La Turquie et l`Europe

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Paul DUMONT*
La Turquie et l’Europe : les éléments historiques du débat
Musulmane et située à la croisée des continents, au cœur de l’ancien monde, la Turquie a-telle sa place dans l’Europe ? La question n’est pas nouvelle, même si elle suscite aujourd’hui,
en raison de la candidature d’Ankara à l’intégration européenne, un débat public d’une rare
intensité. Pour sa part, la Turquie y a répondu depuis longtemps. Au temps de son apogée,
l’Empire ottoman, balkanique et méditerranéen tout autant qu’oriental, était déjà fasciné par
l’Europe et ses souverains se présentaient volontiers comme les héritiers des empereurs
romains. A partir de la fin du XVIIe siècle, obligés d’abandonner progressivement les
territoires conquis sur le continent européen, c’est encore vers l’Europe que regardent les
sultans et leurs vizirs réformateurs, cherchant à lui emprunter les recettes de sa réussite. Au
XIXe siècle, tandis que l’Empire s’engage pour survivre dans une politique de transformation
radicale de ses institutions et de tous les mécanismes régissant l’existence des sujets ottomans,
les choses sont plus claires que jamais : la plupart des réformes engagées à compter du règne
de Mahmud II (1808-1839), qu’il s’agisse de la création d’une armée moderne, de la
promulgation de nouveaux codes, de la réorganisation de l’administration, de la mise en
chantier d’un nouveau système éducatif, ou bien encore, de l’adoption de toute une série de
mesures visant à changer les mentalités et les modes de vie, doivent beaucoup au modèle
européen. Du reste, c’est d’Europe que vient, en bonne partie, le personnel chargé d’encadrer
les mutations en cours. Orchestrés par des ministres ayant souvent séjourné longuement dans
l’un ou l’autre des capitales européennes, les changements s’appuient sur des officiers, des
ingénieurs, des médecins, des juristes, des pédagogues qui contribuent puissamment au
transfert des savoirs et des pratiques.
Depuis ces années cruciales, ce n’est pas seulement la Turquie qui cherche à s’inscrire dans
l’Europe. Les Puissances, de leur côté, font tout pour entretenir un tropisme européen qui,
somme toute, les flatte. Mais donnant, donnant. A partir du début du XIXe siècle, la plupart
des négociations bilatérales ou internationales qui scandent les relations euro-turques sont
placées sous le signe du marchandage : en échange de garanties territoriales ou de quelque
*
Professeur et directeur du département d’études turques, Université Marc Bloch (Strasbourg).
1
autre avantage, la monarchie ottomane doit s’engager à faire des réformes, sous le regard des
Puissances et dans le respect des critères édictés par celles-ci. Si le scénario de ces
négociations est bien rodé, leurs enjeux, de même, ne changent guère : il s’agit pour les États
européens concernés par de telles transactions, de jeter les bases d’un partenariat économique
et politique qui leur soit profitable ; il s’agit aussi, presque toujours, d’obtenir de la Turquie
une meilleure protection des éléments de la population que l’on désignera, à partir de la fin de
la Première Guerre mondiale, sous le terme générique de « minorités ». A cette exigence
récurrente viendront ultérieurement s’ajouter, en réponse aux deux interventions militaires qui
ont marqué l’histoire du pays au XXe siècle (27 mai 1960 et 12 septembre 1980), des
demandes relatives au respect des libertés et des droits de l’homme.
Sous la double contrainte de ces pressions et de sa propre aspiration à la modernité et à un
progrès paré des atours de la civilisation européenne, la Turquie a entamé une longue marche
dont l’issue, ne peut être aujourd’hui, à ses yeux, qu’une adhésion pleine à l’Europe. Reste à
dire que son parcours, tel qu’il s’est déroulé à partir des tanzimat -c’est ce terme d’origine
arabe signifiant « réorganisations » que l’historiographie a très vite adopté pour désigner l’ère
des grandes réformes initiées par le rescrit impérial de Gülhane du 2 novembre 1839 - n’a pas
été facile et qu’embûches et faux pas, en chemin, n’y ont pas manqué. N’ont pas manqué non
plus, surtout du côté européen, les hésitations et les revirements dictés par les besoins du
moment.
1856 : la Turquie dans le « concert européen »
Dans l’histoire de cette marche vers l’Europe, certains épisodes méritent une attention
particulière, ne serait-ce que parce qu’ils constituent la toile de fond par rapport à laquelle il
convient de situer les évolutions actuelles. Le Congrès de Paris, convoqué en février 1856
pour mettre fin à la Guerre de Crimée, est un de ces moments-clés, à l’issue duquel l’État
ottoman croit avoir gagné son billet d’entrée dans le « concert européen », un concept forgé
par l’Europe coalisée pour désigner la diplomatie multilatérale qui, au lendemain du conflit
avec la Russie, s’était mise en place sous la prédominance de la France.
Durant les hostilités, le sultan Abdulmedjid Ier avait été, pour l’Autriche-Hongrie,
l’Angleterre et la France de Napoléon III, un allié fidèle et valeureux. Prenant acte de cette
loyauté, le traité de paix signé à Paris multiplie les engagements : la Sublime Porte est admise
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à participer aux avantages du dispositif de concertation « établi par le droit public entre les
États d’Europe », les Puissances promettent de garantir l’indépendance et l’intégrité
territoriale de l’Empire ottoman, elles s’engagent, en cas de conflit entre le gouvernement
ottoman et l’une des puissances contractantes, à mettre en œuvre une procédure de médiation.
Toutefois, ces assurances ont un prix. En marge du Congrès, le sultan a dû édicter,
conformément à une promesse faite deux années auparavant (« protocole des quatre
garanties », 8 août 1854) un firman impérial énumérant une longue liste de dispositions visant
à assurer aux communautés non-musulmanes la jouissance de leurs immunités traditionnelles,
le libre exercice du culte et le droit d’administrer leurs biens au mieux de leurs intérêts.
Désormais, ajoutait le rescrit impérial, tous les sujets de l’Empire seraient admissibles, sans
restriction, aux emplois publics et pourraient être reçus dans les écoles civiles et militaires de
l’État. Des tribunaux mixtes allaient être institués pour statuer sur les affaires commerciales,
correctionnelles et criminelles impliquant des sujets ottomans de confessions différentes. Les
non-musulmans pourraient siéger dans les conseils provinciaux et communaux. Tous les
Ottomans, quelle que soit leur religion, seraient égaux devant l’impôt et le service militaire.
