ZOOM | Benoît Carry | IMCCE, Observatoire de Paris CHEZ LES ASTÉROÏDES les petits ont du poids ! 34 L’Astronomie – Mai 2015 vol.129 | 83 | 34 L'ESSENTIEL Depuis les années 1980, plus d'un demi-million d'astéroïdes ont été découverts et la classe spectrale de plusieurs dizaines de milliers d'entre eux est disponible. Les nouvelles connaissances accumulées contribuent à une histoire plus cohérente du système solaire, dans laquelle les planètes jouent un rôle important à cause de leurs migrations sur des distances importantes, secouant au passage les astéroïdes, qui ne restent pas en place. La ceinture principale est un pot-pourri des conditions qui régnaient dans le système solaire primitif. Les modèles de migration planétaire mis en place (entre autres le modèle de nice en 2005) se doivent d'être en accord avec la vue actuelle de la composition de la ceinture d'astéroïdes, qui révèle une grande diversité de compositions. Après avoir décrit cette évolution d'un système solaire statique à un système dynamique, l'article se conclut sur les nombreuses questions encore ouvertes, qui seront peut-être mieux comprises en associant l'étude des astéroïdes à celle des exoplanètes. Les avancées de la dernière décennie dans la découverte et la caractérisation des astéroïdes ont montré une structure complexe inattendue, révélant le passé turbulent du Système solaire. Les astéroïdes de la ceinture principale montrent, selon leur taille et leur distance au Soleil, une diversité plus riche que pensée jusqu'alors. Cela implique qu'ils ont été mélangés par des processus dynamiques très puissants comme celui des « migrations planétaires ». L es vingt dernières années ont vu l'explosion des découvertes d'exoplanètes. Si celles-ci ont l'avantage du nombre pour répondre à la question de la formation des systèmes planétaires, notre Système solaire reste une source unique pour la multitude de détails pouvant y être observés. Depuis deux siècles, depuis leur découverte, les astéroïdes sont considérés comme les rebuts de la formation planétaire. Principalement situés dans la ceinture principale entre Mars et Jupiter (voir encadré 1), ils semblaient s'être formés là où nous les trouvions. Les premières études de leur surface montrèrent que les astéroïdes de la partie interne de la ceinture principale réfléchissaient davantage la lumière et étaient plus rouges que ceux de la partie externe, bleus et sombres (voir encadré 1). Dans les années 1980, divers groupes d'astéroïdes aux couleurs distinctes, se succédant en fonction de la distance au Soleil, furent découverts (figure 1, étagère 1982). L'interprétation, basée sur l'analyse en laboratoire des météorites associées à ces groupes de couleurs, qui domina depuis lors était que cet échelonnement était le résultat d'une forte différence de température à travers la ceinture lors de la formation vol.129 | 83 | 35 du Système solaire. Comprendre cette différence portait la promesse de découvrir les conditions qui régnaient lors de la formation des planètes. Cependant, à travers la découverte de plus d'un demi-million d'astéroïdes depuis les années 1980, l'idée d'un Système solaire statique a été remplacée par une conception beaucoup plus dynamique, où peu de choses se trouvent là où elles se sont créées. Cette nouvelle interprétation était motivée par la structure de la ceinture principale d'astéroïdes résultant des migrations planétaires. Ces dernières semblant généralisées dans les systèmes exoplanétaires, notre Système solaire a certainement connu lui aussi des modifications importantes de l'orbite des planètes, et les modèles qui cherchent à en reproduire la structure globale (les orbites des planètes géantes, Pluton et les objets transneptuniens, et les astéroïdes troyens) comprennent tous une phase de migration planétaire. En parallèle à ces avancées théoriques, de nouvelles caractéristiques compositionnelles de la ceinture principale étaient découvertes. Celles-ci se montrèrent de moins en moins consistantes avec la théorie classique. Au début, seuls quelques astéroïdes « intrus », venant contaminer les groupes de couleurs Mai 2015 – L’Astronomie 35 ZOOM | Chez les astéroïdes, les petits ont du poids ! 