Patrick Tort Introduction à l'anthropologie darwinienne Entretien avec Georges Guille-Escuret In: L'Homme, 1988, tome 28 n°105. La fabrication mythique des enfants. pp. 105-123. Citer ce document / Cite this document : Tort Patrick. Introduction à l'anthropologie darwinienne Entretien avec Georges Guille-Escuret. In: L'Homme, 1988, tome 28 n°105. La fabrication mythique des enfants. pp. 105-123. doi : 10.3406/hom.1988.368938 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/hom_0439-4216_1988_num_28_105_368938 •"ï Patrick Tort Introduction à l'anthropologie darwinienne Entretien avec Georges Guille-Escuret Patrick Tort, Introduction à l'anthropologie darwinienne. Entretien avec Georges Guille-Escuret. — Rappelant le renversement apporté en 1983 par son livre La pensée hiérarchique et l'évolution dans le domaine de l'interprétation du darwinisme, Patrick Tort dresse ici contre le « darwinisme social » que l'on en croyait issu, la vérité, bien différente, de Y anthropologie de Darwin, qui ouvre à la réflexion sur les rapports nature/culture et nature/société des perspectives inédites. Cette vérité demeurée inaperçue (même de Marx et d'Engels) pendant plus d'un siècle, et mettant en scène une sélection qui, tendanciellement, s'auto-élimine au sein des sociétés « civilisées » — est celle de V effet réversif de l'évolution. La méthode mise en œuvre dans ce travail — l'analyse des complexes discursifs (ACD) — devrait permettre, dans ses développements ultérieurs, de résoudre, notamment à propos de la classification, un certain nombre de problèmes-clés posés par la démarche, traditionnelle ou structuraliste, de l'ancienne « histoire des idées ». Georges Guille-Escuret : Habituellement, les travaux épistémologiques consti tuent pour les praticiens de la recherche une documentation « à part », ou secondaire — pour ne pas dire un luxe de mandarin. Les premiers travaux que vous avez consacrés à Pévolutionnisme linguistique ont eu à cet égard une dif fusion classique. Soudain, en analysant dans La pensée hiérarchique et l'évolu tion le darwinisme en tant que théorie scientifique opposée à Y évolutionnisme en tant que théorie idéologique, vous avez provoqué un débat pluridisciplinaire fortement ancré dans le présent. Cela signifie-t-il que l'œuvre de Darwin, contrairement à celle de Linné ou de Lamarck, n'a pas encore été « digérée » par notre époque, et qu'elle a toujours son mot à dire sur la scène scientifique contemporaine ? N.B. : En dehors des concepts darwiniens majeurs, aisément identifiables, d'autres notions plus délicates (telles, par exemple, celles d'« instincts sociaux », de « perfectionnement », de « (Degré de) civilisation », etc.) sont employées ici dans le sens et avec l'articulation théorique qu'elles pré sentent chez Darwin. L'Homme 105, janv.-mars 1988, XXVIII (1), pp. 105-123. 106 PATRICK TORT Patrick Tort : Un ouvrage majeur de Darwin est resté vierge de toute lecture instruite pendant plus d'un siècle : La descendance de l'homme de 1871. Je rappelle à propos de ce titre que « descendance » y traduit l'anglais descent, qui signifie dans cet emploi « origine » ou « extraction ». C'est donc ascen dance ou généalogie qu'il faut entendre sous ce terme généralement accepté par habitude, quoique manifestement issu d'une traduction discutée. Ce texte nous apprend qu'à côté, par exemple, d'une anthropologie freu dienne et d'une anthropologie marxiste qui sont l'objet d'une reconnaissance de fait dans le champ des études et des programmes anthropologiques, il existe une anthropologie darwinienne — à distinguer, naturellement, de l'anthropo logie évolutionniste — qui est demeurée — dois- je dire : paradoxalement ? — sans descendance. Ce texte nous apprend ensuite que répondant à une sollicitation provenant d'un certain nombre de partisans des thèses darwiniennes, il se donne pour tâche d'unifier le champ d'application de la doctrine transformiste en étendant à l'homme et aux sociétés humaines la théorie de la descendance modifiée par le moyen de la sélection naturelle. C'est en bornant là leur lecture que la plu part des commentateurs de Darwin ont cru reconnaître dans ce projet l'acte de fondation