Introduction à l`anthropologie darwinienne Entretien avec Georges

Patrick Tort
Introduction à l'anthropologie darwinienne Entretien avec
Georges Guille-Escuret
In: L'Homme, 1988, tome 28 n°105. La fabrication mythique des enfants. pp. 105-123.
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Tort Patrick. Introduction à l'anthropologie darwinienne Entretien avec Georges Guille-Escuret. In: L'Homme, 1988, tome 28
n°105. La fabrication mythique des enfants. pp. 105-123.
doi : 10.3406/hom.1988.368938
http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1988_num_28_105_368938
•"ï
Patrick
Tort
Introduction
à
l'anthropologie
darwinienne
Entretien
avec
Georges
Guille-Escuret
Patrick
Tort,
Introduction
à
l'anthropologie
darwinienne.
Entretien
avec
Georges
Guille-Escuret.
Rappelant
le
renversement
apporté
en
1983
par
son
livre
La
pensée
hiérarchique
et
l'évolution
dans
le
domaine
de
l'interprétation
du
darwinisme,
Patrick
Tort
dresse
ici
contre
le
«
darwinisme
social
»
que
l'on
en
croyait
issu,
la
vérité,
bien
différente,
de
Y
anthropologie
de
Darwin,
qui
ouvre
à
la
réflexion
sur
les
rapports
nature/culture
et
nature/société
des
perspectives
inédites.
Cette
vérité
demeurée
inaperçue
(même
de
Marx
et
d'Engels)
pendant
plus
d'un
siècle,
et
mettant
en
scène
une
sélection
qui,
tendanciellement,
s'auto-élimine
au
sein
des
sociétés
«
civilisées
»
est
celle
de
V
effet
réversif
de
l'évolution.
La
méthode
mise
en
œuvre
dans
ce
travail
l'analyse
des
complexes
discursifs
(ACD)
devrait
permettre,
dans
ses
développements
ultérieurs,
de
résoudre,
notamment
à
propos
de
la
classification,
un
certain
nombre
de
problèmes-clés
posés
par
la
démarche,
traditionnelle
ou
structuraliste,
de
l'ancienne
«
histoire
des
idées
».
Georges
Guille-Escuret
:
Habituellement,
les
travaux
épistémologiques
consti
tuent
pour
les
praticiens
de
la
recherche
une
documentation
«
à
part
»,
ou
secondaire
pour
ne
pas
dire
un
luxe
de
mandarin.
Les
premiers
travaux
que
vous
avez
consacrés
à
Pévolutionnisme
linguistique
ont
eu
à
cet
égard
une
dif
fusion
classique.
Soudain,
en
analysant
dans
La
pensée
hiérarchique
et
l'évolu
tion
le
darwinisme
en
tant
que
théorie
scientifique
opposée
à
Y
évolutionnisme
en
tant
que
théorie
idéologique,
vous
avez
provoqué
un
débat
pluridisciplinaire
fortement
ancré
dans
le
présent.
Cela
signifie-t-il
que
l'œuvre
de
Darwin,
contrairement
à
celle
de
Linné
ou
de
Lamarck,
n'a
pas
encore
été
«
digérée
»
par
notre
époque,
et
qu'elle
a
toujours
son
mot
à
dire
sur
la
scène
scientifique
contemporaine
?
N.B.
:
En
dehors
des
concepts
darwiniens
majeurs,
aisément
identifiables,
d'autres
notions
plus
délicates
(telles,
par
exemple,
celles
d'«
instincts
sociaux
»,
de
«
perfectionnement
»,
de
«
(Degré
de)
civilisation
»,
etc.)
sont
employées
ici
dans
le
sens
et
avec
l'articulation
théorique
qu'elles
pré
sentent
chez
Darwin.
L'Homme
105,
janv.-mars
1988,
XXVIII
(1),
pp.
105-123.
106
PATRICK
TORT
Patrick
Tort
:
Un
ouvrage
majeur
de
Darwin
est
resté
vierge
de
toute
lecture
instruite
pendant
plus
d'un
siècle
:
La
descendance
de
l'homme
de
1871.
Je
rappelle
à
propos
de
ce
titre
que
«
descendance
»
y
traduit
l'anglais
descent,
qui
signifie
dans
cet
emploi
«
origine
»
ou
«
extraction
».