1. les astéroïdes dans le système solaire on trouve des astéroïdes dans tout le système solaire, sous divers noms. on parle d'astéroïdes pour tous les petits corps jusqu'à l'orbite de Jupiter, sous-divisés en classes (géocroiseurs, Hungarias, de la ceinture principale, Cybèles, Hildas, et enfin troyens), de Centaures lorsque leurs orbites croisent celles des planètes géantes, et enfin objets transneptuniens audelà des planètes géantes (voir figures 2 et 3). Afin de déterminer la composition des astéroïdes, nous étudions la manière dont ils réfléchissent la lumière (voir fig. 4 ci-dessous). nous mesurons leur albédo (quantité de lumière réfléchie) et leur spectre (distribution de la lumière réfléchie suivant la longueur d'onde ou couleur) et les comparons avec les albédos et spectres de météorites, obtenus en laboratoire. Les premières études ont commencé par classer les astéroïdes suivant leur ressemblance, dans un schéma appelé taxonomie. Les différentes classes, définies par la forme des spectres, sont labellisées s, C, X, V… et correspondent à différentes minéralogies. La terminologie d’astéroïdes dits rouges et bleus est issue des premiers travaux, basés sur quelques filtres (c.-à-d. couleurs) seulement et correspond aux classes actuelles s et C. 2. Différentes classes d'astéroïdes. Les résonances avec Jupiter (aussi appelées lacunes de Kirkwood qui, le premier, les a mises en évidence) sont clairement visibles. Le nombre d'astéroïdes est indiqué par le code couleur : du bleu au jaune. 3. Les différentes populations de petits corps dans le système solaire. 4. Principe de l'étude de la composition des astéroïdes. La répartition de la lumière (le spectre) réfléchie de l'astéroïde dépend de sa composition. en comparant son spectre avec ceux des météorites obtenus en laboratoire, il est possible de déterminer la composition d'un astéroïde. Dans cet exemple les météorites howarditeseucrites-diogénites (HeD) sont associées aux astéroïdes rouges (comme par exemple Vesta), qui réfléchissent plus de lumière en rouge qu’en bleu. À l'opposé, les météorites primitives que sont les chondrites carbonées (CC) sont associées aux astéroïdes bleus, qui réfléchissent plus de lumière à ces longueurs d'onde que dans le rouge. 36 L’Astronomie – Mai 2015 vol.129 | 83 | 36 distincts et bien définis, furent découverts. Maintenant que les couleurs de plusieurs dizaines de milliers d'astéroïdes sont disponibles, nous pouvons voir que ces intrus sont en réalité la règle au sein de la ceinture. Aujourd'hui, les nouvelles connaissances accumulées sur la ceinture principale d'astéroïdes, comprenant sa structure orbitale et compositionnelle ainsi que les processus dynamiques qui la sculptent, contribuent à une histoire plus cohérente. Les modèles actuels prédisent que les planètes géantes ont migré sur des distances substantielles, secouant les astéroïdes (qui s'étaient formés partout dans le disque protoplanétaire) comme des flocons dans une boule de neige et les transportant jusqu'à leur position actuelle dans la ceinture. La ceinture principale est donc un pot-pourri de l'ensemble des conditions qui régnèrent dans tout le jeune Système solaire. Néanmoins, les astéroïdes dits Hildas ainsi que les Troyens présentent tous la même composition, contrastant fortement avec le mélange présent dans la ceinture principale. Toutes ces observations sont autant de clefs pour découvrir les différentes étapes de l'évolution du Système solaire. Comprendre comment s'est produit l'agencement des planètes et les conditions qui ont permis la vie sur Terre définira le contexte pour comprendre la myriade de systèmes