du « darwinisme social ». Ce texte nous apprend enfin — il aura fallu cent douze années d'erreurs tenaces, d'approximations médiocres et d'obstination à lui faire signifier très exactement le contraire de ce que construit sa logique — que l'anthropologie qu'il inaugure réfute de fond en comble ce que l'on a prétendu y voir inscrit, savoir : ce « darwinisme social » dont le fondateur était en réalité un ingénieur des chemins de fer anglais qui joua un rôle décisif dans l'élaboration théorique de l'idéologie libérale, le père du « système de philosophie synthétique » — plus rapidement nommé « évolutionnisme » — , Herbert Spencer. L EFFET REVERSIF Le concept-clé de l'anthropologie darwinienne, et ce qui permet de la situer aux antipodes d'un « darwinisme social » élitiste, sélectionniste, voire eugéniste, dont l'actualité, comme on sait, reste entière, est le concept à'effet réversif de l 'évolution . Ce concept — qui retire aux partisans contemporains de la sociobiologie humaine l'illusion qu'ils pourraient à bon droit se réclamer en ligne directe de la doctrine darwinienne de la sélection — permet de comprendre chez Darwin la transition de la sphère de la nature, régie par la stricte loi de l'élimination des moins aptes, à l'état social civilisé, au sein duquel se généralisent par les voies institutionnelle et éthique des conduites qui s'opposent au libre jeu de cette loi. Il résulte d'un paradoxe rencontré par Darwin au cours de son essai d'extension à l'homme de la théorie sélective, et naît de l'effort théorique qu'engage le fait d'avoir à penser le devenir social et moral de l'humanité L'An thropologie darwin ienne 1 07 comme une conséquence et un développement particuliers de l'application anté rieure et nécessairement universelle de la loi sélective à la sphère du vivant. Ce paradoxe peut se formuler de la façon suivante : la sélection naturelle, principe directeur de l'évolution de la sphère organique impliquant l'élimination des individus les moins aptes dans la lutte pour l'existence, sélectionne dans l'humanité une forme de vie sociale dont la marche vers la civilisation tend à exclure de plus en plus, à travers le jeu lié de la morale et des institutions, les comportements éliminatoires. En termes simplifiés, la sélection naturelle sélec tionne la civilisation, qui s'oppose à la sélection naturelle. Comment résoudre ce paradoxe en demeurant dans la logique transformiste, c'est-à-dire sans intro duire entre l'homme et le reste de la nature vivante une rupture qui évoquerait inévitablement le souvenir d'une création spéciale et de vieux dogmes théologiques ? La solution se trouve au cœur même de la logique de la théorie sélective en tant que théorie de la variation avantageuse. La sélection naturelle — il s'agit chez Darwin d'un point fondamental — sélectionne non seulement des varia tions organiques présentant un avantage adaptatif, mais aussi des instincts. Parmi ces instincts avantageux, ceux que Darwin nomme les instincts sociaux ont été tout particulièrement retenus et développés, ainsi que le démontrent suffisamment le triomphe universel du mode de vie communautaire au sein de l'humanité et la tendancielle hégémonie des peuples dits « civilisés ». Or dans l'état de « civilisation », résultat complexe d'un accroissement de la rationalité, de l'emprise grandissante de sentiment de « sympathie » et des différentes formes morales et institutionnelles de l'altruisme, on assiste à un renversement de plus en plus accentué des conduites individuelles et sociales par rapport à ce que serait la poursuite pure et simple du fonctionnement sélectif repérable aux stades antérieurs de l'évolution : au lieu de l'élimination des moins aptes appar aît, avec la civilisation, le devoir d'assistance qui met en œuvre à leur endroit de multiples démarches de secours et de réhabilitation ; au lieu de l'extinction naturelle des malades et des infirmes, leur sauvegarde par la mobilisation de technologies et de savoirs (hygiène, médecine, sport) visant à la réduction des déficits organiques ; au lieu de l'acceptation des conséquences destructives des hiérarchies naturelles de la force, du nombre et de l'aptitude