ordre de la présente temporalité. La révélation
transcendante d’une Alliance en Dieu entre le « Père » et Sa
« Parole » incarnée en Jésus, avec promesse de l’humanité
divinisée en Leur La théologie chrétienne humaine des siècles
passés s’est construite sur un matricide : celui de la Synagogue
où Israël exprimait, pour lui et pour Dieu, sa réalité de créature
en tant que peuple en Alliance, c’est-à-dire en communauté de
relations de fiançailles et de sponsalité envers Dieu. Or la
présence divine personnelle de Dieu en Jésus fils d’Israël est la
ratification de cette Alliance en laquelle Israël se comprenait par
rapport à Dieu. Dès lors une théologie de la substitution, avec
reniement de la « maternité » d’Israël par rapport à l’Église,
dévoile une infidélité de foi radicale envers la révélation
jésuanique transcendante de Dieu accomplie en Israël, peuple
conjugal ou élu de Dieu. Dès lors ce n’est que dans la mesure où
des enfants renient leur mère que celle-ci n’est plus reçue « chez
elle » quand elle est « chez eux ». La persécution en pays
chrétiens contre les juifs est une persécution matricide, non sur le
30
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
plan social où elle enfreint l’éthique interpersonnelle générale
selon laquelle nous sommes tous enfants (fils) de Dieu et frères
entre nous d’un même Créateur-Père, mais sur le plan de nos
relations avec Dieu, comme croyants selon la spécificité
religieuse d’une révélation transcendante. Une mère n’est-elle
pas chez elle quand elle va chez ses enfants ? Une mère
refuserait-elle de retourner chez ses enfants même si ceux-ci
avaient pour un temps — un temps de crise et d’accession dans le
trouble à l’âge adulte — rejeté ou mésestimé son amour
générateur et même s’ils l’avaient en un égarement coupable
maltraitée ? Refuserait-elle aussi de s’intéresser à ce que ses
enfants sont devenus et à ce qu’ils ont accompli, lorsqu’enfin ils
se repentent et que pour mieux honorer leur Père et mieux
comprendre son message à travers le « choix » qu’il a fait de leur
« mère », ils redécouvrent en celle-ci toutes les qualités qui ont
justifié son élection et qu’elle-même dans sa détresse avait
quelque peu oubliées ?
B. LA DEFAILLANCE CHRETIENNE ENVERS LA SOLIDARITE
DE LA TORAH ET DE L’ÉVANGILE.
Quelles sont enfin les racines qui nous empêchent
d’accueillir dans sa vérité entière la révélation évangélique ?
Racines identiques pour juifs et chrétiens, racines en notre
humanité même, racines de mal en vertu desquelles nous
voulons l’un pour l’autre la mort, racines en contradiction avec
la volonté de vie de l’un pour et par l’autre, « maternellementfilialement », qui est la condition d’une juste adhésion à la
volonté divine révélatrice et créatrice. Si nous voulons vraiment
faire la volonté de Dieu, usons d’abord de notre raison pour la
connaître et pour déceler et rejeter ce qui s’y oppose. Comme
chrétien je ne puis chercher ces détestables racines que dans la
voie de la déformation chrétienne de l’Évangile, qui a abouti à la
Shoah.
La première faute — tragique — du christianisme « se loge »
dans la manière dont les juifs — qui-adhérèrent-à-Jésus — situent
« dans le temps » son Alliance avec le Père et son Royaume (qui
est la promesse de cette Alliance), c’est-à-dire au même niveau
ontologique que la terre et la descendance qui étaient la
promesse de l’Alliance en laquelle Israël se comportait avec
Dieu, en la personne des Patriarches, de Moïse et des prophètes.
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
31
Les juifs-disciples-de-Jésus comprenaient son Alliance avec le
Père, dans l’ordre de cette histoire, pour une époque à venir,
comprenant même la résurrection de Jésus comme un événement
de ce temps et envisageant leur participation à une semblable
résurrection comme une espérance pour un avenir proche
(Parousie). Après la déception du premier siècle chrétien, cette
participation prendra un caractère « sacerdotalisé », sacramentel
et intimiste, voire ritualiste. Ils faisaient par là de l’Alliance
présente en Jésus avec le Père en Dieu, une « suite » et un
achèvement de l’Alliance d’Israël avec Dieu-Père 5, ouvrant un
schisme d’avec ceux qui ne voulaient pas entendre parler — avec
raison — de « suite » à l’Alliance d’Israël.
Ceux-ci avaient raison — même avec des arguments
insuffisants — puisqu’il ne peut y avoir « métaphysiquement »,
en conséquence d’une telle « suite » qui serait donnée à Israël,
une seconde révélation transcendante et une nouvelle incarnation
de la Parole éternelle. Jésus étant le seul révélateur transcendant,
l’Alliance d’Israël avec Dieu-Père, qui la médiatise « conjugalement », ne peut être remplacée par aucune autre. Le caractère
de l’Alliance de Dieu avec l’Israël historique depuis Abraham,
ratifiée et fondée ontologiquement en la personne de Jésus, jouit
d’un caractère d’unicité conjugale absolu. L’unicité de l’œuvre
divinisatrice de l’humanité, révélée dans l’Unicité personnelle de
Jésus fonde absolument l’unicité de l’Alliance d’Israël avec le
Créateur.
La seconde faute — tragique aussi, en ce qu’elle n’est pas
une violation éthique particulière mais l’inaptitude à faire le bien
pleinement, ainsi que la manière de donner forme au mal dans
l’accomplissement d’un devoir, et par là à rendre possible son
développement en des fautes éthiques explicites jusqu’à
l’horreur du péché innommable — ; la seconde faute du
christianisme donc « se loge » dans l’évangélisation même des
Nations, par l’adoption de la pensée des Nations, en l’occurrence
de la pensée grecque pour leur annoncer la Révélation qu’ils
avaient comprise en Jésus, pour autant que cette pensée des
Nations n’est pas en accord intellectuel et conceptuel avec la
conscience juive d’être en Alliance avec Dieu. La faute du
christianisme en tant que christianisme, constitué en lui-même
« dans » son schisme, mais non « par » son schisme d’avec le
judaïsme — lequel aussi a « largué » le christianisme en excommuniant les chrétiens, les condamnant plus sûrement encore
32
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
au péril de la pensée grecque solipsiste — car la désunion
(fautive) n’est pas la raison de la distinction (constitutive), fut de
se donner une intelligence hellénisée d’une révélation déjà en
elle-même comprise en porte à faux, puisque comprise en
discorde « mimétique » d’avec le judaïsme, comme une
« réédition » — supposée plus parfaite — de l’Alliance d’Israël —
discorde qui provient non du judaïsme en
———————
5. Notons l’ambiguïté du terme « Père » qui peut se rapporter soit au Créateur,
globalement, soit à l’origine personnelle de la divinité en Dieu même, comme raison
ultime de son pouvoir créateur, révélateur et divinisateur. Cette ambiguïté est
corrélative d’une semblable ambiguïté du terme « fils », qui en comporte encore
d’autres, faute de discernement analogique.
son essence, ni des paroles et des actes de Jésus, mais du
handicap épistémologique pour tout homme (pour le juif-juif ou
le juif-chrétien en tant qu’homme) à comprendre par saut
analogique qu’une structure d’Alliance éternelle en Dieu doit
être le fondement de toute idée humaine d’Alliance de Dieu avec
l’homme et de toute réalisation divine d’une réalité d’Alliance
avec un peuple qui en avait forgé réellement l’idée comme idée
d’une réalité et d’une éthique.
Cette faute tragique de « l’hellénisation » de la révélation
évangélique ne réside pas dans l’usage de la langue grecque, en
tant que langue, ni dans le recours à la philosophie grecque en
tant que philosophie (dont les acquis sont remarquables en
beaucoup de domaines) mais en tant que philosophie grecque de
l’unité solitaire en sa perfection. Elle était, sur « un » point
essentiel entre tous : celui de l’appréciation de la perfection
ontologique, une philosophie contradictoire à l’expérience
humaine d’Alliance avec Dieu, propre à Israël.
Cette hellénisation de la révélation évangélique, en ce qui
concerne la nature de l’engagement de Dieu, ne fut cependant
pas telle que la personne de Jésus et son enracinement tout
particulier et unique en Dieu eussent été eux aussi hellénisés.
L’affirmation de la présence personnelle et personnalisatrice de
Dieu en Jésus — présence qui, en raison de la distinction en
laquelle Jésus s’affirmait par rapport à Dieu-Père, impliquait une
distinction interpersonnelle en Dieu même — courut certes un
grand danger de la part de la rationalité grecque avec le
développement de la théologie d’Arius. Celui-ci en effet
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
33
« infériorisait » en dignité ontologique la personne de Jésus par
rapport à celle du Père, seul vraiment Dieu-en-son-unité-unique.
Mais la réflexion des chrétiens sur la personne même de
Jésus continua d’approfondir la compréhension des témoignages
évangéliques et se prononça nettement lors des premiers conciles
pour l’identité de nature dans la distinction des personnes entre
Dieu Père et Dieu Verbe en présence personnalisante en Jésus.
Ils « sauvaient » ainsi la réalité même de la révélation
transcendante de Dieu contre les requêtes de la rationalité
grecque du primat de l’unité indivise. Mais, comme ils ne
remettaient pas en cause cette rationalité au nom même de la
raison, ils devaient nécessairement affirmer que la raison — qui
pour eux n’avait que le visage de la rationalité grecque — était
incapable de comprendre une telle vérité révélée et que celle-ci
était un mystère entier pour l’intelligence humaine. Ils ne
pouvaient que présenter de cette manière le statut de vérité de la
révélation de Dieu en Jésus, non parce que cette opposition était
philosophiquement vraie, mais pour pouvoir sauvegarder — dans
un contexte philosophique erroné qu’ils adoptaient pour vrai —
la signification de cette révélation, que la philosophie grecque ne
pouvait considérer que comme une folie et une absurdité. Mais
soustraire la vérité de la personne de Jésus à la raison grecque en
la déclarant un « mystère » pour la raison humaine, est-ce la
soustraire aux lois de la raison qui sont aussi celles du
Créateur ? Qui donc pourrait le prétendre aujourd’hui sans
desservir la révélation elle-même ? Avoir affirmé l’impossibilité
de comprendre le « mystère », c’est certes avoir énoncé une
conclusion erronée en soi, mais cette erreur n’a pas son origine
en la vérité révélée elle-même ni en un manque de fidélité des
Pères de l’Église à la personne de Jésus, mais bien en leur
manque de jugement philosophique, manque invincible à
l’époque.
C’était une erreur absolument parlant, mais non
historiquement parlant jusqu’aujourd’hui, où l’erreur commence
à apparaître comme telle, grâce aux progrès philosophiques de
plusieurs siècles. Dans le cadre de la rationalité de l’Un, reçue
inconsciemment comme la seule forme de rationalité et même
souvent comme une rationalité achevée, la seule façon de
proclamer la révélation évangélique, c’est de la présenter comme
un « mystère » fermé à la raison. Mais faut-il plus longtemps
encore refuser le plein accord de la révélation jésuanique et
34
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
d’une rationalité relationnelle en harmonie avec l’existentialité
juive ? Ne faut-il pas sur la base de cet accord retrouver dans la
chrétienté un nouveau souffle apostolique en lien avec la
restauration d’Israël ?
Chargés par Jésus même de faire connaître aux autres
Nations, d’abord l’élection d’Israël, élection ratifiée en sa
personne et manifestée par là en sa réalité irrévocable, et ensuite
la révélation que le Père-Dieu réalisait en lui, fils d’Israël par sa
Parole-Dieu présente en toute la réalité juive de son humanité,
des juifs-chrétiens — ses apôtres et disciples — se sont tournés
avec zèle, animée du souffle de cet Esprit, qui avait déjà conduit
les Prophètes, vers les Nations pour les évangéliser. Ainsi en
dépendance de filialité envers Dieu d’une part et d’Israël en
élection sponsale auprès de Dieu d’autre part, « l’Église des juifs
et des païens », Église véritablement « fille » du peuple de la
Torah et de l’Éternel, devait témoigner d’elle-même et de sa
double ascendance, afin que l’œuvre de Dieu pour l’humanité
s’accomplisse et que Sa « gloire » (action créatrice, révélation et
divinisation) soit connue (réalisée et reconnue en conscience et
liberté) de tous.
