L`INDIVIDU Du moi à la première personne Sujet très vaste. Éventail

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L'INDIVIDU
Du moi à la première personne
Sujet très vaste. Éventail de tentatives de définitions possibles.
(i) Parti pris méthodologique: résister à la tentation de s'attaquer à la question ontologique: « qu'estce qu'un individu ? »
Expliquer pourquoi résister à la question ontologique, à l'approche essentialiste impliquée par la
question « qu'est-ce ? » → on risque de créer des mythes philosophiques, des objets métaphysiques.
Méthode plus « analytique »: décrire nos manières d'employer ce concept, l'usage que nous en
faisons en philosophie et dans le langage ordinaire. Objectif de clarification du concept par ses
usages. Pas de quête d'une essence qui donnerait la signification du concept d'individu, mais
approche descriptive.
(ii) Restriction de l'investigation: Même si une certaine partie de ce que je vais dire concerne la
notion d'individu de manière très générale, je me concentrerai dans ce qui suit sur un usage plus
spécifique: l'individu humain; non pas le particulier, objet identifiable comme entité à part, mais le
particulier humain que l'on désigne encore sous le nom de personne. C'est donc sur l'individu
humain que portera l'essentiel de mon propos.
(iii) Objectif: débrouiller un nœud conceptuel, qui obscurcit notre concept d'individu. Car ce qui
apparaît d'emblée lorsque l'on se penche sur l'usage philosophique de la notion d'individu, c'est un
certain embarras conceptuel entre deux significations fort différentes: être le même / être soi-même.
L'intrication (la confusion?) de ces deux significations donne alors lieu au problème philosophique,
lockéen par excellence: être soi-même le même, ou le même soi que soi-même.
En même temps, il est clair que ce qui nous intéresse avec ce concept d'individu, ce n'est pas
seulement sa signification numérique, quantitative: le fait qu'il y ait une seule et même chose, là où
l'on pourrait croire qu'il y en a deux; c'est surtout le sens plus moderne, qualitatif, de l'individu, qui
désigne ce qui fait que cet individu est lui-même et pas quelqu'un d'autre.
Préliminaire:
Partir de la formule de Quine « pas d'entité sans identité »
Quine reprend le questionnement ontologique dans une perspective analytique: à quelle
condition peut-on parler d'individus? Pourquoi utilisons-nous des termes singuliers dans le
langage? Qu'est-ce que cela montre?
Quine veut « nettoyer les bidonvilles ontologiques », c'est-à-dire ne pas démultiplier les
entités correspondants aux termes. Pas d'entités superflues.
Le seul fait d'employer des noms propres ne suffit pas à affirmer l'existence d'individus
leur correspondant. L'existence des individus doit être cherchée dans une autre structure
du langage.
Critique que Quine adresse à Meinong, Frege et Russell, à leur tentative pour penser des objets
particuliers possibles, des objets inexistants. Tout le problème est d'identifier de tels objets
possibles, pour pouvoir entre autres les discerner les uns des autres. On a donc besoin de critères
d'identification, ce qui manque à ces objets seulement possibles. C'est ce qui fait dire à Quine: « pas
d'entité sans identité » (no entity without identity » 1948).
Si je ne peux pas identifier de façon précise un objet, alors, il n'y a pas un tel objet. Je ne peux pas
parler d'entité inexistante si je ne peux pas les identifier en tant que telles.
Une identité doit pouvoir être identifiable en termes quantitatifs, et donc avoir une référence qui
témoigne de son existence. C'est l'extensionalisme de Quine: une entité doit avoir une extension;
une entité qui serait purement intensionnelle, comme une proposition ou une propriété, ne peut être
identifiée faute de critères. Une propriété n'a pas d'identité au sens où, même si on la retrouve à
l'identique dans plusieurs objets, elle n'a pas elle-même d'extension. Ce sont plutôt les entités, au
sens extensionnel, qui peuvent posséder des propriétés identiques. Mais pour qu'il y ait une entité, il
faut que celle-ci puisse être individuée par des critères d'identité. Ce sont ces critères qui permettent
d'établir des énoncés d'identité du type frégéen « Hespérus est Phosporus », c'est-à-dire de
reconnaître que deux noms ou deux descriptions différentes ont la même référence, qu'une entité
peut être désignée sous différentes descriptions. L'identité implique donc l'indiscernabilité, au sens
leibnizien: « « Deux choses sont les mêmes lorsque l’une peut être substituée à l’autre, la
vérité étant respectée » (Quine, MC, p.174).
L'identité se confond avec le principe de substitution leibnizien, qui cherche à établir
l'identité numérique, ou un jugement d'identité entre deux descriptions. a=b
C'est le même individu qui est tour à tour appelé a (Hespérus) ou b (Phosphorus).
On pourrait donc dire que pour Quine, il n'y pas d'entité sans identité et pas d'identité sans
indiscernabilité (Pascal Engel, La norme du vrai, p.192). La logique de l'individuation est la
suivante:
l'individuation suppose de quantifier un particulier, cette quantification ne peut se faire
sans la référence, référence à une entité existante. Cette entité elle-même est identifiée
par le principe d'indiscernabilité leibnizien.
Quel est l'intérêt de ce préliminaire?
Quine ouvre un questionnement sur le rapport entre langage et ontologie, entre le nom
propre et l'individu qu'il est censé désigner. Il ouvre ainsi un champ d'investigation crucial
sur l'individuation par le nom propre, c'est-à-dire par la référence. Est-ce bien le nom
propre qui permet d'identifier une entité individuelle? Tout nom propre a-t-il une référence?
Cette référence est-elle bien un individu?
Si l'on s'en tient à l'être humain, réfléchir sur ce que signifie le concept d'individu nous
amène à nous interroger sur le principe d'individuation de ces entités spécifiques, sur leurs
conditions d'identification. Est-ce que ces conditions d'identification sont semblables pour
tout individu ou sont-elles spécifiques dans le cas des êtres humains, des personnes?
Je vais montrer que la philosophie moderne s'est justement attachée à proposer un
principe d'individuation « spécial » pour l'individu humain, faisant basculer la réflexion
philosophique plus classique sur l'identique, le même, vers une réflexion de l'ordre de
l'identitaire, centrée sur le soi. Le concept d'individu sert alors la réflexion sur l'identité
personnelle et ce qui fait l'identité personnelle, c'est la conscience de soi. En m'appuyant
sur les travaux de Vincent Descombes, je montrerai comment les philosophies de la
conscience ont non seulement rabattu le concept d'individu sur le moi ou le soi, mais aussi
qu'elles ont fini par se débarrasser de l'individu humain. Car ce qui compte, pour ces
philosophies du sujet, c'est l'identité du moi indépendamment de l'individu humain que je
suis également pour les autres.
Et cela commence justement par une reprise des théories de la référence.
Plan:
1) l'individuation par la référence
La référence a l'avantage d'impliquer nécessairement une identification, mais toute
identification passe-t-elle par la référence? En outre, lorsque je me réfère à une personne,
dont l'individuation repose sur la conscience de soi, quelle est précisément la référence?
Le soi? Le moi?
2) le problème de l'identité personnelle
3) l'individu au sens normatif: tandis que l'individu est étouffé par l'ego en philosophie,
il n'a jamais été aussi présent sur le devant de la scène dans la vie ordinaire. Ere
de l'individualisme. Paradoxe à expliquer.
I. L'individuation par la référence
Du point du vue du langage, on peut commencer par remarquer que lorsque nous
recourrons au concept d'individu, ce n'est pas pour désigner une propriété ou un concept,
mais bien une entité existante. L'existence de l'individu est la condition logique de
l'affirmation de l'existence de cet individu. Cependant, l'idée d'entité est encore trop vague,
car elle ne nous permet pas de différencier entre des entités individualisées, comme « ce
blanc » et des individus en tant que tels: « ce cheval blanc ».
Dans les Catégories, Aristote développait une conception très large de l'individu,
(atoma) avec différentes catégories d'individu. L'individu y était défini comme exemplaire
d'un genre donné, unité ontologique dans une catégorie. Cependant, l'analyse logique des
conditions d'emploi des propositions singulières permet de distinguer entre les entités
intensionnelles, et les entités extensionnelles.
Quels sont ainsi les critères spécifiques requis par l'identification de cette sorte
d'individus que sont les personnes?
1. La conception frégéenne de la référence et le critère d'identité grammatical
La conception frégéenne des particuliers a joué un rôle important, voire fondateur,
dans nombre de théories contemporaines sur l'individu. Même si Frege emploie rarement
le terme même d'individu, parlant plutôt de particulier ou d'objet, ses réflexions ont nourri
des penseurs comme Wittgenstein, Strawson ou Quine après lui. Qu'est-ce que Frege
apporte à notre compréhension de l'individu? D'une part, une distinction fine entre deux
types d'éléments linguistiques, le concept et l'objet, distinction fondée sur un critère
grammatical. D'autre part, une théorie de la référence qui articule référence et particulier et
qui nous intéresse dans la mesure où faire référence à ces particuliers concrets que sont
les individus suppose de pouvoir les identifier. La théorie frégéenne de la référence
concerne donc les conditions d'identification des individus.
Pascal Ludwig, dans son article sur la contribution de Frege à une pensée de
l'individu, expose clairement cette imbrication de la référence dans la définition même du
concept d'individu: « « nous entendrons pas « individu » tout particulier auquel il est
possible de faire référence ». (p.39). Ce serait donc la possibilité même de produire une
identification au moyen de la référence, telle que Frege l'entend, qui déterminerait ce
qu'est un individu.
En effet, la référence est nécessairement identifiante: mais toute identification passet-elle nécessairement par la référence?
Qu'est-ce que la référence, telle que Frege l'a développée dans Les fondements de
l'arithmétique ? Frege utilise le terme de Bedeutung, que l'on traduit donc par
« référence » ou dénotation, et qui désigne une certaine propriété d'un énoncé, celle de
déterminer la vérité ou la fausseté de l'énoncé. La référence est donc le porteur de la
valeur de vérité des énoncés. Or, dans la théorie correspondantiste de la vérité à l'œuvre
chez Frege, les énoncés trouvent leur valeur de vérité dans la correspondance avec les
faits pertinents. La référence engage donc des faits extra-linguistiques. Par exemple, la
vérité ou la fausseté de l'énoncé: « Nicolas Righi est professeur de philosophie » sera
déterminée par la référence de « Nicolas », donc, l'existence de cet individu identifiable.
Mais qu'en est-il de « être un professeur de philosophie »?
En fait, le paradigme de la référence au sens frégéen est le nom propre. La
référence d'un nom propre est un objet singulier. Elle peut s'étendre aux descriptions
définies, telles que « Le professeur de philosophie qui a organisé le stage ». On voit bien
dans ce cas comment la référence est individualisée. Mais quelle est la référence, s'il y en
a une, d'un prédicat comme « est professeur de philosophie » ou « est l'organisateur du
stage »? Dans la logique frégéenne, la référence est le porteur de vérité, ce qui détermine
la valeur de vérité. La référence d'un nom est un objet, et les prédicats sont combinés
avec les noms, s'appliquent aux noms pour former des phrases qui seront vraies ou
fausses.
Frege apporte une distinction qui permet de résoudre un peu cette question de la
référence des expressions qui ne sont pas des noms propres. Il s'agit de la distinction
entre concept et objet. Les objets sont des entités que Frege qualifie de « complètes » ou
« saturées ». L'objet est une unité ontologique désigné par un substantif, qui est en
quelque sorte clos sur lui-même. L'objet est la contre-partie extra-linguistique du
substantif. En revanche, le concept est une entité incomplète, ou insaturée, qui a vocation
à servir de lien, à se combiner ou à s'enchaîner avec d'autres éléments linguistiques. Si
toutes les entités étaient complètes, alors elles ne pourraient pas s'enchaîner: il faut dans
le langage des éléments incomplets qui servent de liens, pour faire tenir ensemble ces
autres éléments. Même si concept et objet désignent des éléments extra-linguistiques,
leur distinction est précisément une distinction grammaticale.
En effet, le critère de démarcation entre objets et concepts est pour Frege le critère
grammatical traditionnel entre sujet logique et prédicat. On retrouve ainsi sous la plume de
Frege une version grammaticale de la distinction entre les particuliers et les universaux:
les premiers sont des sujets logiques, donc des individus; les seconds sont des prédicats,
concepts et propriétés. L'identification en termes de référence repose donc sur l'analyse
de la structure logique des propositions en termes sujet/prédicats. Frege va même plus
loin en posant qu'un concept ne peut être représenté que par une expression prédicative,
jamais par un substantif. La spécificité grammaticale des deux types d'expressions,
substantives ou référentielles et prédicatives, est telle qu'il est inconcevable qu'un concept
joue le rôle d'un objet et vice-versa. Par exemple, le substantif « Vienne » désigne un
objet et ne saurait désigner un concept. En revanche, le substantif peut faire partie d'une
expression prédicative: « être une Vienne ». Par exemple, dans l'énoncé: « Trieste n'est
pas une Vienne », ce n'est pas le mot « Vienne » qui est prédiqué de Trieste, mais
l'expression prédicative « être une Vienne ». La dénotation des prédicats est donc, selon
l'interprétation que l'on peut faire de Frege, soit le concept lui-même, soit son extension
(ensemble de choses auxquelles il s'applique; = interprétation de Carnap).
Un individu est donc bien plutôt la référence d'un substantif, en position de sujet
logique dans la proposition. Les substantifs, qui jouent invariablement le rôle logique de
sujet, sont les termes qui permettent de faire référence à des particuliers, et les objets
auxquels ces substantifs font référence sont les individus.
Citation 1: Frege p.133: « En bref, on pourrait dire en prenant « prédicat » et
« sujet » dans leur sens linguistique: un concept est la dénotation d'un prédicat, un objet
est ce qui ne peut pas être la dénotation totale d'un prédicat mais peut être dénotation
d'un sujet ».
2) Wittgenstein: la critique des énoncés d'identité
La référence est ce qui permet à Frege de fournir une certaine explication des
énoncés d'identité, en distinguant le sens et la référence (cf. « Sens et dénotation » dans
Ecrits logiques et philosophiques). En effet, Frege élabore un raisonnement contre l'idée
que des substantifs pourraient jouer le rôle grammatical de prédicat. Il prend notamment
l'exemple suivant: « L'étoile du matin est Vénus ». La phrase a l'air d'être constituée par
un sujet, substantif, (« l'étoile du matin ») une copule, « est » et un prédicat « Vénus » qui
s'applique au sujet. Or, ici, l'analyse en termes de prédication ne va pas, car nous avons
affaire à un énoncé d'un type différent, un énoncé d'identité. Le « est » n'est pas une
copule mais l'expression de l'égalité, de l'identité.
Du point de vue logique, il faut lire cette phrase comme étant de la forme « a=b ». Si
nous avions proposé l'énoncé « a=a », nous aurions eu un énoncé d'identité également,
mais a priori, dont l'intérêt pour la connaissance est moindre. « L'étoile du matin est l'étoile
du matin » est une tautologie. En revanche, la seconde proposition « L'étoile du matin est
Vénus », apporte quelque chose en termes de connaissances. Elle repose sur la
distinction entre la référence et le sens. En effet, les deux termes de l'égalité, « l'étoile du
matin » et « Vénus » ont la même référence, sans quoi l'identité serait impossible. Mais ils
n'ont pas le même sens. Le sens est « le mode de donation » de la dénotation, ce à
travers quoi nous comprenons la dénotation. Par exemple, le sens de « l'organisateur de
ce stage » dénote l'individu Nicolas Righi. « Le professeur de philosophie du lycée Arthur
Rimbaud » dénote toujours le même homme, mais cette fois-ci, le sens est différent.
L'intérêt des énoncés d'identité est de montrer l'importance de la référence, car ce
qui fait l'identité, ce n'est justement pas le sens des signes, mais bien leur référence, à
savoir les objets. L'identité est une identité entre des objets.
Cependant, il ne s'agit pas d'énoncer une identité entre deux objets différents, mais
bien d'un seul et même objet avec lui-même. D'où le problème: l'énoncé d'identité
exprime-t-il une identité entre des signes ou leurs objets?