vitale, un inte rventionnisme rééquilibrateur qui s'oppose à la disqualification sociale. Par le biais des instincts sociaux, la sélection naturelle, sans saut ni rupture, a ainsi sélectionné son contraire, soit : un ensemble normé, et en extension, de comportements sociaux anti-éliminatoires — donc anti-sélectifs au sens que revêt le terme « sélection » dans la théorie exposée par L'origine des espèces — , accompagnés d'une éthique anti-sélectionniste ( = anti-éliminatoire) traduite en règles de conduite et en lois. L'émergence progressive de la morale apparaît donc comme un phénomène indissociable de l'évolution : c'est là une suite normale du matérialisme de Darwin, et de l'extension logiquement inévi table de la théorie de la sélection naturelle à l'explication du devenir des sociétés humaines. Mais cette extension, que trop de théoriciens passés ou pré- 108 PATRICK TORT sents, abusés par la grille spencérienne d'interprétation du darwinisme — grille en partie anté-darwinienne — , ont conçue hâtivement sur le modèle réductionniste et faux du « darwinisme social » (application aux sociétés humaines du principe de l'élimination des moins aptes au sein d'une concurrence vitale génér alisée), ne peut, en toute rigueur darwinienne, s'effectuer que sous la modalité de l'effet réversif, qui oblige à concevoir le renversement même de l'opération sélective comme base et condition de l'accession à la « civilisation ». Cela interdit définitivement à la sociobiologie, qui défend au contraire l'idée d'une continuité simple (sans renversement) entre nature et société, de prétendre lég itimement au patronage de Darwin. Enfin, l'opération réversive est ce qui fonde la justesse finale de l'opposi tion nature /culture, en évitant le piège d'une « rupture » magiquement ins tallée entre ses deux termes : la continuité évolutive, à travers cette opération de renversement progressif liée au développement (lui-même sélectionné) des instincts sociaux, produit de cette manière non pas une rupture effective, mais un effet de rupture qui provient de ce que la sélection naturelle s'est trouvée, dans le cours de sa propre évolution, soumise elle-même à sa propre loi — sa forme nouvellement sélectionnée, qui favorise la protection des « faibles », l'emportant, parce qu'avantageuse, sur sa forme ancienne, qui privilégiait leur élimination et qui est entrée en dépérissement, sans bien entendu immédiate ment disparaître. L'avantage nouveau n'est plus alors d'ordre biologique : il est devenu social. Voilà ce qu'il en est exactement, chez Darwin, du passage entre la nature et la culture, pour reprendre les termes qui ornent presque invariablement depuis quelques décennies, de leur belle opposition académique — ou de l'opposition entre leur opposition et leur non-opposition (Lévi-Strauss/Moscovici par exemple, pour la période contemporaine), l'en-tête du premier chapitre des manuels de philosophie. Débat immémorial, certes, mais dont les termes euxmêmes, ainsi que leur rapport, ont évolué au cours de l'histoire, sans que l'on puisse toutefois assigner un moment où il aurait totalement abandonné sa com posante métaphysique (qui persiste à mon avis au sein même de la théorie du « bond qualitatif »). Débat dépassé pourtant, sans qu'on le sût, depuis 1871. Et dépassé d'une manière tout à fait dialectique — ce terme retrouvant ici un sens non trivialisé — , impliquant passage au négatif et transformation progress ive d'une réalité en son contraire sans rupture d'identité. Deux modèles peuvent favoriser l'intelligence de l'effet réversif : d'abord le modèle topolo giquede la torsion du ruban de Moebius : passage progressif et sans « saut » d'une face d'une bande à la face initialement opposée, faisant apparaître que la torsion même a conféré à cette bande la propriété de ne comporter qu'une seule surface. Ensuite, et en conformité cette fois avec le champ des représentations usuelles du darwinisme, le modèle de l'arbre ramifié figurant aux embranche ments les naissances de nouvelles pousses aptes à supplanter par leur dévelop pement sélectionné les branches mêmes dont elles sont issues, c'est-à-dire le schéma exact de l'évolution