d'exoplanètes. déCouverte des premiers intrus La répartition de la composition des astéroïdes, indiquée par la succession de divers groupes aux couleurs allant du rouge au bleu, impliquait qu'ils tendaient à conserver leur environnement de formation initial, à savoir le gradient de température et de composition présent dans le disque au moment de la formation des planètes. Dans les années 1980, se basant sur la comparaison avec les météorites, les astronomes pensaient que les astéroïdes rouges qui peuplent la partie interne de la ceinture étaient formés de roches magmatiques, et que les bleus de la partie externe n’avaient subi que peu d'altération thermique. Le défi pour la décennie suivante semblait être d’expliquer comment le gradient thermique avait pu être si fort, créant des corps si différents, de fondus à primitifs, sur une distance d'une seule unité astronomique (l’UA est très proche de la distance Terre-Soleil, soit environ 150 millions de km). Mais l’interprétation originelle de la composition des astéroïdes rouges et bleus était en réalité erronée. Le retour d'échantillons en 2010 de l'astéroïde rouge (25143) Itokawa par la sonde japonaise Hayabusa montra que si l'astéroïde avait expérimenté une phase de haute température, il restait tout de même primitif, en opposition avec l’interprétation antérieure d'un corps supposé fondu (car rouge). Bien que les tendances observées sur la composition et la température des astéroïdes, de chauds à froids, restassent une énigme, le gradient de température n’était donc pas aussi drastique que ce que l’on imaginait. Cette idée d’une variation de température avait été suggérée par la composition des plus gros astéroïdes. Une fois la composition d'astéroïdes plus petits déterminée, les premiers intrus apparurent. Le premier fut (1459) Magnya, un fragment basaltique – donc fondu à très haute tem- pérature – identifié en 2000 au milieu des corps froids de la ceinture externe. Puis, une poignée d'autres astéroïdes basaltiques furent trouvés dispersés dans toute la ceinture principale. Des astéroïdes primitifs furent aussi découverts dans la ceinture interne, et des astéroïdes rouges jusque dans la ceinture externe. Même les astéroïdes ferreux, pourtant vestiges des noyaux de protoplanètes différenciées qui se sont formées dans le voisinage de la Terre, se trouvent répartis sur toute la largeur de la zone couverte par la ceinture principale. Finalement, la découverte de glace à la surface, ou sous forme de plumes de vapeur, sur plusieurs astéroïdes dont le plus gros, (1) Cérès, suggéra que ces corps s'étaient formés bien plus loin que leurs positions actuelles, derrière la limite des glaces (distance au Soleil à partir de laquelle la vapeur d'eau peut se condenser sur les surfaces, à environ 5 UA). Au début, ces intrus semblaient être le résultat d'une contamination par quelques astéroïdes exotiques, mais il devenait bientôt clair que les groupes d'astéroïdes rouges et bleus identifiés dans les années 1980 étaient en réalité bien plus étendus, se chevauchant, mettant à mal l'idée classique, et un peu étriquée, d'un Système solaire statique, figé depuis les temps anciens de sa formation il y a quelque 4,5 milliards d'années. les astéroïdes : pot-pourri du système solaire Trois études récentes ont permis de dresser une nouvelle carte, radicalement différente de la vue classique, de la distribution minéralogique des astéroïdes plus grands que 5 km : la détermination de l’albédo (pouvoir réfléchissant) de 150 000 2. Wise Le télescope spatial Wise de la nasa a été lancé en décembre 2009 et a observé le ciel entier dans quatre longueurs d'onde dans l'infrarouge jusqu'en septembre 2010, quand sa réserve d'hydrogène liquide nécessaire à son refroidissement s'est épuisée. Durant cette mission, 158 000 astéroïdes, dont 34 000 découvertes, ont été observés. Cette mission a fourni le plus grand catalogue de diamètres et d’albédos (capacité de la surface à réfléchir la lumière) d’astéroïdes à ce jour. vol.129 | 83 | 37 Vue d’artiste de Wise. Mai 2015 – L’Astronomie 37 ZOOM | Chez les astéroïdes, les petits ont du poids ! 