SESSION 3 : NOUVELLES TECHNOLOGIES AU CRIBLE DE L’ETHIQUE
L’APPORT DES RESEAUX D’INFORMATION
D’un nouveau mode de pensée à un modèle éthique d’intégration d’Internet
PATRICK J. BRUNET
Directeur du Département de Communication
Université d’Ottawa
Canada
Liminaire
En guise de liminaire à cet exposé portant sur les technologies de l’information et les
modes de pensée, je commençerai par un retour en arrière du côté de la philosophique grecque
et plus précisément avec le Phèdre de Platon et l’histoire que Socrate racontait à ses
interlocuteurs, pour leur faire saisir ce que risquait de produire en l’homme cette nouvelle
technique qui s’appelait l’écriture ? Il relatait le mythe de Teuth, qui venait trouver le roi
d’Égypte pour lui vanter les mérites de sa découverte. Le roi lui répondit : « Cette invention,
en dispensant les hommes d’exercer leur mémoire, produira l’oubli dans l’âme de ceux qui
auront acquis la connaissance; en tant que confiants dans l’écriture, ils chercheront au-dehors,
grâce à eux-mes, le moyen de se ressouvenir… Quant à la science, c’en est l’illusion, non
la réalité, que tu procures à tes élèves; lorsqu’en effet, avec toi, ils auront réussi, sans
enseignement, à se pourvoir d’une information abondante, ils se croiront compétents en
quantité de choses, alors qu’ils sont, dans la plupart, incompétents. » À l’heure du numérique
et des technologies de l’information et de la communication, ce récit revêt une force
renouvelée.
Introduction
L’objet de ma réflexion est la mise en rapport de l’usage d’internet et d’un nouveau
mode de pensée, ainsi que la proposition d’un modèle éthique d’intégration d’internet. Dans
un premier temps, l’analyse vise à montrer en quoi la production, l’usage, l’appropriation et
l’intégration d’internet favorisent le développement chez les usagers d’un nouveau mode de
pensée et, conséquemment, d’une culture nouvelle laquelle soulève des enjeux éthiques. À la
suite de la prise en compte de ces rapports et des enjeux éthiques soulevés par internet, la
réflexion aboutit dans un deuxième temps à la proposition d’un modèle éthique d’intégration
élaboré à partir d’une étude portant sur les enjeux éthiques d’internet en Afrique de l’Ouest.
Techniques, technologies et modes de pensée.
Quels rapports pouvons-nous gager entre l’usage du multimédia et de l’internet et la
pensée des utilisateurs ? En quoi l’usage des nouveaux médias induit-il un mode de pensée
nouveau dont le développement serait influencé principalement par les deux caractéristiques
principales du multimédia, à savoir la convergence et l’interactivité ? En lien avec ces
questions, je formule l’hypothèse suivante : l’usage, l’appropriation et l’intégration du
multimédia par les individus favorisent d’une part le développement d’une pensée
arborescente et paradoxale et d’autre part nécessite une éthique de la responsabilité
individuelle et collective.
Afin de présenter les principes entourant les rapports entre l’environnement technique
et la pensée des individus, je m’appuierai principalement sur les travaux de Jacques Ellul qui
a, entre autre, abondamment étudié les rapports entre la technique et la société. La
présentation de ces rapports me permettra de dégager de manière exploratoire les paramètres
du mode de pensée émergeant et induit par l’utilisation des technologies de l’information et
de la communication d’aujourd’hui.
Les travaux de Jacques Ellul mettent en évidence les liens que l’on peut établir entre
l’environnement technologique et les modes de pensée. Selon la prédominance de l’oral, de
l’écrit ou de l’image dans la société correspond un mode de pensée particulier. Selon Ellul,
« la parole provoque nécessairement un mode de pensée par démonstration suivant un
processus logique ou dialectique. (…) La parole forme l’esprit à la démonstration
1
». « La
parole exige le raisonnement et l’usage, même involontaire de l’analyse et de la synthèse.