sélective, s 'appliquant ici à elle-même ou s 'auto- L'Anthropologie darwinienne 109 incluant. C'est très précisément de cela qu'il est question lorsque Darwin déclare dans La descendance de l'homme que sous le règne de la civilisation (dont le « degré » dépend du progrès réalisé sur la boucle rêver sive), la sélec tion naturelle, qui a cédé le pas à l'éducation, n'est plus la force principale qui gouverne l'évolution des sociétés. Ces éléments préalables et fondamentaux étaient requis à la fois pour répondre à la question qui porte sur l'état contemporain de l'interprétation du darwinisme — dont j'ai indiqué l'extrême insuffisance en ce qui concerne le grand axe de l'anthropologie — , et à celle qui se tourne vers 1' elucidation du rapport science/idéologie à l'intérieur de ce que trop confusément on a nommé, en y incluant ou identifiant Darwin, Y évolutionnisme, au sein duquel s'inscrit l'essentiel de la théorie du « progrès » propre au libéralisme, dont la « synthèse » spencérienne constitue la systématisation sur le terrain idéologique ou, ce qui revient ici pratiquement au même, sur le terrain de la philosophie. G. G.-E. : Pour un ethnologue, de nos jours, quelle est la lecture la plus néces saire et la plus urgente, celle de Spencer ou celle de Darwin ? P. T. : Ce que je viens d'expliquer tendrait à affirmer la complémentarité de ces deux lectures, aussi nécessaires l'une que l'autre à la bonne intelligence de ce qui se joue de complexe et de fortement intriqué dans le rapport entre le surgissement d'une théorie scientifique et l'ensemble des forces idéologiques qui, éventuellement, s'en emparent. La différence entre ces deux auteurs, c'est que Darwin n'a jamais été lu ; ou plutôt qu'il a été lu à travers un crible tel qu'en réalité c'était, précisément, Spencer qui en retirait le bénéfice. Ce qui n'ôte rien au fait tout aussi évident qu'à l'époque contemporaine on ne lit pas davantage Spencer : mais la différence est que Spencer se lit aujourd'hui couramment dans les motifs les plus répandus, les plus vulgarisés et les plus constamment efficaces de l'idéologie dominante en système libéral : héréditarisme généralisé, réductionnisme génétique, fétichisme des dons, éloge de la concurrence, inféodation du socio-culturel au biologique, etc. J'ai montré dans Misère de la sociobiologie et dans ma préface à Y Autobiographie de Spencer en quoi et pourquoi la « synthèse » spencérienne renfermait la première sociobiologie sy stématique de l'histoire de l'Occident, et accomplissait à l'aide de son arsenal scientifique propre un faisceau de gestes idéologiques structurellement et tactiquement identiques à ceux réalisés aujourd'hui par la « synthèse » (dite « nouvelle ») de Wilson et de ses défenseurs. On pourrait pousser très loin cette comparaison, susceptible également d'être enrichie d'une séquence de termes intermédiaires qui sont autant d'éléments du grand paradigme inégalitaire (dar winisme social allemand et français, gobinisme, national-socialisme). Son ana lyse systématique, ainsi que celle des conditions d'apparition de telles construct ions idéologiques, m'ont conduit à formuler dans La pensée hiérarchique les thèses liées du mode d'être réitératif des grandes idéologies para-scientifiques, de la non-inventivité de l'idéologie, et de sa capacité plus grande à faire l'objet d'une typologie qu'à être saisie par une histoire. 110 PATRICK TORT Qu'est-ce en vérité qu'une idéologie para-scientifique ? C'est, dans la plu part des cas de « visibilité » et d'opérativité large de ses manifestations discur sives, une forme de l'idéologie dominante cherchant à se donner une représen tation scientifique. Dans le contexte qui nous occupe — celui de la naissance effective de l'industrialisme libéral, qui est de ce fait en même temps celui de la fixation de sa grille idéologique ou du système de représentations à travers lequel il entend s'offrir à l'analyse historique — , la valorisation même des sciences comme instruments et comme clés de l'édification d'un complexe socio-économique nouveau favorise naturellement leur choix corrélatif comme instruments et comme clés de l'élaboration idéologique correspondante. Cette