C'est un point que critique Wittgenstein, qui considère précisément que de tels
énoncés, les énoncés d'identité, sont absurdes:
« Il semble que l'identité d'une chose avec elle-même nous fournisse un paradigme
infaillible de l'identité. Je dirai: « ici, il ne peut pas y avoir plusieurs interprétations. Qui voit
une chose voit aussi l'identité ».
Deux choses sont-elles identiques quand elles sont comme une seule chose? Et
comment suis-je donc censé appliquer au cas de deux choses ce que me montre une
seule chose? »
Et encore: « Dire de deux choses qu'elles sont identiques est un non-sens, et dire
d'une seule chose qu'elle est identique à elle-même, c'est ne rien dire du tout ». TLP,
5.5303
Que veut dire Wittgenstein? D'abord, il signifie que c'est pour les besoins de la
représentation, par commodité, que nous considérons que les choses demeurent
relativement stables. Nous savons bien que n'importe quelle entité est mouvante, change
constamment, sans que cela n'affecte ce qui fait son individualité. Nous faisons donc
comme si une entité demeurait la même, ou identique à elle-même.
Ce que souligne ensuite Wittgenstein, c'est que nous avons une conception
relationnelle de l'identité, comme en témoigne son symbole logique =. L'identité suppose
deux termes que l'on identifie l'un à l'autre. Mais comment une seule et même chose, celle
dont nous voulons préserver l'identité de manière stable, en dépit du temps et des
changements, peut-elle être deux choses identifiées l'une à l'autre à l'aide de la relation
d'identité? De la même façon, à quoi sert de redoubler la chose pour créer une relation à
soi qui serait celle de l'identité à soi? Que serait une telle vertu ou propriété de l'identité à
soi? Nous voyons bien que c'est inutile. La charge critique des remarques de Wittgenstein
ne porte pas tant sur le concept d'identité que sur son acception logique, qui pense
l'identité en termes relationnels, impliquant deux éléments de comparaison.
Les paradoxes de l'identité peuvent se résumer ainsi: si l'on opte pour une
conception relationnelle de l'identité, comme le font les logiciens tels que Frege, alors on
entre dans une dialectique vertigineuse de l'identité et de la différence. En effet, pour que
la chose soit identique à une autre chose, il faut pourtant que cette autre chose soit la
même chose; et si la chose est identique à elle-même, alors il faut bien qu'elle soit
identique à une autre chose, qui n'est autre qu'elle-même, donc il faut qu'elle se divise en
deux pour qu'une relation entre deux termes soit possible.
A quoi nous sert alors un concept d'identité? Quel est le rapport avec notre capacité
à identifier un individu?
Pour identifier un individu, il faut que je puisse le considérer comme « le même » en
différentes occurrences. Mais je ne désigne jamais une entité comme étant « la même »
dans l'absolu. Je dirai plutôt que « Nicolas est le même homme que celui qui a organisé le
stage » ou encore, en voyant Nicolas, je pourrais dire, « C'est Nicolas! » en me servant du
même nom pour le réidentifier. J'ai reconnu que cet individu est le même que celui que j'ai
déjà rencontré plusieurs fois et qui se nomme Nicolas Righi. Qu'est-ce qui me permet de
l'identifier?
Du point de vue physique, nous pourrions dire: son corps, sa matière (en termes
aristotélicien). Et en effet, ce qui compte comme un élément important dans notre manière
d'individuer des êtres humains, des personnes, et de les identifier, c'est leur corps. La
question à laquelle nous devons répondre, c'est : « Qu'est-ce que c'est que le même être
humain? Que signifie être le même homme, la même personne? » Quels sont les critères
d'identité pour l'être humain? Nous avons donc besoin d'un principe d'individuation pour
les êtres humains, pour les personnes. Si nous considérons le rôle joué par le corps en
tant que condition d'individuation, nous remarquons deux choses: (i) la matière est bien
une condition d'individuation, comme Aristote l'avait bien vu. (ii) le propre du corps,
humain inclus, est d'être affecté par d'incessants changement sans toutefois perdre son
identité. Il y a va du concept d'être humain, qui comprend l'organisme, le corps vivant, que
son individuation intègre les changements parfois imperceptibles de sa matière. Ainsi, le
fait que la composition de mon corps ne soit jamais absolument identique d'un instant à un
autre n'empêche pas le fait qu'il s'agit toujours de mon corps. (arguments de la
croissance)
Changer dans sa composition ne signifie donc pas changer d'identité et devenir autre
chose. Au contraire, il appartient au concept de personne qu'elle puisse avoir une histoire
et changer dans le temps. C'est aussi pour cela que nous ne pouvons pas saisir les
conditions d'individuation d'une entité indépendamment de la nature de l'entité elle-même:
les conditions d'individuation d'un nombre ne sont pas les mêmes que celles d'une
personne. Pour pouvoir être le même x, il faut d'abord avoir précisé ce que cela signifie
que d'être un x et ensuite, ce que cela signifie que « rester le même » pour un x.
Le corps est une première condition d'individuation, mais ce n'est pas la seule. Du
point de vue linguistique, pour identifier Nicolas, je me sers tout simplement de son nom.
C'est ce que je fais depuis le début de la matinée où j'ai pris cet exemple et bien avant de
commencer mon exposé, lorsque j'ai rencontré Nicolas. Autrement dit, c'est bien ainsi que
nous procédons dans la pratique: nous identifions les individus, en particulier, les
personnes, au moyen des noms propres. Or, c'est exactement là que veut nous emmener
la critique wittgensteinienne de la conception logique et relationnelle de l'identité.
Wittgenstein remarque que dans la pratique, lorsque nous voulons identifier un individu,
nous n'établissons pas une relation entre des signes ou entre des objets, nous n'utilisons
pas le signe d'identité (=), mais nous utilisons des noms propres. Il écrit ainsi:
« J'exprime l'identité des objets par l'identité du signe, et non à l'aide d'un signe
d'identité. Et la différence des objets par la différence des signes ». TLP, 5.53.
Pourquoi Frege, qui est pourtant très attaché aux noms propres, qui constituent pour
lui le paradigme de la référence aux individus, est-il également si attaché au signe
d'identité? Pour essentiellement deux raisons: d'abord, parce que certains objets ont
plusieurs noms propres (Cicéron = Tullius; Hespérus = Phosphorus); ensuite parce que
Frege englobe dans la catégorie des noms propres les descriptions définies qui jouent le
même rôle grammatical de substantifs et de sujets logiques ( L'étoile du matin = Vénus).
La solution pour se débarrasser de la relation d'identité, ce serait que chaque objet n'ait
qu'un seul nom propre et qu'on n'utilise les seuls noms propres comme sujets. On
appliquerait le concept d'identité chaque fois qu'il y a usage d'un nom propre.
Si je reprends mon exemple précédent, lorsque j'identifie cet individu « Nicolas
Righi », je le fais au moyen d'un nom propre qui ne désigne ni son corps ni une collection
de cellules changeant en permanence, mais bien une personne, un individu humain.
Même si Nicolas a effectivement changé et vieilli depuis notre dernière rencontre, il est
encore « le même individu » que la dernière fois et je suis justifiée à l'identifier au moyen
du même nom propre.
A la suite de Wittgenstein, Peter Geach a proposé une distinction qui permet de
penser l'identité d'un individu autrement que comme relation entre entités. Dans Mental
Acts, il revient sur la structure propositionnelle des énoncés d'identité, dont nous avons vu
que pour Frege, par exemple, il s'agit d'une structure classique sujet-prédicat. Or, selon
Geach, l'identité est justement pensée par les logiciens comme expression prédicative,
sous la forme « est identique à » ou « est le même que ». On applique en fait un concept
d'identité sous forme de prédication. C'est ce que Geach appelle l'usage prédicatif de
l'expression « le même A » (a predicative use of « the same A »). C'est typiquement
l'exemple de Frege: « L'étoile du matin est Vénus » signifie en fait: « L'étoile du matin est
la même planète que Vénus ». L'identité est ainsi pensée comme relation entre deux
noms propres (ou descriptions définies), quand bien même Frege se refuse à y voir une
prédication, car « Vénus » n'est justement pas un prédicat. Mais « être la même planète
que vénus » joue bien le rôle de prédicat.
Geach propose alors un second usage de l'expression « le même A », un usage en
tant que sujet (a subject-use of « the same A »). Cet usage consiste à appliquer notre
concept d'identité en utilisant un nom propre une deuxième fois ou en le remplaçant par
un pronom anaphorique (il ou elle). C'est ce que je fais quand je rencontre Nicolas et que
je le nomme « Nicolas » bien après nos premières présentations. Chaque fois que je veux
parler de Nicolas, j'utilise désormais son prénom pour faire référence à cet individu. Si je
veux vous raconter une anecdote confidentielle et croustillante au sujet de Nicolas, je vais
sans doute commencer mon histoire de la manière suivante: « Figurez-vous qu'un jour,
Nicolas a fait ceci.. » puis je poursuivrai mon récit en le désignant par le pronom « Il » et
vous saurez très bien identifier de quel individu je parle: toujours Nicolas.
Puisque nous sommes sans cesse en train de faire ce genre de récits, le moins que
l'on puisse dire est que nous sommes tout à fait familiers avec ce type d'identification qui
consiste à reconnaître que l'on fait référence à une même personne tout au long du récit.
En outre, pour pouvoir établir une relation d'identité entre deux noms propres ayant la
même référence, il faut déjà disposer de ces noms propres et savoir qui ils identifient. Par
exemple, il faut déjà savoir que Vénus est une planète avec une certaine position et que
l'étoile du matin est également une planète. L'usage des noms propres impliquent de
connaître les conditions d'individuation des objets qu'ils désignent.
Que voulons-nous donc dire quand nous parlons du même homme? De la même
personne? Pour répondre à cette question, nous avons justement besoin d'un critère pour
fixer le sens d'un nom propre. Le critère, dans la tradition frégéenne, n'est pas
épistémologique, il n'est pas une preuve ou un moyen de reconnaître l'identité visée, mais
c'est un critère grammatical. C'est la condition qui doit être remplie pour se servir d'un mot
comme d'un nom propre. Le critère d'identité est le sens que nous fixons pour appliquer
notre concept d'identité à un nom propre (terme individuatif). C'est le sens de x qui nous
permet de dire qu'ici, nous avons « le même x ».
Le critère d'identité conçu par Frege a fait l'objet d'un commentaire éclairant de David
Wiggins, reprenant la terminologie aristotélicienne. Ce critère correspond à ce que Aristote
désignait comme essence ou quiddité de l'objet, son essence nominale. Ainsi, la question
« quid est » précède la question « an est »: pour savoir si x existe, encore faut-il avoir
précisé ce qu'est x, ce dont on parle. L'application du concept d'identité repose sur ce
genre de décision lexicale: qu'appelle-t-on une personne? En vertu de l'essence nominale
de la personne, nous pouvons ensuite déterminer s'il y a des personnes et si x est la
même personne. Autrement dit, nous avons besoin de savoir ce que cela signifie pour un
individu humain, pour une personne, que de persister dans l'existence? C'est cela qui
nous donnera le critère pour employer le concept d'identité, « le même ». L'essence
nominale nous oriente vers le type d'identification approprié à la sorte d'individu que nous
voulons identifier. Je sais comment faire pour identifier Nicolas Righi, car c'est une
personne, mais je ne sais pas encore qu'il est cet homme. Pour faire le saut, il faut que je
mette en œuvre les procédures d'identification spécifiques aux êtres humains.
Cette dépendance entre les conditions d'identification et le type d'individu à identifier
a été formulée par Geach, à travers la thèse de la dépendance sortale de l'individuation.
Cette thèse s'applique à l'usage des noms propres en vue d'identifier des particuliers.
Geach écrit:
Citation 4: « Le même » est une expression fragmentaire, et n'a pas de sens à moins
que nous ne disions ou que nous ne voulions dire « le même X », la lettre X représentant
un terme général [individuatif] » Mental Acts, p. 69.
Nous remarquons que Geach articule les deux types d'entités que Frege cherchait à
distinguer radicalement: les objets et les concepts. En effet, pour qu'un objet puisse être
individué dans le discours, il faut deux choses: (i) qu'il fasse partie des termes généraux,
certes, mais individuatifs (un arbre vs de l'or) (ii) c'est-à-dire qu'il fasse partie d'une
catégorie conceptuelle. Les objets ne sont donc pas indépendants des concepts, car pour
les identifier, nous avons précisément besoin de savoir sous quel concept les subsumer,
de quelle sorte ils sont. C'est un point qui apparaissait déjà chez Frege, qui admettait que
l'identification nécessitait au préalable la subsumption de l'individu sous un concept, dont
on peut d'ailleurs le prédiquer. Mais cela n'enlevait rien au fait que cet individu ne pouvait
être prédiqué de rien. On peut aussi y retrouver l'idée des Catégories d'Aristote, qui
pensait l'individu comme exemplaire d'un genre, unité ontologique au sein d'un genre.
Nous cherchons à savoir quelles sont les conditions pour donner un nom propre à
une entité. Pour faire cela, il faut que je sache à quelle entité je vais donner un nom
propre: s'agit-il d'un homme ou d'un chien ou d'une planète? La portée de la règle de
Geach consiste à relativiser l'identité au genre auquel l'individu appartient. Il est entendu,
par exemple, que nous n'allons pas donner à un bébé humain un nom propre comme
« chaise de jardin » ou « table à langer », et que les parents qui seraient tentés de le faire
seront taxés de confusion des genres.
Pour déterminer l'identité d'un individu dans le temps, pour savoir s'il s'agit du même
individu en différentes occurrences, il faut d'abord savoir à quelle sorte d'individu nous
avons affaire. Si l'individu en question est une cellule, un changement de composition
affectera davantage son identité que s'il s'agit d'une personne. La règle de Geach nous
fournit ainsi un principe de dépendance sortale de l'individuation, qui stipule que les
conditions d'individuation dépendent de la sorte d'individu que nous cherchons à identifier.
La contribution de Geach est donc une reprise du critère grammatical frégéen pour
distinguer les noms propres. Il souligne que l'emploi des noms propres repose sur un
critère grammatical d'identité, qui nous est donné par l'essence nominale ou la sorte
d'individu qu'ils désignent.
3)
Les individus comme sujets logiques et faits empiriques (Strawson)
En évoquant Frege, nous avons vu que l'on pouvait se référer de manière identifiante
aux individus. Mais cette possibilité demeure très large et générale: n'importe quel objet
peut ainsi faire l'objet d'une référence identifiante. Ce n'est donc pas la référence en tant
que telle qui est déterminante dans la définition des individus, mais plutôt une certain rôle
joué dans le discours: le rôle de sujet logique. (par opposition à prédicat). Ce qui compte,
c'est l'asymétrie entre particuliers et universaux, ou individus et concepts au regard de la
structure logique sujet/prédicat. C'est un point qui a été remarquablement analysé par
Peter Strawson, qui s'inspire des travaux de Frege dans un ouvrage consacré aux
Individus (1959). L'un des buts de Strawson dans ce livre est de renouveler et d'éclairer la
distinction référence/prédicat, ce qui suppose de réserver la référentialité pour les
particuliers, donc les individus. C'est la relecture de Strawson qui aboutit à cette
superposition du sujet et de la référence, et à une théorie de la référence centrée sur les
individus. Est une entité individuelle ce qui peut faire l'objet d'une référence. Et cette
référence joue le rôle grammatical de sujet d'une proposition. Il y a une équivalence entre
se référer à quelque chose et le nommer.
Strawson tente de donner davantage de substance au critère grammatical de Frege,
c'est-à-dire à la distinction entre sujet et prédicat. Il développe une distinction entre deux
catégories d'expression dont le critère est plus précisément le mode d'introduction des
termes dans la proposition, la forme propositionnelle. La démarcation proposée par
Strawson oppose les termes introduits sous forme assertive et les autres, sous forme
substantive. Ce que Frege appelle les concepts apparaissent dans le discours sous forme
de propositions assertives; plus loin, ils rendent l'assertion possible, alors que les termes
introduits sous forme substantives ne permettent aucune formulation de type assertif.