C'est
donc
ascen
dance
ou
généalogie
qu'il
faut
entendre
sous
ce
terme
généralement
accepté
par
habitude,
quoique
manifestement
issu
d'une
traduction
discutée.
Ce
texte
nous
apprend
qu'à
côté,
par
exemple,
d'une
anthropologie
freu
dienne
et
d'une
anthropologie
marxiste
qui
sont
l'objet
d'une
reconnaissance
de
fait
dans
le
champ
des
études
et
des
programmes
anthropologiques,
il
existe
une
anthropologie
darwinienne
à
distinguer,
naturellement,
de
l'anthropo
logie
évolutionniste
qui
est
demeurée
dois-
je
dire
:
paradoxalement
?
sans
descendance.
Ce
texte
nous
apprend
ensuite
que
répondant
à
une
sollicitation
provenant
d'un
certain
nombre
de
partisans
des
thèses
darwiniennes,
il
se
donne
pour
tâche
d'unifier
le
champ
d'application
de
la
doctrine
transformiste
en
étendant
à
l'homme
et
aux
sociétés
humaines
la
théorie
de
la
descendance
modifiée
par
le
moyen
de
la
sélection
naturelle.
C'est
en
bornant
leur
lecture
que
la
plu
part
des
commentateurs
de
Darwin
ont
cru
reconnaître
dans
ce
projet
l'acte
de
fondation
du
«
darwinisme
social
».
Ce
texte
nous
apprend
enfin
il
aura
fallu
cent
douze
années
d'erreurs
tenaces,
d'approximations
médiocres
et
d'obstination
à
lui
faire
signifier
très
exactement
le
contraire
de
ce
que
construit
sa
logique
que
l'anthropologie
qu'il
inaugure
réfute
de
fond
en
comble
ce
que
l'on
a
prétendu
y
voir
inscrit,
savoir
:
ce
«
darwinisme
social
»
dont
le
fondateur
était
en
réalité
un
ingénieur
des
chemins
de
fer
anglais
qui
joua
un
rôle
décisif
dans
l'élaboration
théorique
de
l'idéologie
libérale,
le
père
du
«
système
de
philosophie
synthétique
»
plus
rapidement
nommé
«
évolutionnisme
»
,
Herbert
Spencer.
L
EFFET
REVERSIF
Le
concept-clé
de
l'anthropologie
darwinienne,
et
ce
qui
permet
de
la
situer
aux
antipodes
d'un
«
darwinisme
social
»
élitiste,
sélectionniste,
voire
eugé-
niste,
dont
l'actualité,
comme
on
sait,
reste
entière,
est
le
concept
à'effet
réversif
de
l
'évolution
.
Ce
concept
qui
retire
aux
partisans
contemporains
de
la
sociobiologie
humaine
l'illusion
qu'ils
pourraient
à
bon
droit
se
réclamer
en
ligne
directe
de
la
doctrine
darwinienne
de
la
sélection
permet
de
comprendre
chez
Darwin
la
transition
de
la
sphère
de
la
nature,
régie
par
la
stricte
loi
de
l'élimination
des
moins
aptes,
à
l'état
social
civilisé,
au
sein
duquel
se
généralisent
par
les
voies
institutionnelle
et
éthique
des
conduites
qui
s'opposent
au
libre
jeu
de
cette
loi.
Il
résulte
d'un
paradoxe
rencontré
par
Darwin
au
cours
de
son
essai
d'extension
à
l'homme
de
la
théorie
sélective,
et
naît
de
l'effort
théorique
qu'engage
le
fait
d'avoir
à
penser
le
devenir
social
et
moral
de
l'humanité
L'An
thropologie
darwin
ienne
1
07
comme
une
conséquence
et
un
développement
particuliers
de
l'application
anté
rieure
et
nécessairement
universelle
de
la
loi
sélective
à
la
sphère
du
vivant.
Ce
paradoxe
peut
se
formuler
de
la
façon
suivante
:
la
sélection
naturelle,
principe
directeur
de
l'évolution
de
la
sphère
organique
impliquant
l'élimination
des
individus
les
moins
aptes
dans
la
lutte
pour
l'existence,
sélectionne
dans
l'humanité
une
forme
de
vie
sociale
dont
la
marche
vers
la
civilisation
tend
à
exclure
de
plus
en
plus,
à
travers
le
jeu
lié
de
la
morale
et
des
institutions,
les
comportements
éliminatoires.