Même si le traité de Paris précise que ce firman « ne saurait en aucun cas donner le droit aux
Puissances de s’immiscer soit collectivement, soit séparément, dans les rapports de S. M. le
Sultan avec ses sujets », il faut bien voir que les garanties octroyées par le sultan s’inscrivent
dans le cadre d’un marché conclu avec les Puissances : les mesures en faveur des nonmusulmans font pendant aux promesses touchant le maintien de l’intégrité de l’Empire. Une
quinzaine d’années auparavant, lors de la promulgation de la charte de Gülhane qui annonçait
le début d’une nouvelle ère, le canevas était déjà le même. Il s’était agi, pour la Sublime
Porte, de témoigner de manière aussi fracassante que possible de sa bienveillance à l’endroit
des communautés non-musulmanes, à un moment où le pouvoir ottoman, engagé dans un
conflit hasardeux contre les forces du khédive d’Egypte, Mehmet Ali Pacha, se trouvait dans
une passe particulièrement délicate et avait un pressant besoin du soutien européen.
Le Congrès de Berlin : la réforme ottomane sous tutelle
Edictées dans des moments de crise, les chartes de 1839 et de 1856 constituent les temps forts
d’un processus de réformes dont le point culminant sera, en 1876, la proclamation d’une
constitution dotant l’Empire d’un parlement et inscrivant dans le marbre d’une loi
fondamentale les principes sur lesquels l’État entend désormais fonder son action : liberté,
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égalité civile et politique, responsabilité ministérielle, indépendance des tribunaux, équilibre
du budget, décentralisation, conseils élus à tous les niveaux de l’administration territoriale…
Certes, le sultan Abdulhamid II (1876-1909), qui vient de monter sur le trône et qui s’est
laissé forcer la main par son grand vizir, Midhat Pacha, conserve à la monarchie l’essentiel de
ses prérogatives ; le souverain peut dissoudre le parlement, suspendre la constitution et punir
de bannissement toute personne susceptible de mettre en danger les institutions et la sécurité
de la monarchie. Il n’en demeure pas moins que la Turquie peut à présent se flatter d’être le
premier État musulman à bénéficier d’un régime constitutionnel, à l’image de la plupart des
Puissances européennes.
Les élites réformatrices, et notamment le groupe d’intellectuels et de personnalités politiques
connu sous le nom de « jeunes ottomans », ont largement contribué au triomphe de l’esprit
nouveau. Depuis le début des années 1860, ils sont nombreux à se battre, à grand renfort de
libelles et de memoranda, pour obtenir du pouvoir qu’il s’engage plus fermement qu’il ne
l’avait fait jusque-là dans la voie du progrès et de l’instauration d’un État de droit. Mais ce ne
sont pas seulement ces pressions internes qui ont joué. Une fois de plus, ce sont aussi les
circonstances qui ont dicté à la Sublime Porte la marche à suivre. De fait, l’Empire est à
nouveau en guerre. A nouveau, il se heurte aux nations balkaniques, soutenues par la Russie.
Dans cette conjoncture délicate, il lui faut, comme en 1856, s’assurer la sympathie des
puissances susceptibles de l’aider à faire front à l’offensive slave.
Peine perdue. Accourue à la rescousse de l’« homme malade », la diplomatie européenne
allait s’avérer incapable d’éteindre le brasier balkanique et de freiner l’avancée russe. Cette
nouvelle crise d’Orient s’achèvera, du point de vue ottoman, par un désastre : en mars 1878,
les forces du tsar Alexandre II campent dans la banlieue d’Istanbul et dictent au sultan une
paix honteuse qui sanctionne la perte d’une bonne partie des Balkans et de trois provinces de
l’Anatolie orientale. Il faudra bien se rendre à l’évidence : les rouages du concert européen
n’ont pas fonctionné à temps.
Toutefois, quelques semaines plus tard, à Berlin, les Puissances vont s’employer à rafistoler le
dogme de l’intégrité ottomane et à contenir la poussée russe, tout en prenant acte de la
nouvelle répartition des cartes en Méditerranée orientale et dans les Balkans. Pour la Sublime
Porte, l’heure des concessions est revenue. Soucieuse de s’assurer, dans la partie qui l’oppose
à la Russie, le soutien de l’Angleterre, elle conclut avec celle-ci une alliance défensive et
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l’autorise à occuper Chypre d’où les forces britanniques surveilleront la Syrie, les provinces à
population arménienne, l’Asie mineure. Il lui faut aussi promettre, comme au congrès de
Paris, l’application d’une politique égalitaire au profit des non-musulmans. Certains territoires
de l’Empire, et notamment la Crète en pleine révolte, se voient reconnaître le droit de
bénéficier d’un statut spécifique. Enfin, le gouvernement d’Istanbul est contraint de prendre
en compte les revendications d’une délégation arménienne, peut-être venue à l’instigation du
sultan lui-même. Par l’article 61 du traité de Berlin, la Porte s’engagera à réaliser sans plus
tarder des réformes dans les provinces orientales et à « garantir la sécurité des Arméniens
contre les Circassiens et les Kurdes ». Pour mieux convaincre les puissances de sa bonne foi,
elle va aussi accepter de les informer périodiquement des mesures prises et des les autoriser à
surveiller l’application des réformes.
Ce texte ne donne pas aux puissances un droit d’ingérence dans les affaires intérieures de
l’Empire ottoman. Mais la diplomatie européenne est désormais invitée à exercer une sorte de
tutelle sur les velléités réformatrices du sultan et de son gouvernement. Demandes
d’éclaircissements, protestations, notes verbales, communications officielles, démarches
collectives : bientôt, tous les moyens vont être bons pour contraindre l’Empire à ne pas perdre
de vue ses engagements. Harcelée de demandes et de remontrances, l’administration ottomane
ne parvient pas toujours à cacher son agacement. Cette surveillance se heurte à d’autant plus
d’amertume qu’avec la mise en place, en 1881, de la Dette publique ottomane -un organisme
multinational chargé de gérer le remboursement des emprunts contractés par la Sublime
Porte- l’Europe exerce aussi un étroit contrôle sur les ressources financières de l’Empire.