(…) Ne parle-t-on pas d’analyse justement pour désigner l’opération de compréhension de la
phrase, or cette analyse ne se poursuit pas sur un donné naturel mais sur un produit de
synthèse auparavant élaboré. Et constamment la synthèse se forme à partir des produits de
l’analyse. Celui qui a été formé par la rhétorique au sens fort du terme ne peut plus connaître
que par cet intermédiaire, et sa pensée entre dans ce monde de raisonnement, de dialectique,
d’analyse et de synthèse. »
2
. En revanche, selon Ellul toujours, une société prédomine
l’image va favoriser un mode de pensée par association et évocation. L’exposition régulière à
des images développe chez la personne un processus intellectuel différent du processus
l’écrit est prédominant. À la différence du mode de pensée linéaire que l’écrit favorise, la
forme de pensée par l’image est fragmentée. Elle emprunte les caractéristiques de l’image, à
savoir son immédiateté et son évidence. L’environnement iconique de nos sociétés induit
des raisonnements l’argumentation est peu sollicitée. Pensée de l’évidence prenant pour
appui la transmission directe, immédiate et brute de l’image, la pensée par l’image ne prend
pas le temps de la démonstration. « L’image est le contraire d’une démonstration, l’intuition
est le contraire du raisonnement, l’association d’idée exclut toute rigueur de pensée
logique »
3
. L’image qui possède une force émotive ne facilite guère la mise à distance ou la
distanciation critique. Selon Ellul, quelqu’un qui est habitué à penser selon le mode de pensée
par l’image et l’intuition en quelque sorte refusera d’user de l’autre forme, celle de la parole et
de l’écrit. Le caractère opposé des deux formes de pensée génère une sorte de défiance ou de
mépris d’une forme pour l’autre. L’environnement de l’écrit ou de l’image conditionnerait
ainsi l’être tout entier. « L’homme est modifié par ses propres moyens d’expression. Et
l’usage dominant de l’un empêche d’user valablement de l’autre. »
4
En résumé, nous
pouvons avancer que l’environnement technologique informationnel et communicationnel
dans lequel évolue l’être humain a des incidences dans sa manière de pensée et d’appréhender
le monde. Si la pensée associée à l’environnement de l’écrit est linéaire et celle associée à
l’environnement de l’image est globale et immédiate, qu’en est-il de celle du multimédia et du
réseau internet ? Qu’en est-il de la pensée associée à l’environnement numérique ?
La pensée du numérique
Avant d’aborder la question des enjeux éthiques des TIC en général et d’internet en
particulier, la question qui nous intéresse est la suivante : En quoi la navigation régulière et
répétée sur le réseau internet induit-elle ou favorise-t-elle le développement d’un mode de
pensée particulier ? Si l’on emprunte le même parcours heuristique que celui qui établit des
liens entre les environnements technologiques et les modes de pensée, il convient de dégager
les caractéristiques de la culture du multimédia, de l’hypermédia et de l’internet. De
nombreux théoriciens (Lévy, Breton, Wolton, Quéau…) ont tenté de finir les particularités
de ce nouveau mode d’information de communication que sont l’internet et le multimédia.
1
Ellul, Jacques, La parole humiliée, Paris, Seuil, 1981, p. 238.
2
Ibid, p. 239.
3
Ibid, p. 240.
4
Idem.
Qu’il s’agisse des réseaux off line (cédéroms, jeux interactifs…) ou on line (réseaux internet,
intranet…), certaines caractéristiques émergent dont l’interactivité et la convergence
constituent les principales. Le numérique permet la création d’espaces virtuels où convergent
et sont transcrites des données écrites, graphiques, sonores et des images fixes et animées. De
plus, ces espaces sont aussi des lieux la communication par le biais de l’interactivité est
possible (forums de discussion, chat room…).
Des études dans les domaines de la cognition et de l’Apprentissage Assisté par
Ordinateur (AAO) tentent d’évaluer l’usage de l’ordinateur dans le développement
d’aptitudes particulières en matière d’acquisition des connaissances ou d’analyser les
opérations de traitement de l’information (tri, sélection ou classement des données) en
fonction des environnements et des supports techniques. Il semble que les facultés liées au
déploiement linéaire d’une idée buttent sur la notion du temps et de l’espace. Par exemple,
les logiciels de traitement de texte permettent la construction de textes qui passe par le
défilement écranique, le « couper-coller », la sauvegarde et autres fonctions informatiques.