L'intérêt de cette suggestion de Strawson est d'approfondir la recherche d'un critère
purement grammatical, sans avoir recours à une distinction catégoriale entre des types de
mots, ni à une distinction métaphysique entre des genres d'objets. Il s'agit d'une pure
différence de style, de manière de parler: les individus n'appariassent pas dans le discours
dans un style assertif; en revanche, nous parlons des prédicats de manière assertive.
Texte p.179:
Citation 5: « Nous sommes en possession d'un contraste, vaguement exprimé, entre
des expressions-A qui introduisent leurs termes dans le style substantif, et des
expressions-B qui introduisent leurs termes dans le style assertif. Ce contraste dérive, et
dépend partiellement, de classifications grammaticales qui nous sont familières, en
particulier la classe « substantif » dont nous avons dit fort peu, sauf que c'est la forme que
nous utilisons tout naturellement lorsque nous voulons simplement dresser une liste de
termes ».
La réflexion de Strawson sur l'importance d'une distinction de style, de manière de
parler, d'utiliser certains termes, vise à montrer que le réel enjeu de la réflexion sur les
individus n'est pas un enjeu métaphysique concernant la distinction classique entre les
particuliers et les universaux; c'est un enjeu grammatical portant sur la distinction
sujet/prédicat. L'accent a été déplacé de l'opposition entre des termes singuliers ou
particuliers et des termes généraux, (et les catégories d'objets qui leur correspondent) aux
rôles logiques joués par les termes singuliers (celui de sujets) par opposition aux
prédicats.
Le présupposé de ce type d'analyse est que pour qu'il y ait une proposition, une
assertion, il faut que les deux éléments, ce que l'on attribue et ce à quoi on l'attribue,
soient combinés dans la forme propositionnelle. Or, ce lien de combinaison est supposé
venir de l'intérieur de la proposition, c'est-à-dire de l'un des deux éléments. D'où la
distinction frégéenne, repirse également par Quine et Strawson, en termes complets et
incomplets. Ce sont les expressions prédicatives, incomplètes, qui assurent cette fonction
de liant. On présuppose donc que les deux éléments doivent fonctionner différemment
pour que leur enchaînement soit possible: l'un comme prédicat, l'autre comme sujet.
L'expression prédicative garantit que les termes ne sont pas simplement juxtaposés mais
effectivement combinés dans une proposition douée de sens. Elle joue le rôle de
l'assertion.
Cette présupposition est un élément très fort, mais aussi très discutable des
conceptions Frege-geach-Strawson... Ramsey par exemple, refuse ce présupposé, c'est-
à-dire qu'il refuse de penser la proposition en termes de sujet/prédicat. Il considère par
exemple que dans la proposition « Socrate est sage », nous n'avons pas affaire à un
élément substantif, le sujet, Socrate, ainsi qu'un élément assertif, le prédicat, « être
sage », mais à deux éléments substantifs, Socrate et la sagesse, qui peuvent ensuite être
combinés par des opérateurs externes. On peut dire tout aussi bien que « Socrate est
sage » ou que « La sagesse est une caractéristique de Socrate » sans altérer le sens de
la proposition, sans enfermer les termes dans des rôles grammaticaux prédéfinis. On peut
donc inverser les positions de sujet et de prédicat pour n'importe quel énoncé.
La réception de ce genre d'objections conduit Strawson non pas à rejeter la structure
propositionnelle sujet/prédicat, mais à la penser d'une autre manière. Strawson va ainsi
formuler une version de cette distinction qui n'est pas purement grammaticale, comme cidessus, mais qui repose sur une différence catégoriale entre termes. Le critère
grammatical va donc être assorti à une critère de catégorie. Du point de vue catégorial,
Strawson s'intéresse aux conditions d'attribution d'une expression à une autre. Pour
former une proposition et lier ses éléments entre eux, il repprend le modèle classique de
l'attribution. Le lien attributif n'est pas une relation, au sens logique, comme le signe
d'identité. Des expressions comme « être caractérisé par » ne sont pas des termes
appartenant à une troisième catégorie, les relations. C'est pourquoi Strawson parle de
liens non relationnels. Ces liens peuvent aussi bien lier les particuliers aux universaux, les
universaux entre eux ou des particuliers entre eux. Ils peuvent être des liens sortaux,
comme « être une occurrence ou un spécimen de la sorte... », ou des liens caractérisants:
« être caractérisé par ».
La question est de savoir quel type de termes sont attribuables et à quels types de
termes peut-on faire des attributions? Et est-ce que ces types de termes sont exclusifs ou
non. Pour parer aux objections de Ramsey, qui a montré que les fonctions grammaticales
sujet/prédicat pouvaient être renversées, Strawson cherche à maintenir une catégorisation
stricte entre entités, à montrer qu'il existe deux catégories de termes: ceux qui sont
attribuables et ceux qui sont attribués. Il reformule ainsi la distinction sujet/prédicat:
« y est affirmé comme prédicat de x » est analogue à « x a un lien attributif à y, soit
comme individu de la sorte y, soit comme caractérisé par y ».
Cette analyse des conditions d'attribution montre que les universaux ou concepts
peuvent être attribués, et donc, prédiqués des particuliers, alors que les particuliers ne
peuvent pas être attribués (donc prédiqués) aux universaux. L'asymétrie sujet/prédicat est
réaffirmée à travers l'analyse des conditions d'attribution des termes les uns aux autres.
Ainsi, si l'on reprend les exemples de Ramsey:
(i)
Socrate est sage: l'universel « sagesse » est attribué au particulier Socrate, il en
est une caractérisation.
(ii)
Socrate est un homme: l'universel « homme » est attribué comme sorte dont
Socrate est une occurrence, un individu. On retrouve ici les universels sortaux, qui
fournissent non pas de simples caractérisations des individus déjà existants, mais les
conditions d'individuation en fonction du type d'individu.
(iii) la sagesse est une caractéristique de Socrate (car on ne dira pas, « la sagesse
est Socrate »): l'individu particulier « Socrate » est intégrée dans une expression
prédicative universelle, le concept « être une caractéristique de Socrate », qui rassemble
plusieurs particuliers. Socrate fait partie de ce qui est attribué, mais il n'est pas lui-même
attribuable.
Ainsi, le critère catégorial repose sur la logique de l'attribution:
Citation 6: « nous pouvons construire un sens d' « attribuer » selon lequel il sera vrai
que les universaux peuvent, en même temps, être simplement attribués, et avoir des
propriétés qui leur sont attribuées (i.e. être des sujets), tandis que les particuliers ne
peuvent jamais être simplement attribués, bien qu'ils puissent avoir des propriétés qui leur
sont attribuées (i.e. être des sujets) et faire partie de ce qui est attribué » (p.194).
Le critère grammatical est renforcé de cette analyse de l'attribution, puisqu'on voit
que sous la distinction sujet/prédicat se déploie une différence entre catégories de termes,
différence telle que certains termes, les substantifs, ne peuvent jamais être attribué
directement à d'autres. Ce sont les termes référentiels qui désignent les individus. Du
point de vue logique et linguistique, l'individu apparaît nécessairement en position de sujet
dans le discours, et est exclu du rôle de prédicat, parce qu'un individu ne peut pas être
attribué à un universel ou à un autre individu. Il peut seulement soit se voir attribué un
universel, soit faire partie d'une expression-prédicative. La découverte de Strawson, c'est
que nous n'attribuons jamais le particulier. Il y a donc une convergence entre le critère
grammatical et le critère catégorial, de sorte que attribuer quelque chose revient à adopter
une position de prédicat dans une proposition. Ne pas être attribuable caractérise non pas
les sujets, mais bien les individus, qui ne peuvent donc que jouer le rôle de sujets.
[certains universels peuvent être en position de sujet, avoir des propriétés qui leur sont
attribuées, ex: la sagesse est une vertu morale].
La convergence entre critère grammatical et catégorial fait fond, en dernière
instance, sur une condition empirique. La question rappelons-nous, est de savoir comment
parler des individus? Quelles sont les conditions d'identification des individus dans le
discours?
La condition pour pouvoir faire une référence identifiante à un individu, c'est que le
locuteur de l'énoncé connaisse une proposition empirique vraie, telle qu'il n'y ait qu'un seul
particulier répondant à une certaine description. (p.205).
Citation 7: « On peut donc formuler, brièvement, le contraste fondamental de la
manière suivante. L'introduction identifiante d'un particulier ou d'un universel dans le
discours implique que l'on sache quel est le particulier ou l'universel signifié par
l'expression introductrice. Savoir quel est le particulier ainsi signifié implique connaître, ou
parfois – dans le cas de l'auditeur – apprendre, à partir de l'expression introductrice
utilisée, un fait empirique quelconque qui suffit à identifier ce particulier, un fait autre que
le fait qu'il s'agit du particulier qu'on introduit. Mais savoir quel universel est signifié
n'implique pas, de la même manière, la connaissance d'un fait empirique quelconque:
simplement une connaissance du langage. » (p.208)
Le critère grammatical distinguait des positions dans la propositions; le critère
catégorial distinguait des termes attribuables ou non. La condition empirique ajoutée par
Strawson justifie cette double démarcation par une réflexion sémantique sur les conditions
de vérité des propositions sur les individus. Il faut d'abord savoir qu'il est vrai que « il y a
un x » pour pouvoir dire quelque chose de x. Il faut un fait empirique, « la condition
empirique », que l'on peut désigner par un nom, pour pouvoir faire un énoncé sur un
particulier. Strawson distingue donc entre une connaissance purement linguistique,
impliquée par la compréhension du sens des concepts universels, et une connaissance
empirique extra-linguistique qui concerne l'existence des individus. Pour identifier des
universels, il nous suffit de savoir employer correctement les termes qui les décrivent.
Pour identifier des individus, il faut d'abord avoir connaissance d'un fait empirique à leur
sujet (on retrouve l'exigence de Quine: « pas d'identité sans entité »). Il faut connaître leur
existence empirique.
Strawson en reprenant un certain nombre d'éléments de la théorie de la référence de
Frege, propose donc un fondement à la distinction traditionnel sujet/prédicat, refusant d'y
renoncer comme Ramsey. Cette distinction est justifiée par un ensemble de contrastes
mis au jour par ses analyses: contraste grammatical mode substantif/mode assertif du
discours; contraste catégorial termes attribuables/non attribuables; contraste entités
complètes/incomplètes. Strawson superpose le couple logique sujet/prédicat et le couple
métaphysique particulier/universel.
Pour parler d'un particulier, pour l'identifier dans le discours, il nous faut un fait
empirique à son sujet. La référence au particulier est un fait extra-linguistique, une entité
complète (Frege). La complétude du particulier est liée à ce qu'il se déploie comme un fait,
déjà constitué. Même si l'individu-sujet ne forme pas à lui tout seul une proposition, – il est
donc tout aussi incomplet que l'universel du point de vue propositionnel – , il est complet
du point de vue empirique. A l'inverse, l'identification d'un universel se fait au moyen d'une
description, d'un prédicat incomplet qui se complète à travers le lien attributif qu'il établit
avec l'individu. Comme l'universel se déploie uniquement sur le plan du langage, il
apparaît comme un élément constitutif de la proposition, donc incomplet, sans jamais jouir
de la complétude de l'individu, que celui-ci tire de son assisse empirique. L'individu a
vocation à se fondre dans la position de sujet logique parce que cette complétude explique
son caractère non attribuable. On ne peut attribuer que des éléments incomplets de
discours. (cf p.239)
Avec Strawson, l'héritage frégéen est mis à contribution d'un renouvellement et d'un
renforcement de la double distinction sujet/prédicat ET particulier/universel. Strawson
s'éloigne ainsi du critère purement grammatical frégéen pour renouer avec une réflexion
plus métaphysique. Il assume parfaitement le présupposé de la structure logique
sujet/prédicat. Enfin, il considère que l'identification d'un individu passe nécessairement
par sa référence.
Au terme de cette première étape, nous arrivons à deux idées importantes:
premièrement, nous disposons à la suite de Frege d'un critère purement grammatical pour
identifier tout individu dans le discours, indépendamment de la sorte à laquelle il
appartient. Être un individu, c'est apparaître d'une façon spéciale dans le discours et nous
pouvons identifier les individus à partir de notre manière d'en parler. Deuxièmement, la
thèse de la dépendance sortale de l'individu, héritée de Geach et de Strawson, nous a
aussi montré qu'au-delà de ce critère grammatical qui fonctionne pour n'importe quel
individu, il existe des conditions d'individuation spécifiques, relatives à la sorte d'individus
à laquelle nous avons affaire. En ce sens, l'identification d'un nombre ne procède pas de
la manière que l'identification d'une autre sorte d'individus: les personnes. Il nous faut
donc tirer les conséquences de cette dépendance sortale et examiner les conditions
d'individuation spécifiques aux personnes.
Je peux déjà esquisser ce qui suivra: nous verrons que la philosophie de la première
personne élaborée par Descombes consiste en fait à revenir à un critère grammatical
d'identification et à ne pas envisager d'autres critères ou niveaux extra-grammaticaux.
C'est une retour au grammatical, sans être un retour à Frege dont Descombes, à
l'évidence, ne partage justement pas la conception de l'individu comme objet, ni la théorie
de la référence.
II.
Le problème de l'identité personnelle
1.
Le critère psychologique
Nous avons vu que la conception sémantique de Strawson ne fait pas de différence
entre les individus, qui sont tous identifiés de la même manière à partir d'une connexion
prédicative. Peu importe qu'il s'agisse d'individus humains, de personnes, ou autres. Ce
sont les prédicats qui déterminent (caractérisent) la sorte d'individus dont nous parlons. Il
n'y a pas de différences entre sujets logiques, peu importe qu'il s'agisse de personnes ou
d'objets.
Cependant, cette théorie ne rend pas compte de la spécificité des énoncés en
première personne, qui sont justement distinctifs des individus humains. Malgré l'existence
de bouteilles portant l'inscription « Drink me » (Bois-moi) dans certains fictions, (Alice in
Wonderland), nous constatons que nous parlons toujours des objets à la troisième
personne (« La bouteille est pleine », « C'est une bouteille de vin »), alors que nous
pouvons faire des énoncés en première personne quand nous parlons de certaines
personnes, en l'occurrence: nous-mêmes. Seuls les individus humains ont cette possibilité
de parler d'eux-même, de se désigner, à la première personne.
Comment identifier une personne, s'assurer qu'elle est bien elle-même et qu'elle est
bien la même? La question de l'identification devient alors, non pas: « comment savoir ce
qu'est x? Ou ce que c'est que d'être un x? », mais « comment savoir que je suis moimême? » On peut diviser encore cette question en deux: « qu'est-ce que c'est « être un
moi »? » et « qu'est-ce que c'est qu'être ce moi-ci? » En tout cas, la question de l'identité
personnelle est rabattue sur les conditions d'identification du moi. En effet, le concept de
personne peut donner lieu à deux interprétations: il y a d'une part, la personne objective,
l'individu que je suis pour les autres; et il y aurait d'autre part, la personne subjective, ce
moi que je suis et auquel je m'identifie par la conscience. Dans un article crucial, The First
Person, Elizabeth Anscombe décrit cette alternative typique d'une conception dualiste de
la personne et elle se concentre sur la façon dont les conditions individuation en troisième
personne ont été négligées au profit d'une problématique de l'identité personnelle et
subjective dans les termes d'une egologie, comme on la trouve chez Descartes.
Ce que l'on peut tout de suite tirer des analyses de Anscombe, c'est que l'individu,
cette personne vivante, cet homme que je suis pour tout le monde, disparaît sous le moi,
l'ego auquel je suis le seul à avoir un accès direct. La personne, au sens de l'egologie,
c'est ce noyau singulier qui me distingue de tout autre, ce phénomène qui ne se donne
qu'à soi-même et que chacun désigne par le recours au pronom « Je ».
Pour comprendre la doctrine égologique, il faut d'abord analyser les conditions
d'emploi du « je », de la première personne grammaticale. Et la première chose qui saute
aux yeux, c'est une certaine asymétrie entre un même fait exprimé en 1ere/3eme
personne. Prenons le fait que Socrate marche (exemple de Descombes). On peut
l'exprimer de deux façons:
Citation 8:
«(a) A la troisième personne, le fait est exprimé par une proposition déclarative dans
laquelle l'individu concerné est identifié (par exemple, par son nom « Socrate ») et dans
laquelle une description est appliquée à cet individu (par exemple, « il marche ». On dira
donc quelque chose comme « Socrate marche ».