Dans une telle conjoncture, l’opinion ottomane ne peut éprouver à l’endroit de l’Occident
européen que des sentiments ambivalents. Admirée et enviée, considérée comme porteuse
d’une civilisation matérielle performante, courtisée dans les moments de crise, l’Europe est
perçue comme un modèle dont la Turquie doit impérativement s’inspirer. Mais elle est aussi
appréhendée avec suspicion et exaspération, tant est patente la volonté de domination des
nations qui la composent.
Parallèlement, en Europe, s’installe progressivement, en ces dernières décennies du XIXe
siècle, une franche antipathie à l’endroit du régime d’Abdulhamid II. Le souverain ottoman
-que la presse ne tardera pas à surnommer le « sultan rouge » - traîne un lourd passif. Il lui est
fait reproche d’avoir suspendu la constitution de 1876 dès la première altercation avec les
parlementaires (février 1878), d’avoir disgracié et exilé, puis fait étrangler la figure de proue
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du mouvement réformateur, le grand vizir Midhat Pacha, d’avoir muselé la presse, de s’être
entouré de censeurs et de policiers, d’avoir en un mot tourné le dos aux réformes et restauré le
despotisme. La brutalité avec laquelle sont écrasées les révoltes en Crète (1897), les actes de
violence qui se multiplient dans une Macédoine livrée à l’anarchie, mais surtout les massacres
qui répondent, aussi bien à Istanbul que dans les provinces orientales de l’Anatolie, à
l’agitation des populations arméniennes (1894-1896) ne font que conforter l’opinion dans son
rejet de la Turquie hamidienne. Que le sultan ait choisi, pour soutenir son pouvoir, de
s’appuyer sur la solidarité musulmane et de jouer la carte du panislamisme constitue une
circonstance aggravante que les adversaires de la monarchie ottomane ne se privent pas
d’instrumentaliser. Certes, la finance européenne passe outre aux reproches que la presse et
les chancelleries ne cesse d’adresser au souverain ottoman et continue d’investir massivement
dans l’Empire. La Sublime Porte peut également compter sur le soutien de l’Allemagne de
Bismarck qui apporte son écot au développement économique du pays et contribue avec
efficacité à la modernisation de l’armée ottomane. Il n’en demeure pas moins que le pays du
« sultan rouge » compte désormais, à travers l’Europe, beaucoup plus de détracteurs que
d’apologistes.
La révolution jeune-turque : une lune de miel de courte durée
Il faudra attendre la révolution jeune-turque de juillet 1908 pour voir le climat changer. Né
dans les casernes, encadré par des officiers issus du peuple et des opposants de longue date au
régime d’Abdulhamid II, le mouvement insurrectionnel a rapidement débouché sur des
avancées spectaculaires : il n’a fallu que quelques jours aux foules de manifestants pour
obtenir du sultan qu’il rétablisse la constitution, nomme un nouveau gouvernement, accepte
l’organisation d’élections. Les artisans de la révolution, en particulier ceux rassemblés au sein
du « Comité Union et Progrès », ont bonne presse. Plusieurs d’entre eux ont connu un long
exil en Europe. Pendant une bonne décennie, ils y ont mené campagne contre le souverain
ottoman et son régime despotique. Dans cette lutte de longue haleine, ils n’ont pas hésité à
entretenir d’étroits contacts avec les formations clandestines des communautés nonmusulmanes, notamment avec la Fédération révolutionnaire arménienne (Dachnaksoutioun).
Certains des « Jeunes-Turcs », conduits par un membre de la famille impériale, le Prince
Sabahaddin, sont même allés jusqu’à promettre une décentralisation administrative en cas de
renversement de l’autocratie hamidienne. Pour beaucoup d’observateurs, comme pour la
plupart des acteurs de l’insurrection, il ne fait donc aucun doute, au lendemain de la
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« proclamation de la liberté », qu’une Turquie nouvelle, fondée sur la fraternité des peuples et
le droit pour chacun d’entre eux d’accéder au bénéfice d’une autonomie culturelle et
administrative, est en train de voir le jour. L’euphorie est générale. « On est dans l’ivresse des
embrassements », lit-on sous la plume d’un témoin des événements, « et l’on rêve d’une
immense confédération des peuples. (…) Toutes les libertés sont conquises : liberté de parole,
de presse, de réunion, et l’on est ravi. On attend tout de l’esprit nouveau. On s’imagine que
tout le passé est mort… » 1
Mais cette lune de miel, qui suscite à travers toute l’Europe des commentaires enthousiastes,
ne va pas durer. En octobre 1908, la Bulgarie proclame son indépendance, mettant ainsi fin
aux liens qui la rattachaient encore à l’Empire ottoman, l’Autriche-Hongrie annexe la BosnieHerzégovine qu’elle administrait depuis le traité de Berlin, la Grèce proclame son intention de
mettre la main sur la Crète. La réaction jeune-turque est immédiate : des grèves massives
paralysent la plupart des grandes sociétés étrangères installées dans l’Empire ; un boycott des
marchandises autrichiennes attise le contentieux avec la monarchie austro-hongroise ; les
populations grecques d’Anatolie, soumises à des représailles, payent pour les déclarations
intempestives du gouvernement d’Athènes. Naturellement, la presse, en Europe, est prompte à
condamner de tels excès et à se poser des questions sur la nature du nouveau pouvoir.
Bientôt, elle aura d’autres raisons d’en vouloir à la Jeune-Turquie. Les élections de l’hiver
1908-1909 se sont déroulées dans une atmosphère détestable, le Comité Union et Progrès
ayant tout fait pour décourager les candidatures des non-musulmans. La liberté d’expression
des premiers jours a cédé la place à une politique d’intimidation, principalement dirigée
contre les journalistes et les formations d’opposition. Conduite par les milieux religieux et une
coalition des mécontents, une tentative de contre-révolution (avril 1909) a été sévèrement
réprimée et a fourni l’occasion, à la suite d’émeutes survenues à Adana, d’un nouveau
massacre d’Arméniens. Devenus les porte-parole du nationalisme turc, alors qu’ils se
présentaient quelques mois auparavant comme d’ardents défenseurs du pluralisme ottoman,
accusés de vouloir étouffer les libertés nouvellement conquises, les Unionistes ne vont pas
tarder à être considérés comme les continuateurs cyniques du régime hamidien.