naissance, ne l'oublions pas, est une crise, ou plutôt se constitue d'une série de crises, transformant à la fois l'organisation de la production et des moyens de communication, le monde du travail et les rapports sociaux. Très naturelle ment, il fallait, pour aider à surmonter cette crise de transformation de la société et de croissance du capitalisme industriel, une idéologie du progrès. Et cette idéologie du progrès s'était déjà en partie constituée au siècle précédent, à travers l'ascension de la bourgeoisie, l'élaboration de l'Encyclopédie, les pre miers théoriciens du libéralisme et l'essor de toute une anthropologie historique fondée sur la représentation spiralée qui domine cette époque de la réflexion sur l'origine et les progrès des connaissances et des réalisations humaines : celle de l'évolution liée et de la relance mutuelle des idées, des acquisitions cultu relles et des besoins (voir, entres autres, Condillac). C'est du reste la mise en rapport systématique de certains aspects fondamentaux de cette anthropologie des « Lumières » et de l'évolutionnisme spencérien qui m'a permis d'affirmer la continuité homogène qui existe entre la théorie dix-huitiémiste du progrès et la théorie philosophique « moderne » de Y évolution. Pour n'en donner qu'un exemple, la dynamique de l'évolution intégratrice-différenciatrice, centrale chez Spencer, se trouve, plus d'un siècle auparavant, au cœur de la théorie condillacienne de l'origine du langage, des connaissances humaines, du déve loppement économique et du devenir historique des sociétés. Affirmer la conti nuité entre la notion de progrès (au sens de l'anthropologie des Lumières) et celle d! évolution (au sens de l'évolutionnisme philosophique), c'était naturell ement récuser la distinction que l'on avait cru devoir établir entre l'une et l'autre à cause de l'apport spécifique de Darwin, alors que le concept philosophique à' évolution était complètement constitué chez Spencer avant la parution de L'origine des espèces, et que de toute façon, compte tenu de sa nature et de son lieu de production, Darwin n'y pouvait avoir pris aucune part. La vraie distinc tion,celle sur laquelle il convient ici d'insister à plus juste titre, consiste à rap peler que le transformisme de Darwin, théorie de la descendance modifiée par le moyen de la sélection naturelle, est une théorie bio-écologique du devenir des espèces vivantes en tant qu'elles sont soumises à la variation. L'évolutionnisme quant à lui est un « système synthétique de philosophie » qui s'édifie, sous l'influence des théories économiques libérales de la fin du xvme siècle, et en référence permanente aux sciences de la nature, parallèlement à l'essor de L 'Anthropologie darwinienne 111 l'industrialisme victorien. En tant que théorie scientifique, la théorie darwi nienne introduit dans son champ une innovation positive qui crée en amont d'elle-même un effet de relative péremption résultant du fait que les théories antérieures apparaissent par rapport à elle comme fausses, mal orientées ou insuffisamment explicatives. Elle appartient donc de plein droit à l'histoire des sciences biologiques. En revanche, la sociobiologie humaine contemporaine — qui emprunte, à côté de son invalidable hypothèse de la pré-détermination génétique des comportements sociaux, l'essentiel de sa « nouveauté » aux déve loppements scientifiques pluridisciplinaires du darwinisme — ne présente aucune innovation positive profonde dans le champ de la biologie, ni aucun changement structural de perspective dans le champ de la sociologie par rap port à la théorie qui l'a précédée — le « darwinisme social ». Elle manifeste ainsi, outre ce mode d'être (et d'apparaître) réitératif, lié aux nécessités pério diques de la lutte idéologique du système libéral en état de crise, le fait que l'idéologie existe historiquement sur le mode exclusif de l'emprunt, de la redite et du remaniement, ce qui oblige aujourd'hui à penser l'objet de l'analyse des complexes discursifs (discipline d'études dont l'ébauche théorique accompagne dans La pensée hiérarchique sa mise en pratique dans l'étude des objets) comme largement constitué par l'histoire des rapports entre Y historicité des sciences et la trans-historicité (manifestée dans la résurgence) des idéologies. G. G.