En
termes
simplifiés,
la
sélection
naturelle
sélec
tionne
la
civilisation,
qui
s'oppose
à
la
sélection
naturelle.
Comment
résoudre
ce
paradoxe
en
demeurant
dans
la
logique
transformiste,
c'est-à-dire
sans
intro
duire
entre
l'homme
et
le
reste
de
la
nature
vivante
une
rupture
qui
évoquerait
inévitablement
le
souvenir
d'une
création
spéciale
et
de
vieux
dogmes
théologiques
?
La
solution
se
trouve
au
cœur
même
de
la
logique
de
la
théorie
sélective
en
tant
que
théorie
de
la
variation
avantageuse.
La
sélection
naturelle
il
s'agit
chez
Darwin
d'un
point
fondamental
sélectionne
non
seulement
des
varia
tions
organiques
présentant
un
avantage
adaptatif,
mais
aussi
des
instincts.
Parmi
ces
instincts
avantageux,
ceux
que
Darwin
nomme
les
instincts
sociaux
ont
été
tout
particulièrement
retenus
et
développés,
ainsi
que
le
démontrent
suffisamment
le
triomphe
universel
du
mode
de
vie
communautaire
au
sein
de
l'humanité
et
la
tendancielle
hégémonie
des
peuples
dits
«
civilisés
».
Or
dans
l'état
de
«
civilisation
»,
résultat
complexe
d'un
accroissement
de
la
rationalité,
de
l'emprise
grandissante
de
sentiment
de
«
sympathie
»
et
des
différentes
formes
morales
et
institutionnelles
de
l'altruisme,
on
assiste
à
un
renversement
de
plus
en
plus
accentué
des
conduites
individuelles
et
sociales
par
rapport
à
ce
que
serait
la
poursuite
pure
et
simple
du
fonctionnement
sélectif
repérable
aux
stades
antérieurs
de
l'évolution
:
au
lieu
de
l'élimination
des
moins
aptes
appar
aît,
avec
la
civilisation,
le
devoir
d'assistance
qui
met
en
œuvre
à
leur
endroit
de
multiples
démarches
de
secours
et
de
réhabilitation
;
au
lieu
de
l'extinction
naturelle
des
malades
et
des
infirmes,
leur
sauvegarde
par
la
mobilisation
de
technologies
et
de
savoirs
(hygiène,
médecine,
sport)
visant
à
la
réduction
des
déficits
organiques
;
au
lieu
de
l'acceptation
des
conséquences
destructives
des
hiérarchies
naturelles
de
la
force,
du
nombre
et
de
l'aptitude
vitale,
un
inte
rventionnisme
rééquilibrateur
qui
s'oppose
à
la
disqualification
sociale.
Par
le
biais
des
instincts
sociaux,
la
sélection
naturelle,
sans
saut
ni
rupture,
a
ainsi
sélectionné
son
contraire,
soit
:
un
ensemble
normé,
et
en
extension,
de
comportements
sociaux
anti-éliminatoires
donc
anti-sélectifs
au
sens
que
revêt
le
terme
«
sélection
»
dans
la
théorie
exposée
par
L'origine
des
espèces
,
accompagnés
d'une
éthique
anti-sélectionniste
(
=
anti-éliminatoire)
traduite
en
règles
de
conduite
et
en
lois.
L'émergence
progressive
de
la
morale
apparaît
donc
comme
un
phénomène
indissociable
de
l'évolution
:
c'est
une
suite
normale
du
matérialisme
de
Darwin,
et
de
l'extension
logiquement
inévi
table
de
la
théorie
de
la
sélection
naturelle
à
l'explication
du
devenir
des
sociétés
humaines.