3. la densité des astéroïdes La densité indique la quantité de matière, la masse, pour un volume donné. C'est avec cette quantité que l'on joue dans la question piège : « Qu’est-ce qui est plus lourd : un kg de plomb ou un kg de plumes ? » ici, le plomb et les plumes ont évidemment le même poids : 1 kg, en revanche, la densité du plomb étant bien supérieure à celle d'une plume (11 300 contre 20 kg/m3), le kg de plume occupera un volume bien plus important. Pour les astéroïdes, connaître leur densité nous permet de mieux cerner leurs différents composés. C'est grâce à la publication de la densité de 300 astéroïdes, montrant un lien fort entre densité et classe taxonomique (encadré 2), que le nombre d'astéroïdes présent dans les catalogues a pu être converti en quantité de matière, changeant notre vision de la distribution des compositions au sein de la ceinture. astéroïdes en utilisant les images du télescope spatial Wise (encadré 2), la mesure de la densité des différents types d'astéroïdes observés via de nombreuses méthodes (encadré 3), et la caractérisation de la composition physico-chimique de plus de 35 000 astéroïdes obtenue à partir des images du grand relevé du ciel, le Sloan Digital Sky Survey (encadré 2). Traditionnellement, cette distribution était présentée comme la fraction relative du nombre d'astéroïdes de chaque type en fonction de la distance. Mais maintenant que nous comparons des corps dont le diamètre va de 5 à 1 000 km, compter simplement les corps fausserait notre interprétation. En considérant la distribution de la masse des astéroïdes de chaque type, cette vue est plus fine, moins biaisée. Cela nous ouvre également la possibilité d'étudier les variations de cette distribution avec le diamètre des corps. Voici ce qui fut trouvé (figure cidessous, étagère 2014) : ■ Les types d'astéroïdes les plus rares, tels les vestiges des croûtes et manteaux (types V et A) de protoplanètes entièrement chauffés et fondus, sont dispersés partout dans la ceinture principale. Il n'est pas encore clair si cela signifie que leurs corps parents étaient omniprésents dans le Système solaire interne, ou si ceux-ci se sont formés près du Soleil et ont été injectés plus tard dans la ceinture principale. ■ Des astéroïdes dont la composition ressemble à celle des Troyens de Jupiter (type D) sont détectés jusque dans la ceinture interne où les modèles dynamiques ne prédisent pas leur présence. Contre toute attente, certains de ces types D se trouvent si près de Mars qu'aucun modèle actuel n'est capable d'en donner une explication en liaison avec leur origine troyenne. ■ La contribution de chaque type d'astéroïde change avec la taille de l’objet dans chaque région de la ceinture principale. Le changement le plus spectaculaire est l'aug- 1. répartition des classes d'astéroïdes entre mars et Jupiter. Avec le temps et les nouvelles observations, la structure simple observée dans les années 1980 a été remplacée par une grande diversité dans les années 2010. La taille des cubes indique l'importance relative des différentes classes. 38 L’Astronomie – Mai 2015 vol.129 | 83 | 38 mentation de la part d'astéroïdes bleus (C) vers les petits diamètres dans la ceinture interne. Bien que notoirement rares aux grands diamètres (seul 6 % de la masse des astéroïdes de plus de 100 km correspond à des types C), ils contribuent pour environ la moitié de la masse aux petits diamètres (5 à 20 km). ■ Dans la ceinture externe, les astéroïdes rouges (S) ne représentent qu'une petite fraction du total, bien que leur masse soit importante. De fait, plus de la moitié de la masse totale des astéroïdes rouges se trouve en dehors de la ceinture interne, qui était jusqu'alors considérée