Cette révélation transcendante de Dieu construite sur Israël,
les chrétiens la proclamèrent — c’est tout à leur honneur — mais
ils le firent avec leurs insuffisances humaines, celles d’hommes
juifs d’abord en appréciant souvent mal le rapport transcendant
établi par Jésus entre ce monde-ci (holam haze) et ce monde-là à
venir (holam haba) qui implique l’accomplissement total de la
liberté, c’est-à-dire la libération de tout mal et de la possibilité
même de le faire, par adhésion infinie au vouloir que l’autre
soit 6 ; et en plus ils y ajoutèrent les insuffisances de la pensée de
ceux qui les reçurent et qui étaient certes des insuffisances
réelles, puisque ce n’est pas en leur culture que Dieu s’incarna
selon sa Parole, mais bien en Israël.
Et d’abord ce ne serait pas comprendre l’Histoire dans la
ligne de l’initiative de Dieu, mais selon une conception païenne
de Providence interventionniste, que de comprendre de façon
réductrice, en étant hors du contexte d’Israël, la révélation transcendante de Dieu comme si elle commençait « à partir »
seulement des paroles de Jésus et de leur diffusion, à l’instar des
paroles de la Bible pour les juifs, plutôt qu’à partir de sa
Personne, issue de Dieu, née du peuple d’Israël et nourrie des
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
35
paroles sur Dieu, exprimées dans les pensées, actions, prières
d’Israël. Autrement dit Jésus n’est pas le point de départ d’une
nouvelle ou seconde Alliance de Dieu avec l’humanité dans
l’histoire, il est la ratification de la seule et unique Alliance de
Dieu avec Israël par sa personne « unique ». L’unicité du Révélateur implique que l’Alliance de Dieu avec Israël soit unique
selon l’unique manière dont Israël se comprenait en Alliance
avec Dieu. Une unique Alliance pour une unique Révélation.
———————
6. Vouloir fondamental que l’autre soit ! Vouloir précisément rejeté par le national-socialisme totalitaire en l’extermination de « l’homme juif », parce qu’en son être
il était estimé « de trop » et parce que comme juif il était le premier prophète et le
porteur originaire de ce vouloir que l’Autre soit. Refuser l’Autre, c’est refuser Dieu.
Cela est vrai, non en vertu d’une illusoire identification entre Dieu et l’homme (voir
Dieu ou le Christ dans l’autre homme), mais parce que Dieu est en lui-même la perfection absolue de ce Vouloir que l’Autre soit. Tout totalitarisme est par nature athée.
La responsabilité de témoigner de cette révélation et d’en
assurer la transmission ne constitue pas une « nouvelle » ni une
seconde alliance. Et si l’on utilise le terme « alliance » pour
traduire cette nouvelle adhésion à l’œuvre de Dieu, ce ne peut
être qu’en un sens analogique et sans confusion avec l’Alliance
en Jésus « de Dieu avec Dieu » et sans usurpation de l’Alliance
de Dieu avec Israël.
Le rôle de Jésus comme révélateur de Dieu, constitué en
révélateur selon une structure d’Alliance de Dieu avec Israël,
lequel se pensait en Alliance (biblique) avec Dieu dans l’ordre de
la création et de ses exigences éthiques en l’histoire, est différent
du rôle de Jésus comme fondateur de l’Église selon une structure
d’alliance aussi par rapport à Elle. Cette relation d’Alliance du
Christ à la communauté chrétienne, qui est dans l’histoire de
nature culturelle, est complémentaire de celle vécue culturellement d’Israël à Dieu. Toutes deux ont en commun d’être dans
l’histoire et d’être distinctes des trois Alliances de Dieu comme
créateur, révélateur et divinisateur. Et le rôle de Jésus en tant
qu’humanité-du-Verbe, en Alliance avec le Père pour la
divinisation de l’humanité entière en l’Esprit Saint-Dieu
(Alliance qui est l’objet même de la révélation en Jésus, pour
Israël et pour l’humanité) n’est pas l’Alliance dans l’histoire du
Christ et de l’Église. Penser le contraire, c’est jouer sur les mots
et entretenir une ambiguïté néfaste pour la foi en Jésus et la
révélation transcendante de Dieu en Lui. L’Église n’est pas
davantage la « réalisation accomplie » de l’Alliance unique,
36
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
permanente et définitivement constituée comme Alliance de
Dieu avec Israël, ni la réalité de l’humanité divinisée en l’EspritDieu par le Père-Dieu et sa Parole-Dieu incarnée.
L’Église comme organisation chrétienne — dont le rôle est
certes de première importance dans l’histoire — est la réalisation
en filialité de la « Promesse » incluse en procession double dans
l’Alliance unique permanente de Dieu avec Israël dans le temps,
en tant que confirmée comme unique par son incarnation
révélatrice. L’Église (mère quant à la foi en Jésus, par rapport à
ses membres, comme les juifs sont fils d’Israël par la foi en
Abraham), est « fille » par rapport à Israël et comme telle ne peut
remplacer sa « mère ». Elle doit au contraire attester de l’unité de
son Alliance. Enfin Israël et l’Église sont en structure d’alliance,
Israël, l’Un, l’Église, l’Autre par rapport au monde qu’il faut
amener à l’authentique liberté éthique et par elle à la foi pleine
en Dieu et en son œuvre. Sur ce plan là aussi Israël et l’Église,
juifs et chrétiens sont irremplaçables chacun et complémentaires,
et leur distinction qui a été « colorée » d’un schisme — qui
historiquement s’est faite sous la forme d’un schisme — n’est pas
ontologiquement fondée sur cette « déficience » morale, pas plus
que la « distinction » entre les êtres multiples n’est fondée
comme « distinction », ainsi que le pense la philosophie grecque,
sur un principe d’imperfection : la matière, mais sur l’aspect de
perfection spirituelle d’une structure relationnelle. Vouloir une
intégration d’Israël dans l’Église, c’est penser « grec », ce n’est
pas penser « Évangile » ni « Torah ». Mais n’oublions pas que la
défaillance éthique est liée à l’obligation éthique dans la
Création en l’ordre du temps et qu’elle est seulement transcendée
en la Divinisation par-delà le temps. La levée totale du
« schisme », non de la distinction, qui est éternelle, est donc de
réalisation messianique transhistorique.
En outre alors qu’Israël pensait, agissait et priait selon une
conscience d’Alliance, les Grecs pensaient, agissaient en une
conscience de « solitude » envers l’Absolu. Et les dieux qu’ils
priaient, du fait qu’ils pouvaient les prier, n’étaient pas absolus,
ni non plus tout-puissants et bons infiniment, parce qu’ils étaient
plusieurs et différents entre eux. Lorsque les Grecs pensaient à
un Absolu de perfection, ils le pensaient en statut de solitude par
rapport à eux et donc par rapport à lui-même et ne le priaient pas.
Toute la philosophie grecque est dominée par un principe de
perfection assimilé à la solitude de l’Un indivis. « Dieu-
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
37
Absolu », s’il existe, se complait en sa seule réalité et est sans
rapport avec le monde et l’homme. Un quelconque rapport —
fût-ce de connaissance — entraînerait en lui la présence d’une
imperfection. C’est là une conception de l’existence humaine et
de Dieu en contradiction stricte avec la conscience juive d’une
structure d’alliance. L’Unicité de l’Éternel est celle d’un Dieu
dont Israël se sait le partenaire d’Alliance. En disant lui-même
son unicité à Israël, à qui il demande de prêter attention,
l’Éternel est un Dieu qui rejette la solitude. L’absolu divin des
Grecs perdrait sa perfection à dire son « unité » aux hommes.
L’idée de l’unité des Grecs est une unité dans la solitude ; elle
n’a aucun avenir ; elle est close sur elle-même. L’idée de l’unité
des juifs est une unité dans une relation, elle a un avenir
au-delà d’elle-même, dans un monde à venir, car le dialogue de
Dieu à l’homme ouvre sur un dialogue en Dieu même, condition
absolue et ontologique du discours révélateur lui-même. Et celuici réalisé par Dieu, lorsque l’homme en a forgé le concept
d’accueil, introduit l’homme au dialogue interne à Dieu même,
dialogue intradivin qui est la finalité ultime du dialogue
révélateur et aussi son « objet » révélé.
Dès lors les chrétiens, en usant d’une philosophie
contradictoire avec la pensée juive, laquelle seule est la condition
de l’intelligibilité de la révélation transcendante de Jésus, pour
faire comprendre aux peuples de cette philosophie cette
révélation même, tandis qu’eux-mêmes ne saisissent pas encore
vraiment qu’elle est bâtie en structure d’alliance et qu’elle vise,
comme le don fait à notre foi, une structure d’Alliance en Dieu,
ne pouvaient qu’ajouter une déformation supplémentaire à la
révélation évangélique. Par là ils offraient cette fois une raison
valable de critique et de rejet au judaïsme fidèle à lui-même en
son passé (et appelé à l’être plus encore en son futur) et tel que
Dieu l’a élu pour s’y révéler en Personne. En raison de
l’hellénisation de l’Évangile, le judaïsme pouvait très judicieusement contester la vérité du christianisme et sa fidélité
prétendue à la parole de Jésus, même si lui-même n’y adhérait
pas, en raison de son propre handicap humain à fonder en Dieu
même la réalité de sa propre Alliance avec l’Éternel.
Ce n’était pas en se servant d’une philosophie que les
chrétiens furent infidèles à l’Évangile et au judaïsme, lesquels ne
rejettent nullement l’aptitude humaine à la réflexion et sa nécessité, mais en se servant d’une philosophie contradictoire à leur
38
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
intelligibilité de foi, contradictoire à leur sens « fiducial » de
l’existence. Ce ne sont pas les juifs-chrétiens, ni les non-juifs
chrétiens qui élaborèrent cette philosophie. Elle existait et ils
furent obligés de passer par ses concepts pour proclamer la
révélation dont ils avaient la charge morale d’annoncer le
message. En adoptant en leur théologie, une telle philosophie
(avec son primat prétendument rationnel de l’Unité indivise) les
chrétiens en adoptèrent également les insuffisances éthiques dans
leur vie humaine, insuffisances qui apparaissent, dans la domination de l’Un et de l’Homogène sur le Relationnel et l’Altérité,
domination qui se concrétise dans les formes du collectivisme ou
de l’individualisme — qui souvent dans le mal se conjuguent,
ainsi que dans le fanatisme d’un monothéisme qui dévie.
Ici aussi, dans une situation de défaillance, nous devons
reconnaître une nécessité et une valeur et voir dans la pensée
grecque, malgré son erreur centrale, la naissance de la
philosophie — source véritable de l’intelligibilité réflexive dont
la foi et la révélation elles-mêmes ne peuvent se passer — et
grâce à laquelle nous développons (avec ses propres
insuffisances certes) notre méditation présente. Ce n’est pas en
vain aussi que l’évangélisation a rencontré la philosophie
grecque, bien qu’elle ait souffert de ses insuffisances. Celles-ci
sont à surmonter pour l’approfondissement de notre foi. La
pensée réflexive en assumant rationnellement la vérité du
judaïsme peut ainsi, en tant qu’outil, manifester toute
l’intelligibilité de la révélation transcendante de Dieu en Jésus.
Il y a encore une autre différence profonde — mais non une
incompatibilité — entre la pensée juive et la thématique grecque.