(b) A la première personne, le locuteur pose un sujet de prédication qu'il nous permet
d'identifier en nous signalant qu'il s'agit de l'être que lui-même appelle « je » ou « moi »,
donc celui auquel il s'identifie. Socrate déclare « Je marche », et, ce faisant, il désigne (par
« je ») un individu auquel il applique la description signifiée par le verbe ». (CS, p.127)
La thèse égologique, qui correspond à la description que nous venons de faire des
énoncés en première personne analyse ce type d'énoncés comme des énoncés de la
forme attributive, où l'identification et l'attribution se confondent. De la même façon que
pour attribuer le prédicat de la marche à Socrate, il faut que j'ai pu identifier Socrate au
préalable, de même, pour m'attribuer un prédicat à moi-même, il faudrait que je m'identifie
d'abord.
Descombes: « Je dois donc savoir que je suis moi et ce que c'est que d'être moi ».
Le problème, pour la doctrine egologique, devient donc celui de l'identification de soi:
comment m'identifier? Comment savoir que je suis moi?
La doctrine egologique apporte deux éléments de réponse:
1)
L'identification s'opère par la référence à soi: le pronom « je » fonctionne
comme un nom propre, qui a une référence. C'est la thèse référentialiste: le pronom « je »
est autoréférentiel. Sa référence est forcément un objet (Frege), un individu, le soi ou le
moi. Cette identification par la référence nous fait passer de l'énoncé tautologique: « Je
suis moi » à l'énoncé métaphysique « Je suis un moi », qui objective et réifie le moi. On
crée alors une difficulté qui rejaillit sur les conditions d'individuation de la personne: qu'estce que cela signifie, « être un moi »? Comment individualise-t-on et reconnaît-on « un
moi »?
2)
La référence implique donc l'existence d'un objet, le soi ou le moi, que le sujet
de l'énoncé puisse connaître pour pouvoir l'identifier. Le moi doit donc se donner à luimême, être un phénomène qui se présente à soi. Le sujet doit pouvoir se décrire comme
« être soi ».
Citation 9: Descombes (p.128): « On aperçoit la difficulté : il faut, nous dit l'égologie,
savoir ce que c'est qu'être soi pour pouvoir s'identifier soi-même comme un soi. Mais c'est
une chose que de savoir ce que c'est qu'être X et c'en est une autre de savoir que je suis
moi-même un X. Or, ici, les deux savoirs doivent coïncider, sinon il pourrait arriver que je
sache, par le fait d'être donné à moi-même comme un moi, ce que c'est qu'un moi, sans
pour autant être capable de désigner celui qu'il s'agit de désigner comme un moi, à savoir
moi. »
La difficulté de la doctrine égologique, c'est qu'elle aboutit à une aliénation du sujet,
divisé ou plutôt dédoublé, entre sujet logique et objet (référence), sans pouvoir établir de
lien autre que prédicatif entre les deux. Je serai alors en position d'identifier un moi auquel
précisément je ne parviens pas à m'identifier, alors qu'il se trouve que ce moi est moi. →
Moran, Autorité et aliénation
La doctrine égologique pratique une confusion entre deux ordres de questions: être
un individu/être soi-même. La première question est contingente: il se trouve que, de
façon contingente, je suis aussi cet homme. La seconde, « être soi-même » toucherait à
une vérité plus fondamentale.
Citation 10: Descombes (129): « En tant qu'ego, le sujet n'est pas un homme, n'est
pas un individu identifiable comme cet homme, c'est-à-dire ce corps vivant d'une vie
humaine, cet animal humain. Pour la philosophie du sujet, il faut chercher ailleurs que
dans les conditions d'existence de son humanité la définition de l'identité personnelle d'un
être qui s'identifie à la première personne. »
Les conditions d'individuation d'un être humain: son corps (Aristote), sa forme de vie,
le passé de cet individu, ses actions, son caractère, qui me permettent de savoir quel
genre d'homme je suis; ces conditions seraient différentes des conditions d'identification
de la personne. Les conditions de l'identité personnelle sont de l'ordre d'un rapport cognitif
à soi au sens d'un accès au phénomène de soi-même: la conscience de soi. L'argument
égologique, c'est que sans un phénomène du soi-même, le locuteur qui emploie le pronom
« je » ne pourrait pas savoir de quoi il parle, car le pronom n'aurait pas de référence.
L'objet de la référence est le soi qui se donne de manière phénoménale.
Le basculement de la réflexion sur les conditions d'identification de l'individu à la
personne, au moi, correspond à une subjectivation de notre concept d'identité personnelle.
L'individu n'est plus ou plus que le sujet, au sens moderne du sujet conscient de soi. L'un
des représentants majeurs de cette interprétation subjective de l'identité est Locke, qui
considère l'identité en termes psychologiques, en tant que continuité de la mémoire et des
états de conscience. Dans son Essai sur l'entendement humain, Locke expose une
conception assez radicale de l'identité personnelle, qui sépare bien l'individu et la
personne: en effet, il ne suffit pas d'être le même individu que X pour être la même
personne que X. C'est ce nous montre le cas de l'amnésie: Jacques est toujours le même
homme, le même individu aux yeux des autres, mais il n'est plus la même personne car il
a perdu sa mémoire, au moins en partie. Être le même individu n'est donc pas une
condition suffisante de l'identité personnelle. Plus loin, ce n'en est pas non plus une
condition nécessaire: il n'est pas nécessaire d'être le même individu que Jacques pour
être la même personne que Jacques. C'est ce qu'illustre la fable lockéenne du prince et du
savetier (II, XXVII, §15): citation 11.
Le tournant radical opéré par Locke conduit à dissocier la question des conditions
d'individuation de l'être humain, le problème classique de l'individu, de la question
moderne de l'identité personnelle. Être un individu et être une personne, ce n'est pas la
même chose, et cela suppose des critères d'identité différents. L'identité personnelle a ses
propres critères.
Nous avons là une conception de la personne, qui considère l'identité personnelle
comme indéterminée, selon que les conditions d'identification relèvent du corps, de la
matière, ou de l'esprit, des pensées. L'indétermination vient d'une hésitation au niveau du
principe d'individuation des personnes: matière ou forme? Corps ou esprit? Locke n'est
pas dualiste, au sens où il s'oppose à l'idée cartésienne selon laquelle le sujet pensant
pourrait exister sans incarnation, sans l'animal humain. Mais il distingue :
- l'identité d'un individu, qui est de type biographique: le fait d'être le même être
vivant, identifié par autrui, avec une continuité de vie
 l'identité d'une personne, d'un moi (self), qui est de type psychologique, repose sur
la conscience de soi, d'être le même, sur la continuité de la mémoire.
La problématique de l'égologie n'est donc pas l'identification de l'individu, la question
de savoir comment rester le même individu; mais c'est l'identification du même moi (self):
comment être le même moi? – ce qui ne peut se faire qu'à ses propres yeux (condition
subjective d'identité) Quel est le critère d'identité pour le même moi?
2.
La référence à soi
La doctrine egologique s'appuie sur une théorie de la référence, où le pronom « Je »
dans les énoncés que je fais sur moi-même, désigne un objet de conscience, le soi. Faire
référence à soi, ce n'est rien d'autre que faire référence à une personne, qui est soi. La
référence à soi reprend la condition de toute référence: désigner quelqu'un (ou qqc). Et
elle en ajoute une seconde: cette personne doit être la personne qui parle. Pour
comprendre les conditions d'identification de la personne, il nous faut donc d'abord
comprendre la référence à soi.
La référence peut nous permettre de désigner n'importe quel objet à la troisième
personne, dont la personne objective que je suis, comme lorsque je parle de moi en me
désignant comme « votre fidèle serviteur ». La référence identifie le sujet de prédication
dans la proposition. Mais dans le cas de la référence à soi, si ce n'est pas un individu qui
est identifié, qui est-ce? Qu'est-ce qui est désigné par l'acte d'auto-désignation, si ce n'est
pas la personne objective? L'ego, répond la doctrine egologique. Examinons la pertinence
de cette réponse à partir de l'analyse grammaticale du langage, en particulier de cas de
références à soi.
Pour qu'il y ait référence à soi, il faut pouvoir identifier un sujet de prédication. La
question est de savoir si la référence à soi en première personne fonctionne de la même
manière que la référence à une personne en troisième personne. Est-ce qu'on identifie le
moi
comme
n'importe
quel
autre
sorte
d'individu,
grâce
à
la
prédication
(sorte/caractérisation)? Est-ce qu'on identifie le même moi par rapport à un fait empirique
qui se réitère (le phénomène de soi)? Est-ce qu'on identifie le moi par la connexion entre
un nom propre et un phénomène auquel on l'applique?
Bref, l'enjeu est de savoir si la référence fonctionne de manière identique dans les
énoncés en troisième personne et en première personne, si on peut aligner les énoncés
en première personne sur les énoncés en troisième personne. Savoir si les énoncés en
première personne ne sont qu'un cas particulier des énoncés en 3è pers., particuliers au
sens où leur référence est un objet spécifique: le soi.
Nous devons l'une des analyses les plus éclairantes de ce point, largement reprise
par Ricoeur puis par Descombes, à Anscombe dans The First Person.
L'analyse porte sur les différentes façons de faire référence à soi dans le discours.
Lorsque l'on pratique une analyse grammaticale, il en ressort deux types de cas:
a) les cas où la référence à soi s'exprime par l'usage d'un pronom réfléchi direct,
comme pour « Socrate se lave ». Le pronom renvoie au sujet de la proposition,
« directement ».
(b) les cas où la référence à soi s'exprime par l'usage d'un pronom réfléchi indirect :
« Socrate se déclare débiteur d'un coq envers Asclépios ». Le pronom s'emploie dans une
subordonnée et renvoie au sujet du verbe principal à condition que celui-ci exprime la
pensée de ce sujet; il y renvoie donc « indirectement ».
Anscombe s'intéresse à ce pronom réfléchi indirect, qui ne se remarque pas en
français, mais qui fait l'objet d'un statut grammatical spécifique en grec ancien. En
français, on ne distingue pas si le pronom exprime un rapport à soi direct, établi par soimême, ou indirect, établi par quelqu'un d'autre qui rapporte mon auto-désignation. Le
pronom réfléchi indirect fait cette différence et il renvoie à la personne à qui nous
attribuons des pensées, comme si elle s'était exprimée en première pers. Il nous fait sentir
les effets du pronom réfléchi en style indirect en renvoyant à la personne qui parle.
L'analyse sémantique de la proposition sur la personne nous impose de faire une
différence, imperceptible en français, entre deux types de prédicats réfléchis:
Citation 12: Descombes p.140: « 1° le prédicat usant du réfléchi direct « x dit que
x... », prédicat dyadique ordinaire dont les deux places marquées « x » doivent être
remplies par des noms (ou des « désignations identifiantes ») d'un seul et même individu
(b) le prédicat usant du réfléchi indirect « x dit que soi... », dans lequel la place
marquée « x » doit être tenue pour référentielle au sens sémantique, mais dans lequel il
n'est pas certain qu'on trouve une seconde place référentielle.
En français, la différence n'est pas marquée dans la langue, de sorte qu'un énoncé
comme « N. a dit qu'il a écrit ce livre » est au fond ambigu puisqu'il n'indique pas si N. a dit
« J'ai écrit ce livre » ou s'il a dit « N. a écrit ce livre. ». Dans ce dernier cas, N. a
certainement fait référence à lui-même. Mais supposons qu'il ait parlé à la première
personne. A-t-il fait référence à N.? Et, s'il n'a pas fait référence à N., à qui a-t-il fait
référence? »
« Socrate dit qu'il doit un coq... » : le nom « Socrate » et le pronom « Il » ont la même
référence, l'individu Socrate.
VS « Socrate se dit débiteur d'un coq »: le nom « Socrate » fait référence à l'individu
Socrate, mais il est employé ici pour s'auto-désigné. Ce premier individu fait référence à
soi. S'agit-il bien d'une référence? L'auto-désignation est-elle une référence à un soi?
Si l'on en revient à notre réflexion de départ sur l'asymétrie des énoncés en
1ere/3ème pers.: on se demandait si on pouvait aligner les énoncés « autoréférentiels »,
« auto-attributifs », en 1ère pers. sur les énoncés en 3è pers. Et pour répondre à cela,
nous avons fait un détour: nous avons « transposé » les énoncés en 1ere pers. en 3è pers
en les mettant au style indirect, pour voir si cela changeait quelque chose et ce que cela
nous montrait au sujet de leur référence.
La conclusion à en tirer, c'est que dans le cas des énoncés en 1ere pers, on ne voit
pas bien quelle est la référence, qu'il s'agisse du pronom réfléchi ou du pronom personnel
« Je ». Nous comprenons très bien que la référence du nom propre « Socrate » dans un
énoncé en 3eme pers, c'est l'individu Socrate. Mais quelle est la référence dont parle
Socrate en disant qu'il « se déclare débiteur »? quel est ce « lui-même » dont il parle?
Quelle est la référence du « Je », lorsque Socrate dit « je dois un coq... »?
Si on aligne les énoncés en 1ere pers sur les énoncés en 3eme pers en suivant la
même logique de la référence, alors, on devrait dire que la référence de « Je » est soimême. En utilisant le pronom « Je », Socrate fait référence à lui-même.
Problème: comment peut-on expliquer les énoncés en 1ere pers en les alignant sur
les énoncés en 3è pers, alors que nous avons expliqué les énoncés en 3è pers usant du
pronom réfléchi indirect à partir des énoncés en 1ere pers? Il y a là une circularité.
En outre, quel est cet objet, « le moi »? « on retombe sur les arguments humiens, le
moi comme entité illusoire; ou de type behavioristes, antimentalistes, sur le caractère
inobservable de cette entité)
Anscombe, et Descombes dans son sillage, s'opposent à cette idée d'un objet, « le
soi » qui serait la référence du « Je ». Elle défend l'idée que le Je n'a précisément pas une
fonction autoréférentielle, ni référentielle du tout.
Tout d'abord, elle imagine un monde où chaque individu porterait deux étiquettes sur
son corps: l'une sur son front, l'autre dans le dos. La première étiquette faciale comporte la
lettre « A », dont tout le monde peut se servir pour se présenter. La seconde, dans le dos,
est différente et propre à chacun. Certains énoncés auront pour sujet « A », d'autres, « B,
C, D, etc... ».
Citation 13: « Demandons-nous: est-ce réellement vrai que si on ne considère pas « Je » comme un
nom propre, c'est parce que chacun l'utilise seulement pour référer à soi? Construisons un cas clair
d'un tel type de nom. Imaginez une société dans laquelle chacun est étiqueté avec deux noms. L'un
apparaît sur leur dos et sur leur poitrine, et ces noms, que leurs porteurs ne peuvent pas voir, sont
multiples: disons « B » jusqu'à « Z ». L'autre, « A », est imprimé à l'intérieur de leur poing et tout le
monde a le même. Pour décrire les actions des gens, chacun utilise les noms sur les torses ou les dos
s'il peut voir ces noms ou s'il est habitué à les voir. Chacun apprend également à répondre aux
énonciations du nom figurant sur sa poitrine et son dos de la façon dont nous tendons à répondre à
l'énonciation de nos noms. Pour décrire ses propres actions, que chacun dégage directement de la
seule observation, on utilise le nom sur la paume. De telles descriptions ne sont pas seulement faites
sur la base de l'observation, mais aussi sur celle de l'inférence et du témoignage ou autre
information. Par exemple, à partir des énoncés des autres qui ont pour sujet « B », B dérive des
conclusions exprimées par des phrases qui ont pour sujet « A ».»
Par exemple, si B entend C dire « B a les cheveux blonds » ou « B est affable », il en
déduira « j'ai les cheveux blonds » et « je suis affable ».