Cette construction diffère de celle d’une personne qui utilise une plume pour écrire un texte
sur une feuille de papier. La question du droit à l’erreur disparaît avec l’outil informatique,
l’encre et le papier exigent quant à eux la correction ou le recommencement comme
l’expression d’une sentence voire d’une condamnation possible; le numérique évince l’erreur,
la faute, la chute ou bien s’il y a faute, il est possible de l’effacer totalement comme si elle
n’avait pas existé. Le papier laisse des traces, l’encre ne s’évapore guère ou si elle le fait, le
temps en aura été le témoin. L’idée de puissance, voire de toute puissance associée à
l’ordinateur se retrouve décuplée avec les réseaux internet et multimédia. Naviguer sur
internet, c’est vivre le leurre de la puissance défiant le temps et l’espace. Comment cette
illusion de puissance n’opérerait-elle pas un changement dans la pensée des navigateurs et des
utilisateurs des technologies de l’information et de la communication ? C’est la question que
je pose et qui selon moi, trouve des éléments de légitimité par exemple dans les dérives et les
effets pervers rencontrés sur la toile. Les forums de discussions et bavardoires collectifs ou
en « salon privés » ne sont-ils pas des lieux l’expression, sous le couvert de l’anonymat,
devient maîtresse de la licence, tout est permis, l’illusion de la toute puissance prend la
forme de l’éclosion des tréfonds de la nature humaine. La liberté n’est pas licence or elle le
devient vite lorsque s’ouvrent des lieux qui échappent au contrôle et à toute instance au
pouvoir légiférant. S’ouvre alors la question éthique liée à l’usage des TIC.
Tout comme les autres images, les pages-écran d’internet se juxtaposent textes,
images et sons revêtent un caractère d’immédiateté et de globalité dans la mesure où elles sont
perçues instantanément et dans leur ensemble. De plus, l’hypertexte ajoute une dimension
arborescente à ces pages-écran ou à ce que nous pourrions nommer des « images-écran ». Si
l’image donne à voir et fait saisir un fait globalement, qu’advient-il de la pensée de
l’observateur lorsque la globalité de l’image-écran est constituée de textes, de fenêtres, de
graphismes, d’images fixes et animées et de sons ? On est loin du caractère linéaire des pages
d’un livre par exemple ? Comment l’appréhension du réel s’opère-t-il lorsque ce réel est
multiple dans ses formes et lorsqu’il joue du virtuel ? Il s’ensuit une pensée de l’association,
de la fragmentation, de la superposition, mais aussi de ruptures successives. Nous
nommerons la culture du multimédia et du réseau internet une « culture de la rupture » et de la
parcellisation. La navigation, selon le terme consacré, sur internet entraîne l’utilisateur dans
les couloirs labyrinthiques d’un monde d’information en constant mouvement. Ces couloirs
sont ceux de données multiples stockées, consultables et pouvant être conservées, ceux
d’échanges d’information, de dialogues de groupe ou entre deux personnes, ceux de processus
de créations collectives dans les domaines de l’art, de la littérature ou même de la science,
ceux de formes nouvelles de l’exercice démocratique ou ceux encore d’expériences de
consultations ou de conférences à distance. Ces formes d’accès à l’information et de
pratiques communicationnelles, par le truchement de l’écran informatique, poussent
l’utilisateur à penser le monde justement à partir du réseau numérique - je serais tenté de dire
à travers le trou du tuyau dont les ramifications se multiplient sans cesse. Cet accès au monde
par le réseau revêt un aspect passif et un aspect actif; passif par son caractère voyeuriste et
actif par sa dimension interactive. Est-ce à dire que ces deux dimensions façonnent une
pensée où l’équilibre domine ou plutôt la recherche d’équilibre est primordiale sinon
nécessaire ?