comme leur domaine principal. ■ Les astéroïdes Hildas et les Troyens de Jupiter contrastent fortement avec le potpourri de la ceinture principale. Alors que des intrus de tous types sont visibles et communs dans toute la ceinture, les Hildas et Troyens restent curieusement distincts et homogènes. Les Hildas sont dominés par les types P, et les Troyens par les types D, des corps primitifs dans les deux cas. Malgré des programmes de recherche intensifs, ces populations n'ont encore montré aucun astéroïde rouge. Il y a encore dix ans, les astronomes s'accrochaient au concept d'un gradient ordonné de composition à travers la ceinture principale. Depuis, le mince filet d'astéroïdes découverts dans des sites inattendus s'est transformé en crue. Nous voyons maintenant que tous les types d’astéroïdes cohabitent dans chaque région de la ceinture principale. La large palette observée aux petites tailles (5 à 50 km) à travers la ceinture contraste avec les groupes de compositions distinctes observés aux grands diamètres. Toutes ces caractéristiques nouvelles imposent une révision majeure de notre interprétation de l'histoire de la ceinture principale, et donc du Système solaire. Ce que la Ceinture nous apprend Les premières théories de formation planétaire qui expliquaient la ceinture principale invoquèrent des processus tels que la turbulence dans le disque protoplanétaire ou l'éparpillement des embryons planétaires. Bien que chaque mécanisme proposé soit capable de diminuer la taille de la ceinture (elle devait contenir bien plus de matière au début de vol.129 | 83 | 39 4. le sloan digital sky survey Le grand relevé du ciel de la fondation sloan était à l'origine conçu pour étudier les quasars et galaxies dans cinq couleurs. Parmi les millions d'images prises par le télescope de 2,5 m du programme, plus de 470 000 astéroïdes ont néanmoins été repérés, grâce à leur mouvement apparent. Ce sont les couleurs de plus de 35 000 astéroïdes plus grands que 5 km qui ont servi de base à la réécriture de la structure compositionnelle de la ceinture principale décrite ici. Le télescope du sDss. son histoire) comme d'exciter les orbites ou de mélanger partiellement les compositions, aucun, pris individuellement ou ensemble, ne pouvait reproduire la ceinture telle que nous l'observons actuellement. Le concept de migration planétaire, dans lequel les planètes changent d'orbite au cours du temps suite à l'interaction avec le gaz et la poussière environnants ou avec les planétesimaux, n'était pas nouveau, mais son introduction comme élément principal dans l'histoire de la ceinture ne fut proposé que récemment. Les modèles de migrations planétaires commencèrent par expliquer la structure orbitale et la distribution en masse du Système solaire externe, y compris de la ceinture de Kuiper, au-delà de Neptune. Individuellement, les modèles recréaient certains aspects spécifiques avec succès, mais il manquait encore un scénario cohérent permettant d'expliquer toutes les particularités du Système solaire externe. Comme chaque action des planètes a causé une réaction dans la ceinture principale d'astéroïdes, ces modèles nécessitaient également d'être en accord avec la vue actuelle de la composition de la ceinture. La première solution globale qui puisse expliquer simultanément nombre de propriétés structurelles du Système solaire, telles la position et l'excentricité des planètes géantes, la capture de leurs satellites irréguliers et les propriétés orbitales des Troyens, fut le modèle de Nice en 20051. Dans sa mouture originelle, Jupiter dérive vers l'intérieur pendant que les autres pla- Crédit ESA/PACS & SPIRE Consortium, S. Molinari, Hi-GAL Project ) Mai 2015 – L’Astronomie 39 ZOOM | Chez les astéroïdes, les petits ont du poids ! nètes géantes migrent vers l'extérieur. Lorsque Jupiter et Saturne entrent en résonance (lorsque leurs périodes deviennent commensurables entre