La pensée juive se développe en des catégories temporelles par
établissement de relations entre des faits particuliers. C’est par le
relationnel (entre singuliers) qu’elle arrive à l’Universel (ce qui
est plein de sens et de vérité). Les significations essentielles de
son existence et de ses relations constitutives, Israël les exprime
au travers de l’interprétation des faits de son histoire. Pour lui les
faits particuliers véhiculent les sens de sa vie. C’est le souvenir
interprétatif et la mémoire de ces faits plus que leur objectivité
historique qui est significatif en Israël de sa manière de se
comprendre dans l’existence.
La pensée grecque, elle, fonctionne par catégories spatiales,
par des saisies globales de qualités permanentes. C’est par le
général abstrait qu’elle arrive à l’Universel. En cela, il y a une
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
39
regrettable confusion entre le « discursif » et le « relationnel » et
une dévalorisation de toute réalité singulière en tant que
relationnelle. En fin de compte on aboutit à une affirmation de la
solitude de tout et du Tout. On comprend que dans ce cas la
prédication d’un enseignement spécifiquement juif en milieu
grec court un grand risque de modifier sa doctrine, son sens, sa
valeur, son intelligibilité, si l’on n’a pas conscience de part et
d’autre de cette discontinuité culturelle et si on ne cherche pas à
décoder et à recoder les significations selon leur niveau
existentiel : objectif, psychologique, métaphysique. Et l’on
comprend que cette « traduction de l’intelligibilité » ne se fait
pas au niveau du « mot » ou de la structure de la phrase
seulement. En une démarche philosophique renouvelée, il faut
apprendre à transposer « spatialement », en représentations
intellectuelles dynamiques, les structures temporelles d’un vécu
fiducial (qu’il faut aussi garder pour elles-mêmes) plutôt que
d’imposer des représentations statiques, découpant le Réel en
immobilités, à l’intelligibilité vécue d’une conscience qui se
pense en Alliance avec Dieu, parce qu’elle se sait en alliance
aussi avec autrui. Ainsi, grande est la différence entre les
distinctions juives : « pays d’Égypte - Terre promise ; esclavage exode ; exil - retour ; ce monde-ci - le monde-à-venir ; état de
péché - salut, etc. et les distinctions grecques du sensible et de
l’intelligible ; du corps et de l’âme ; de l’acte et de la puissance ;
de l’essence et des particuliers qui y participent, du désordre
moral et de la pratique éthique... Chercher l’intelligibilité de la
personne de Jésus et de sa vie avec les clefs de l’hellénisme,
c’est courir le risque d’aliéner l’Évangile par manque d’esprit de
discernement et de recul analytique. Or c’est ce qui dans
l’enthousiasme du devoir apostolique et catéchétique a été fait
pendant vingt siècles, par des hommes et des femmes très
cultivés, auxquels on ne peut reprocher aucune intention
falsificatrice et qui pourtant s’égarèrent. Pour sortir de cette
aliénation, il n’y a pas d’autre solution que de réapprendre (avec
discernement) dans le judaïsme actuel qui a gardé vivant
l’essentiel de son passé, ce que fut le contexte d’intelligibilité
dont vécut Jésus et qui est la forme de pensée et de culture dont
Dieu usa « conjugalement » pour se révéler aux hommes et leur
dévoiler son ultime projet sur eux. L’Église ne doit pas renoncer
à sa « filialité », vis-à-vis de la Synagogue, lorsqu’elle insère
l’Évangile en une culture non juive.
40
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
Dans ce contexte on comprend que le christianisme ait
passablement perdu le sens de l’élection d’Israël et s’en soit
approprié même les marques par mimétisme répétiteur. Le
développement de cet oubli en l’Église même, et la progression
des contre-valeurs d’une philosophie contradictoire à la Torah et
à l’Évangile, dans des idéologies totalitaires apparentées entre
elles dans leur négation de Dieu, trouvèrent leur aboutissement
en quelque sorte naturel dans la Shoah. Ce que les victimes
d’Auschwitz nous donnent à comprendre par leur silence, c’est
qu’on a voulu nier leur conscience d’Alliance avec l’Éternel,
parce que l’Éternel est un vouloir absolu qu’Israël soit. Et si
nous oublions la réalité de cette « élection » unique en Alliance
avec Dieu, nous nous fermons à l’intelligence de l’Alliance en
Dieu que nous révèle Jésus en tant qu’elle porte la Promesse de
notre résurrection (divinisation) pour le monde à venir.
III. L’ŒUVRE D’INSTAURATION EN NOS
CONSCIENCES DE LA COMPLEMENTARITE
ONTOLOGIQUE ENTRE LA TORAH ET L’ÉVANGILE
A. LA NATURE DE LA CONVERSION REQUISE.
1. Remarques philosophiques sur la conversion
éthique.
a. La mémoire de la Shoah et l’idée de conversion morale.
Les concepts, projets et œuvres de conversion ou rédemption
morales trouvent leur vrai sens et leur pleine valeur lorsqu’ils
entraînent tous nos pouvoirs de réalisation éthique de nousmêmes et les orientent vers l’accomplissement de notre réalité
humaine tout entière, selon l’essence authentique en laquelle elle
est dite « image de Dieu ». (La conversion éthique suppose une
causalité totale pour une finalité ultime).
Pour que la mémoire de la Shoah participe pleinement, en
tant que mémoire, à notre conversion rédemptrice véritable, il
faut donc d’abord qu’en chacun de nous et entre nous, elle
concerne et touche toutes nos puissances de souvenir. Notre
mémoire des événements doit donc non seulement émouvoir
notre sensibilité en ses moments propices, affecter durablement
nos sentiments mais surtout par la compréhension qu’elle en
transmettra, elle doit permettre un engagement de liberté
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
41
authentique en une conscience rationnelle de nos devoirs. Puisse
la mémoire de la Shoah avoir cette force d’incitation,
d’entraînement et de soutien. Il faut ensuite qu’elle oriente vers
l’authenticité de notre réalité humaine et vers l’authenticité
dans la conversion elle-même. Cette seconde exigence, qui
émane de la Shoah, n’est pas une évidence pour toutes les
consciences. C’est pourtant la façon de conduire à son terme le
devoir d’honorer dignement ses morts.
Ne confondons pas « conversion plus véritable » et
« conversion plus fervente ». Une plus grande ferveur n’est pas
toujours synonyme de plus grande rectitude. En effet il est admis
habituellement que nous devons nous convertir de nos fautes :
renoncer à nos péchés, les réparer et pratiquer à nouveau la
justice, c’est-à-dire accomplir toutes les exigences éthiques qui
nous avaient été enseignées. Et la conversion en est une, si nous
avons commis quelque mal que ce soit. Notre conscience morale
en cette situation a l’habitude de s’estimer en général assez
éclairée sur la démarche de conversion : remords de la faute,
repentir, réparation, réconciliation, rédemption, salut. Habituellement la « voie du salut » est pour elle doctrinalement bien
« balisée ». Pécheurs, nous savons, du moins le pensons-nous, ce
que nous avons à faire : c’est de nous convertir en nous
détournant de notre faute. Celle-ci est l’objet de notre
conversion. Quant à la conversion elle-même, sa nature ne nous
pose habituellement aucun problème. Seule sa mise en
application, estimons-nous, causera problème et difficulté.
L’expérience morale n’est-elle pas là pour l’attester ? Mais la
« démarche de conversion » semble devoir « bien fonctionner »
pour n’importe quelle faute. Et jamais l’idée ne nous a effleurés
que le « mécanisme » de conversion morale ou de rédemption
que nous avions admis pourrait être remis en cause, qu’il devrait
lui-même être révisé et réformé pour assumer une faute d’un
type non prévu, hors standard, hors norme. Pour nous restaurer
dans le « Bien », non seulement selon « l’idée » générale du Bien
moral enseignée théoriquement, mais dans « Ce Bien moral »
que la faute « hors norme » rejeta et voulut annihiler, notre
compréhension de la conversion morale et notre manière de la
vivre par rapport à notre conception habituelle du Bien moral,
est-elle encore adaptée à la démesure de la faute ? Le Bien moral
qui est néantisé par la faute hors norme n’est-il pas au-delà du
42
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
Bien que nous visons habituellement dans nos conversions et
celles-ci ne se révèlent-elles pas alors impuissantes à
l’atteindre ? L’existence de la faute « hors norme » à cause de
laquelle nous avons à nous convertir, ou du moins en fonction de
laquelle nous avons à comprendre ce que doit être la véritable
conversion, pour que nous en tirions profit dans notre propre vie
morale, renvoie et retourne pour défaut (non seulement de
fabrication mais de conception répercutée dans la fabrication) au
chantier de la réflexion philosophique notre compréhension
traditionnelle de la Conversion et du Salut telle qu’elle est
présupposée par les théologies classiques chrétiennes ; et cela
parce que ce qui est annihilé dans la faute hors norme est un bien
moral jusque-là « hors visée » de nos intentions habituelles. Il
faut donc apprendre à découvrir « la valeur morale » qui a été
refusée et néantisée dans la faute sans mesure pour que la
démarche de conversion reparte sur de nouvelles bases et vise un
« au-delà éthique » de ses projets moraux traditionnels. Un
approfondissement de notre conscience de « ce qui est le Bien à
faire » prend alors appui sur la nécessité de comprendre ce qu’est
se convertir à partir d’une faute hors norme déjà faite. Face à elle
nos modes de conversion traditionnels sont insuffisants, puisque
le mal hors mesure qui a été accompli, fait apparaître un Bien à
faire qui est au-delà de notre conception reçue du Bien auquel
nos conversions traditionnelles sont ordonnées. La constatation
objective d’un plus grand mal moral doit nous faire prendre
conscience de l’obligation réflexive « à » un plus grand bien
moral. Une plus profonde abjection de la faute cache une plus
haute valeur à découvrir : celle du Bien qui s’impose non comme
« objet de désir », mais comme nécessité constitutive que
l’Autre soit, en quoi consiste la Sainteté même de Dieu.
La Shoah est une faute hors norme, extrême
idéologiquement, qui n’est pas seulement l’objet d’une
conversion pour ceux qui, selon leur part de responsabilité, l’ont
perpétrée, elle est une faute qui exige une « conversion » de
notre mode de conversion, une réforme de nos démarches de
conversion traditionnelles, en ce qu’elles ont d’insuffisant et de
mentalement déficient. La Shoah demande une révision de nos
jugements sur la nature du Bien moral, en tenant compte de ce
qu’est « Ce Bien » qui fut refusé et poussé vers le néant dans le
projet et l’exécution de la « Solution finale du problème juif », à
savoir : « ce par quoi l’être est bonté » pour reprendre les mots
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
43
de Platon enrichis de toute la pensée de la Bible et de l’Évangile,
c’est-à-dire la structure d’alliance par laquelle être, c’est aimer.
Cette conversion de nos pratiques de conversion et de nos
doctrines de rédemption s’impose à tous : aux coupables —
auxquels il faut souhaiter d’assumer une conversion véritable —
à ceux qui le sont moins et même à ceux qui ne le sont pas.
Serait-ce là ce qu’on pourrait nommer « devoir de repentance »
par différence d’avec le repentir, sans faire de la repentance une
forme vague de repentir ou l’expression d’un repentir au nom de
générations disparues qui n’ont pu prendre conscience des
germes mortels qu’elles nous laissaient en héritage ?
La Shoah ne peut donc pas être seulement l’objet d’une
conversion morale et comme la « matière » de nos regrets, de
notre désolation et de notre repentir — ce qui est certes un
premier devoir — mais elle doit être aussi le ferment et le germe
d’une redisposition, d’une réinvention éthique de la conversion
morale. Et cette réinvention doit permettre de nous repentir plus
authentiquement de nos fautes à l’avenir. Si la Shoah est
doublement liée à l’idée de conversion morale, alors la mémoire
de la Shoah s’imposera aussi à un double titre : rappel de la
nécessité d’une conversion et requête d’une révision de sa
nature. Ce double titre n’oblitère et ne voile en rien les autres
motivations de la mémoire de ceux qui pleurent leurs morts sans
qu’il y ait jamais de consolation . Au contraire, cela donne à la
mémoire endeuillée une raison d’être en plus. Le deuil et le
rappel du deuil contribuent à maintenir ce double devoir de
conversion : conversion de la faute, et conversion de la
conversion elle-même par laquelle notre conversion de faute
devient plus authentiquement morale.
b. Mémoire, parole et silence.