Après avoir montque les rapports entre la technique et la pensée en fonction des
environnements informationnels et communicationnels ambiants et après avoir présenté de
manière exploratoire les paramètres du mode de pensée émergeant et induit par l’utilisation
des technologies de l’information d’aujourd’hui, voyons à présent en quoi cela constitue un
enjeu éthique.
Enjeu et modèle éthique d’intégration d’internet
En quoi l’usage d’internet qui favorise le développement d’un nouveau mode de
pensée soulève-t-il un ou des enjeux éthiques. Pour aborder la question, je me référerai aux
résultats d’une recherche
5
effectuée dans cinq pays de l’Afrique de l’Ouest dont la
problématique générale était de dégager les enjeux éthiques auxquels sont confrontés les pays
africains face à l’intégration des TIC et plus précisément d’internet. La recherche a été menée
dans trois pays francophones (le Sénégal, la Côte d’Ivoire, le Burkina Faso) et deux pays
anglophones (le Ghana et la Gambie). Les résultats de cette recherche ont abouti à la
proposition d’un modèle éthique d’intégration d’internet qui, selon nous, pourrait servir de
cadre de référence tant au Sud qu’au Nord. Plusieurs questions spécifiques ont guidé la
recherche parmi lesquelles:
- En quoi les TIC modifient-elles la liberté d’expression et l’accès à l’information et l’accès à
l’information ?;
- En quoi les enjeux éthiques qui sous-tendent l’implantation des réseaux électroniques
d’information et de communication en Afrique sont-ils associés aux enjeux économiques et
culturels ?;
- Quelles sont les responsabilités des gouvernants face aux contenus illicites et offensants
(Faut-il sensibiliser les utilisateurs ? Faut-il réglementer ? Filtrer ?);
- D’une manière générale, internet doit-il être réglementé ? (Pour ou contre une
réglementation ? Pour ou contre une autorégulation ?);
- Comment sauvegarder le respect de la vie privée ?;
- Comment respecter la liberté individuelle et les droits de la personne ?;
- En quoi le développement d’internet participe-t-il au déséquilibre des flux d’information
Nord-Sud ?;
- Quelle est la part de la responsabilité individuelle et collective quant à l’usage d’internet ?;
- En quoi internet peut-il se présenter comme une opportunité pour favoriser le dialogue Sud-
Sud ?;
- La conception africaine de l’espace et du temps est-elle menacée par les technologies de
l’information et de la communication trans-frontières et à temps réel ?
- En quoi internet peut-il favoriser le métissage culturel ?;
- Dans quelle mesure internet peut-il permettre aux entreprises africaines de participer au
phénomène de la mondialisation ?;
- En quoi l’identité africaine (dans le monde vécu) et les réseaux sociaux pourraient-ils être
menacés par des contenus illicites ?
5
« Les enjeux éthiques d’internet en Afrique de l’Ouest », recherche financée par le Centre de Recherches pour
le Développement International (CRDI, Canada, bureau de Dakar) dont les résultats feront l’objet d’une
publication très prochainement sous le même titre.
En lien avec ces questions, six types d’enjeux reliés au développement et à l’usage
d’internet ont été relevés :
1. Les enjeux éthiques reliés à l’exclusion et à l’inégalité.
2. Les enjeux éthiques reliés à la dimension culturelle (contenus véhiculés par internet).
3. Les enjeux éthiques reliés aux coûts et financement d’internet.
4. Les enjeux éthiques reliés à l’implantation sociotechnique d’internet (résistance, usages).
5. Les enjeux éthiques reliés au pouvoir politique.
6. Les enjeux éthiques reliés à l’organisation économique.
Internet en Afrique
À partir d’une base de données recueillies auprès des différents informateurs
interrogés, des catégories ont été constituées. Le tableau 1. qui suit représente ces catégories
en y incluant les raisons qui, d’après nos informateurs, militent en faveur d’une perception
particulière du phénomène internet. À la suite de ces catégories, a été établi un tableau des
solutions proposées en fonction des perceptions des utilisateurs réels ou potentiels d’internet.
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