Qu'est-ce qu'Anscombe veut nous montrer par là? Dans l'expérience de pensée de
Anscombe, ce qui est étrange, c'est que les énoncés en première personne sont aligné
sur les énoncés en troisième personne: « A » se substitue à « B », sans que cela ne
semble modifier quoi que ce soit. Cette expérience suggère que alors que nous
prétendons utiliser « Je » comme un nom propre, et qu'il a donc la même référence que le
nom propre.
L'identification via la lettre « A » est semblable à notre usage du pronom « Je »: tout
le monde peut le faire, c'est à la fois ce qui nous individualise au sens où cela nous
permet de parler au nom de l'individu que nous sommes, en première personne. Et en
même temps, ce qui nous individualise, c'est notre nom propre, inscrit sur notre dos. Nous
voyons déjà que le pronom « Je » ne fonctionne pas comme un nom propre; nous n'avons
pas de titre à lui attribuer une référence comme si c'était un nom. La logique de la 1ère
pers est différente de celle des noms propres, qui correspondent à chaque particulier.
Mais alors à quoi sert « A » ou « Je » s'il ne désigne pas un particulier? Pour
comprendre cela, il faut sortir de la théorie de la référence et revenir à l'analyse
grammaticale.
En effet, A est plutôt employé sans autre fonction que de désigner qui parle. Quand
B parle en disant « A », on sait qu'il indique que c'est lui qui parle. N'est-ce pas ce que
nous faisons lorsque nous utilisons le pronom « Je »?
La piste ouverte par Anscombe revient à envisager l'auto-désignation, que nous
avons appelée jusqu'ici référence à soi, sans faire intervenir de théorie de la référence.
Autrement dit, il s'agit d'identifier l'individu autrement que par la voie référentielle.
(car si la référence est nécessairement identifiante, cela ne veut pas dire que toute
identification passe par la référence).
Les analyses d'Anscombe aboutissent en effet à l'alternative suivante:
Soit une conception référentialiste du « je », qui divise la personne en individu
objectif (référence objective) et en soi (référence subjective). Théorie dualiste de la
personne. Conception réifiée du soi.
Soit récuser que l'emploi du « je » soit référentiel. Les énoncés en 1ere pers. ne sont
pas auto-référentiels. Ils relèvent de la logique grammaticale de la 1ère personne. Ils
identifient celui qui parle.
3.
Philosophie de la première personne
Les travaux de Anscombe ont été une source d'inspiration très forte pour beaucoup
de philosophes contemporains, notamment « analytiques », en particulier Modern Moral
Philosophy en philosophie morale, Intention en philosophie de l'action et The First-Person.
C'est sans doute en partie à partir de ses lectures de Anscombe et de l'article cité
que Vincent Descombes a développé sa philosophie de la première personne, par
opposition aux philosophies du sujet et à l'egologie. En voici les principaux éléments,
notamment pour une clarification du concept d'individu:
Descombes tire les conséquences de la réflexion sur la fonction du pronom « Je ».
On l'a vu, « je » ne fait pas référence à une personne objective. Mais il ne fait pas non plus
référence à une autre personne. Pour éviter ces embarras, il faut admettre que la fonction
de « je » n'est tout simplement pas référentielle. Alors à quoi sert-il?
Le mot « je » a pour fonction de renvoyer à la personne qui est en train de vous dire
« je ». Cet usage ne peut se penser que dans un contexte d'interlocution, ou une
personne s'adresse à une autre.
Citation 14: CS p.156: « ce mot « je » renvoie à celui de nous deux qui est en train
de parler à l'autre de nous deux.
Il y a donc bien, si l'on veut, une référence à soi du sujet de l'acte de parole, mais ce
sujet n'est pas moi, si je suis l'individu qui parle, c'est moi-celui-de-nous-deux-qui-a-
maintenant-la-parole, c'est donc le couple des interlocuteurs. Or ce couple cesse d'être
identifiable si l'on ignore dans quel acte d'interlocution les deux positions de locuteur et
d'interlocuteur sont assignées à des individus ».
Le « Je » ne se comprend que dans un acte de discours (pragmatique) et non du
seul point de vue d'une sémantique des propositions. Ce qui compte, ce n'est pas qui est
le sujet logique de la proposition? Mais: qui est-ce qui parle? Et le « Je » n'indique pas un
individu, qui serait le sujet logique, ni un groupe d'individus (« nous »), mais un couple
d'interlocuteurs, engagés dans un acte de discours composés de deux personnes
grammaticales.
Le sujet de l'acte de discours n'est donc pas un individu, mais un couple
d'interlocuteurs (sujet monadique/dyadique).
Ce n'est pas un individu, mais deux individu, ou alors, par intériorisation, un individu
assumant les fonctions de 2 partenaires.
La pensée de l'individu est donc typiquement une pensée sémantique: l'individu est
la référence d'un sujet à la 3ème pers du singulier. Si l'on se situe au point de vue plus
pragmatique des actes de discours, on se rend compte que l'individu ne se représente
dans le discours que comme personne grammaticale: 1ère pers par exemple.
En ramenant la réflexion sur le sujet à la logique des prédicats, à la métaphysique
des particuliers, on a confondu le sujet du discours avec l'individu, puis avec le moi
personnel. L'objectif de Descombes est revenir au véritable sujet de discours: la première
personne;
Citation 15: Descombes CS, p.156: « Tant qu'on raisonne sur le sujet pris comme
sujet d'un acte physique, on conserve le point de vue classique de la sémantique: le sujet
est toujours présenté comme une troisième personne du singulier, donc comme un
individu. En revanche, le point de vue pragmatique est celui d'un acte de discours: et le
véritable sujet d'un tel acte ne peut pas être un sujet individuel, c'est forcément un sujet
dyadique, un couple d'interlocuteurs. Autrement dit, ce n'est pas un individu, mais une
paire d'individus ou, par intériorisation dialogique, un individu qui assume les fonctions des
deux partenaires. »
Dès lors, la fonction du pronom « je » est bien de produire une identification, mais
pas une référence. Il faut séparer les concepts d'identification et de référence. Identifier,
ce n'est pas faire référence à un objet (individu, particulier), mais signaler un rôle
grammatical, une position dans la situation d'interlocution. Ce qui est identifié, ce n'est pas
un objet, individu ou moi, mais la position occupée par celui qui parle.
Descombes tire les conséquences de l'analyse proposée par Anscombe de
l'identification de la personne à partir du cogito de Descartes. On se souvient que chez
Descartes, le simple fait de pouvoir dire « Je pense » ou « je doute » suffit pour savoir que
j'existe. J'ai donc un accès cognitif à moi, privilégié, direct, qui se révèle dans ma capacité
à faire des auto-attributions. Lorsque Anscombe analyse l'argument du cogito cartésien,
elle s'inspire de la façon de voir de Wittgenstein, qui considère que le problème du cogito
n'est pas un problème épistémologique (comment prouver que j'existe? Ou comment
trouver une certitude qui résiste au doute?), mais plutôt un problème linguistique:
comment utilise-t-on le pronom latin « ego » (moi)? On peut faire une relecture du cogito
en transposant son enjeu sur le plan linguistique: que fait Descartes ou que veut-il faire
lorsqu'il emploie le mot « moi »? Et la découverte de Wittgenstein et Anscombe, c'est que
l'usage philosophique, cartésien, du « je » et du « moi », est tout à fait différent de l'usage
ordinaire que nous faisons de ce mot, et qu'il est même « exorbitant ».
Anscombe analyse ainsi le cogito en termes linguistiques: l'énoncé « je sais que
j'existe » signifie « Le mot « moi » nomme l'être que je sais exister quand je pense, à
savoir moi ». Le dualisme cartésien renvoie aussi bien à la distinction entre:
 me servir d'un nom propre pour me nommer ou nommer n'importe quelle personne
(« René Descartes »)
 me servir d'un mot spécial pour me nommer moi-même: « moi », « ego »
Descartes peut se servir de son nom propre pour se désigner en tant qu'individu, et
c'est justement l'existence de cet individu dont il se met à douter. Le nom « Descartes »
pourrait être employé par erreur, même si cela a l'air peu plausible, on peut très bien
imaginer que l'on se trompe de nom en se désignant soi-même, parce que l'on a été
échangé à la naissance, ou parce que l'on est en train de rêver. En revanche, le mot
« moi » ne peut pas être employé par erreur pour quelqu'un qui n'est pas moi. Le mot
« moi » fait référence à celui qui nomme, celui qui l'emploie au style direct. Pas d'erreur ou
de malentendu possible, je ne peux pas désigner quelqu'un d'autre en disant « moi ».
Immunité à l'erreur de l'ego.
Du coup, si on relit la certitude existentielle du cogito en termes linguistiques, on
aboutit à la garantie que le mot « moi » nomme quelque chose, et que son emploi est
toujours correct, pas d'erreur. L'argument du cogito vise donc à traiter le pronom « moi »
comme un nom propre spécial.
Si l'on suit la logique référentialiste du nom propre, on comprend qu'à partir de là, on
soit conduit à élaborer une doctrine métaphysique du moi, de l'ego (egologie) qui a pour
tâche de circonscrire la référence du nom « moi », l'objet nommé.
Deux orientations possibles ici, deux direction qui expliquent la « querelle du sujet »:
(a) la direction egologique: l'emploi du mot »moi » prouve qu'il existe un objet qui est la
référence de ce pronom, le moi, que je connais de manière immédiate par un accès
privilégié. L'existence du moi conscient de soi est la condition exorbitante de cette
orientation. (b) l'idée que le mot « moi » tourne à vide, n'a pas de référence, car le moi est
une illusion, une fiction, une réalité fragmentée, évanescente, etc...la première personne
serait une convention linguistique, plus ou moins utile, mais elle serait illusoire car aucune
entité dont je puisse faire l'expérience ne lui correspond.
Les deux orientations présupposent que le mot « moi » fonctionne comme un nom
propre qui a une référence.
Or, la critique anscombienne vise justement à montrer que le « moi » et le « je » ne
sont pas des noms propres, et que c'est pour cette raison-là qu'ils n'ont pas (à avoir) de
référence. Elle rétablit la fonction ordinaire, non philosophique, du « je » et du « moi », car
sans cesse, nous employons la première personne. D'une certaine façon, à l'aune de
l'histoire de la philosophie, on peut voir la position Wittgenstein/Anscombe ainsi: il y a le
cogito et la doctrine cartésienne de l'egologie, supposant l'existence d'une entité, le moi,
dont je suis conscient. Puis, les critiques empiristes et nihilistes du sujet, qui partent du
principe que puisque je n'ai rien de tel qu'une expérience de cette entité, le moi, il n'existe
pas et donc, il faut renoncer à l'usage des pronoms « je », « moi », ou du moins admettre
qu'ils tournent à vide. La position W/A s'accorde avec la critique du sujet pour rejeter
l'idée d'une entité existante telle que le moi, mais elle ne vise pas à se débarrasser de
l'usage de la première personne, seulement de l'un de ses usages philosophiques
« exorbitants ». Au contraire, il faut revenir au langage ordinaire et comprendre ce que
nous faisons lorsque nous utilisons (tout le temps!) la première personne.
Le travail de W/A est de mettre en lumière le présupposé commun à ces positions
qui nourrissent la querelle du sujet: l'idée que « je » et « moi » fonctionnent comme des
noms propres, qui désigneraient donc une entité spéciale, que seul le locuteur peut
connaître directement, à savoir lui-même, son moi. D'où le retour à l'analyse de nos
pratiques de langage, avec avant tout l'idée que nos discours ne sont pas propositions
éthérées, hors contexte, mais des actes de discours, qui nous mettent dans des situations
que la grammaire a précisément pour but de régler. Ainsi, s'il y a bien une identification
par le pronom « je », ce n'est pas au sens de la référence à un objet, le moi, isolé, mais au
sens de l'identification grammaticale du sujet parlant dans le contexte du dialogue.
Citation 16: EH: « La fonction de la première personne est de signaler la présence du
sujet parlant. Elle doit se comprendre dans le système des personnes. Il n'y a pas la
première personne, il y a le système syntaxique des trois personnes. (…) La première
personne donne le moyen à quelqu'un de demander aux autres que ce qu'il dit soit
rapporté à lui, à sa personne, sans qu'il ait à prendre la peine de se nommer ou de se
décrire, c'est-à-dire sans qu'il ait à fournir à ses interlocuteurs un moyen de l'identifier
indépendamment de sa situation de parole. Soit les gens savent déjà qui il est, et donc
savent déjà mettre un nom sur lui qui parle, et dans ce cas, sont identité dans le monde
humain est sous-entendue; soit la situation n'appelle pas que l'on mette un nom sur la
personne parce que tout se joue dans l'échange présent. De façon générale, en disant
« je », je reporte en fait sur vous la tâche de l'identification » (p.109
Ce qui est intéressant, c'est que nous n'avons plus qqc comme une auto-référence
(je fais référence à moi-même), mais une simple identification de moi-qui-parle. C'est
vous, la 2è pers., qui m'identifiez en tant que locuteur. Non seulement l'identification n'est
pas réduite à la référence, car elle ne réfère pas à un objet, elle signale une position dans
le discours. Mais en plus, la tâche d'identification référentielle n'est pas la mienne: ce n'est
pas moi qui fait référence à l'individu que je suis en disant « je », ni à mon « moi »: c'est à
vous de faire le lien entre celui qui parle/l'individu qu'il est pour tous. Ainsi, lorsque je dis
« Je suis professeur de philosophie à St-Omer », l'emploi de ce pronom indique
simplement que c'est moi qui vous parle, alors que Nicolas pourra vous dire, à la 3ème
personne: « Sophie est prof de philo à St-Omer », car il dispose de l'information
nécessaire pour réaliser une identification correcte entre moi qui parle et mon nom propre,
qui me désigne en tant qu'individu.
On peut constater que là où l'egologie se détournait de l'individu pour ne considérer
que le seul moi, Descombes s'attache à y revenir. L'egologie séparait l'individu du moi,
donc du je; Descombes articule le « je » et l'identification de l'individu. Sauf que la fonction
du pronom « je » n'est pas de procéder à cette identification de l'individu que je suis: c'est
vous qui la faites, et pas moi.
Je voudrais finir sur cette critique du moi détaché de l'individu et sur le retour à
l'individu sous la forme de l'agent. Opposition philosophie du sujet (privilégient le moi par
rapport à l'individu)/philosophie de l'agent (agent ET individu).
III.
L'individu normatif
Descombes affirme rejoindre le diagnostic de Charles Taylor:
Citation 17: « le sujet réflexif de la philosophie moderne est un sujet « désengagé »,
ce qui veut dire qu'il n'est pas un sujet pratique ou un agent, mais un observateur de lui-
même, un pur regard jeté sur les choses et les évènements. » DNM, p.76-77
Ce qui gêne finalement beaucoup Descombes, c'est que la philosophie du sujet
aboutit à une conception de la personne divisée en deux substances: un corps et un moi
désincarné. Or, ce moi pose un véritable problème d'identité, dans la mesure où le critère
de l'identité personnelle, c'est d'être soi/moi. Mais comment s'individualise ce moi? Ce que
constate Descombes, c'est qu'au fond, le moi est tout à fait abstrait, au sens où il se
sépare et s'arrache à ses déterminations empiriques, contingentes, pour se poser comme
pur rapport à soi. Le moi, l'ego, est ainsi constitué et défini par le rapport à soi, et ne
coïncide pas avec l'individu que je suis, la créature humaine née à un certain moment, de
certains parents, dotée d'une histoire, etc., encore moins l'agent.
Descombes voit précisément dans cette abstraction, cet arrachement de l'identité à
l'individu, la visée même de la doctrine egologique.
Citation 18: « A moins que son intention [celle de la thèse égologique] ne soit
justement d'inviter chacun de nous à cesser de s'identifier naïvement à l'individu humain
(l'être vivant, l'enfant de ses parents) qu'il se trouve être en ce monde pour trouver ailleurs
sa véritable personnalité. Je crois, du reste, que tel est en effet le sens véritable de la
thèse sur le Moi, depuis Locke jusqu'à Hegel: en me posant comme ce Moi, ce self, je me
sépare ou m' « abstrais » de toute autre détermination, y compris de celle d'être une
créature humaine » (DNM, p.72-73)
D'un côté, il y aurait le fait empirique de ma naissance, et les conditions empiriques
de mon existence, qui font de moi un individu au sens empirique. De l'autre, il y a aussi ce
moi que je pose comme noyau de mon identité, que je peux même, dans une veine
existentialiste, choisir d'être, et qui est libre de toutes les qualités contingentes qui
caractérisent l'individu.