La nature de la mémoire dépend donc de ses motivations et
des aspects de l’existence humaine auxquels nous la rattachons :
mémoire de la souffrance, mémoire de repentir pour la faute, et
mémoire de repentance pour une réforme de nos conversions.
Par là elle est aussi fonction de la parole que nous tenons sur
l’événement et du niveau où se situe cette parole. La mémoire ne
peut transmettre un silence. Elle ne peut faire silence sous
prétexte d’éviter toute parole indécente. Celles-ci peuvent être
indécentes en raison des déformations qu’elles peuvent recevoir
44
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
de la part de ceux qui les entendent, mais aussi en raison de la
maladresse personnelle et de la difficulté de tenir sur un tel
événement une parole adéquate. Mieux vaut pourtant courir le
risque d’une indécence dans la parole, alors même que nous
cherchons une parole juste, plutôt que de se taire. Le silence
aussi peut être criminel ou signe d’indifférence.
La mémoire ne peut se clore davantage sur le silence, sauf la
mémoire de commisération et de deuil, ou de condoléance avec
la souffrance du frère ou de l’ami. Les autres mémoires doivent
permettre par étapes successives la prise de conscience par les
hommes, individus et groupes, des exigences éthiques nouvelles,
en une parole plus profondément salvatrice que celle qu’ils
s’étaient donnée jusque-là. Par étapes successives aussi la parole
tenue sur l’événement, gardé en mémoire, doit nourrir la
mémoire elle-même afin que la mémoire soit mémoire non
seulement du fait, mais aussi de son sens et que son sens
devienne mémoire à son tour dans la réforme de nos cœurs et de
nos intelligences. Souviens-toi pour donner sens et transmets ce
sens pour qu’il devienne vie.
Un certain silence est cependant requis pour faire advenir la
parole comme mémoire dans le tissu d’un discours qui oublie le
passé, le banalise ou s’en divertit et pour permettre en chaque
niveau de mémoire de passer à une mémoire plus profonde avec
une parole plus profonde. Un certain silence est requis pour
quitter la mémoire étourdie, puis pour dépasser les mémoires
superficielles et méditer en la mémoire profonde.
c. La « chaîne de montage » du sens ou
« l’écosystème » des interprétations.
La parole qui donne un contenu à la mémoire peut et doit
être d’abord celle du discours historique : paroles des témoins
pour qui la mémoire est la marque de l’événement en leur propre
chair ; puis la parole spectatrice qui sur l’événement doit nous
donner une information complète située et comparée. Mais la
parole des hommes ne peut pas être que cela. Elle risquerait de
nous toucher de façon ambiguë sur le plan de la sensibilité et des
sentiments seulement. D’ailleurs cette connaissance historique
reçoit immanquablement ses significations « existentielles » par
rapport à chacune des composantes de l’existence humaine :
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
45
composantes sociales et composantes religieuses, avec pour
chacune de ces deux catégories, la possibilité d’une intelligibilité
propre aux sciences humaines (les sociologies de la Shoah quant
aux données sociales et religieuses aussi) et d’une intelligibilité
propre aux sciences théologiques (les théologies de la Shoah
quant aux données religieuses et sociales aussi). Or ici il faut
remarquer que les analyses sociologiques ou théologiques des
connaissances historiques sur la Shoah et les « interprétations »
qu’elles engendrent sont, comme pour les autres faits historiques
d’importance, toujours élaborées en vertu d’une philosophie de
référence, implicite ou explicite, naïve ou technique, fondée ou
illusoire, mais toujours présente comme clef d’interprétation. De
plus ces philosophies de référence peuvent elles-mêmes être à
des titres divers partie prenante dans la Shoah et par le fait même
en être valorisées ou condamnées et avec elles les discours
qu’elles inspirent sur la Shoah.
Dès lors pour apprécier la valeur de la parole que la mémoire
transmettra comme message sur l’événement, plusieurs questions
se posent. A) Quelles sont suivant les cas les philosophies de
référence ? B) Que valent ces philosophies en elles-mêmes ? C)
Ont-elles des points communs et comment jouent leurs
différences au niveau des interprétations sociologiques ou
théologiques, qu’elles régissent dans leurs catégories de base,
que ce soit à propos de la Shoah ou d’autre chose. D) Comment
aussi procéder à une démarche critique envers ces philosophies
pour apprécier dans quelle mesure et à quel titre elles sont ellesmêmes impliquées dans la Shoah, soit du côté des victimes soit
du côté des bourreaux ? E) Enfin serait-il possible de donner à la
mémoire sa pleine profondeur et donc toute son incitation à une
conversion éthique renouvelée, plus authentiquement
rédemptrice et salvatrice pour le futur du temps, si nous
acceptions de dépendre encore de philosophies compromises
dans la faute de la Shoah ? Que vaudraient leurs interprétations
de la Shoah dans lesquelles elles ne paraissent pas reconnaître —
cela leur est d’ailleurs impossible — leur propre influence sur
l’événement qu’elles interprètent ? Ne bloquent-elles pas par là
même la compréhension de la nature de la conversion éthique
qui seule peut convenir à une faute hors norme comme la Shoah
par rapport au « Bien » qu’elle dévoile dans l’ombre projetée de
sa néantisation : la néantisation de l’Autre.
46
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
Nous laisserons à la recherche historique le soin de répondre
ici aux trois premières questions, mais à propos des deux
dernières questions, chaque homme doit « faire retour » sur luimême à partir de la philosophie dont il hérita et qu’il adopta pour
donner sens à son existence et, s’il est croyant, dont il usa pour
comprendre les vérités révélées auxquelles il adhère. Comment
se situe-t-elle par rapport à la Shoah ? Compte tenu de ce que fut
l’histoire en Occident depuis trois millénaires, ces questions se
formulent, d’un point de vue rationnel, pour le chrétien ainsi :
« Comment juger ^ de _ la pensée philosophique grecque, dont
usa la théologie chrétienne pour se construire en doctrine de foi
et de morale, lorsque nous la confrontons à la Shoah ? Se trouvet-elle confirmée ou infirmée ? Peut-elle ou non permettre aux
chrétiens d’accéder à la conversion éthique que la Shoah requiert
? » Si la réponse ne pouvait être catégorique et affirmative, alors
que peut-on en garder, que faut-il en rejeter, que devons-nous en
faire fructifier pour que notre conversion soit appropriée au Bien
— à ce Bien — que la « solution finale » méthodiquement
exécutée par le totalitarisme hitlérien voulut anéantir ? Enfin
quel pourrait être le retentissement de ce jugement de la Shoah
sur la pensée grecque, à l’intérieur de la théologie chrétienne
elle-même, puisqu’elle use de ses catégories intellectuelles pour
interpréter la personne, la vie, la mort de Jésus et comprendre le
rôle de l’Église dans le monde ? Jusqu’à quel point l’exigence de
comprendre d’une manière renouvelée la nature de la conversion
morale ne doit-elle pas nous conduire à renouveler la
compréhension théologique de la vie et de la mort de Jésus et le
sens de son œuvre ? Si notre compréhension traditionnelle de
l’Évangile nous empêchait, nous chrétiens, d’accéder à une
authentique repentance, ne serait-ce peut-être pas le signe de
notre égarement par rapport à l’enseignement de Jésus ? Le
redécouvrir à sa source enseignerait sans doute en retour la
vraie attitude envers la Shoah et la Shoah serait par là comprise,
en raison de son unicité historique, en une dimension
eschatologique. Toutes ces questions n’en forment au fond
qu’une seule, mais nous manquons du vocabulaire adéquat pour
la formuler, parce que nos systèmes conceptuels ne sont pas
aptes encore à en saisir la réalité entière et à nous impliquer
entièrement par rapport à elle.
Le caractère hors norme de la faute ne peut d’ailleurs révéler
autre chose, pour avoir voulu l’anéantir, qu’un sens ultime de
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
47
l’existence, un Bien qui est la racine de l’éthique en cette
existence, un fondement constitutif de l’esprit humain, et sans
doute aussi la raison première de l’action divine en la
création, source de l’espérance messianique. En nous
engageant en une telle conversion, elle-même « convertie » en un
dépassement et renouvellement moral, nous assumerons alors,
d’abord le repentir de ne l’avoir pas fait plus tôt et d’avoir par
aveuglement participé à son étouffement, et ensuite nous
progresserons en une réconciliation pénétrée de gratitude et
d’autant plus reconnaissante qu’elle est liée en nos consciences à
une plus grande souffrance des victimes.
2. Motivations particulières pour les chrétiens.
a. Reprise théologique de l’approche philosophique.
L’audace de l’analyse rationnelle sur le plan de la conscience
éthique, lorsqu’elle est aussi appliquée à l’utilisation théologique
de concepts philosophiques, conduit le chrétien à méditer à son
tour, selon sa spécificité chrétienne, sur la Shoah et sur ses
implications pour la compréhension de sa foi et des fondements
de sa foi. On entend souvent la formule : « comprendre
l’événement à la lumière de la foi ». Mais c’est aussi un aspect
de la conversion que de renverser la formule et de chercher à
mieux « comprendre la foi à la lumière d’un événement qui la
révèle parce qu’il la néantise ».
Si la révélation de Jésus, à laquelle le chrétien adhère, éclaire
vraiment l’ultime profondeur de la conscience morale humaine,
alors il faut que son message puisse rencontrer la réflexion
rationnelle et que « Ce Bien » parce qu’il fut soumis à une
tentative d’annihilation, puisse apparaître en sa vérité dans la
révélation jésuanique comprise à la lumière de l’expérience
éthique de la Torah. S’il n’y avait pas de rencontre en une
convergence d’intelligibilité, il faudrait inexorablement conclure
ou qu’il n’y a pas en Jésus de révélation véritable ou qu’elle n’a
pas été comprise, ce qui pour l’humanité reviendrait au même, et
que seule la réflexion philosophique doit rechercher ce Bien dont
la Shoah témoigne de l’existence de par sa volonté qui y était à
l’œuvre de néantiser le judaïsme. Si au contraire il y a rencontre
en intelligibilité et que la révélation jésuanique selon la Torah
repose déjà sur la valeur-racine et le sens-fondement de l’éthique
et dévoile en outre son mode d’accomplissement ultime et que
48
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
c’est ce sens radical de l’existence qui fut annihilé en la personne
des victimes juives du totalitarisme nazi, alors il faudra conclure
que c’est l’occultation de cette vérité par les présupposés de la
pensée grecque — pour autant qu’en eux s’exprime un défaut
constitutif de la pensée humaine — et une infidélité des chrétiens
à l’Évangile selon cette occultation par notre déficience de
pensée (objectivisme) qui est la cause originaire, lointaine,
proche et toujours présente de la Shoah, mais qu’elle est enfin
« démasquée » par la Shoah elle-même. Dès lors pour nous
chrétiens, la conversion que réclame de nous la Shoah pour
adhérer à la valeur morale qui y fut néantisée et sur laquelle
l’Évangile se greffe demande une révision des catégories
helléniques en lesquelles nous avons tenté de rendre
« intelligible » notre foi en Jésus, mais l’avons aussi en fait
partiellement aliénée.