1
P. Risal, La ville convoitée. Salonique, Paris, Perrin et Cie, 1914, p. 315.
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La Jeune-Turquie, de son côté, ne peut qu’en vouloir à l’Europe. Pourtant garante de
l’intégrité territoriale de l’Empire ottoman, celle-ci a fermé les yeux sur la proclamation
d’indépendance de la Bulgarie, laissé l’Autriche s’approprier la Bosnie-Herzégovine, prêté
une oreille complaisante aux revendications grecques sur la Crète. Une délégation jeuneturque envoyée à Paris et à Londres pour y solliciter le soutien de ces deux alliés traditionnels
de l’Empire ottoman n’a récolté tout au long de son périple que de bonnes paroles. A Istanbul,
l’amertume est d’autant plus vive que les Puissances, depuis longtemps, ne font guère mystère
de leurs appétits : les Anglais sont implantés en Irak et en Egypte ; la France estime avoir des
« droits historiques » sur la Syrie et le Liban ; les Italiens lorgnent sur l’Albanie, la Libye et
certaines portions du littoral anatolien ; la Russie est loin d’avoir renoncé au contrôle des
Détroits ; l’Autriche s’emploie à consolider ses positions dans les Balkans… L’Allemagne, à
laquelle l’armée du sultan doit son instruction et une bonne partie de son matériel, est le seul
partenaire de l’Empire ottoman qui, bien que présent sur tous les fronts de la pénétration
culturelle et économique, ne soit pas suspect de visées territoriales. Il est inéluctable, dans un
tel contexte, que désenchantement et méfiance soient plus que jamais à l’ordre du jour.
La passivité de l’Europe face à l’annexion de la Tripolitaine et à l’occupation du Dodécanèse
par l’Italie (1911-1912) va ouvrir une nouvelle blessure. Est vécu comme un traumatisme, de
même, l’isolement de l’Empire ottoman dans les deux conflits armés qui l’opposent, en 1912
et 1913, à ses voisins balkaniques. Chacune des crises qu’il lui a fallu affronter a permis à la
Porte de prendre la mesure de son incapacité à s’attirer la sympathie de l’opinion européenne
et à mobiliser en sa faveur les chancelleries des Puissances. A la veille de la Grande Guerre, le
gouvernement jeune-turc compte toujours avec l’Europe, ne serait-ce qu’en raison des liens
économiques, primordiaux, qui placent l’Empire ottoman sous la dépendance de celle-ci.
Mais il ne peut plus être question, dans le climat de désillusion qui s’est installé, de continuer
à donner satisfaction aux exigences de la diplomatie européenne et de miser, comme par le
passé, sur la construction d’une société pluraliste plaçant toutes les ethnies et religions sur un
pied de parfaite égalité. L’heure est au contraire à l’expression d’une nouvelle vision de
l’avenir, fondée sur les seules vertus de la nation turque. Très fortement chargé de sentiments
patriotiques, ce nationalisme prend consistance à un moment où le pays, après avoir engrangé
une série d’échecs, se prépare à livrer un combat décisif. Né à la lisière d’une guerre, il se
veut pugnace et conquérant. Il n’est pas fait pour faciliter le dialogue avec les composantes
non-turques de l’Empire.
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La Turquie dans la guerre
La Première Guerre Mondiale a profondément marqué la mémoire des peuples qui y ont
participé. Aujourd’hui encore, le souvenir des événements tragiques de 1914-1918 n’est que
partiellement estompé et vient alimenter, ici et là, des contentieux que ni la fuite du temps, ni
les actes de contrition, ni les dédommagements ne semblent pouvoir régler.
La Porte aurait pu se tenir à l’écart de la conflagration. La crise qui mit le feu à la poudrière
européenne ne la concernait pas. Avec insistance, les capitales de l’Entente lui demandaient
de rester neutre. Les chefs du Comité Union et Progrès -en particulier la « troïka »
gouvernementale formée d’Enver, Cemal et Talat, respectivement ministres de la Guerre, de
la Marine et de l’Intérieur- devaient en décider différemment. Humiliée, privée à l’issue des
guerres balkaniques de ses provinces les plus riches, la Turquie ne pouvait pas faire
autrement, estimaient-ils, que de saisir l’occasion pour prendre sa revanche. En outre, la
guerre ne manquerait pas de consolider un régime affaibli par les échecs militaires, bien qu’il
ait réussi à bâillonner toutes les formes d’opposition. En prenant part au conflit aux côtés des
puissances de l’Axe (Allemagne, Autriche-Hongrie), l’Empire ottoman parviendrait aussi à
briser le carcan de l’endettement qui le maintenait sous la tutelle, de plus en plus difficile à
supporter, de la Grande-Bretagne et de la France. Enfin, il s’agissait surtout de faire pièce à la
Russie, l’ennemie de toujours, et d’aller à la conquête de l’Asie centrale, région que les
chantres du nationalisme présentaient volontiers comme le berceau de la race turque.
Un projet grandiose qui débouchera sur un désastre. Le 30 octobre 1918, lorsque le
gouvernement d’Istanbul signe avec les Anglais l’armistice de Moudros, le bilan de quatre
années de guerre est cataclysmique. L’Empire a perdu l’ensemble de ses possessions arabes,
les forces de l’Entente se voient reconnaître le droit d’occuper les ports et les axes
stratégiques du pays, les Détroits sont placés sous contrôle allié. Surtout, la guerre a fait
plusieurs millions de morts, aussi bien dans les forces armées que parmi les civils. Des
populations entières ont été décimées par les disettes, les épidémies, les déplacements forcés,
les massacres. Dans les provinces orientales, des centaines de milliers d’Arméniens ont péri,
victimes d’opérations de nettoyage que les responsables du Comité Union et Progrès ont
voulu systématiques. Les communautés arméniennes ne sont pas les seules à avoir payé un
lourd tribut à la guerre. Dans certains secteurs de l’Anatolie occidentale, les Grecs ont
également goûté, par villages entiers, aux méthodes expéditives de la camarilla unioniste. La
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douleur et les ressentiments accumulés sont tels que les dirigeants savent bien qu’il leur
faudra payer pour leurs erreurs et leurs crimes. Ils n’ont pas attendu d’être mis en accusation
pour fuir secrètement à l’étranger.