-E. : Ce qui est frappant dans votre « réhabilitation » du raisonnement darwinien, c'est que d'une part vous ne semblez pas considérer La descendance de l'homme comme un livre mineur par rapport à L'origine des espèces, et que d'autre part, à l'inverse de l'idée généralement admise, Darwin selon vous ne confirme jamais autant sa puissance scientifique qu'en devenant anthropologue. P. T. : Ce n'est pas exactement cela, même s'il est vrai que j'ai beaucoup insisté sur le caractère indissociable de ces deux versants de l'œuvre darwi nienne, notamment en affirmant que pour Darwin le rapport entre évolution naturelle et évolution sociale n'était de l'ordre ni de la rupture ni de la conti nuité simple, mais de l'ordre de la continuité réversive — ce qui requiert la persistance dialectique de L 'origine dans La descendance. Je n'ai nulle part écrit que Darwin nous apportait la vérité en anthropol ogie. J'ai seulement montré que l'anthropologie esquissée dans La descen dance de l'homme était la seule compatible avec d'une part la théorie de la sélection naturelle, et d'autre part le relevé des tendances objectivement anti sélectives de ce que Darwin nomme la « civilisation ». La grande vérité de l'effet réversif comme application de la sélection à elle-même, c'est l'élimina tion de l'élimination. La logique de l'anthropologie darwinienne est une logique dialectique. Mais c'est aussi, bien entendu, de part en part, une logique « naturelle ». 112 PATRICK TORT Marx-Engels/Darwin : raisons d'une lecture manquee G. G.-E. : On a beaucoup opposé à Marx le prétendu malthusianisme de Darwin. N'est-il pas temps à présent d'opposer le darwinisme tel que vous l' éclairez à un certain utilitarisme historique ou à un certain « progressisme » marxiste qui à quelques égards nous influence encore, bien que justement il paraisse en contradiction avec la théorie marxiste ? En fin de compte, le concept d'effet réversif, que vous déduisez de Darwin, n'est-il pas, ainsi que vous venez de le suggérer, la première véritable application de la dialectique de la nature dont Engels dessinait alors le projet ? P. T. : Je tiens d'abord à faire une mise au point sur le rapport entre Darwin et Malthus, et sur la relation triangulaire complexe entre Marx-Engels, Darwin et Malthus. 1 . On ne peut, en l'état présent des travaux sur le darwinisme (et il va de soi que j'y inclus la contribution sur laquelle vous m'interrogez), prétendre parler à juste titre d'un malthusianisme de Darwin. Être malthusien, c'est, indissociablement, reconnaître la validité scientifique de la théorie malthusienne de la population dans son champ d'application propre (l'ensemble des sociétés humaines), et en approuver les conséquences et recommandations pratiques (l'abstinence de la procréation pour les plus pauvres). Darwin n'a fait ni l'un ni l'autre. Non seulement il ne s'est pas grandement préoccupé de la pertinence scientifique réelle des thèses malthusiennes appliquées à la dynamique pure ment quantitative du rapport population/ressources (on peut même dire que pour le Darwin de 1871 l'humanité civilisée possède en principe les armes éthiques et rationnelles pour échapper à la pure détermination quantitative), mais il s'est expressément opposé, dans La descendance, à toute coercition dont pourraient être victimes les familles pauvres sur le plan de la procréation, et ce au nom même du principe de la concurrence vitale, qu'il faut entendre cette fois, dans l'état de civilisation, comme incluant le droit à la survie des moins aptes, c'est-à-dire comme ce qui est à la fois une conséquence de la sélec tion naturelle des instincts sociaux, et l'opposé de la sélection éliminatoire. Le struggle for life, qui constitue le centre du problème, est chez Darwin la conséquence théorique de trois données majeures : 1) le taux élevé d'accroisse ment spontané de toute population d'organismes ; 2) la limitation de l'espace capable de la contenir ; 3) les limites quantitatives des ressources qu'elle peut tirer de son environnement. On reconnaît effectivement ici