enfantine participent assurément de la « découverte » de l’enfance dont l’Emile marque
une étape majeure, et même d’une refondation de l’enfance elle-même. Le regard porté
sur le dessin d’enfant dont elle témoigne vient tout droit de cette célèbre affirmation du
livre II : « L’enfance a des manières de voir, de penser, de sentir, qui lui sont propres » (p.
108). La chambre d’Emile est d’une certaine façon le lieu de la toute première exposition
de dessins enfantins, à l’initiative du gouverneur : « Nous étions en peine d’ornements
pour notre chambre, en voilà de tout trouvés. Je fais encadrer nos dessins ; je les fais
couvrir de beaux verres, afin qu’on n’y touche plus, et que, les voyant rester dans l’état où
nous les avons mis, chacun ait intérêt à ne pas négliger les siens. Je les arrange par ordre
autour de la chambre, chaque dessin répété vingt, trente fois, et montrant à chaque
exemplaire le progrès de l’auteur, depuis le moment où la maison n’est qu’un carré presque
informe, jusqu’à celui où sa façade, son profil, ses proportions, ses ombres, sont dans la plus
exacte vérité » (Livre II, p. 184).
Mais quel est ce « nous » ? C’est que le gouverneur, qu’on a vu à d’autres moments bien
plus soucieux de ne point se mêler de ce qui est l’affaire de son élève, qu’on a vu prôner
qu’il faut « considérer l’homme dans l’homme, et l’enfant dans l’enfant » (Livre II, p. 93),
et même exhortant les lecteurs en ces termes : « Aimez l’enfance ; favorisez ses jeux, ses
plaisirs, son aimable instinct » (Livre II, p. 92), c’est donc que ce même gouverneur,
s’agissant du dessin, met sans réserve la main au pinceau et au crayon : « Je prendrai le
crayon à son exemple ; je l’emploierai d’abord aussi maladroitement que lui. Je serais un
Apelle, que je ne trouverai qu’un barbouilleur » (Livre II, p. 184). A quoi rime ici cette
imitation par le maître de son imitateur d’’élève
? Elle s’explique par les fins qu’il
poursuit. Le gouverneur, constatant que tous les enfants s’essaient au dessin, certes
voudrait « que (le sien) cultivât cet art », mais « non précisément pour l’art même, mais
pour se rendre l’œil juste et la main flexible » (Livre II, p. 183). L’imitation de l’imitateur
est au service du progrès de l’élève vers la juste représentation. Rousseau pédagogue
défend alors une pratique qui paraît mettre en place comme une sorte d’anticipation de
ce que Vigotski appellera une zone proximale de développement : « Dans ce progrès, je
marcherai tout au plus à côté de lui, ou je le devancerai de si peu, qu’il lui sera toujours
aisé de m’atteindre, et souvent de me surpasser » (Livre II, p. 184). Quel progrès ? Celui
qui arrache l’enfant aux erreurs que comporte chacun de ses dessins, et même, devrais-
je dire, que constitue chacun de ses dessins : « Je commencerai par tracer un homme
comme les laquais les tracent contre les murs ; une barre pour chaque bras, une barre
pour chaque jambe, et des doigts plus gros que le bras. Bien longtemps après nous nous
apercevrons l’un ou l’autre de cette disproportion » (Idem).
Voilà donc le dessin enfantin, à peine découvert, « recouvert ». Mais pourquoi ? La
question, on l’accordera, doit être posée. Suffit-il d’y répondre en invoquant l’esthétique
de l’imitation, de la mimesis, à laquelle le dispositif éducatif du gouverneur est
entièrement suspendu ? Certes, son poids et son rôle sont visibles à chaque ligne des
quelques pages que Rousseau consacre à l’apprentissage du dessin. Mais il y a plus. Il y
a que le dessin enfantin, à peine découvert, renvoie la maladresse enfantine à reproduire
le sensible à la maladresse générale du peuple. Il y a ce sous-texte cinglant, qu’il faut
bien restituer sans détour : les enfants dessinent comme des laquais. Sous-texte qui se lit
tout autant dans l’autre sens : les laquais dessinent comme des enfants. Il ne s’agissait que
d’apprendre à « bien » dessiner, de faire le partage entre l’imitation fidèle à la nature et
« Les enfants, grands imitateurs, essayent tous de dessiner » (Livre II), p. 183).