Pour comprendre l'émergence de ce moi désengagé, il faut revenir aux travaux de
Charles Taylor sur l'identité moderne. Dans son opus L'âge séculier, Taylor analyse
l'émergence de l'individu moderne et de ses conditions d'identité, à partie d'une étude
comparative avec les conceptions antiques ou médiévales de l'individu. Il consacre
notamment un chapitre au « grand désencastrement » (the Great Disembedding –
désimbrication serait plus juste) qui constitue l'individualisme de l'homme moderne. Cette
désimbrication correspond à ce que Descombes décrit en termes de désengagement du
sujet: l'homme traditionnel se pense comme un individu au sens empirique, c'est-à-dire
pris dans un faisceau de rôles sociaux, de qualités partagées, communes, etc...Il est fils
de X, père de Y, de la profession Z, etc... (cf Après la vertu, de McIntyre). L'homme
traditionnel ne se pense donc pas en individu, au sens moderne: il se voit comme un être
social défini par sa naissance et ses multiples qualités.
Le propre de la modernité serait la désimbrication opérée par l'individu à l'égard de
ces déterminations: l'affirmation de son identité requiert une désocialisation, un
détachement par rapport à ses engagements sociaux, dans lesquels il est pris depuis sa
naissance dans le monde commun. L'individu moderne naît dans un certain tissu social,
puis il se construit comme « moi », il apprend à être soi par un processus d'émancipation
et de désengagement envers ces liens sociaux et diverses sujétions. Nous voyons alors
émerger un second sens du mot individu, qui n'a plus rien à voir avec le sens classique,
celui du particulier, de l'animal humain. Ce second sens récupère la conception du sujet
comme moi abstrait et propose un concept normatif de l'individu, qui correspond à
l'idéologie individualiste moderne:
Citation 19: « Penser en individu s'oppose ici à penser en homme social. L'être
humain se définit lui-même comme un individu lorsqu'il se pose comme indépendant des
liens sociaux qu'il peut avoir par ailleurs. » (EI, p.138).
Taylor défend l'idée que l'homme traditionnel est incapable de se concevoir comme
un individu au sens normatif, c'est-à-dire indépendant de ses liens sociaux, qui le
définissent. L'avènement de l'homme moderne réside dans cette capacité à construire son
identité en mettant à distance ou en suspendant ces qualités et liens acquis depuis la
naissance, en se concevant comme un être désocialisé. Bien sûr, cette désocialisation est
pure abstraction: il ne s'agit en rien d'un mouvement érémitique. L'individu se conçoit,
imagine son identité, répond à la question au sujet de la personne qu'il est, en faisant
abstraction de ses liens sociaux. Autrement dit, il considère que ces qualités et rôles
sociaux ne sont pas des critères d'identité: le critère d'identité, c'est d'être soi-même,
indépendamment de tout le reste. C'est l'impératif romantique « Deviens qui tu es! », ou
émersonien « Aies confiance en toi! ».
Il y a donc deux sens de l'individu: empirique et normatif. Le sens normatif, celui de
l'individualisme moderne, correspond très exactement à ce qu'a décrit Musil dans son
roman, L'homme sans qualités. L'HSQ est résolument moderne au sens où il se présente
lui-même comme étant d'abord un individu, indépendamment des qualités qui le
caractérisent. L'identité n'est pas réductible à un faisceau de qualités, mais relève de
l'affirmation de soi. Ce qui est intéressant chez quelqu'un comme Musil, c'est qu'il ne
défend pas une conception substantialiste du moi comme noyau qui subsisterait sous les
qualités fluctuantes. Un tel sujet, support est illusoire. En revanche, l'homme apparaît
plutôt, de façon métaphorique, comme une substance malléable, colloïdale, qui se prête à
toutes les formes possibles. Ce qui compte, ce n'est pas qui je suis, c'est-à-dire mes
déterminations empiriques, mais qui j'aurais pu ou pourrais être. L'individu moderne est un
tel homme du possible qui peut imaginer comment il pourrait être et se transformer, selon
le théorème de l'amorphisme humain. Il n'est pas prisonnier de son identité de fait mais
peut s'en émanciper en imaginant d'autres possibilités, en se désintricant de sa vie sociale
et en s'imaginant dans d'autres conditions empiriques, pris dans d'autres liens. (Imaginons
Rainer Maria Rilke né chez les cannibales). Ce serait toujours lui, ce qui suggère que
l'identité personnelle ne relève pas de ces conditions, mais d'autre chose. Le sens
normatif de l'individu distingue l'identité biographique du fait même de l'individuation. La
condition de l'individuation consiste dans le fait d'être moi et non les critères d'identité de
l'animal humain que je suis.
Pourtant, pour être soi, il faut bien déjà être quelqu'un: il est absurde de faire
abstraction du fait biographique et généalogique de son individuation, on ne peut pas en
faire table rase. Il faut déjà être individué pour pouvoir opérer la grande désimbrication
dont parle Taylor. L'esprit moderne se constitue donc moins dans l'absence d'individuation
empirique, que dans le refus de s'en tenir à cette identité de fait et de s'y conformer toute
sa vie. C'est ce que formule ainsi Descombes:
Citation 20: « A la racine de ce que j'appelle « mon identité », il y a forcément le fait
généalogique de ma naissance. Dès lors, qu'est-ce qui distingue la manière dont un
moderne pose la question « Qui suis-je? » de la manière dont on l'aurait posée dans
d'autres contextes culturels? Ce qui distingue l'homme moderne n'est pas qu'il ait cessé
de devoir son individuation au fait d'être né, et donc d'avoir pour identité au sens littéral sa
position généalogique et sociale dans le monde. Ce qui le distingue est de se refuser à
investir cette identité littérale d'une fonction normative. » (EI, p.146-147)
L'être humain est donc d'abord et avant tout un être social, « embedded », imbriqué
dans tout un tas de relations. C'est seulement sur cette toile de fonde de son intrication
sociale qu'il peut « devenir lui-même », ce qui suppose de se concevoir comme pouvant
être indépendant de ces liens. C'est pourquoi la conception normative de l'individu
désengagé est toujours seconde, et articulée avec la première. Le désengagement en
question ne doit pas être compris comme une rupture concrète avec la société, mais
comme le fait de considérer ses engagements comme secondaires ou facultatifs.
L'individualisme moderne est donc un individualisme « dans le monde ». Taylor
explique ce point en reprenant les analyses de Max Weber sur le puritanisme calviniste
comme puritanisme « dans le monde » (VS anachorètes qui rejettent le monde et quittent
la société). Il utilise la distinction entre individualisme hors du monde (ermites) et
individualisme dans le monde: le second type d'individualisme ne prévoit pas de rompre
avec la société et de matérialiser radicalement le désengagement; il vise au contraire à
transformer la société pour en faire une société d'individus normatifs. L'individu moderne
désire vivre une vie individuelle dans le monde, ce qui l'amène à redéfinir ses rapports
avec les autres.
« L'individu doit apprendre à se détacher par la pensée et l'imagination de la place
contingente qu'il occupe dans une société » (EI, p. 150).
La fonction normative de l'individu exige un véritable travail de redéfinition de soi, un
effort complexe qui sollicite l'imagination et des capacités d'abstraction.
L'encastrement, l'imbrication dans les sociétés traditionnelles est très forte: d'abord
sociale, et à travers une vie religieuse mêlée à la vie sociale (Taylor évoque les sociétés
tribales du paléolithique), où les actes cruciaux ne peuvent se faire que collectivement, de
façon ritualisée. Il est donc impossible pour l'agent de se penser à l'écart du collectif, car
les actes ne prennent sens que dans le contexte commun. L'encastrement social signifie
donc l'incapacité à se percevoir et à s'imaginer en dehors du tissu collectif auquel l'individu
appartient. Cela revient à l'incapacité à se poser comme un moi abstrait de ses identités
sociales et collectives.
Citation 21:« Ce que je m'efforce ici de montrer est que, dans les sociétés anciennes,
cette incapacité d'imaginer le moi en dehors d'un contexte particulier correspondait à une
appartenance indéfectible à l'ordre essentiel de la société commune. Nous pouvons
prendre la mesure de notre désencastrement en constatant qu'il n'en est plus de même
pour nous, parce que beaucoup de questions du type « qu'en serait-il si j'avais... » ne sont
pas seulement concevables, mais se trouvent en pratique posées sous la forme de
problèmes brûlants (devrais-je émigrer? Devrais-je me convertir à une autre religion? Ne
devrais-je pas me convertir?). Notre aptitude à concevoir les problèmes abstraits est
également le signe de notre désencastrement, quand bien même nous sommes
incapables d'en imaginer l'aboutissement pratique. » (CT, L'Âge Séculier, p. 270.
Le désencastrement est donc une question d'identité: c'est le report de la question
d'identité, des critères de l'individuation, de l'individu humain, empirique, sur le moi que
l'on comprend désormais dans un certain sens, comme noyau abstrait et indépendant, sur
le mode cartésien. La réflexion historique de Taylor, inspirée par les travaux de Weber et
de Louis Dumont (Essais sur l'individualisme), montre que la religion se modernise avec
d'une part, un désencastrement de certains ordres monastiques ou de certains maîtres
spirituels, prônant une relation individualisée au divin, à distance de la religion sociale, et
d'autre part, une religion, chrétienne par exemple, renouvelée, où l'individu a un rôle à
jouer, même s'il reste bordée par l'intrication dans les formes collectives de la religion. La
thèse de Taylor est que l'une des sources majeures de ce désencastrement progressif est
la tentative chrétienne et stoïcienne pour transformer la société en inscrivant l'individu
dans le monde et non hors de lui. Cette tentative a façonné notre imaginaire moral et
social, dans le sens de l'individualisme moderne.
Deux étapes clés ensuite: la conception d'une identité isolée, développée par le néostoïcien Grotius dans sa théorie moderne de la Loi naturelle (ordre naturel fondé sur la
raison, respecté par tout être rationnel et qui implique une collaboration, une construction
rationnelle et une éthique de l'amélioration de soi) et le projet de Réforme, qui ont
contribué au grand désencastrement. Identité isolée = dévotion personnelle, discipline, qui
conduit à une désidentification à l'égard des formes collectives. Réforme: projet d'abolition
des rituels religieux collectifs.
Il faut avoir pour cela une certaine idée du moi (Locke-Descartes), qui mène à
envisager la société comme étant composée de moi, d'individus, au sens normatif.
L'erreur de beaucoup de conceptions modernes de l'individualisme est de tenir le concept
normatif d'individu pour naturel, le « moi » pour une évidence; or, c'est une manière de
voir culturellement et historiquement déterminée.
La question est de savoir non seulement comment émerge l'individualisme, mais
aussi quel est le lien entre la doctrine egologique et les conceptions juridiques du contrat
social qui fondent une société d'individus désencastrés.
Pour le premier point, nous avons vu que Taylor et Descombes reprennent les
analyses de Dumont, qui observe d'abord l'émergence d'un individualisme-hors-dumonde, qui se constitue dans l'intériorité du sujet, puisqu'il n'a aucun espace d'expression
dans la vie sociale. L'individualisme passe d'abord par une intériorité spirituelle, la maîtrise
de soi-même à travers le détachement envers les fonctions et attachements terrestres. La
transition se fait progressivement de cet individualisme hors du monde à l'individualismedans-le-monde, qui donne à chaque individu les moyens de s'accomplir en tant que moi
dans la société – une société envisagée comme collection ou assemblée d'atomes
indépendants les uns des autres.
Pour le second point, l'analyse historique est plus limitée, mais on peut relever la
concomitance entre le projet politique d'une société d'individus au sens normatif, libres
d'être eux-mêmes, et les doctrines egologiques:
Citation 22: « Le projet politique moderne est tout simplement inconcevable tant
qu'on n'arrive pas à ce moment où l'individu peut avoir l'idée de s'accomplir dans le monde
et non pas dans l'intériorité. Or ce que dit Dumont, qui est très important, c'est que cet
individu-dans-le-monde porte en lui, comme une sorte de noyau intérieur, une
individualité-hors-du-monde. C'est pour cela que je dis que le terme le plus synthétique
pour une philosophie de l'histoire, c'est en définitive plutôt l' individu que le sujet. Un
individu-hors-du-monde qui porte le projet même de changer le monde pour le rendre
compatible avec nos libertés, c'est peut-être cela, l'ego, tel qu'on le trouve dans la
philosophie comme acte pur de ressaisie de soi. Cet acte, c'est l'opération par laquelle
l'individu se détache de son propre passé, de sa propre généalogie, de sa propre
formation, c'est l'initiative qui est censée libérer le sujet de tout ce qu'il devait au monde et
le mettre devant lui-même, à pied d'œuvre, pour tout recréer sur une base entièrement
neuve. » (EH, p.156).
Ce qui apparaît, c'est que la théorie politique de droit naturel, fondement de
l'individualisme moderne, ainsi que la conception egologique du cogito cartésien, ne
doivent rien l'une à l'autre, mais se développent ensemble et révèlent une même pensée,
non pas du sujet, mais bien de l'individu, comme identité isolée, atome désimbriqué, dont
l'identité personnelle se réalise ailleurs que dans le monde empirique. L'ego, ce moi
abstrait, n'est rien d'autre que cet individu moderne, désimbriqué, normatif.
En guise de conclusion:
Dans ses entretiens avec Charles Larmore, Descombes écrit:
Citation 23: « J'avais formulé l'alternative suivante: ou bien la thèse égologique porte
sur moi, et alors elle porte sur l'individu humain que je suis, ou bien la thèse ne porte pas
sur l'individu humain que je suis, mais alors elle ne porte pas sur moi. A ce « défi »,
comme il dit, Larmore répond par un distinguo: la thèse égologique, soutient-il, peut porter
sur moi sans porter spécifiquement sur l'individu humain que je suis par ailleurs, car il est
possible de prendre sur moi d'autres points de vue que celui qui me saisit comme un
animal humain. » (DNM, p.144)
Descombes tente de saisir ce qui cloche avec la conception de l'ego comme moi
abstrait: un moi séparé de l'individu humain qui l'incarne, séparation rendue possible par le
dualisme. C'est en définitive contre ce dualisme qu'il faut œuvrer pour ressaisir l'individu
sous l'abstraction du moi, dont il est inséparable, puisque nous avons vu que cet ego est
lui-même pris dans la constitution normative de l'individu, la désimbrication étant
interprétée comme auto-position.
Le clé de la résolution de ces difficultés se situe du côté de la philosophie de l'action.
Celle-ci peut nous aider à dénouer le nœud conceptuel autour de la figure du moi
individuel. En effet, si l'on revient à l'analyse linguistique, la philosophie de l'action
n'analyse pas les phrases en termes sujet/prédicat, car cela aboutit à une conception
transitive où le sujet accomplit un acte sur un objet.
Pour pouvoir dire que « Socrate se rase » il faut alors postuler une relation d'identité
entre le sujet et l'objet, dont nous avons déjà souligné le caractère problématique.
De même, lorsqu'on emploie un verbe transitif en le considérant de manière
réfléchie, on dédouble le sujet en sujet et objet, qui sont identifiés: « je me rase», « je me
déclare » signifie que le sujet (je) se prend pour objet, le fameux objet qui constitue la
référence des pronoms je/moi. On retrouve les difficultés abordées auparavant.
La solution est de revenir à une analyse des propositions dans les termes
grammaticaux agent/patient, qui désignent des positions, des fonctions discursives:
« Socrate se rase » signifie que Socrate est l'agent d'une action « raser » qui a aussi un
patient, celui qui est rasé, et qui peut être n'importe quel individu, y compris Socrate luimême. La phrase « Socrate se rase » indique que Socrate occupe à la fois les fonctions
d'agent et de patient, et non pas qu'il y aurait deux entités à identifier: l'individu Socrate et
lui-même, son moi.
