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cause notamment de son enracinement dans l'histoire et l'organisation traditionnelle des sociétés
africaines. Les échanges non officiels sont donc perçus en réalité comme une bonne chose parce
qu'ils constituent un facteur de contournement des obstacles tarifaires et une source d'orientation
des relations économiques bilatérales vers des systèmes de concurrence. Mais force est de
constater que cette concurrence est imparfaite. Le degré de distorsion introduite par les
comportements des acteurs et les conflits d'intérêts sont variables suivant les courants d'échange.
Cette approche mérite cependant d'être nuancée pour mieux saisir la réalité fort complexe des
sociétés africaines dans leur évolution historique. Certains auteurs estiment que la solidarité
africaine est un mythe voire un leurre. L'importance accordée à la société économique
précoloniale a tendance à ignorer les fortes divisions politiques et socio-économiques qui ont
structuré le commerce de longue distance. Les frontières séparant les royaumes précoloniaux, les
systèmes de péage et de taxes, et l'insécurité générale qui obligeait les caravanes marchandes à
s'armer en régiment, sont le plus souvent oubliés dans les généalogies du commerce parallèle (S.
Baier 1980, T. Falola 1989, D. J. Thom 1975). L'image qu'on se fait des profonds changements
qui se sont produits dans l'organisation du commerce interafricain traditionnel avec la monté du
colonialisme est non moins étriquée (K. Meagher, 1996). Ces modifications sont couramment
interprétées comme des moyens d'échapper aux tentatives coloniales de restrictions commerciales
par l'intermédiaire de la réglementation. On oublie généralement que ces ajustements coloniaux
avaient pu modifier fondamentalement l'essence et l'orientation du commerce interafricain
précolonial.
L'idée du commerce parallèle, né en réaction aux divisions artificielles, imposées par les
frontières coloniales sur des groupes ethniques solidaires, ne reflète pas forcément la réalité des
faits. Mefeje (1991) rappelle avec raison que les frontières ethniques ne coïncident pas
nécessairement avec les frontières politiques, même à l'époque précoloniale. Ainsi, la séparation
des groupes ethniques n'était pas étrangère aux sociétés africaines et le découpage colonial ne
violait pas nécessairement les formes antérieures d'organisation socio-politique. Par exemple, la
population haussa qui habite de part et d'autre de la frontière Nigéria-Niger, zone du commerce
parallèle par excellence en Afrique de l'Ouest, n'était pas une entité unifiée avant l'imposition des
frontières en 1906. Par contre la population Kanouri de l’extrême Est pouvait du Kanem Bornou,
entité unifiée, distinguer la situation de la frontière extrême orientale de celle de la frontière
occidentale (Haoussa et Fulfulde). La frontière coloniale a été fixée conformément au tracé
politique préexistant entre le Califat de Sokoto au Sud et l’aristocratie haoussa pré-djihadiste au
Nord (D.J.Thom, 1975).
Une des caractéristiques des flux transétatiques tient aux facteurs responsables de leur
dynamisme. Ces échanges transfrontaliers ne sont pas l'expression d'une ignorance des frontières
héritées de la colonisation mais plutôt d'une prise de conscience aiguë des possibilités engendrées
par ces frontières. D'après Bach (1996), les flux sont liés à des avantages comparatifs réels
(complémentarités écologiques ou bien entre systèmes de production) qu'aux disparités fiscalo-
douanières, monétaires ou politico-économiques engendrées par l'encadrement colonial puis
postcolonial des territoires.
B- Les stratégies et comportements des acteurs
Nonobstant ces observations pertinentes, les alhazai (Grégoire et Labazée, 1993) animateurs par
excellence des réseaux du commerce transfrontaliers ont des fournisseurs réguliers de produits
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(les céréales) comme des acheteurs attitrés des biens (haricot-niébé). Ces réseaux de grands
commerçants haoussa guidés par la recherche exclusive de profits immédiats ne sont pas
immuables dans l'espace et le temps. Ils se font et se défont en fonction de l'évolution de la
conjoncture économique et des législations adoptées par les pouvoirs publics. Ces derniers
peuvent, par des réglementations qu'ils mettent en place, donner naissance à de nouveaux
commerces illicites ou les faire cesser. Ce phénomène de création-destruction-création (J.
Schumpeter) incite les opérateurs économiques à développer davantage et en permanence l'esprit
d'initiative, de créativité, d'ingéniosité c'est-à-dire d'hommes d'entreprise capables de prendre des
risques"calculés". Grégoire et Labazée indiquent que dans les années 1990, le commerce du niébé
a pris le chemin de la fraude et de la contrebande à la suite de la décision du gouvernement
nigérian d'en interdire l'importation. Le Niger, quant à lui, a levé toutes les restrictions aux
importations sauf sur les allumettes, la lessive et l'essence, ce dernier produit faisant l'objet d'un
important trafic le long de la frontière qui porterait sur plus de 100000 tonnes en 1990.
Les grands commerçants du Niger évoluant dans l'informel ont réussi à bâtir d'importantes
fortunes par l'entremise du commerce transétatique. Les plus riches d'entre eux ont réparti leur
fortune de part et d'autre de la frontière pour limiter les risques associés aux aléas politiques ainsi
qu'aux incertitudes qui, depuis le début de la décennie 1980, caractérisent l'évolution et le
fonctionnement du système bancaire nigérien illustrés par les mauvaises expériences de la
Banque de Développement de la République du Niger (BDRN) et de la Massraf que certains
d'entre eux ont amèrement goûtées même s’ils sont aussi en partie responsables de ces deux
catastrophes. La relation de confiance qui les lie avec leurs pairs du Nigéria dotés d'une surface
financière assez confortable a permis à de nombreux commerçants du Niger de bénéficier des
largesses financières et des facilités commerciales. Ils se sont lancés dans certaines activités
lucratives grâce aux avances de fonds et de marchandises destinées au marché nigérien sans, le
plus souvent, aucune garantie préalable. Le remboursement n'intervient qu’après la vente. La
réciproque n'est vraie qu'avec la forte dépréciation du naira, mais à une échelle très réduite.
Ces réseaux transfrontaliers excellent aussi dans les activités de transit et de réexportation. C’est
le cas du cacao à un moment donné et de nos jours celui des véhicules d’occasion. De par sa
nature profondément opportuniste, ce commerce ne leur demande pour le besoin de
fonctionnement qu'une infrastructure matérielle relativement légère. Ils sont peu peuplés, très
hiérarchisés et structurés. Les stratégies des grands réseaux et la fraude organisée par les acteurs
du secteur formel sont à l'origine du sentiment d'ineffectivité des politiques économiques, et
notamment de la protection, et elles contribuent prioritairement à la "formation" duale et
ambivalente de la politique commerciale extérieure (B. Hibou,1996).
Ces échanges s'organisent bien souvent en marge de la légalité, soit dans le cadre de ces grands
réseaux dont les principaux circuits d'acheminement et de distribution ainsi que les points de
passage stratégiques et les centres de décision sont relativement bien connus grâce aux travaux
des anthropologues, des géographes et des socio-économistes, soit dans le cadre de "commerce
ou de trafic de fourmis". Les stratégies de ces acteurs qui, se déterminent en fonction des critères
de coût, de concurrence, de minimisation des risques dans un environnement mouvant
d'information imparfaite et d'instabilité socio-politique, modèlent les structures de marché. De
nombreux acteurs nigériens y sont impliqués et profitent de la proximité du Nigeria.
Le mode de fonctionnement et d'agencement du petit commerce frontalier de fourmis animé par
des réseaux de la "fraude d'infiltration" semble suggérer que les espaces économiques nigéro-