Le devoir de mémoire et de conversion spécifique aux
chrétiens envers leurs « frères aînés dans la foi », morts parce
qu’ils représentaient par excellence l’authenticité de la foi
humaine en Dieu selon les exigences éthiques, impose donc un
devoir de discernement, d’arrachement et de reprise inventive
recréatrice de la tradition culturelle, en laquelle les théologiens
chrétiens avaient traduit le sens de leur propre foi, mais en
laquelle aussi se sont développées les idées et les forces qui
tentèrent d’éradiquer la foi de leurs aînés et d’éliminer toutes
traces de leur présence. Pour que la mort des victimes ne soit pas
vaine, pour que le sang des innocents nous ouvre les yeux sur
nos fautes et par-delà sur leurs causes, et que nous leur fassions
repentance avec gratitude, pour que la souffrance des témoins
fasse entendre la signification de leur message pour une
existence plus authentique dans la foi (nous entendons cela pour
les chrétiens, par rapport à la révélation évangélique selon une
intelligibilité issue de la Torah et des Prophètes), nous devons
creuser le devoir de mémoire jusqu’au devoir d’intelligence,
sinon notre devoir de mémoire risque de rester inconsistant, loin
en deçà de l’exigence éthique, et notre conscience morale, à
nouveau occultée dans un refus de chercher l’intelligibilité juive
de l’Évangile, se laissera circonvenir une fois de plus par les
forces d’extermination.
La Shoah n’est pas seulement la conséquence imprévisible
d’une brouille entre frères, comme entre Ésaü et Jacob, et son
tragique dénouement, du fait de l’intervention en cette querelle
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
49
familiale d’intrus indésirables et criminels, en sorte que son
message de conversion se limiterait à l’obligation de se
réconcilier sincèrement, elle est aussi l’éclatement et l’abîme
d’un mal qui tourne nos regards jusqu’aux racines et aux
origines mêmes de cette brouille familiale, qui nous force à
chercher les « raisons » du schisme dans les mécompréhensions
de la révélation évangélique née au cœur de la Torah. Enfin si
ces mécompréhensions sont le début du mal qui se démasquera
tardivement dans la Shoah, c’est qu’elles se méprenaient déjà sur
cette valeur-fondement de l’éthique au cœur de laquelle s’opéra
la révélation de Dieu en Jésus, et c’est elle aussi qui fut poussée,
parce que liée au peuple juif, vers le néant dans la Shoah. Sa
ruine effective serait aussi la ruine de la révélation évangélique.
De même que le judaïsme a donné naissance au christianisme, ce
qui causerait la mort du judaïsme causera la mort du
christianisme.
On entend parfois dire : « Si les chrétiens avaient été fidèles
à l’Évangile, il n’y aurait pas eu Auschwitz. » Mais Auschwitz
fut et par le passé les chrétiens dans leur opposition au judaïsme
ont pensé sincèrement être fidèles à l’Évangile. Ils étaient en
groupe « faussement » fidèles, mais non pas infidèles. Ils étaient
fidèles tout en se méprenant en groupe sur ce à quoi ils voulaient
être fidèles. Il y eut de l’inintelligence dans leur fidélité. Cela
nous interdit de nous ériger en juges à leur égard mais cela nous
rend aujourd’hui responsables et coupables de rester dans cette
inintelligence après la Shoah. Ne nous serait-il pas plus facile
d’admettre une culpabilité des générations chrétiennes
antérieures, que de renoncer à cette inintelligence de l’Évangile
dans laquelle nous persistons malgré la Shoah, si nous ne nous
convertissons pas vraiment et ne faisons pas vraiment
repentance ? S’il en était ainsi, ce serait bien triste !
De plus tout discours qui ferait dépendre la Shoah
uniquement d’infidélités coupables — il y en eut ; nous n’en
sommes pas juges — envers l’Évangile, soulignerait tellement la
« contingence » de cette page d’épouvante dans notre histoire,
qu’elle en autoriserait l’oubli et fermerait la pensée et le cœur à
ce qu’elle a d’intemporel et de désormais permanent dans son
unicité historique.
50
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
b. Les aiguillons convergents des contradictions :
crime, légèreté, désunion.
Le crime. Pourquoi donc cette abomination et pour quelle
prise de conscience ? Double pourquoi de la cause et du sens où
le sens ne peut être que la contradictoire stricte de la cause que
nous devons reconnaître. Pourquoi une relation de contradiction stricte entre la cause et le sens ? Parce que l’ampleur
du mal — sur le plan où la pensée philosophique transcendantale
s’interroge sur lui — ne permet pas de nuances, comme cela
serait possible sur le plan de l’enquête historique. Resteronsnous alors dans la phénoménalité de l’histoire ou descendronsnous en ses profondeurs ? Ne verrons-nous que le visible ou
remonterons-nous vers les causes invisibles « sur-conscientes »
qui menacent notre conscience par en haut, bien plus
dangereusement que celles qui proviennent d’un « inconscient »
individuel ou collectif, par en bas, bien que les mécanismes de la
violence sacrée ou profane ne soient à ce niveau que trop réels
aussi ? C’est pourquoi il faut rechercher la cause aussi loin, aussi
profondément que possible pour donner son sens véritable à la
mort des victimes, en dévoilant en contre-face la racine ultime de
la haine qu’il nous faudra faire mourir en nous, puisque « Eux »
sont morts. La direction à suivre pour cette recherche est peu
évidente et nous sommes facilement déroutés, ou arrêtés parce
que cette racine n’a peut-être pas du tout le masque hideux de la
haine qu’elle produit, étant donné qu’elle a pu à ce point nous
abuser comme conseillère de nos actes, et passer si longtemps
« inaperçue » malgré ses traces sanglantes.
La légèreté. Pourquoi fallut-il un si grand mal pour que,
bouleversés par ses conséquences, nous cherchions à nous en
prémunir désormais ? Mais comment nous prémunir contre un
mal sans chercher les causes : les causes extérieures qui le
déclenchent, si nous craignons de le subir ; et les causes qui sont
en nous, si nous penchons à le commettre ? Pourquoi l’excès du
crime, non plus par rapport au Bien qu’il révèle par contradiction
mais par rapport à notre torpeur qu’il dénonce ? Peut-être pour
que nous cherchions enfin sans faux-fuyants sa cause ultime, que
nous la recherchions au-delà de notre affectivité, au-delà même
de nos passions meurtrières et de leurs mécanismes
d’accomplissement, en nos intelligences mêmes et que, nous
convertissant, nous puissions identifier ce bien, dont le mal de la
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
51
Shoah est annihilateur et que sur ce Bien nous réglions
désormais nos conduites.
Mais les signes de conversion qui se construisent en réponse
à ces questions sur la Shoah sont encore si timides par rapport à
la démesure du mal qu’on peut se demander si nous osons
vraiment — alors que tant de sang versé nous en adjure —
identifier et reconnaître le principe de tout ce mal — et de tous
les autres — et adhérer en intelligence, de toute notre conscience
et liberté, à la valeur éthique fondamentale — qui est son
contradictoire exclusif — dont les victimes nous parlent. Reste
donc l’urgence sereine et lourde de répondre en pensées et en
actes aux exigences de notre conscience.
La désunion. Tant que juifs et chrétiens n’auront pas
retrouvé une entière unité, non dans une homogénéité où l’idéal
de foi en Dieu de chacun se détruirait et entraînerait la
disparition de l’autre, mais dans la complémentarité de leurs
originalités fondatrices, jusqu’ici perçues — peut-être à cause de
ces raisons qui ont conduit à la Shoah — comme des oppositions
inconciliables, alors qu’elles portent en elles-mêmes le principe
de l’invincible solidarité devant Dieu de la Torah et de
l’Évangile, de la révélation mosaïque et de la révélation
jésuanique, nous ne pourrons pas dire que nous sommes
remontés jusqu’aux racines du mal et que, nous en détournant,
nous nous sommes convertis pleinement aux valeurs de vie
éthique et qu’ainsi nous rendons enfin impossible en terre
chrétienne tout renouvellement d’une semblable indignité et que
nous nous opposerons ensemble à toute semblable menace dans
le reste du monde.
Aussi, tandis qu’un immense travail reste à faire au niveau
des pionniers de la compréhension et du soutien réciproques, il
convient de poursuivre, dans l’approfondissement du dialogue,
notre réflexion et notre méditation sur la Shoah jusqu’au plan
des ultimes motivations qui, régissant nos pensées, les unes
authentiquement et pour le bien, les autres fallacieusement et
pour le mal, gouvernent, ou pour notre désastre ou pour notre
salut en une conversion éthique, nos relations avec Dieu et notre
existence avec les Nations dans le monde.
3. Une nouvelle tâche pour la théologie chrétienne.
52
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
Qu’est-ce que « réfléchir » sur la Shoah pour un chrétien ?
C’est respecter les camps et leurs chambres à gaz de façon
intangible, avec autant d’émotion que nous mettons
d’attachement à la croix de Jésus, non pour le bois, ni pour
accuser, mais pour Jésus et sa fidélité à lui-même. Les camps de
concentration et celui qui apparaît comme un gibet au sommet de
tous, Auschwitz, sont la marque de la fidélité d’Israël à luimême, c’est tout dire ! même si d’autres moururent avec ses
enfants, comme jadis, des opposants à la domination romaine
moururent avec Jésus.
C’est aussi y voir l’aboutissement des insuffisances
mortelles des philosophies de l’Un indivis dominateur (à l’œuvre
aussi dans les autres violences totalitaires, dont les victimes ne
peuvent nous délivrer qu’un message éthique seulement, si du
moins, il est des voix qui témoignent pour elles) ; c’est y
comprendre aussi la déviation que ces philosophies ont imprimée
au christianisme, et y mesurer le poids de falsification qu’elles
imposent à l’évangélisation et combien elles nous écartent des
sources juives pour comprendre la révélation de Dieu en Jésus.
C’est enfin comprendre que juifs et chrétiens, Israël et
l’Église doivent à leur tour se comprendre comme complémentaires en une structure d’alliance, avec promesse, selon une
conscience éthique meilleure, d’un avenir de plus grande paix
pour le monde et d’une attente plus authentique du monde à
venir, attente en laquelle chaque homme peut espérer par-delà ce
monde, être délivré de tout mal et de la possibilité d’en faire. Il
le sera en effet selon une structure d’alliance aussi, dont Dieu a
le secret et dont il nous a manifesté la réalité divinisatrice en
relevant pour nous Jésus des morts.
Alors seulement la mort des victimes, de toutes les victimes,
d’hier et plus anciennes encore, sera vraiment respectée, car alors
seulement notre pitié émue, notre indignation, notre volonté de
justice, les accusations renouvelées de l’histoire et notre
repentance seront fécondes, d’une compréhension de l’homme et
de Dieu et de leurs relations, dont nous pourrons dire qu’elle est
fondée en Dieu et contemplée de nos morts pour qui la gloire de
Dieu est désormais bonheur et vie infinie.
Faire la théologie de la Shoah ou intégrer la Shoah dans la
théologie, ce n’est pas écrire un nouveau chapitre de théologie,
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
53
ou réactualiser à propos de la Shoah des références bibliques
mais réinterpréter en une radicale conversion, selon une règle de
contradiction stricte, la théologie chrétienne « ancienne » (ici le
mot ancien a son sens) frappée de caducité. Pour que notre
fidélité à l’intention de la Tradition et à Jésus-Christ soit
véritable, il ne suffit pas d’élaguer quelques branches mortes,
quelques affirmations devenues choquantes, quelques
enseignements méprisants, d’exprimer quelques regrets sincères
mais peu profonds qui ne changent pas notre cœur et notre
pensée ; il ne suffit pas de faire sur le tronc de la théologie
classique quelques greffes de sympathie en exprimant notre
respect des différences (différences que nous proclamons être un
grand enrichissement, mais que nous laissons soigneusement à
l’extérieur de notre être) ; il ne suffit pas non plus de remarquer
qu’entre croyants, nous chantons les mêmes louanges du même
Dieu, car les idolâtres et les polythéistes ont les mêmes chants
pour traduire une même religiosité humaine, alors que nous
n’avons pas nécessairement la même idée de Dieu. C’est la sève
même de l’arbre théologique et religieux, à savoir le principe
d’interprétation du terme « Dieu », qui est intoxiqué de nos
insuffisances intellectuelles et morales (ce qui est
particulièrement vrai de l’islam qui évacue l’idée d’Alliance et
toute dimension relationnelle pour y substituer des schémas de
subordination). La valeur de notre idée religieuse de Dieu se juge
— et elle doit être jugée selon les exigences rationnelles de
respect certes, mais aussi de vérité rigoureuse et d’idéal moral —
à la manière dont nous concevons nos relations ontologiques
envers autrui, notamment envers la femme et l’enfant, ainsi qu’à
la façon dont nous dégageons de ces relations ontologiques nos
devoirs éthiques dans la communauté. Notre idée de Dieu se juge
enfin à notre aptitude à renoncer en conscience à ces passages de
textes sacrés (ou à telle ou telle lecture, s’ils sont ambigus et
supportent plusieurs interprétations) qui témoignent d’un stade
historique moins parfait de notre conscience morale,
ontologiquement constituée comme morale par l’acte créateur.