Bien que près d’un siècle se soit écoulé depuis ces années de cendre, ce que d’aucuns
nomment pudiquement la « question arménienne » continue de susciter des polémiques et de
retentir sur le cours des relations turco-européennes. Face aux accusations de génocide,
sanctionnées dans plusieurs pays occidentaux par l’adoption d’un texte2 reconnaissant cette
qualification, la Turquie n’a guère évolué -ou fort peu- dans sa ligne de défense : il ne s’est
jamais agi, pour le gouvernement de l’époque, d'anéantir de manière délibérée un peuple,
mais de déplacer des populations susceptibles de collaborer avec l’ennemi et d’empêcher les
comités révolutionnaires arméniens de perpétrer des atrocités au profit de l’envahisseur russe ;
au reste, s’il est bien vrai que des centaines de milliers d’Arméniens sont morts, la guerre n’a
pas davantage épargné les populations musulmanes. Deux visions de l’histoire, deux
mémoires irréconciliables. Que le grand vizir ottoman, Damad Ferid Pacha, ait reconnu en
1919, à la Conférence de la Paix, la responsabilité des dirigeants unionistes dans « les
événements tragiques de l’Orient »3, qu’une Cour martiale, la même année, ait condamné à
mort par contumace Talat, Cemal et Enver, qu’aujourd’hui certains historiens turcs soient
disposés à rouvrir le dossier, ne changent rien à l’affaire : en matière de déni, même partiel,
même tempéré d’un début de résipiscence, toute velléité de compromis est impossible.
A l’issue de la guerre, c’est certainement Georges Clemenceau qui exprime avec le plus de
brutalité l’idée que l’Europe victorieuse, celle de l’Entente, se fait de la Turquie : celle-ci,
clame le Tigre, s’est engagée dans la guerre sans excuse, a perpétré des massacres d’une rare
atrocité, ses dirigeants ont fait la démonstration qu’ils étaient inaptes à gouverner un pays
formé d’une mosaïque de peuples et de religions4. Cette diatribe fait écho à un thème qui,
depuis les tanzimat, sous-tend la plupart des tractations entre la Porte et les chancelleries
occidentales : celui de la diversité ethnique et religieuse de l’Empire ottoman et de la
nécessité de prendre des mesures pour garantir aux non-musulmans les mêmes droits et les
mêmes libertés qu’aux membres de la religion dominante. La question des « minorités » -au
lendemain des hostilités, ce concept a solidement pris racine dans le vocabulaire politique des
2
En France, il s’agit d’une loi, votée le 29 janvier 2001.
Cité par Gérard Chaliand et Yves Ternon, Le Génocide des Arméniens, Bruxelles, Complexe, 1980, p. 122.
4
Lettre ouverte de Georges Clemenceau à Damad Ferid parue dans Le Temps du 28 juin 1919. Ce texte reprend,
à peu de chose près, la déclaration faite par le président du Conseil français à la Conférence de la Paix.
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Puissances, se substituant aux périphrases utilisées jusque-là- mobilise plus que jamais
l’attention des diplomates et des hommes d’État. Elle figure même en bonne place des 14
points du Président Wilson : « Aux régions turques de l’Empire ottoman devront être
garanties la souveraineté et la sécurité, mais aux autres nations qui sont maintenant sous la
domination turque, on devra garantir une sécurité absolue d’existence et la pleine possibilité
de se développer d’une façon autonome sans être aucunement molestées »5. De toute
évidence, à l’heure où il s’agit pour les vainqueurs de reconstruire le monde, la Turquie
continue d’être perçue, en matière de protection des minorités, comme une mauvaise élève
dont il convient d’exiger des assurances.
Vue de Turquie, l’image de l’Europe triomphante n’est guère meilleure. C’est que la défaite
ne s’est pas seulement traduite par d’importantes pertes territoriales ; il a aussi fallu subir de
graves humiliations. L’occupation de la capitale de l’Empire par les forces alliées. Le
débarquement de contingents de l’armée hellénique à Izmir, prélude probable à une annexion
des provinces égéennes à la Grèce. Dans la région d’Adana (la Cilicie de l’Antiquité),
l’installation, à l’initiative de la France, de familles arméniennes venues reprendre possession
de la terre de leurs ancêtres. Et surtout, l’obligation faite au gouvernement ottoman de signer,
le 10 août 1920, le désastreux traité de Sèvres qui consacrait le démembrement de l’Empire
ottoman, jetait les bases d’une Grande Grèce à cheval sur les deux rives de l’Egée, envisageait
la création d’un Kurdistan indépendant et confiait au Président des États-Unis le soin de tracer
les limites d’une Arménie indépendante taillée dans les provinces orientales de l’Anatolie. Ce
document que même la presse alliée avait dénoncé, alors qu’il était en cours d’élaboration,
comme injuste et excessif, ne pouvait qu’indigner l’opinion turque. Bien qu’il n’ait jamais été
ratifié, ni par les Puissances, ni par le gouvernement d’Istanbul, il sera pendant longtemps
considéré comme une des manifestations les plus éloquentes de la partialité et de l’avidité
occidentales.
La nouvelle donne turque
Toutefois, conduite par un officier doué d’un grand charisme, Mustafa Kemal (qui prendra
plus tard le nom d’Atatürk, le « père des Turcs »), la lutte nationale turque va changer la
donne. En 1923, lorsque les belligérants se retrouvent à Lausanne pour construire une paix
5
12e des 14 points de Wilson, cité par Jacques Ancel, Manuel historique de la Question d’Orient, Paris,
Delagrave, 1923, p. 287.
11
acceptable par toutes les parties, c’est une nouvelle Turquie, en pleine révolution politique et
culturelle, qui se présente à la table des négociations. Au terme de trois années d’une guerre
difficile, les forces grecques ont été chassées d’Anatolie ; la république d’Arménie a été
contenue à l’intérieur des frontières de l’ex-Empire russe, les Alliés se sont faits à l’idée de
devoir évacuer Istanbul et les Détroits. Dans la même foulée, ce qui restait de l’Empire
ottoman s’est effondré : le sultan Mehmed VI a pris le chemin de l’exil, la monarchie a été
abolie (1er novembre 1922), un régime fondé sur la souveraineté nationale s’est enraciné à
Ankara, siège de la résistance, et Mustafa Kemal, en attendant que soit proclamée la
République (29 octobre 1923), a déjà fait savoir à son peuple qu’il entendait œuvrer à
l’édification d’une démocratie moderne, tournée vers le progrès et débarrassée de l’emprise
des forces cléricales obscurantistes.