elles), environ 700 millions d'années après la naissance du Système solaire, celui-ci est déstabilisé, de sorte qu'Uranus et Neptune sont rejetées jusqu'à leurs orbites actuelles. Dans les versions plus récentes, c'est l'interaction gravitationnelle entre les planètes géantes et une cinquième planète géante de la taille de Neptune, ensuite éjectée du Système solaire, qui est à l'origine de la déstabilisation. À ce point, la région contenant les Troyens primordiaux de Jupiter est vidée et les corps disséminés au-delà de Neptune repeuplent cette région. Tout en reproduisant fidèlement la distribution orbitale des Troyens, le modèle de Nice explique naturellement pourquoi cette région est distincte compositionnellement de la ceinture principale : elle est peuplée exclusivement de corps du Système solaire externe et ne contient aucun astéroïde formé localement. Une pièce maîtresse manquait néanmoins à ce modèle : expliquer le mélange des astéroïdes bleus et rouges dans la ceinture principale devenait de plus en plus incontournable. Une autre page de l'histoire de notre Système solaire devait être retrouvée. Le modèle du Gran Tack (grand lou- voiement) proposé en 2011 vise à expliquer ce fait majeur2. Bien avant les événements décrits par le modèle de Nice, lors de la formation des planètes telluriques, Jupiter aurait pu migrer aussi près du Soleil que l'est Mars actuellement, expliquant sa petite taille comparée à Vénus ou la Terre. Jupiter aurait alors joué le rôle de la balle dans un jeu de quilles, en dépeuplant la ceinture primordiale lors de sa traversée. Une fois sa course inversée et son chemin repris vers le Système solaire externe, Jupiter aurait entraîné avec lui des corps du Système solaire interne, peuplant ainsi la Ce nouveau panorama de la ceinture principale supporte l'idée d'un Système solaire dynamique depuis sa naissance jusqu'à aujourd'hui. 5. effet yarkovsky La surface des astéroïdes chauffée par le soleil émet de la lumière, principalement l'après-midi. Les photons émis ainsi freinent ou accélèrent alors l'astéroïde sur son orbite selon son sens de rotation. L'effet est très petit mais sensible sur des millions d'années, d'autant plus que l'astéroïde est petit. Principe de l'effet Yarkovsky. 40 L’Astronomie – Mai 2015 ceinture d'un mélange venant de part et d'autre de Jupiter. Les migrations planétaires finissent bien avant le premier milliard des 4,5 milliards d'années de notre Système solaire. La ceinture principale est toutefois toujours dynamique aujourd'hui. Les collisions entre astéroïdes réduisent continuellement la taille de ces objets. Les plus petits (< 40km) sont sujets à l'effet Yarkosky (encadré 5), qui altère leur orbite suite au réchauffement/refroidissement irrégulier du cycle jour/nuit. Cet effet est capable de complètement homogénéiser les petits corps dans chaque région de la ceinture. Mais quand ceux-ci atteignent une résonance majeure (comme la 3:1 ou la 5:2, dénotant des périodes orbitales d'astéroïdes reliées à celle de Jupiter par ces rapports d'entiers, voir fig.2), ils sont rapidement éjectés de la ceinture principale et deviennent par exemple des géocroiseurs ou percutent les planètes (ceci est la source du flux constant de météorites sur Terre). Les observations actuelles, ainsi que les études dynamiques, semblent montrer que les résonances avec Jupiter interdisent le passage des petits corps d'une région à l'autre. Ces processus continuent de sculpter la ceinture, effaçant une partie de son histoire, et écrivant son avenir. Ainsi, ce nouveau panorama de la ceinture principale, qui révèle une grande diversité de compositions, supporte l'idée d'un Système solaire dynamique depuis sa naissance jusqu'à aujourd'hui. Les modèles dynamiques nous ont amenés petit à petit à considérer la ceinture principale comme le pot-pourri de l'ensemble des petits corps qui peuplèrent le Système solaire. Beaucoup de progrès ont été