L'analyse en termes d'agentivité nous délivre de la structure prédicative sujet/objet et
donc, de la nécessité de poser des entités: le moi, le soi, pour formuler une relation
d'identité réflexive...
Citation 24: « Pour qu'il y ait une action réfléchie comme celle de se raser, il faut
qu'un même être humain, un même individu, donc si l'on veut une même entité, occupe
tout à la fois, dans une certaine scène, la position de l'agent et la position du patient. Ce
sont là des statuts. Mais cela veut dire que cet individu peut être identifié à part des
fonctions qu'il joue ici, qu'il a une identité personnelle en dehors de cet acte réfléchi. Et
justement, la philosophie du sujet s'est construite sur le refus d'identifier le sujet de l'acte
de penser en dehors de cet acte, car ce serait accepter que l'identité du sujet pensant soit
tout simplement l'identité humaine de l'être humain que se trouve être empiriquement ce
penseur. » (EH, p. 128-129)
Ce qui est en jeu ici, ce sont les propositions avec des verbes transitifs, c'est la
transitivité. La philosophie du sujet analyse la transitivité en termes de réflexivité: le sujet
se connaît, se soucie de soi, etc...Et ce caractère réfléchi est exclusif du rapport à soi au
sens où je me soucie de moi comme de personne d'autre, et personne ne peut se soucier
de moi ou me connaître comme je le fais.
Pour débrouiller ce nœud engagé par le concept de sujet réflexif, il faut analyser de
plus près la transitivité. Ce que suggère la philosophie du sujet, c'est de penser la
transitivité comme autoposition. On se rappelle qu'un verbe transitif est un verbe d'action
qui s'accompagne d'un complément d'objet ex: raser, pendre, ...L'egologie pense les
verbes transitifs de manière réfléchie, comme position du sujet par lui-même. Ainsi,
lorsque je me connais, je pose un moi qui connaît et un moi à connaître, deux entités qui
coïncident nécessairement. Le complément d'objet m'est donné par moi-même, par le
processus réflexif de duplication en sujet/objet. Je me prends pour objet, je me pose
comme sujet et objet.
Descombes pose la question: quelle différence entre des actions comme « se raser »
et « se connaître »? Lorsque je me rase, j'accomplis bien une action transitive qui pourrait
avoir pour complément d'objet n'importe qui d'autre. Il y a une coïncidence entre l'agent et
le patient, mais qui est contingente. Je n'emploie pas d'autres moyens, je ne m'y prends
pas autrement pour raser cet individu que je suis, que quiconque. L'agent est celui qui
effectue une action, et le patient est celui qui subit et est modifié par cette action. Les
verbes transitifs ne nous conduisent pas à poser la question: « de quoi/qui parle cette
phrase? » (sujet, fonction référentielle), ni « qu'est-ce que cette phrase dit de ce dont elle
parle? » (prédicat, fonction prédicative). Elle demande qui fait quoi à quoi? C'est-à-dire
qu'elle nous demande d'identifier un agent et un patient, véritable couple requis par la
transitivité.
Or, la classe des verbes transitifs est trop large: on gagnerait à y distinguer d'une
part les verbes d'action physique (« se raser ») et d'autre part, les verbes intentionnels, qui
ne modifient pas leur objet (pas de patient). Dès lors, on devrait plutôt se demander si une
activité comme « se connaître » doit vraiment être pensée sur le mode réflexif, comme
autoposition d'un sujet conscient de soi, ou comme activité intentionnelle. Lorsque la
philosophie pense l'individu comme sujet, elle implique alors un patient. Or, le problème,
c'est que le rapport à soi n'est justement pas un tel rapport agent/patient. Il y a là quelque
chose qui cloche.
Au final, ce que montre Descombes, c'est que la philosophie du sujet a construit le
concept même de sujet en se débarrassant de l'individu. Comment?
 elle fait émerger le sujet à partir d'un rapport réflexif à soi, de la conscience de soi,
dans lequel le moi se constitue comme sujet logique, sujet désincarné, détaché et
désengagé de toute action. Le moi n'agit pas: il pense.
 Elle comprend les verbes transitifs réfléchis sur le mode de la structure
sujet/prédicat, donc de l'auto-référence, et de l'auto-affectation (agent = patient, dans la
relation réflexive)
 L'identité personnelle est tributaire de la réflexion, de l'activité de se penser: le moi
ne se constitue qu'à travers l'acte de se penser, comme moi pensant. Il est donc abstrait
de la réalité de son corps et de l'action dans le monde. L'identité personnelle est ainsi
pensée en termes dualiste, à partir de l'esprit conscient de soi, et abstraction faite de
l'individuation empirique. Il se constitue ailleurs que dans l'action, ailleurs que dans le
monde: cet ailleurs, c'est la pensée. Métaphysique du sujet.
Si l'on prend comme exemple le fait d'écrire sa biographie: est-ce une action
réfléchie, qui implique un rapport spécial à soi-même? Ou est-ce une action transitive que
j'effectue comme j'écrirai une biographie en général? La philosophie du sujet parlerait
d'autobiographie et envisagerait par là un rapport à soi qui détermine l'identité personnelle.
Moi seul peut écrire mon autobiographie, et ce privilège résulte de l'accès spécial du sujet
à lui-même. A la suite de Descombes, on peut se demander si « écrire sa biographie »
n'est pas plutôt, non pas une action réfléchie, mais une action transitive intentionnelle, où
ma vie, mon identité en tant qu'individu particulier, est un objet intentionnel, que l'acte
d'écriture ne modifie aucunement. En écrivant ma biographie, je dispose du matériau de
mes souvenirs, de témoignages de ma famille et de mon entourage, de documents,
photos, archives, etc...est-ce que je procède vraiment différemment de l'écriture de la
biographie d'un autre? La différence est sans doute que c'est moi qui vous parle, et que
j'utilise alors le pronom « Je », et ce que je fais, ce n'est pas décrire un objet intérieur (ce
serait renouer avec le mythe de l'intériorité critiqué par Bouveresse), c'est raconter les faits
de mon histoire individuelle, depuis ma naissance, fait irréductible de mon individuation,
jusqu'à aujourd'hui. La différence n'est pas une différence de rapport à soi, mais d'autorité
de la première personne.
La philosophie de l'action permet de se débarrasser du dualisme qui divise la
personne en individu et moi abstrait, en revenant à l'agent, l'individu humain inscrit dans le
monde. Elle présente une coïncidence entre agent et patient dans les actions réfléchies,
qui n'a rien à voir avec une auto-position, une saisie de soi fondée sur une observation de
soi et un dédoublement sujet/objet. L'identité n'est plus pensée ici comme une relation de
soi à soi (je suis moi), mais une individuation empirique. L'identité personnelle relève bien
de l'individu empirique, dont on a vu qu'il est l'arrière-fond inéliminable de toute
désimbrication. L'agent est l'individu humain et non le sujet transcendantal ou pure
substance pensante. La philosophie de la première personne de Descombes est donc une
philosophie de l'agent qui nous invite à un retour vers l'individu à rebours des philosophies
du sujet. L'individu est pensé comme animal humain rationnel, comme personne
empirique, agent intentionnel capable d'agir de manière rationalisée et finalisée. Le
concept personne est justement caractérisé par la capacité à entreprendre des actions en
vue de certaines fins, qui revêtent une signification spéciale pour nous. (cf Taylor: « The
concept of a Person », in Human Agency)
Bibliographie:
G.E.M. Anscombe, The First Person, in Samuel Guttenplan ed., Mind and Language, Oxford:
Clarendon Press, 1975.
Vincent Descombes, Le complément du sujet. Enquête sur le fait d'agir de soi-
même, Paris, Gallimard, 2004
Vincent Descombes et Charles Larmore, Dernières nouvelles du Moi, Paris, PUF
Quadrige, 2009.
Vincent Descombes, Les embarras de l'identité, Paris, Gallimard, 2013.
Vincent Descombes, Exercices d'humanité. Dialogue avec Philippe de Lara , Paris, Les
Dialogues des petits Platons, 2013.
Gottlob Frege, « Concept et objet », [1892], Ecrits logiques et philosophiques, tr. fr. Claude
Imbert, Paris, Seuil, 1971
Peter Geach, « Judgments of Idetification », Mental Acts: Their Content and Their Objects,
Oxford, Oxford University Press, 1957.
Richard Moran, Autorité et aliénation. Essai sur la connaissance de soi, tr. fr. Sophie Djigo,
Préface de Vincent Descombes, Paris, Vrin, 2013.
W.O. Quine, Le mot et la chose, tr. fr. Joseph Dopp et Paul Gochet, Paris, Champs
Flammarion, 1997.
P.F. Strawson, Les individus. Essai de métaphysique descriptive, [1959], tr. fr. A. Shalom
et Paul Drong, Paris, Seuil, 1973.
Charles Taylor, « The Concept of a Person », in Human Agency and Language,
Philosophical papers, I, Cambridge University Press, 1985, pp. 97-114.
Charles Taylor, L'âge séculier, [2007] tr. fr. Patrick Savidan, Paris, Seuil, 2011
Ludwig Wittgenstein, Tractatus Logico-Philosophicus, [1921], tr. fr. Pierre Klossowski,
Paris, Tel Gallimard, 1961
`
L'INDIVIDU
L'individu à l'épreuve du Moi
I. L'individuation par la référence
1. La conception frégéenne de la référence et le critère d'identité grammatical
1) « En bref, on pourrait dire en prenant « prédicat » et « sujet » dans leur sens
linguistique: un concept est la dénotation d'un prédicat, un objet est ce qui ne peut pas
être la dénotation totale d'un prédicat mais peut être dénotation d'un sujet ». Gottlob
Frege, « Concept et objet », [1892], Ecrits logiques et philosophiques, tr. fr. Claude Imbert,
Paris, Seuil, 1971, p.133.
2. Wittgenstein: la critique des énoncés d'identité
2) «5.5303: Il semble que l'identité d'une chose avec elle-même nous fournisse un
paradigme infaillible de l'identité. Je dirai: « ici, il ne peut pas y avoir plusieurs
interprétations. Qui voit une chose voit aussi l'identité ».
Deux choses sont-elles identiques quand elles sont comme une seule chose? Et comment
suis-je donc censé appliquer au cas de deux choses ce que me montre une seule
chose? »
Et encore: « Dire de deux choses qu'elles sont identiques est un non-sens, et dire d'une
seule chose qu'elle est identique à elle-même, c'est ne rien dire du tout ». Ludwig
Wittgenstein, Tractatus Logico-Philosophicus, [1921], tr. fr. Pierre Klossowski, Paris, Tel
Gallimard, 1961.
3) « 5.53: J'exprime l'identité des objets par l'identité du signe, et non à l'aide d'un signe
d'identité. Et la différence des objets par la différence des signes ». Ludwig Wittgenstein,
Tractatus Logico-Philosophicus.
4) « The sense of a proper name certainly does not involve anything about the peculiarities
of the individual so named, which distinguish it from other individuals of the kind; a baby, a
youth, an adult, and an old man may be unrecognizably different, although the same name
is borne trhoughout life. But it is meaningless to say without qualification that the baby, the
youth, the adult and the old man are « the same », or « the same thing », and that this is
what justifies us in calling them by the same name; nor yet is it a matter for our free
decision whether or not they are to be deemed « the same ». « The same » is a
fragmentary expression, and has no significance unless we say or mean « the same X »
where « X » represents a general term (what Frege calls a
Begriffswort or
Begriffsausdruck). What is implied by our use of the same name throughout a period of
years is that the baby, the youth, the adult and the old man are one and the same man. In
general, if an individual is presented to me by a proper name, I cannot learn the use of the
proper name without being able to apply some criterion of identity; and since the identity of
a thing always consists in its being the same X, e.g. the same man, and there is no such
thing as being just « the same », my application of the proper name is justified only if (e.g.)
its meaning includes its being applicable to a man and I keep on applying it to one and the
same man. » Peter Geach, « Judgments of Idetification », Mental Acts: Their Content and
Their Objects, Oxford, Oxford University Press, 1957, p.69.
« La signification d'un nom propre n'implique en aucun cas les particularités de l'individu
ainsi nommé, qui le distinguent des autres individus de la même sorte; un bébé, un
adolescent, un adulte et un vieillard peuvent être parfaitement dissemblables, bien qu'ils
portent le même nom tout au long de la vie. Mais il est absurde de dire sans plus de
précision que le bébé, l'adolescent, l'adulte et le vieillard sont « le même » ou « la même
chose », et que cela justifie que nous les appelions du même nom; ce n'est pas non plus
nous qui décidons librement de juger s'ils sont ou non « le même ». « Le même » est une
expression fragmentaire, et n'a aucune signification à moins de dire ou de vouloir dire « le
même X » où « X » représente un terme général (ce que Frege appelle un Begriffswort ou
Begriffsausdruck). Notre usage du même nom au cours d'une période de plusieurs années
implique que le bébé, l'adolescent, l'adulte et le vieillard sont un seul et même homme. En
général, si on emploie un nom propre pour me présenter un individu, je ne peux pas
apprendre l'usage du nom propre si je ne suis pas capable d'appliquer un critère d'identité;
et puisque l'identité d'une chose consiste toujours dans le fait d'être le même X, par
exemple, le même homme, et qu'il n'existe rien de tel qu'être simplement « le même »,
mon emploi du nom propre n'est justifié que si (par exemple) sa signification inclut qu'il soit
applicable à un homme et que je continue à l'appliquer à un seul et même homme. »
3. Les individus comme sujets logiques et faits empiriques
5) « Nous sommes en possession d'un contraste, vaguement exprimé, entre des
expressions-A qui introduisent leurs termes dans le style substantif, et des expressions-B
qui introduisent leurs termes dans le style assertif. Ce contraste dérive, et dépend
partiellement, de classifications grammaticales qui nous sont familières, en particulier la
classe « substantif » dont nous avons dit fort peu, sauf que c'est la forme que nous
utilisons tout naturellement lorsque nous voulons simplement dresser une liste de
termes ». P.F. Strawson, Les individus. Essai de métaphysique descriptive, [1959], tr. fr.
A. Shalom et Paul Drong, Paris, Seuil, 1973, p.179.
6) « nous pouvons construire un sens d' « attribuer » selon lequel il sera vrai que les
universaux peuvent, en même temps, être simplement attribués, et avoir des propriétés
qui leur sont attribuées (i.e. être des sujets), tandis que les particuliers ne peuvent jamais
être simplement attribués, bien qu'ils puissent avoir des propriétés qui leur sont attribuées
(i.e. être des sujets) et faire partie de ce qui est attribué » Strawson, Les individus, p.194.
7) « On peut donc formuler, brièvement, le contraste fondamental de la manière suivante.
L'introduction identifiante d'un particulier ou d'un universel dans le discours implique que
l'on sache quel est le particulier ou l'universel signifié par l'expression introductrice. Savoir
quel est le particulier ainsi signifié implique connaître, ou parfois – dans le cas de l'auditeur
– apprendre, à partir de l'expression introductrice utilisée, un fait empirique quelconque qui
suffit à identifier ce particulier, un fait autre que le fait qu'il s'agit du particulier qu'on
introduit. Mais savoir quel universel est signifié n'implique pas, de la même manière, la
connaissance d'un fait empirique quelconque: simplement une connaissance du
langage. » Strawson, Les individus, p.208.
II.
Le problème de l'identité personnelle
1.
Le critère psychologique
8) «(a) A la troisième personne, le fait est exprimé par une proposition déclarative
dans laquelle l'individu concerné est identifié (par exemple, par son nom « Socrate ») et
dans laquelle une description est appliquée à cet individu (par exemple, « il marche ». On
dira donc quelque chose comme « Socrate marche ».
(b) A la première personne, le locuteur pose un sujet de prédication qu'il nous permet
d'identifier en nous signalant qu'il s'agit de l'être que lui-même appelle « je » ou « moi »,
donc celui auquel il s'identifie. Socrate déclare « Je marche », et, ce faisant, il désigne (par
« je ») un individu auquel il applique la description signifiée par le verbe ». Vincent
Descombes, Le complément du sujet. Enquête sur le fait d'agir de soi-même, Paris,
Gallimard, 2004, p.127.