L’Europe est médusée. Habile communicateur tout autant que brillant chef de guerre, l’artisan
de l’indépendance turque a su s’attirer la sympathie de la presse et de la classe politique,
notamment en France. Tandis qu’en Anatolie les événements se succèdent à un rythme
accéléré, une bonne partie de la presse française accumule les appréciations élogieuses. En
1924, au lendemain de l’abolition du khalifat (3 mars), Paul Gentizon, correspondant du
Temps à Istanbul, exprime avec limpidité l’opinion générale : « L’Europe peut être satisfaite :
l’opération que depuis l’aube du dix-neuvième siècle elle n’avait cessé de suggérer au
gouvernement ottoman est dès maintenant accomplie. En trois jours, la République turque a
réalisé plus de réformes que la vieille Turquie en trois sicles. Se débarrassant d’un geste
brusque des dernières entraves théocratiques, elle s’est élancée sans frein dans le sillon des
idées européennes. C’est l’écroulement complet d’institutions que tous les penseurs et
écrivains occidentaux considéraient jusqu’à hier comme immuables et figées ; Dès
aujourd’hui, tous les livres de la veille, dénonçant le Turc comme incapable de changements
et d’efforts, son périmés. La république turque vient en effet de couper le cordon ombilical
qui la reliait aux traditions asiatiques ; elle vient d’adopter en bloc tous les principes de la
civilisation occidentale, sa mentalité, son idéal. Elle vient de dire définitivement : adieu à
l’Orient. »6
6
« Adieu à l’Orient », Le Temps, 15. 3. 1924.
12
Alors qu’en 1919 un Clemenceau pouvait résumer l’idée que les Alliés se faisaient du pouvoir
ottoman en citant un vers de Victor Hugo : « Les Turcs ont passé là. Tout est ruine et deuil »7,
la Turquie kémaliste fait figure, à peine née, d’élève modèle de l’Occident. Républicain,
laïque, attentif aux droits de la femme, soucieux de fournir à tous ses citoyens une instruction
moderne et fondée sur le savoir positif, largement ouvert à la civilisation européenne, le
régime d’Ankara n’est pas inattaquable. D’aucuns lui reprochent la brutalité de ses méthodes.
Mais il ne fait aucun doute, aux yeux des observateurs, qu’il est engagé dans la bonne voie.
Ce n’est pas seulement parce qu’il puise son inspiration dans la civilisation occidentale qu’il a
bonne presse ; empêtrées dans des aventures coloniales semées d’embûches, les Puissances
ont aussi très vite compris que cette terre musulmane gagnée aux Lumières pouvait être
montrée en exemple au monde de l’islam.
Pour autant, il ne peut guère s’agir de retrancher de l’ordre du jour l’épineuse question des
minorités. Même s’il ne reste presque rien, au lendemain de la guerre, des communautés
arméniennes d’Anatolie, même si la plupart des Grecs ont fui en 1922 ou sont partis en
application d’un accord gréco-turc d’échange des populations conclu en marge des
pourparlers de paix, le dossier continuera d’être perçu comme prioritaire. Au terme de
négociations serrées, le traité de Lausanne (24 juillet 1923) a reconnu aux minorités des droits
et privilèges dont la plupart figuraient déjà dans la charte impériale de 1856. Il a notamment
prévu que les non-musulmans bénéficient d’une « pleine et entière protection », puissent
utiliser librement leur langue, aussi bien dans leurs relations privées que dans leur vie
publique, et aient le droit de créer et contrôler toutes les institutions nécessaires au bon
fonctionnement de leur vie communautaire8. Sur cette base, chrétiens et juifs ont réussi à
conserver leurs écoles, leurs lieux de culte, leurs hôpitaux, leurs sociétés de bienfaisance,
leurs cimetières… Mais dans une conjoncture marquée par une formidable poussée du
nationalisme turc, le risque d’une remise en cause des avantages concédés ne pouvait
évidemment pas être exclu9. Aussi, le respect des stipulations de Lausanne ne cessera-t-il de
faire l’objet, de la part des signataires du traité et de la Société des Nations, comme chez les
populations concernées, d’une jalouse vigilance.
7
Premier vers de « L’Enfant grec », cité par Clemenceau dans sa lettre ouverte à Damad Ferid parue dans Le
Temps du 28 juin 1919,
8
Voir encadré.
9
Surtout depuis qu’en 1925-1926, les représentants des minorités avaient été contraints de renoncer au bénéfice
des dispositions du traité de Lausanne prévoyant le maintien du droit familial et successoral propre à chaque
communauté. Cet épisode, qui ne prêtait pas à conséquence puisqu’il s’agissait de soumettre les communautés
aux dispositions du nouveau droit civil turc, calqué sur le code civil suisse, avait néanmoins profondément ému
les chancelleries occidentales.
13
La Turquie choisit l’Occident
Réglée, la question des minorités ? Nullement. Car les communautés non-musulmanes vont
continuer de pâtir épisodiquement de vexations et de mesures discriminatoires. C’est ainsi, en
particulier, qu’elles seront soumises pendant la Deuxième Guerre Mondiale à un impôt sur la
fortune dévastateur (Varlık Vergisi, 1942) dont le seul souvenir, aujourd’hui encore, suffit à
éveiller l’exaspération de ceux qui en furent les victimes10. C’est ainsi, de même, qu’elles
devront s’accommoder de campagnes menées à l’initiative de groupements nationalistes et
demandant à tous les citoyens d’utiliser la langue turque, alors même que le traité de
Lausanne reconnaissait expressément aux minoritaires le droit de conserver leur langue.
Engagée dans la construction d’un État national, la Turquie a découvert de surcroît qu’il lui
fallait aussi compter avec des minorités… musulmanes. Arabophones, Kurdes, Tcherkesses,
Lazes… Ils sont nombreux, confrontés à une politique vigoureuse de turquification et
d’assujettissement aux normes du nouveau régime, à revendiquer leur droit à la différence.
Dès les années 1920, les Kurdes, spécialement attachés à leurs particularismes, se sont
farouchement opposés au nouvel ordre voulu par Ankara. Chacune de leurs insurrections a été
impitoyablement réprimée. A cette violence systématique, justifiée par la raison d’État, va
répondre l’émergence d’un nationalisme kurde particulièrement virulent. Pour la république
kémaliste, il s’agit d’une « question » de plus, sulfureuse à souhait, qui se transformera
progressivement en un de ces bourbiers dont il semble impossible de se dégager.