Se convertir, ce n’est pas seulement nous convertir dans le cadre
religieux de croyances, c’est aussi convertir nos démarches
religieuses en leur donnant un fondement éthique plus pur et plus
noble. La valeur de notre idée de Dieu dépend, non de nos
convictions religieuses, mais de la qualité de notre sens éthique.
Sur ce point, juifs et chrétiens, nous sommes d’accord. C’est
54
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
aussi le cœur de l’accord entre la Torah et l’Évangile. Les
exigences éthiques ne dépendent pas de l’enseignement
religieux, ce sont les religions qui doivent être pleinement
morales. En étant morales — et en se moralisant davantage
encore — elles seront de plus en plus authentiquement
« religieuses » et contribueront à la diffusion des valeurs de salut
véritables.
Enfin l’abîme d’anéantissement de la Shoah doit aussi nous
donner à comprendre que seul un infini de communication de vie
par Dieu est la réponse adéquate et que cet infini de vie,
libérateur du mal et de toute possibilité de défaillance éthique,
objet de notre espérance messianique en cette histoire, ne
s’accomplit que par-delà notre temporalité présente, passée ou
future, par participation à une Alliance en l’Éternel lui-même.
Cette réflexion sur la Shoah — qui nous fait remonter
jusqu’aux racines du mal dans la manière dont notre pensée
élabore le primat despotique de l’Unité indivise, comme forme
de perfection de l’être, dévalorisatrice de toute forme de relation,
donc de l’idée biblique d’Alliance — nous fait aussi à notre
modeste échelle un devoir d’entreprendre positivement une
recherche philosophique qui — après avoir montré l’incapacité
des philosophies de l’Un a rendre compte, selon une
intelligibilité que la raison requiert, des problèmes qu’ellesmêmes posent, comme par exemple celui du principe de noncontradiction, du concept universel, du principe d’identité
d’application universelle, de l’aptitude de l’homme à construire
une logique pour sa pensée et une éthique pour son action, etc. —
proposerait une solution relationnelle à toutes ces questions et en
plus donnerait sa place — une place pleinement rationnelle — à
l’expérience religieuse d’Israël, en permettant une thématisation
de la « pratique juive » et une théologie de l’Évangile cohérente
en elle-même et en harmonie avec le judaïsme, en lequel Dieu se
révéla. Il n’est en effet pas possible qu’il n’y ait pas un accord
entier entre d’une part la vérité rationnelle recherchée en vain par
les Grecs et élaborée « réflexivement » en notre expérience
humaine et d’autre part le vécu religieux et éthique d’Israël
approuvé de Dieu même en la personne de Jésus. C’est aussi
rationnellement et pas seulement sentimentalement que doit être
fondée la conversion morale que la Shoah exige de nous.
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
55
B. L’ENGAGEMENT CHRETIEN EN FAVEUR DE L’INTEGRALITE
DE L’ISRAËL HISTORIQUE AU NOM DE L’EVANGILE.
1. Une question de devoir moral et non d’opportunité
politique ou d’intérêt confessionnel.
Reconnaître et soutenir l’État que se donne le peuple d’Israël
est pour le croyant évangélique qui comprend la pleine
rationalité de sa foi un devoir moral, non seulement fondé en
morale et droit naturels, mais requis parmi les conditions
temporelles de sa foi.
Il s’agit d’un devoir moral et non d’une stipulation de droit
international. Cependant il est naturel et moralement impératif
qu’une disposition de droit vienne sanctionner une prise de
conscience d’un devoir moral universel, lorsque cette prise de
conscience s’est largement répandue. Hélas ! les dispositions de
droit sanctionnent souvent des rapports de force uniquement.
Elles sont justes sans être vraiment morales lorsque ces rapports
de force ne vont pas à l’encontre d’un devoir ou d’un droit de
l’homme. Elles sont injustes mais n’en ont pas moins force de loi
contraignante lorsqu’elles violent ces droits et devoirs de
l’homme.
Ce devoir moral est intérieur à la conscience évangélique
du croyant chrétien. En ce sens il ne peut en aucune manière
apparaître en la conscience coranique du musulman — le Coran
s’y oppose radicalement. Il suffit de lire la sourate 2, 70 et
suivants pour en être simplement informé. Ce qui ne veut pas
dire que la conscience humaine du musulman ne puisse pas être
plus compréhensive que les recommandations coraniques. Mais
ne nous leurrons pas. Ce devoir ne peut non plus apparaître dans
la conscience du chrétien qui ne serait que le fidèle d’une Église,
adhérant seulement au « discours théologique du groupe » sur
Jésus, mais qui ne serait pas d’abord croyant en Jésus,
révélateur de Dieu et en conséquence membre ecclésial d’une
communauté religieuse. Pour que ce devoir soit perçu, il faut que
la foi en Jésus — qui est, comme il se doit mais pas toujours
comme il se fait, adhésion à la transcendance de Dieu et à la
transcendance de la promesse de notre divinisation — prime sur
l’intégration sociale à un groupe religieux. Si une Église impose
à ses membres la conception qu’elle a d’elle-même — même si
cette conception est juste sur les autres points et son rôle éminent
56
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
dans le témoignage des hommes rendus à l’Évangile — comme
prétendue condition de la vraie foi en Jésus, alors cette Église se
pose comme groupe religieux défini et limité, peut-être très
cohérent et influent, mais non plus comme communauté ouverte
de foi. De plus, alors qu’elle est la communauté dont la
responsabilité est de faire connaître la révélation de Dieu en
Jésus et de développer la foi des hommes en lui à partir de leur
expérience humaine, guidée sur ce point par l’expérience juive,
elle risque de se considérer elle-même pour la communauté
particulière — et qui se dit pourtant universelle — en laquelle la
révélation s’est faite, et de se substituer en quelque sorte à elle, à
savoir au peuple juif en la terre de Canaan, qui se trouverait ainsi
évincé dans les esprits des hommes du rôle qu’il joue dans la
réalité de Dieu, selon l’essentiel de sa réalité à lui.
La révélation de Dieu en Jésus puise en une communauté
vivante, et non en des concepts de Sagesse objective — et cette
communauté est bien la réalité permanente d’Israël et non
l’Église, dont la mission est autre — toutes les significations
nécessaires pour se faire connaître. Dieu en Jésus s’est révélé au
travers de l’homme juif en tant qu’il est une forme contingente
certes, mais particulièrement propice à sa révélation, du fait qu’il
en exprimait la préadaptation universelle. Dieu se révèle en
vivant humainement un mode de vie déjà humainement
significatif et non en exprimant des idées divines dans le cadre
intellectuel d’un système de pensée, même si celui-ci avait déjà
posé le problème de la possibilité d’une révélation. En adhérant à
Jésus, révélateur de Dieu, le chrétien adhère à toute la réalité
significatrice de révélation qu’est le peuple d’Israël en
l’intégralité de son existence humaine et il souhaite de tout son
cœur que chaque membre de ce peuple n’appauvrisse pas en lui
cette réalité qui est son héritage.
Parler d’un devoir moral pour le croyant en Jésus de soutenir
l’État que se donne le peuple d’Israël est donc une affirmation
audacieuse dans son projet. Est-elle irréaliste ? Tout philosophe
qui a reconnu le caractère constitutif de la relation de foi et
l’actualisation de ses exigences en la personne de Jésus la
maintiendra et la justifiera. Il s’efforcera aussi de la faire
partager par les chrétiens qu’il rencontre, persuadé qu’un jour ils
la partageront majoritairement, car ils auront compris le rôle et la
portée transhistorique de la fidélité d’Israël à son génie religieux,
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
57
fidélité vécue en la terre d’Israël, sans laquelle Dieu ne
pourrait pas être reconnu pleinement comme Dieu-pour-l’avenirde-l’homme : l’Emmanuel divinisateur de l’homme.
2. Les conditions d’une révélation de Dieu en
personne sont des conditions de chair et de sang.
Parce que l’activité de révélation de Dieu n’est jamais un
texte, mais les hommes eux-mêmes et le Fils de l’homme par
excellence, Jésus ; qui eux, s’expriment humainement dans des
textes et par la parole, et manifestent ainsi le Dieu qui se
manifeste, il suivra que les conditions d’une révélation et celles
de son intelligence sont donc toujours des réalités de chair et de
sang, des réalités spirituelles spirituellement incarnées dans le
monde. La révélation de Dieu n’est jamais la conclusion d’un
raisonnement, inédit pour les hommes, à partir de leurs
prémisses acceptées, mais les hommes se doivent de raisonner
puissamment et rigoureusement pour en atteindre l’intelligibilité.
Or le judaïsme est une pratique de vie organisée autour du
fait concret de la relation, fait vécu autant en famille qu’avec
Dieu. Cette double relationnalité est le message le plus éclatant
de la pensée et de la pratique juive.
Pour Martin Buber, « l’acte de se révéler » c’est-à-dire de se
dire à et de s’entendre dire l’autre est l’être même de l’homme,
sa réalité même, en tant qu’il est capable de dire « tu » à
l’Éternel, et en tant que par là il se comprend comme le « tu
créé » que Dieu lui adresse. Ce que je suis, c’est cela qui est
Parole de Dieu pour moi. Ce que tu es, c’est cela qui est Parole
de Dieu pour toi. Ce que nous sommes, c’est cela qui est parole
de Dieu pour nous. Ce que Dieu me révèle, c’est ce que Dieu fait
de moi en me disant : « tu » et en se révélant par là même comme
celui qui est pour moi celui à qui par excellence je peux dire
« tu » : Écoute Israël, je suis Yhwh, ton Dieu qui...
De plus, comme cette conception relationnelle de l’existence
est la condition d’intelligibilité rationnelle de l’Évangile, il suit
de là que la réalité vécue de cette conception dans le peuple juif
était la condition de réalisation de la révélation personnelle de
Dieu à l’homme. Elle se fit par Jésus en sa seule personne et son
message nous parvient selon une double tradition : juive et
chrétienne. Les exigences de la raison rejoignent donc le fait
historique le plus évident : l’Évangile est une·œuvre juive.
58
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
L’Évangile ne peut se comprendre que par la pensée biblique, y
compris par le fait que le peuple juif n’a pas suivi dans sa
majorité le message évangélique. Même ce fait est nécessaire
pour comprendre correctement l’Évangile, car son sens n’est pas
évident d’emblée et ne fait pas l’objet d’un enthousiasme
unanime de la part d’institutions humaines.
A) D’abord, il est manifeste que Dieu n’aurait pu,
d’impossibilité historique radicale a priori, se révéler évangéliquement, c’est-à-dire selon la Communion intime de ses
Personnes et selon son projet de divinisation pour l’homme audelà de notre histoire, dans le cadre de la culture grecque, ou
bouddhiste ou autre encore. Seule la pensée d’Alliance en tant
que foyer spirituel organisateur de la vie familiale en un
peuple sur sa terre était en mesure de recevoir cette révélation.