9) « On aperçoit la difficulté : il faut, nous dit l'égologie, savoir ce que c'est qu'être soi pour
pouvoir s'identifier soi-même comme un soi. Mais c'est une chose que de savoir ce que
c'est qu'être X et c'en est une autre de savoir que je suis moi-même un X. Or, ici, les deux
savoirs doivent coïncider, sinon il pourrait arriver que je sache, par le fait d'être donné à
moi-même comme un moi, ce que c'est qu'un moi, sans pour autant être capable de
désigner celui qu'il s'agit de désigner comme un moi, à savoir moi. » Descombes, Le
complément du sujet, p.128.
10) « En tant qu'ego, le sujet n'est pas un homme, n'est pas un individu identifiable comme
cet homme, c'est-à-dire ce corps vivant d'une vie humaine, cet animal humain. Pour la
philosophie du sujet, il faut chercher ailleurs que dans les conditions d'existence de son
humanité la définition de l'identité personnelle d'un être qui s'identifie à la première
personne. » Descombes, Le complément du sujet, p.129.
11)
« § 15. Et de la sorte nous pourrons peut-être concevoir sans difficulté qu’au moment
de la résurrection une personne soit la même, bien que dans un corps dont la structure ou les
parties ne seraient pas exactement ceux qu’il avait eus ici bas, puisque la même conscience va
avec l’âme qui l’habite. Pourtant l’âme seule dans le changement des corps ne suffirait pas à
faire le même homme, sauf aux yeux de celui pour qui c’est l’âme qui fait l’homme. Car si l’âme
d’un prince, emportant avec elle la conscience de sa vie passée de prince, venait à entrer dans
le corps d’un savetier et à s’incarner en lui à peine celui-ci abandonné par son âme à lui,
chacun voit bien qu’il serait la même personne que ce prince, et comptable seulement de ses
actes : mais qui dirait que c’est le même homme ? Le corps lui aussi entre dans la constitution
de l’homme, et je suppose que pour quiconque c’est le corps qui, dans ce cas, déterminerait
l’homme, tandis que l’âme, avec toutes ses pensées princières, ne ferait pas un autre homme,
mais il demeurerait le même savetier pour tous, sauf pour lui-même. Je sais bien que dans la
façon de parler ordinaire « la même personne » et « le même homme » représentent une seule et
même chose. Bien entendu chacun aura toujours le droit de parler comme il veut, et d’appliquer
les sons articulés qu’il veut aux idées auxquelles ils lui paraissent convenir, et de les changer
autant de fois qu’il veut. Il n’empêche que quand nous recherchons ce qui fait le même Esprit,
le même homme ou la même personne, il nous faut fixer dans notre esprit les idées d’Esprit,
d’homme et de personne, et, ayant décidé en nous-mêmes ce que nous entendons par là, il ne
nous sera pas difficile de déterminer dans ces trois cas, ou d’autres semblables, quand il y a
identité ou non. » John Locke, Essai philosophique concernant l'entendement humain, [1729], II,
XVII, §15, tr. fr. Etienne Balibar dans Identité et différence, Paris, Seuil, 1998.
2. La référence à soi
12) « 1° le prédicat usant du réfléchi direct « x dit que x... », prédicat dyadique ordinaire
dont les deux places marquées « x » doivent être remplies par des noms (ou des
« désignations identifiantes ») d'un seul et même individu
(b) le prédicat usant du réfléchi indirect « x dit que soi... », dans lequel la place
marquée « x » doit être tenue pour référentielle au sens sémantique, mais dans lequel il
n'est pas certain qu'on trouve une seconde place référentielle.
En français, la différence n'est pas marquée dans la langue, de sorte qu'un énoncé
comme « N. a dit qu'il a écrit ce livre » est au fond ambigu puisqu'il n'indique pas si N. a dit
« J'ai écrit ce livre » ou s'il a dit « N. a écrit ce livre. ». Dans ce dernier cas, N. a
certainement fait référence à lui-même. Mais supposons qu'il ait parlé à la première
personne. A-t-il fait référence à N.? Et, s'il n'a pas fait référence à N., à qui a-t-il fait
référence? » Descombes, Le complément du sujet, p.140.
13)
« Let us ask: is it really true that "I" is only not called a proper name because everyone uses
it only to refer to himself? Let us construct a clear case of just such a name. Imagine a society in
which everyone is labelled with two names. One appears on their backs and at the top of their
chests, and these names, which their bearers cannot see, are various: "B" to "Z" let us say. The other,
"A", is stamped on the inside of their wrists, and is the same for everyone. In making reports on
people's actions everyone uses the names on their chests or backs if he can see these names or is
used to seeing them. Everyone also learns to respond to utterance of the name on his own chest and
back in the sort of way and circumstances in which we tend to respond to utterance of our names.
Reports on one's own actions, which one gives straight off from observation, are made using the
name on the wrist. Such reports are made, not on the basis of observation alone, but also on that of
inference and testimony or other information. B, for example, derives conclusions expressed by
sentences with "A" as subject, from other people's statements using "B" as subject. » G.E.M.
Anscombe, The First Person, in Samuel Guttenplan ed., Mind and Language, Oxford: Clarendon
Press, 1975, p.48.
« Demandons-nous: est-ce réellement vrai que si on ne considère pas « Je » comme un nom propre,
c'est parce que chacun l'utilise seulement pour référer à soi? Construisons un cas clair d'un tel type
de nom. Imaginez une société dans laquelle chacun est étiqueté avec deux noms. L'un apparaît sur
leur dos et sur leur poitrine, et ces noms, que leurs porteurs ne peuvent pas voir, sont multiples:
disons « B » jusqu'à « Z ». L'autre, « A », est imprimé à l'intérieur de leur poing et tout le monde a
le même. Pour décrire les actions des gens, chacun utilise les noms sur les torses ou les dos s'il peut
voir ces noms ou s'il est habitué à les voir. Chacun apprend également à répondre aux énonciations
du nom figurant sur sa poitrine et son dos de la façon dont nous tendons à répondre à l'énonciation
de nos noms. Pour décrire ses propres actions, que chacun dégage directement de la seule
observation, on utilise le nom sur la paume. De telles descriptions ne sont pas seulement faites sur
la base de l'observation, mais aussi sur celle de l'inférence et du témoignage ou autre information.
Par exemple, à partir des énoncés des autres qui ont pour sujet « B », B dérive des conclusions
exprimées par des phrases qui ont pour sujet « A ».»
3. Philosophie de la première personne
14) « ce mot « je » renvoie à celui de nous deux qui est en train de parler à l'autre de nous
deux.
Il y a donc bien, si l'on veut, une référence à soi du sujet de l'acte de parole, mais ce
sujet n'est pas moi, si je suis l'individu qui parle, c'est moi-celui-de-nous-deux-qui-a-
maintenant-la-parole, c'est donc le couple des interlocuteurs. Or ce couple cesse d'être
identifiable si l'on ignore dans quel acte d'interlocution les deux positions de locuteur et
d'interlocuteur sont assignées à des individus ». Descombes, Le complément du sujet,
p.156.
15) « Tant qu'on raisonne sur le sujet pris comme sujet d'un acte physique, on conserve le
point de vue classique de la sémantique: le sujet est toujours présenté comme une
troisième personne du singulier, donc comme un individu. En revanche, le point de vue
pragmatique est celui d'un acte de discours: et le véritable sujet d'un tel acte ne peut pas
être un sujet individuel, c'est forcément un sujet dyadique, un couple d'interlocuteurs.
Autrement dit, ce n'est pas un individu, mais une paire d'individus ou, par intériorisation
dialogique, un individu qui assume les fonctions des deux partenaires. » Descombes, Le
complément du sujet, p. 156.
16)
« La fonction de la première personne est de signaler la présence du sujet parlant.
Elle doit se comprendre dans le système des personnes. Il n'y a pas la première personne,
il y a le système syntaxique des trois personnes. (…) La première personne donne le
moyen à quelqu'un de demander aux autres que ce qu'il dit soit rapporté à lui, à sa
personne, sans qu'il ait à prendre la peine de se nommer ou de se décrire, c'est-à-dire
sans qu'il ait à fournir à ses interlocuteurs un moyen de l'identifier indépendamment de sa
situation de parole. Soit les gens savent déjà qui il est, et donc savent déjà mettre un nom
sur lui qui parle, et dans ce cas, sont identité dans le monde humain est sous-entendue;
soit la situation n'appelle pas que l'on mette un nom sur la personne parce que tout se
joue dans l'échange présent. De façon générale, en disant « je », je reporte en fait sur
vous la tâche de l'identification » Vincent Descombes, Exercices d'humanité. Dialogue
avec Philippe de Lara, Paris, Les Dialogues des petits Platons, 2013, p.109.
III.
L'individu normatif
17) « le sujet réflexif de la philosophie moderne est un sujet « désengagé », ce qui veut
dire qu'il n'est pas un sujet pratique ou un agent, mais un observateur de lui-même, un pur
regard jeté sur les choses et les évènements. » Vincent Descombes et Charles Larmore,
Dernières nouvelles du Moi, Paris, PUF Quadrige, 2009, p.76-77.
18) « A moins que son intention [celle de la thèse égologique] ne soit justement d'inviter
chacun de nous à cesser de s'identifier naïvement à l'individu humain (l'être vivant, l'enfant
de ses parents) qu'il se trouve être en ce monde pour trouver ailleurs sa véritable
personnalité. Je crois, du reste, que tel est en effet le sens véritable de la thèse sur le Moi,
depuis Locke jusqu'à Hegel: en me posant comme ce Moi, ce self, je me sépare ou
m' « abstrais » de toute autre détermination, y compris de celle d'être une créature
humaine » Descombes, Dernières nouvelles du Moi, p.72-73.
19) « Penser en individu s'oppose ici à penser en homme social. L'être humain se définit
lui-même comme un individu lorsqu'il se pose comme indépendant des liens sociaux qu'il
peut avoir par ailleurs. » Vincent Descombes, Les embarras de l'identité, Paris, Gallimard,
2013, p.138.
20) « A la racine de ce que j'appelle « mon identité », il y a forcément le fait généalogique
de ma naissance. Dès lors, qu'est-ce qui distingue la manière dont un moderne pose la
question « Qui suis-je? » de la manière dont on l'aurait posée dans d'autres contextes
culturels? Ce qui distingue l'homme moderne n'est pas qu'il ait cessé de devoir son
individuation au fait d'être né, et donc d'avoir pour identité au sens littéral sa position
généalogique et sociale dans le monde. Ce qui le distingue est de se refuser à investir
cette identité littérale d'une fonction normative. » Descombes, Les embarras de l'identité,
p.146-147.
21) « Ce que je m'efforce ici de montrer est que, dans les sociétés anciennes, cette
incapacité d'imaginer le moi en dehors d'un contexte particulier correspondait à une
appartenance indéfectible à l'ordre essentiel de la société commune. Nous pouvons
prendre la mesure de notre désencastrement en constatant qu'il n'en est plus de même
pour nous, parce que beaucoup de questions du type « qu'en serait-il si j'avais... » ne sont
pas seulement concevables, mais se trouvent en pratique posées sous la forme de
problèmes brûlants (devrais-je émigrer? Devrais-je me convertir à une autre religion? Ne
devrais-je pas me convertir?). Notre aptitude à concevoir les problèmes abstraits est
également le signe de notre désencastrement, quand bien même nous sommes
incapables d'en imaginer l'aboutissement pratique. » Charles Taylor, L'âge séculier, [2007]
tr. fr. Patrick Savidan, Paris, Seuil, 2011, p. 270.
22) « Le projet politique moderne est tout simplement inconcevable tant qu'on n'arrive pas
à ce moment où l'individu peut avoir l'idée de s'accomplir dans le monde et non pas dans
l'intériorité. Or ce que dit Dumont, qui est très important, c'est que cet individu-dans-lemonde porte en lui, comme une sorte de noyau intérieur, une individualité-hors-du-monde.
C'est pour cela que je dis que le terme le plus synthétique pour une philosophie de
l'histoire, c'est en définitive plutôt l'individu que le sujet. Un individu-hors-du-monde qui
porte le projet même de changer le monde pour le rendre compatible avec nos libertés,
c'est peut-être cela, l'ego, tel qu'on le trouve dans la philosophie comme acte pur de
ressaisie de soi. Cet acte, c'est l'opération par laquelle l'individu se détache de son propre
passé, de sa propre généalogie, de sa propre formation, c'est l'initiative qui est censée
libérer le sujet de tout ce qu'il devait au monde et le mettre devant lui-même, à pied
d'œuvre, pour tout recréer sur une base entièrement neuve. » Descombes, Exercices
d'humanité, p.156.
23) « J'avais formulé l'alternative suivante: ou bien la thèse égologique porte sur moi, et
alors elle porte sur l'individu humain que je suis, ou bien la thèse ne porte pas sur l'individu
humain que je suis, mais alors elle ne porte pas sur moi. A ce « défi », comme il dit,
Larmore répond par un distinguo: la thèse égologique, soutient-il, peut porter sur moi sans
porter spécifiquement sur l'individu humain que je suis par ailleurs, car il est possible de
prendre sur moi d'autres points de vue que celui qui me saisit comme un animal humain. »
Descombes, Dernières nouvelles du Moi, p.144.
24)
« Pour qu'il y ait une action réfléchie comme celle de se raser, il faut qu'un même
être humain, un même individu, donc si l'on veut une même entité, occupe tout à la fois,
dans une certaine scène, la position de l'agent et la position du patient. Ce sont là des
statuts. Mais cela veut dire que cet individu peut être identifié à part des fonctions qu'il
joue ici, qu'il a une identité personnelle en dehors de cet acte réfléchi. Et justement, la
philosophie du sujet s'est construite sur le refus d'identifier le sujet de l'acte de penser en
dehors de cet acte, car ce serait accepter que l'identité du sujet pensant soit tout
simplement l'identité humaine de l'être humain que se trouve être empiriquement ce
penseur. » Descombes, Exercices d'humanité, p. 128-129.
L'individu à l'épreuve du moi
Présentation:
Ce qui apparaît d'emblée lorsque l'on se penche sur l'usage philosophique de la notion d'individu,
c'est un certain embarras conceptuel entre deux significations fort différentes: être le même / être
soi-même. L'intrication (la confusion?) de ces deux significations donne alors lieu au problème
philosophique, lockéen par excellence: être soi-même le même, ou le même soi que soi-même.
En même temps, il est clair que ce qui nous intéresse avec ce concept d'individu, ce n'est
pas seulement sa signification numérique, quantitative: le fait qu'il y ait une seule et même
chose, là où l'on pourrait croire qu'il y en a deux; c'est surtout le sens plus moderne,
qualitatif, de l'individu, qui désigne ce qui fait que cet individu est lui-même et pas
quelqu'un d'autre.
Si l'on s'en tient à l'être humain, réfléchir sur ce que signifie le concept d'individu nous
amène à nous interroger sur le principe d'individuation de ces entités spécifiques, sur leurs
conditions d'identification. Est-ce que ces conditions d'identification sont semblables pour
tout individu ou sont-elles spécifiques dans le cas des êtres humains, des personnes?
La philosophie moderne s'est justement attachée à proposer un principe d'individuation
« spécial » pour l'individu humain, faisant basculer la réflexion philosophique plus
classique sur l'identique, le même, vers une réflexion de l'ordre de l'identitaire, centrée sur
le soi. Le concept d'individu sert alors la réflexion sur l'identité personnelle et ce qui fait
l'identité personnelle, c'est la conscience de soi. En s'appuyant sur les travaux de Vincent
Descombes, on montrera comment les philosophies de la conscience ont non seulement
rabattu le concept d'individu sur le moi ou le soi, mais aussi qu'elles ont fini par se
débarrasser de l'individu humain. Car ce qui compte, pour ces philosophies du sujet, c'est
l'identité du moi indépendamment de l'individu humain que je suis également pour les
autres. Ce sujet désengagé de tous aspects empiriques et contingents est le fond de
l'individualisme moderne, qui défend une certaine conception, normative, de l'individu
désimbriqué de ses liens sociaux. A partir d'une analyse grammaticale, on tentera de
surmonter la dissociation entre l'individu et le moi, à travers l'unité de l'individu humain
comme agent rationnel.
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