Mais
cette
extension,
que
trop
de
théoriciens
passés
ou
pré-
108
PATRICK
TORT
sents,
abusés
par
la
grille
spencérienne
d'interprétation
du
darwinisme
grille
en
partie
anté-darwinienne
,
ont
conçue
hâtivement
sur
le
modèle
réduction-
niste
et
faux
du
«
darwinisme
social
»
(application
aux
sociétés
humaines
du
principe
de
l'élimination
des
moins
aptes
au
sein
d'une
concurrence
vitale
génér
alisée),
ne
peut,
en
toute
rigueur
darwinienne,
s'effectuer
que
sous
la
modalité
de
l'effet
réversif,
qui
oblige
à
concevoir
le
renversement
même
de
l'opération
sélective
comme
base
et
condition
de
l'accession
à
la
«
civilisation
».
Cela
interdit
définitivement
à
la
sociobiologie,
qui
défend
au
contraire
l'idée
d'une
continuité
simple
(sans
renversement)
entre
nature
et
société,
de
prétendre
lég
itimement
au
patronage
de
Darwin.
Enfin,
l'opération
réversive
est
ce
qui
fonde
la
justesse
finale
de
l'opposi
tion
nature
/culture,
en
évitant
le
piège
d'une
«
rupture
»
magiquement
ins
tallée
entre
ses
deux
termes
:
la
continuité
évolutive,
à
travers
cette
opération
de
renversement
progressif
liée
au
développement
(lui-même
sélectionné)
des
instincts
sociaux,
produit
de
cette
manière
non
pas
une
rupture
effective,
mais
un
effet
de
rupture
qui
provient
de
ce
que
la
sélection
naturelle
s'est
trouvée,
dans
le
cours
de
sa
propre
évolution,
soumise
elle-même
à
sa
propre
loi
sa
forme
nouvellement
sélectionnée,
qui
favorise
la
protection
des
«
faibles
»,
l'emportant,
parce
qu'avantageuse,
sur
sa
forme
ancienne,
qui
privilégiait
leur
élimination
et
qui
est
entrée
en
dépérissement,
sans
bien
entendu
immédiate
ment
disparaître.
L'avantage
nouveau
n'est
plus
alors
d'ordre
biologique
:
il
est
devenu
social.
Voilà
ce
qu'il
en
est
exactement,
chez
Darwin,
du
passage
entre
la
nature
et
la
culture,
pour
reprendre
les
termes
qui
ornent
presque
invariablement
depuis
quelques
décennies,
de
leur
belle
opposition
académique
ou
de
l'opposition
entre
leur
opposition
et
leur
non-opposition
(Lévi-Strauss/Moscovici
par
exemple,
pour
la
période
contemporaine),
l'en-tête
du
premier
chapitre
des
manuels
de
philosophie.
Débat
immémorial,
certes,
mais
dont
les
termes
eux-
mêmes,
ainsi
que
leur
rapport,
ont
évolué
au
cours
de
l'histoire,
sans
que
l'on
puisse
toutefois
assigner
un
moment
il
aurait
totalement
abandonné
sa
com
posante
métaphysique
(qui
persiste
à
mon
avis
au
sein
même
de
la
théorie
du
«
bond
qualitatif
»).
Débat
dépassé
pourtant,
sans
qu'on
le
sût,
depuis
1871.
Et
dépassé
d'une
manière
tout
à
fait
dialectique
ce
terme
retrouvant
ici
un
sens
non
trivialisé
,
impliquant
passage
au
négatif
et
transformation
progress
ive
d'une
réalité
en
son
contraire
sans
rupture
d'identité.
Deux
modèles
peuvent
favoriser
l'intelligence
de
l'effet
réversif
:
d'abord
le
modèle
topolo
gique
de
la
torsion
du
ruban
de
Moebius
:
passage
progressif
et
sans
«
saut
»
d'une
face
d'une
bande
à
la
face
initialement
opposée,
faisant
apparaître
que
la
torsion
même
a
conféré
à
cette
bande
la
propriété
de
ne
comporter
qu'une
seule
surface.
Ensuite,
et
en
conformité
cette
fois
avec
le
champ
des
représentations
usuelles
du
darwinisme,
le
modèle
de
l'arbre
ramifié
figurant
aux
embranche
ments
les
naissances
de
nouvelles
pousses
aptes
à
supplanter
par
leur
dévelop
pement
sélectionné
les
branches
mêmes
dont
elles
sont
issues,
c'est-à-dire
le
schéma
exact
de
l'évolution
sélective,
s
'appliquant
ici
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elle-même
ou
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'auto-
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