Toutefois, ni le dossier kurde, ni les quelques difficultés rencontrées dans l’application des
dispositions du traité de Lausanne relatives aux minorités non-musulmanes, ni d’autres
contentieux ne pèsent suffisamment lourd pour faire obstacle, au lendemain de la Deuxième
Guerre Mondiale, à l’incorporation de la Turquie dans le camp occidental. Après avoir
affiché, durant les hostilités, une neutralité teintée de sympathie pour Berlin, Ismet Inönü, le
successeur d’Atatürk, a su déclarer à temps la guerre à l’Allemagne nazie. Ce ralliement tardif
à la cause des puissances alliées, alors que se profilait à l’horizon la menace de revendications
territoriales soviétiques, lui a permis d’obtenir pour son pays une place au sein du « monde
libre ». Dès 1949, la Turquie a adhéré au Conseil de l’Europe. Deux ans plus tard, elle entre
10
Cet impôt concernait théoriquement toutes les composantes de la population. Mais il toucha surtout les
minoritaires, les musulmans ayant bénéficié d’allègements.
14
dans l’OTAN, devenant une des pièces maîtresses du dispositif stratégique occidental en
Méditerranée orientale. Très vite, elle va pouvoir également émarger à l’OCDE, au Fonds
monétaire international, à la Banque mondiale pour la reconstruction et le développement.
L’Occident n’a pas hésité à lui ouvrir les bras, car, dans le contexte de l’après-guerre, elle lui
est indispensable, ne serait-ce qu’en raison de sa position géostratégique, à la lisière de
l’URSS et des grands réservoirs énergétiques du Moyen-Orient. Les dirigeants turcs, de leur
côté, ne sont plus en situation de jouer la carte de l’autarcie et de l’indépendance à tout prix,
comme ils l’ont fait depuis le début des années 1930. Dans un monde qui se laisse aller aux
obsessions de la guerre froide, alors même que les armes viennent à peine de se taire, ils n’ont
eu d’autre ressource que de se rallier à l’Amérique et à ses alliés européens, non seulement
pour faire pièce au péril soviétique, mais aussi pour y quérir, distribuées avec largesse, les
aides nécessaires au financement de son décollage économique.
Bien qu’elles aient été le témoin d’un spectaculaire resserrement des liens entre la Turquie et
les puissances occidentales, les années de l’immédiate après-guerre sont aussi marquées,
paradoxalement, par les premiers soubresauts de la crise chypriote, un dossier complexe qui
entravera durablement les mouvements de la diplomatie turque sur l’échiquier international.
Administrée pendant près d’un siècle par la Grande-Bretagne, Chypre, à l’heure de la
décolonisation, doit-elle revenir à la République turque, principale héritière de la monarchie
qui avait confié l’île à la tutelle britannique en 1878 ? Convient-il au contraire de donner
satisfaction aux partisans de l’enosis qui, tirant argument du poids de l’élément grec au sein
de la population insulaire, réclament le rattachement de l’île à la Grèce ? A défaut d’un accord
entre les parties, la création d’un État chypriote indépendant peut-elle constituer une solution
viable ? Tandis que musulmans et chrétiens, sur place, s’affrontent avec âpreté, Ankara et
Athènes se laissent entraîner dans la spirale des prises de position nationalistes et des
provocations.
En septembre 1955, en réponse à des rumeurs de plasticage de la maison natale de Mustafa
Kemal à Salonique, des émeutes organisées sous le regard des autorités sèmeront la terreur
parmi les Grecs d’Istanbul. Quelques années plus tard, à la suite de nouveaux affrontements
entre insulaires (décembre 1963), 10 000 Grecs de nationalité hellénique sont expulsés de
Turquie, sous le couvert d’une accusation de « haute trahison ». En 1974, une tentative de
putsch à Chypre ouvre la voie à une intervention militaire turque, prélude à une partition de
l’île. Même si les torts sont partagés, c’est presque toujours Ankara qui, au fil de ces divers
15
épisodes, se retrouve sur le banc des accusés. Ses partenaires, États-Unis en tête,
désapprouvent sa politique chypriote et n’hésitent pas à le lui faire savoir11. Les représailles
dont sont victimes les Grecs d’Istanbul contribuent à ternir son image. Tout en continuant
d’assumer un rôle d’alliée privilégiée de l’Occident, la Turquie goûte dès lors à ce qu’elle
estime être de l’incompréhension. Le relatif isolement dans lequel elle est maintenue, surtout
après le débarquement de ses forces à Chypre, lui paraît d’autant plus injuste qu’elle doit aussi
faire face, à partir du milieu des années 1960, à toute une série d’attentats meurtriers
revendiqués par l’ASALA et d’autres organisations arméniennes, attentats assortis d’une
campagne de harcèlement visant à la déconsidérer aux yeux de l’opinion internationale.
L’Europe à tout prix
En dépit de son contentieux avec la Grèce, le gouvernement turc a été admis, en 1963, à
signer avec la Communauté Economique Européenne un accord d’association. C’est le début
d’un processus qui va conduire le pays, quelque vingt-cinq ans plus tard, à solliciter une
pleine adhésion à l’Union Européenne. Il s’agit de l’aboutissement d’un cheminement
pluriséculaire vers l’Europe, scandé de longs conflits mais aussi, au gré des circonstances, de
rapprochements spectaculaires et d’engagements mutuels. Dans sa démarche, la Turquie ne se
laisse pas seulement guider par ses intérêts immédiats, économiques et politiques. Elle donne
aussi la parole à un tropisme qui la travaille depuis la conquête ottomane et qui alimente en
elle une certitude très forte d’appartenance à l’Europe.
Face à cette dynamique volontariste, ses partenaires européens n’ont pas cessé, depuis 1963,
de se laisser aller aux balancements d’une valse-hésitation. L’affaire chypriote. Le dossier
kurde. Le contentieux arménien. La question des minorités. Autant de raisons de douter d’un
rapprochement pourtant déjà inscrit dans les faits. Les interventions militaires qui, à
intervalles réguliers (1960, 1971, 1980), sont venues perturber le fonctionnement de la
démocratie turque n’ont fait qu’ajouter à l’inquiétude de l’Europe. En particulier, le coup
d’État du 12 septembre 1980, même justifié par la situation d’anarchie intérieure à laquelle il
visait à mettre fin, s’est heurté à une désapprobation sans équivoque, immédiatement
sanctionnée d’un gel des négociations turco-européennes.
11
En 1964, la président américain L. Johnson avait adressé une lettre de mise en garde au premier ministre turc
de l’époque, Ismet Inönü, le sommant de renoncer à toute tentation d’intervenir à Chypre.