l'influence de la lecture de Malthus, survenue au moment (septembre 1838) où Darwin, bien que doté des constatations accumulées et des armes conceptuelles forgées en obser vant la distribution géographique des organismes au cours de son voyage autour du monde, était à la recherche d'un modèle pour asseoir mathématique ment l'idée de lutte pour l'existence, qui lui était déjà familière. Avant qu'il ait L 'Anthropologie darwinienne 113 lu, en effet, V Essai sur le principe de population, non seulement l'idée d'une concurrence vitale et de ses conséquences avait été émise par un certain nombre de naturalistes ou d'observateurs (Townsend, De Candolle, Lyell...), mais la constatation qu'il était extrêmement rare de rencontrer, physiquement proches, des espèces très voisines avait induit chez Darwin l'idée d'une lutte interspé cifiquerenforcée par le fait que ces espèces concurrentes puisent dans un milieu commun les mêmes éléments indispensables à leur entretien, leur extension et leur survie. Il est aujourd'hui admis, après l'étude des Notebooks de Darwin, que la théorie de la variation avantageuse dans la lutte était déjà constituée lors du raccordement partiel au modèle malthusien de ce qui allait prendre le nom de théorie de la sélection naturelle. Ce caractère partiel et non extensible de l'emprunt apparaît dans toute son évidence lorsque l'on compare les aboutisse ments anthropologiques (théoriques et pratiques) des deux théories : le malthus ianisme, négateur du progrès, s'y trouve combattu par le darwinisme qui l'affirme, sous la notion de « perfectionnement », comme l'une des consé quences majeures, inévitables et universelles de la sélection naturelle — et l'on sait maintenant que dans la civilisation, ce perfectionnement n'est plus essen tiellement d'ordre biologique. On comprend en effet que la réduction des rap ports sociaux à des conflits nés de phénomènes quantitatifs ne peut que se heurter à l'affirmation darwinienne selon laquelle la sélection naturelle n'est plus, dans ce cadre, le principe qui régit d'une façon dominante les groupes sociaux. Et l'on a vu enfin que la recommandation des mesures de limitation des naissances dans les familles pauvres rencontre l'opposition parfaitement cohérente de Darwin. Cela permet, relativement à cette question si contro versée du rapport réel entre Darwin et Malthus, d'observer comment un modèle fortement idéologique tiré des sciences de l'homme et de la société est appliqué dans le champ de l'histoire de la nature, et trouve une confirmation dans ce champ, tandis que la théorie qu'il aura aidé à y construire est celle-là même qui vient ensuite l'invalider dans son champ d'origine. Je pourrais développer une démonstration analogue à propos du rapport à Galton : c'est en effet également dans La descendance que Darwin, qui a, certes, à plusieurs reprises emprunté des éléments de documentation anthropo logiqueà l'auteur de Hereditary Genious, déclare de la façon la plus nette son opposition doctrinale à toute espèce d'eugénisme. 2. Or le rapport Marx-Engels/Darwin est toujours médiatisé par Malthus. Passons rapidement, sans en négliger la teneur, sur les critiques adressées par Marx à Malthus, qui sont parfaitement ajustées à leur objet : Malthus énonce comme naturelle et perenne une « loi » de population qui n'est en fait que la loi de population d'une société dominée par le capital et la grande industrie. Malthus inscrit donc dans la « nature » une loi relative à l'économie politique et à la société anglaise saisie dans le moment de l'essor industriel. En suite de quoi, au nom de la nature, Malthus pourra argumenter en faveur de mesures de 114 PATRICK TORT coercition sociales. Voilà pour le schéma de cette critique, développée surtout dans Le capital, où elle se clôt sur cette observation qui tend à prouver que Marx, en cet endroit, a parfaitement saisi la différence qui sépare Darwin de Malthus : « Une loi de population abstraite et immuable n'existe que pour la plante et l'animal, et encore seulement tant qu'ils ne subissent pas l'influence de l'homme » (I, III : 74). Darwin — l'emprunteur — a raison, et Malthus — le pourvoyeur de modèle — a