Le chrétien évangélique doit partir du fait unique que la seule
révélation transcendante de Dieu en la seule personne de
Jésus ratifie divinement ce qui a rendu humainement
possible cette révélation, mais ne peut semblablement
« ratifier » la manière multiforme dont les hommes adhèrent à
cette révélation, bien qu’elle s’adresse à leur foi, de par
l’impératif moral naturel et conformément aux exigences
rationnelles d’une adhésion en conscience.
Cette révélation eut lieu en un homme et en un peuple sur
une terre bien précise : Jésus le Nazoréen, fils d’Israël, juif sur la
terre d’Israël. Le révélateur de Dieu ne fut ni grec, ni romain, ni
brahmane, ni bouddhiste, mais juif. Comme révélateur de Dieu,
il ne fut pas non plus chrétien, ni le fondateur du christianisme,
encore moins du catholicisme, de l’orthodoxie, ou du
protestantisme, bien que son message ait donné humainement
naissance à ces diverses religions. Comme révélateur de Dieu, il
fut descendant parmi les descendants d’Abraham, d’Isaac et de
Jacob, Fils de la Torah, nourri des prophètes, engagé dans
l’attente messianique, au point d’être le serviteur de Dieu, dans
l’accomplissement divin (déroutant ?) de cette attente humaine.
Pour l’homme qui croit en Dieu selon le seul message de
Jésus, c’est cette réalité humaine du judaïsme, dans son avant,
son pendant et son après, en tant que fidèle à son avant, au sens
fiducial du terme, qui est comme telle — a posteriori —
consacrée par le Dieu-qui-se-révèle, et cela parce qu’elle est la
seule réalité humaine, fruit du génie de l’homme, qui soit a
priori préadaptée à cette révélation. L’existence d’Israël dans sa
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
59
formation, son développement et son maintien est donc la
« chance de Dieu ». Le « fait » Jésus-révélateur-de-Dieu atteste
que Dieu n’a pas laissé passer sa chance. Étant dans l’Histoire
condition existentielle a priori de la révélation évangélique,
Israël reste selon toute sa réalité la condition permanente de
l’intelligibilité de cette révélation. La disparition de l’identité
d’Israël, expression de la pensée d’Alliance, concrétisée en
un peuple vivant sur sa terre selon les exigences humaines de
cette pensée, entraînerait immanquablement la perte du sens
de la révélation évangélique déjà séculairement déformée par
les réductions hellénistiques et appauvrie par les tendances
idéologiques modernes.
B) Ensuite, il est également manifeste que, lorsque l’Église
s’est efforcée dans son histoire de gommer le fait juif qui lui était
contemporain, elle s’est dans le même mouvement éloignée de la
juste intelligence de l’Évangile, même lorsque ce fut pour
défendre l’Évangile, quand dans ses débuts elle était persécutée
par la Synagogue. Les arguments développés en un climat
conflictuel de résistance furent ensuite utilisés pour passer à
l’offensive lors de l’expansion du christianisme. Or de tels
arguments sont évangéliquement faux parce qu’ambivalents,
même si l’histoire nous les fait comprendre dans leurs
contingences. L’Église est donc infidèle à Jésus lorsqu’elle
s’estime la remplaçante d’Israël, la véritable descendance
d’Abraham, sous prétexte que les juifs n’ont pas reconnu
Jésus comme le Messie. En revanche l’Église progressera en
fidélité à l’Évangile dans la mesure où elle admet le refus du
judaïsme et la vérité qui réside en ce refus, non que ce refus soit
la vérité de la révélation : ce serait contradictoire. Mais le
judaïsme est en effet refus d’un messianisme prétendument
advenu dans l’ordre historique, s’accomplissant dans un
spiritualisme intérieur, un règne de bons sentiments philanthropiques et religieux. Tout progrès spirituel et moral en cette
histoire sera toujours connaturel à la réalité de la Torah et non
pas à la réalité messianique elle-même. Il n’y a pas de nouvelle
« loi » pour la réalité de cette histoire en ce temps présent.
Bien que ce soit également faux, il est cependant plus vrai de
dire que l’âge messianique n’est pas encore arrivé que de le voir
dans l’histoire de l’Église. Il est illusoire aussi de le placer dans
un projet de transformation sociale de la société.
60
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
Ce que nous disons ici, nous le lisons d’ailleurs dans
l’Évangile, du texte même dont on tire le contraire, tant il est cité
par les autorités ecclésiastiques pour fonder leur pouvoir en
l’interprétant selon la mentalité et les concepts gréco-latins. Par
avance, Jésus avait donné le sens positif du refus du judaïsme.
Ayant interrogé ses disciples au sujet de sa propre personne :
« Et vous qui dites-vous que je suis ? » Pierre répondit : « Tu es
le Messie, le fils du Dieu vivant. » En réponse Jésus lui dit : « Tu
es heureux, Simon, fils de Jonas, ce n’est pas la chair ni le sang
qui te l’ont révélé mais mon Père qui est dans les Cieux. » Que
pensait exactement Pierre en s’exprimant ainsi ? Qu’il voyait en
Jésus la réalisation d’un désir souvent exprimé en Israël. Et sur
cette réponse ambiguë, mais en en gardant les termes, Jésus
greffe l’affirmation de la conscience qu’il a de lui-même. Et il
ordonna à ses disciples de ne dire à personne qu’Il était le
Messie. Il renouvellera cette interdiction après l’événement de la
Transfiguration : « Ne parlez à personne de cette vision avant
que le Fils de l’homme ne ressuscite d’entre les morts. » Et les
disciples de s’interroger : « Que veut dire ressusciter d’entre les
morts ? » Non pas une réanimation mais l’entrée dans le
royaume messianique !
Cette interdiction n’est pas de simple opportunité, comme
s’il n’était pas encore temps de dire ce qui était déjà fait, mais au
contraire il s’agit de ne pas affirmer comme accomplie l’œuvre
en laquelle l’auteur, bien que déjà présent, ne s’était pas encore
engagé, bien qu’elle fût sa finalité actuelle. Par la résurrection
seulement du révélateur la réalité messianique s’accomplit et se
continue mais elle s’accomplit et se continue par le fait même en
dehors de cette histoire. L’œuvre messianique s’accomplit au
moment même où son auteur quitte le plan de cette histoire, non
pour laisser une œuvre derrière lui mais pour entrer précisément
dans le plan de son œuvre divine. Dieu est passé en notre
histoire, non pour laisser derrière lui un âge messianique, mais
pour révéler à l’homme, qui selon l’élan de sa création en avait
élaboré le désir, de quelle manière Dieu y répondrait en tant que
Dieu, c’est-à-dire en divinisateur et non en théocrate et meneur
de peuples, ni en guide spirituel des âmes laissant un message de
rénovation sociale et morale.
La réponse de Jésus est donc celle-ci : « Il n’y a pas d’âge
messianique en cette histoire. Comme Messie de Dieu, je vous
dis que mon œuvre messianique en union avec le Père, œuvre
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
61
qui vient répondre à votre désir, ne peut s’accomplir dans le
cours de l’histoire présente, car les nécessités de ce temps ne
peuvent permettre à Dieu d’accomplir pour vous une telle œuvre.
Elle s’accomplira au-delà du temps, et la vie de ce temps n’y est
ouverte qu’en désir et en espérance assurée. »
C) En outre il est aussi manifeste que la révélation de Jésus
devait susciter deux réponses humaines incomplètes et
imparfaites parce qu’humaines mais complémentaires dans une
recherche d’intelligibilité de cette révélation.
Si la révélation que Jésus donne de cette œuvre divine à
travers les symboles de l’expérience juive de l’existence
humaine est comprise au seul plan de réalité de ces symboles,
c’est-à-dire si l’intelligence que les hommes se donnent de son
annonce (son évangile) est cantonnée dans le cours de notre
présente existence, alors logiquement les hommes, dans leur
majorité, ne peuvent qu’être déçus parce que rien de cette œuvre
ne s’accomplira dans leur histoire.
D’où une double conduite des hommes en réponse à une
mésintelligence de la révélation en Jésus : en Israël et en dehors
d’Israël. D’une part, en Israël comme rien donc n’advient
selon l’attente messianique d’une transformation morale et
juridique, spirituelle et matérielle du monde, ils resteront
dans l’attente de la réalisation de ce désir. Telle est
l’espérance du judaïsme, et aujourd’hui encore si du moins le
désir messianique est toujours réel.
D’autre part, si quelques juifs pour avoir approché d’assez
près Jésus, révélateur de Dieu et Christ de Dieu, ne pourront
céder à la déception générale, mais se feront un devoir d’attester
l’œuvre messianique véritable, ils ne pourront l’annoncer qu’en
reprenant l’enseignement de leur maître et en courant le même
risque — et même un risque plus grand — de voir l’intelligence
de son œuvre réduite au domaine de notre histoire. La réalité de
leur témoignage va alors être prise pour une sorte de
réalisation de l’œuvre messianique annoncée. Répandu dans le
monde gréco-romain, ce témoignage va se transformer en une
effigie qui viendra se superposer à l’œuvre messianique ellemême, d’autant plus facilement qu’elle n’a pas de visage dans
l’ordre de notre expérience. Et ce masque qu’est l’histoire de
l’Église, selon qu’elle se comprend comme une phase de l’œuvre
messianique, ne peut que renforcer — et cette fois de façon
objective et non plus seulement sur la base d’une mésintelligence
62
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
subjective qui fut celle des contemporains de Jésus — la
déception du judaïsme.
D) Enfin, il est manifeste que cette complémentarité du
judaïsme et du christianisme par rapport à la personne et à
l’œuvre de Jésus ne peut porter ses fruits que si l’on approfondit
le sens transcendant de l’action de Dieu dans l’histoire. Sachons
admettre que Dieu, puisqu’Il est le Créateur transcendant de
la totalité du temps qui s’accomplit selon les libertés
humaines, n’intervient aucunement dans le déroulement des
événements dont les hommes sont les auteurs. Aussi notre
histoire va-t-elle son cours selon ses grandeurs et ses horreurs,
puisque notre devoir est d’y œuvrer pour le plus grand bien
possible avec le plus d’intelligence possible, mais sans pouvoir
nous libérer de notre pouvoir de mal faire.
Ce n’est pas là indifférence du Créateur pour sa création, au
contraire c’est amour pour elle. Dieu n’est pas un Infini de
perfection fermé sur lui-même sans relation au monde comme le
voudraient les philosophies de l’Unité. Il est l’auteur d’un monde
et d’une humanité auxquels Il donne réalité et vocation de
s’accomplir dans l’autonomie. Et c’est en vertu et selon les
pouvoirs de cette réalité autonome que les hommes prennent
conscience de Dieu et d’eux-mêmes en tant qu’œuvre de Dieu.
Cette prise de conscience, lentement accomplie par les hommes,
de ce qu’ils sont, en tous les aspects de leur existence, l’œuvre
d’une initiative divine est aussi nommée « révélation de Dieu ».
Et à juste titre puisqu’elle tire aussi sa réalité de l’initiative
divine. Mais lorsque cette initiative divine et cette révélation ne
sont pas comprises dans leur transcendance, à la source de la
conscience et de la liberté des hommes, alors les hommes la
dégradent en « interventions » au niveau des événements, en
apparitions occasionnelles et en messages circonstanciels, liés
entre eux par d’insupportables et révoltants silences. Par
exemple : Dieu ne pouvait-il pas intervenir en faveur de son
peuple, alors que l’on tentait de l’exterminer ? Ne pouvait-il pas
éclairer tous ces hommes qui se disent inspirés par son Esprit ?