16
Reste à se demander si les doutes dont l’Europe est de moins en moins avare à mesure que
défilent les échéances du processus d’intégration résistent à l’examen des faits, tels que ceuxci se sont enchaînés au fil d’une histoire pluriséculaire. A cet égard, les esprits enclins au
scepticisme n’auront probablement aucun mal à démontrer que la Turquie n’a pas toujours su
-ou pu- tenir ses promesses et que sur des questions aussi sensibles que celles de la protection
des minorités, de la démocratie, du respect des libertés publiques, des droits de l’homme, les
avancées enregistrées y ont été fréquemment suivies de reculs. Cependant, force est aussi de
reconnaître que l’on a affaire, sur le long terme, à un pays qui peut se prévaloir d’une rare
constance dans ses aspirations au bénéfice des acquis de la civilisation occidentale. Il est
significatif que l’assemblée nationale d’Ankara ait voté au cours de ces dernières années
(2001-2003), pour satisfaire aux demandes de l’Union Européenne, toute une série de
réformes fondamentales -l’abrogation de la peine de mort, un train de mesures améliorant les
garanties accordées aux minorités, la suppression des obstacles mis à l’expression des
particularismes ethniques et religieux, l’octroi de diverses facilités aux étrangers installés dans
le pays…- sans les mettre véritablement en débat. Simple simulacre, pour mieux circonvenir
l’Europe ? Nullement. De toute évidence, la Turquie, ne serait-ce que par fidélité à sa
trajectoire historique, ne pouvait faire autrement qu’opter, comme elle l’avait déjà fait à
d’autres moments de son parcours, pour une harmonisation de son droit et de ses institutions
avec les critères européens.
Pour en savoir plus :
ANASTASSIADOU M. et DUMONT P., Une mémoire pour la Ville : la communauté grecque
d’Istanbul en 2003, Istanbul, dossiers de l’IFEA, 2003.
ANCEL J., Manuel historique de la question d’Orient, Paris, Delagrave, 1923.
BILLION D., La politique extérieure de la Turquie, Paris, l’Harmattan, 1997.
BOZARSLAN H., La question kurde. États et minorités au Moyen-Orient, Paris, Presses de
Sciences Po, 1997.
BOZARSLAN H., Histoire de la Turquie contemporaine, Paris : La Découverte, 2004.
BUCHWALTER B., Les relations turco-arméniennes : quelles perspectives, Istanbul, dossiers de
l’IFEA, 2002.
DENY J. et MARCHAND R., Petit manuel de la Turquie nouvelle, Paris, J. Haumont et Cie,
1933.
DUMONT P., Mustafa Kemal invente la Turquie Moderne, Bruxelles, éd. Complexe, 1983.
17
MANTRAN R. (sous la direction de), Histoire de l’Empire ottoman, Paris, Fayard, 1989.
TERNON Y., La cause arménienne, Paris, Seuil, 1983.
(encadré)
La protection des minorités, selon le Traité de Lausanne
Dernier des grands textes internationaux ambitionnant d'apporter une solution globale à la
« Question d'Orient », le traité signé à Lausanne le 24 juillet 1923 comporte notamment une
section consacrée à la protection des minorités non-musulmanes. Tout en veillant au respect de
la souveraineté de la Turquie, les articles 37 à 45 énoncent une série de dispositions visant à
assurer aux membres des minorités une large gamme de droits et « facilités ».
Certaines de ces dispositions sont de portée très générale. C'est ainsi que le
gouvernement turc s’engage, par l'article 38, « à accorder à tous les habitants de la
Turquie pleine et entière protection de leur vie et de leur liberté, sans distinction de
naissance, de nationalité, de langue, de race ou de religion ». Le même article garantit à
tous les habitants du pays le « libre exercice, tant public que privé, de toute foi, religion
ou croyance ». Il stipule enfin que les minorités non-musulmanes jouiront pleinement de
la liberté de circulation et d'émigration, sous réserve de mesures restrictives susceptibles
de s'appliquer à l'ensemble des ressortissants turcs. L'article suivant ajoute que les
membres des minorités non-musulmanes jouiront des mêmes droits civils et politiques que
les non-musulmans. Il précise en particulier que la différence de religion ne pourra pas
constituer un obstacle pour l'admission aux emplois publics, fonctions et honneurs ainsi
que pour l'exercice des différentes professions. De même, bien que le turc soit reconnu
comme langue officielle du pays, les minoritaires auront la possibilité d'utiliser librement
leur langue (« une langue quelconque », dit le texte), aussi bien dans leurs relations
privées et commerciales qu'en matière de religion, de presse ou de publications de toute
nature ; le gouvernement turc va jusqu’à s’engager à leur reconnaître des « facilités... pour
l’usage oral de leur langue devant les tribunaux ».
Les articles 40 à 43 énumèrent des dispositions d'un caractère plus ciblé :
18
• les minorités auront le droit de « créer, diriger et contrôler toutes institutions
charitables, religieuses ou sociales, toutes écoles et autres établissements d'enseignement
et d'éducation » (article 40) ;
• participation des fonds publics -budget de l’État, budgets municipaux ou autres- au
financement des institutions minoritaires (écoles, sociétés de bienfaisance, etc.) (article 41)
;
• des commissions spéciales seront chargées d'élaborer des dispositions permettant de
régler les questions relatives au statut familial ou personnel conformément aux usages des
minorités (article 42) ;
• les lieux de culte, cimetières et autres établissements religieux des minorités bénéficieront
de la protection du gouvernement; celui-ci accordera toutes les facilités nécessaires lorsqu'il
s’agira de créer de nouveaux établissements religieux ou charitables (article 42) ;
• les membres des minorités non-musulmanes ne pourront être astreints à accomplir un
acte quelconque constituant une violation de leur foi ou de leurs pratiques religieuses
(article 43).
Les articles 44 et 45 précisent les modalités d'application de ces diverses dispositions. Le
premier de ces articles indique que les obligations édictées en faveur des minorités seront
placées sous la garantie de la Société des Nations dont l'assentiment sera nécessaire
préalablement à toute modification des stipulations. L'article 45 introduit le principe de la
réciprocité en statuant que les droits reconnus aux minorités non-musulmanes de Turquie
sont également reconnus par la Grèce à la minorité musulmane se trouvant sur son
territoire.
Paul Dumont
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