faits depuis la première interprétation de la ceinture comme le résidu d'une planète détruite, il y a 200 ans, mais de nombreux points restent à expliquer : la dichotomie entre la tendance compositionnelle organisée des grands astéroïdes comparée à la diversité accrue aux petites tailles, l'omniprésence des astéroïdes issus de corps parents différenciés (les types A, V), et la présence des astéroïdes similaires aux Troyens (types D) dans la ceinture interne. Ces détails vont nous permettre d'affiner notre compréhension de la formation du Système solaire, fournissant par là même une base à l'interprétation des nombreux systèmes d’exoplanètes. vol.129 | 83 | 40 ESO/C. Malin Un météore illumine le ciel sur le site d’ALmA (Chili). astéroïdes et météorites, les questions enCore ouvertes Sur le long terme, le but de l'étude des astéroïdes est de comprendre où ces corps se sont formés et quels sont leurs liens avec les éléments sur Terre, en particulier l'eau. Notre Système solaire n'est plus un cas isolé, et il semble évident que des exoastéroïdes ont influencé d'innombrables exoplanètes. La chasse aux exoplanètes similaires à la Terre a comme suite évidente la recherche de la signature de ceintures d'astéroïdes, afin d'estimer si elles sont rares ou au contraire communes dans les systèmes planétaires. Bien que nous connaissions à présent la distribution de la composition des astéroïdes jusqu'à 5 km de diamètre, chacune des classes taxonomiques regroupe probablement une large variété de compositions de surface. Les diverses collections de météorites trouvées sur Terre ont fourni une bonne idée de la gamme de composition des astéroïdes. Néanmoins, nous n'avons toujours pas identifié les météorites correspondant à 13 des 26 classes vol.129 | 83 | 41 d'astéroïdes, et qui sont absentes de nos collections. Afin d'établir solidement les liens entre classes taxonomiques et météorites, il est nécessaire d'analyser en laboratoire un échantillon d'astéroïde. Cela est possible grâce à la récupération de météorites d'astéroïdes observés avant leur impact avec la Terre, comme ce fut le cas pour la météorite d'Almahata Sitta, provenant de l'astéroïde 2008 TC3. Ainsi, les projets de vigie du ciel tel FRIPON3 pour détecter les chutes de météorites, et en tracer l'origine ainsi qu'en récupérer des échantillons, sont une pierre angulaire de la décennie à venir. L’autre manière d'analyser un échantillon d'astéroïde est d'y envoyer une sonde spatiale pour y prélever de la matière et la rapporter sur Terre. La mission japonaise Hayabusa fut la première à réussir un tel exploit : après avoir orbité autour du petit astéroïde (25143) Itokawa en 2005, la sonde rapporta 1 500 grains de sa surface en 2010. L'analyse de ces grains fut la confirmation univoque du lien entre les météorites les plus courantes, les chon- drites ordinaires, et les astéroïdes de types S, dominant la ceinture principale interne. Plusieurs missions spatiales de retour d'échantillons, comme OSIRIS-REx de la Nasa ou Hayabusa-2 de la Jaxa, seront bientôt lancées, avec cette fois comme objectif l'étude d'astéroïdes primitifs. L'établissement de ces liens entre météorites et astéroïdes fournira la base à l'interprétation de la composition de ces derniers. Les tendances discutées ci-dessus couvrent des classes taxonomiques larges, et combinent des objets en quelques groupes majeurs qui ne réflètent pas la complexité de la composition originelle ou actuelle des astéroïdes. Obtenir des spectres à plus haute résolution dans le visible, ainsi que dans le proche et moyen infrarouge sur un grand nombre d'objets semble l'objectif à atteindre dans ■ la prochaine décennie. 1. TSIGAnIS et al., 2005, Nature 435 (459-461) ; MORbIdELLI et al., 2005, Nature 435 (462-465) ; et GOMES et al., 2005, Nature 435 (466-469). 2. WALSH et al., 2011, Nature 475 (206-209). 3. http://ceres.geol.u-psud.fr/fripon/ Mai 2015 – L’Astronomie 41