Le silence objectif de Dieu, tandis que je supplie son aide selon
le souvenir des actions passées que je lui ai attribuées, condamne
cette idée d’un Dieu interventionniste qui est mienne. Il ne
condamne pas Dieu dont la parole créatrice est ce que je suis et
qui a l’initiative de ma vie. Aussi la symbolique religieuse —
images, mythes et récits — n’est pas fausse. Elle n’est pas vraie
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
63
non plus. Elle devient signe d’une vérité à toujours mieux
comprendre, si elle est relativisée ; elle devient fausse si elle est
considérée comme absolue et adéquate à l’action de Dieu. Au
cours de son histoire le peuple d’Israël s’était ainsi forgé une
conception déjà bien épurée de l’initiative divine envers
l’homme. Aussi Dieu s’est servi de l’existence de cet
accomplissement humain que représente le génie d’Israël pour
donner existence dans l’histoire humaine à une révélation
personnelle de Lui-même et Il continue de façon transcendante
de se servir d’Israël selon l’intelligence que celui-ci garde de luimême, afin que les hommes puissent se donner l’intelligence de
sa révélation.
En effet le peuple juif en ressuscitant l’existence politique
d’Israël rend un appréciable service à l’Église. Elle est par le fait
même moins portée à se considérer dans sa réalité humaine
comme le nouvel Israël mais comme la communauté des
hommes responsables d’un témoignage à rendre au révélateur et
à son œuvre divine. Elle peut ainsi plus facilement renoncer à
prétendre être elle-même cette œuvre divine. De même que le
judaïsme peut sans doute s’ouvrir plus facilement à l’idée de
l’instauration du Royaume de Dieu par la divinisation de
l’Humanité entière par-delà la mort, et ne pas se cramponner à
une réalisation « messianique » dans cette histoire qui ne peut
avoir d’autre accomplissement que celui imparfait de l’exigence
éthique, c’est-à-dire la Torah.
E) En conséquence, toute confession religieuse chrétienne,
plus ou moins égarée par l’hellénisme, qui veut rejoindre le
message évangélique, doit passer par l’intelligence du judaïsme,
tandis que pour rejoindre le même Évangile le judaïsme ne doit
passer que par lui-même, et non passer par une forme hellénisée
de la compréhension de l’Évangile. Pour aller à l’Évangile
aujourd’hui, le catholique occidental hellénisé et même romanisé
doit se convertir d’abord spirituellement au judaïsme et se
dépaganiser, sinon il reste le simple membre d’une société
religieuse humaine gardant une vague mémoire plus ou moins
déformée du révélateur. Pour entendre l’Évangile, le juif n’a pas
à se convertir mais à aller au bout de son judaïsme, c’est-à-dire
suivre et accomplir les exigences de la pleine rationalité de la
pensée d’Alliance. Le chrétien qui admet l’existence de
l’Évangile de Jésus ne peut rejoindre son essence véritable
que par le judaïsme. Le juif qui préforma de son mieux l’idée
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L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
analogique de l’essence de la révélation peut aller, s’il le veut,
à son existence directement par le témoignage évangélique
qui est juif également et dont le chrétien témoigne.
C’est donc bien la personne de Jésus, comme révélateur de
Dieu, qui aujourd’hui comme hier est au centre de notre question
de Dieu, si du moins nous nous posons cette question et si nous
la posons jusqu’au bout. A son sujet l’unanimité historique est
impossible. L’idée de Dieu ne peut faire l’unanimité parce
qu’elle est la plus haute et la plus disparate création de l’esprit
humain dans sa visée de la transcendance divine. Dans cette
invention de l’idée de Dieu, on ne peut pas ne pas reconnaître
que la pensée d’Israël et son sens de l’Alliance représente un
sommet du génie humain, et c’est sur ce sommet que Dieu,
créateur de l’homme, est venu à sa rencontre en Jésus pour
achever avec lui son œuvre de généreuse communication d’être.
Aussi cette double vérité pour le chrétien évangélique —
qu’Israël, par sa pratique de l’idéal d’alliance, a été la condition
de réalisation de la révélation personnelle de Dieu en Jésus et
qu’il demeure, en liaison dialectique avec la tradition chrétienne,
une condition d’intelligibilité de cette révélation qui a aussi une
structure d’alliance — implique, en vue d’une foi authentique en
Jésus et en l’Éternel-Dieu, Trinité de personnes, qu’en face du
christianisme, il y ait l’existence concrète d’Israël selon la
plénitude de ses conditions de vie relationnelle et pas seulement
le souvenir, qui ne peut être qu’abstrait dans les études
exégétiques par exemple, de l’Israël d’autrefois, assez mal relayé
dans les milieux chrétiens par une reprise existentielle de
l’existence humaine inspirée de « l’Ancien Testament »,
puisqu’on en a éliminé le caractère de permanence et d’actualité.
En reconnaître la permanence et l’actualité — et en vivre soimême, sans être cependant juif — implique bien sûr l’existence
d’Israël sur la terre de Canaan, avec une organisation juridique et
une pratique de vie exprimant en continu sa fidélité à la Torah.
Notre invention de l’idée de Dieu, bien qu’elle soit toujours
l’œuvre d’hommes individuels mais non isolés, est aussi tournée
vers autrui à qui nous proposons d’y prendre part. Il s’opère donc
nécessairement une « socialisation » de l’idée de Dieu, et en
fonction de telle ou telle socialisation de l’idée de Dieu, prennent
corps les religions. A propos de l’idée de Dieu proposée par
Jésus, s’est donc opéré un débat et une religion s’est formée à sa
suite en dissidence du judaïsme : le christianisme comme
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
65
religion historique, avec ses multiples orientations. Il est donc
advenu dans l’histoire que la personne de Jésus, au lieu d’être au
centre de notre question de Dieu et d’être la réponse de Dieu à
notre interrogation à son sujet, interrogation qui est déjà son
œuvre créatrice elle-même, est devenue l’enjeu d’un débat
conflictuel entre deux religions : la judaïque et la chrétienne,
c’est-à-dire entre deux socialisations de l’idée de Dieu, plus ou
moins fortement institutionnalisées. Une telle évolution
conflictuelle est à l’opposé d’une réponse de foi idéale à la
démarche révélatrice de Dieu en Jésus mais elle est en accord
avec les faiblesses humaines. Face à cette situation et dans la
mesure où son évidente immoralité apparaît aux yeux du croyant
en Dieu — juif ou chrétien — la question se pose de la voie et des
moyens pour y remédier. Le chrétien est incapable de poser la
question qu’un juif serait amené à se poser. IL ne peut donc en
parler le premier, mais seulement l’apprendre du juif lui-même.
Il ne peut poser la question que d’un point de vue chrétien et
chercher à y remédier de ce point de vue seulement. C’est
pourquoi la voie vers l’intelligence de Dieu selon le message
évangélique passe par une intelligence du judaïsme d’hier et
d’aujourd’hui. Car cette intelligence du judaïsme pour être réelle
et pas seulement archéologique a besoin de l’existence réelle
d’Israël selon son identité spécifique, dans les formes historiques
d’organisation religieuse, sociale et politique que les juifs se
donnent et sont en mesure de se donner. Ce qui ne veut pas dire
que tous les aspects, en leurs détails particuliers, de l’existence
humaine selon le judaïsme soient également significatifs d’une
intelligibilité de Dieu. Mais le discernement que le chrétien doit
y opérer ne l’autorise en rien à en désapprouver la réalité dans la
vie des juifs. L’existence d’Israël en sa terre, organisée en
État et animée par la Torah qui fut jadis la condition de
réalisation de la révélation demeure depuis lors le symbole
relationnel concret de l’humanité divinisée ; l’Église dans son
essence étant non la détentrice de la révélation, mais la
communauté de témoignage nécessaire à la révélation bâtie
sur ce symbole, afin qu’elle soit portée de façon toujours plus
intelligible à la connaissance de tous.
3. L’unité entre la Torah et l’Évangile s’oppose à
toute
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L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
idée de réunion du judaïsme et du christianisme.
Cette unité est un idéal au cœur de chacun d’eux.
Reste à rappeler de façon extrêmement schématique comment
voir l’unité entre le judaïsme, en tant que pratique de vie selon
l’idée d’Alliance, d’une part, et la Révélation évangélique selon
une structure d’Alliance en la seule personne de Jésus d’autre
part. Notons qu’il ne faut pas dire : « unité entre le christianisme
et le judaïsme » en tant que religions l’un et l’autre, pour les
raisons déjà indiquées. Les comportements religieux sont en
effet à la foi en Dieu ce que les comportements affectifs sont à
l’amour conjugal, et les religions sont par rapport à la Révélation
de Dieu à l’homme ce que les philosophies sont à l’existence
humaine. Comme religions, le judaïsme et le christianisme sont
en relations conflictuelles, chacune revendiquant en propre ce
qui leur est commun et chacune reprochant à l’autre ce qui les
distingue. Elles ne pourront se comprendre comme
complémentaires qu’en « postulant » une unité organique sur le
plan de leur foi biblique et évangélique. Encore que le judaïsme
s’identifie davantage avec la Torah, puisque nous sommes en
situation d’» autorévélation » ou de révélation immanente, que le
christianisme ne coïncide avec la révélation jésuanique, puisque
nous sommes en situation de révélation transcendante ou
d’hétérorévélation. C’est la conscience de cette unité organique
— encore à découvrir ou à redécouvrir et à diffuser — entre la
Torah et le judaïsme et la révélation jésuanique qui est la source
du devoir moral pour un chrétien évangélique d’œuvrer de façon
multiforme pour l’existence « politique » (c’est-à-dire organisée
en état sur sa propre terre) qu’Israël se donne, car les conditions
de sa foi doivent être concrètement vécues.
De même qu’Adam — l’homme et la femme compris dans
leur accomplissement familial — est image de l’Éternel, le
peuple d’Israël en sa réalité politique est image du Royaume de
l’Éternel dont la Réalité transhistorique englobe toute
l’Humanité divinisée.
Paradoxalement, mais cependant en stricte logique, c’est en
ce qui « doctrinalement et sur le plan des religions » sépare les
chrétiens et les juifs que se trouve le fondement du devoir moral
pour le chrétien évangélique de vouloir qu’Israël vive en terre
d’Israël, parce que l’Éternel Dieu-trinité en l’Alliance unique de
ses personnes éternelles est entré par l’Une d’elles, son Verbe, en
L’UNITE DE LA TORAH ET DE L’EVANGILE
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une structure humaine d’alliance dans le peuple qui sut vivre
consciemment cette structure d’Alliance que Lui Dieu avait mise
en Sa création à l’image de lui-même.
La découverte psychologique d’une exigence morale et sa
réalisation sur le plan historique se fait souvent après qu’on l’a
plus ou moins gravement violée, et que, sans suffisante
connaissance et conscience, on a progressé dans sa transgression.
C’est souvent dans la faute accomplie, lourde et accablante, que
les yeux s’ouvrent. Il faut alors que la conscience qui garde sa
rectitude fondamentale se convertisse, revienne sur ses pas et
remonte toute la suite des motivations, qui en une déviance
progressive l’a conduite au crime et au péché. Il faut enfin
qu’elle renonce au mal, non seulement à son aboutissement
destructeur, mais en sa source intellectuelle, en ses présupposés
inaperçus, implicites, apparemment anodins et inoffensifs qui lui
ont donné naissance. Devant le mal et le péché de la Shoah il y a
pour les chrétiens le devoir d’un examen de conscience qui ne
peut s’en tenir au remords sentimental, ni se contenter d’un
revirement affectif, prenant le contre-pied d’un mépris
millénaire. Cette conversion des chrétiens doit remettre en cause
leur théologie de la vie et de la mort de Jésus, et cela par fidélité
à Jésus, révélateur d’un Dieu vivant en structure d’Alliance et
formant le projet de notre divinisation dans les liens d’une
alliance d’éternité.
Certes les obstacles sont nombreux sur le chemin de cette
conversion du cœur et de la pensée, la conversion de la pensée
étant plus rude à opérer que celle du cœur.
***
Joseph Duponcheele : docteur en philosophie
Contact email : <mailto:[email protected]>
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