tort. Malheureusement, le discours de Marx et d'Engels sur Darwin n'a pas tou jours été aussi clair. Il débute, dès la fin de 1859, dans l'enthousiasme (voir la lettre d'Engels à Marx du 11 ou 12 décembre, dans laquelle Engels salue l'effondrement de la téléologie et la démonstration de l'existence d'un « développement historique dans la nature »). Il se poursuit, un an plus tard, par deux déclarations épistolaires de Marx qui sont extrêmement précieuses pour comprendre ce qui était espéré de la science darwinienne : le 19 décembre 1860, dans une lettre à Engels, Marx déclare à propos de L'origine des espèces : « C'est dans ce livre que se trouve le fondement historico-naturel de notre conception », ce que confirme d'une façon particulièrement précise la lettre à Lassalle du 16 janvier 1861 : « Le livre de Darwin est très important et me convient comme base de la lutte historique des classes. » Mais l'engouement soulevé chez Engels, puis Marx par L'origine des espèces immédiatement après sa parution, engouement lié à la découverte d'un principe matérialiste d'expli cation de l'ensemble de l'histoire naturelle comme processus, laisse assez vite la place, probablement en partie à cause du rapide essor du « darwinisme social » en Allemagne, à des réflexions plus circonspectes. Dans une lettre à Engels du 18 juin 1862, souvent citée, Marx écrit : « II est remarquable de voir comment Darwin reconnaît chez les animaux et les plantes sa propre société anglaise, avec sa division du travail, sa concurrence, ses ouvertures de nouveaux marchés, ses inventions et sa malthusienne lutte pour la vie. C'est le bellum omnium contra omnes de Hobbes. » Darwin n'aurait-t-il donc fait qu'« appliquer » à la nature un schéma d'interprétation issu du fonctionne ment et de la dynamique observés au sein de la société anglaise de l'époque victorienne ? Engels sera, treize ans plus tard, en 1875, soit quatre ans après la publication de La descendance de l'homme, plus catégorique encore : « Toute la théorie darwinienne de la lutte pour l'existence est tout simplement le trans fert, de la société à la nature vivante, de la théorie de Hobbes sur la guerre de tous contre tous et de la théorie économique bourgeoise de la concurrence ainsi que de la théorie de la population de Malthus. Une fois réalisé ce tour de force (dont la légitimité absolue, en particulier en ce qui concerne la doctrine de Malthus, reste problématique), il est très facile de transférer à nouveau ces théories de l'histoire de la nature à celle de la société ; et il est par trop naïf de prétendre avoir prouvé par là que ces affirmations sont des lois naturelles et éternelles de la société » {Dialectique de la nature, Paris, Éditions sociales, 1971 : 317. Ce passage se retrouve par ailleurs quasiment mot pour mot dans la lettre à Lavrov de novembre 1875). L 'Anthropologie darwinienne 115 Ce texte d'Engels pèsera très lourd sur la lecture ultérieure de Darwin par les marxistes qui, en la répétant quasi mécaniquement, non seulement s'ôteront les moyens d'accéder à une connaissance compétente et « dialectique » du dar winisme réel, mais encore s'engageront, quoique suivant un point de vue adverse, dans la même voie d'interprétation que les « darwinistes sociaux » et autres sociobiologistes, en faisant de Darwin le père des sélections sociales, voire un simple idéologue de la bourgeoisie. Cette réduction de « toute la théorie darwinienne » à une manifestation de l'idéologie bourgeoise engendrera non seulement Lyssenko, mais aussi toute l'incapacité ultérieure des marxistes à dépasser l'ambiguïté qui consiste tantôt à opposer la science darwinienne à l'idéologie malthusienne (comme c'est le cas dans le livre I du Capital), tantôt, contradictoirement, à la réduire à un paradigme idéologique inégalitaire dont la doctrine de Malthus serait en quelque sorte la plus proche reviviscence théo rique. C'est ce qui explique qu'encore très récemment les marxistes défendaient Darwin tout en s'en défendant, contraints qu'ils étaient, par la scientificité de la théorie sélective, à reconnaître finalement son efficience dans la nature, et par leur devoir-dire marxo-engelsien, à la critiquer dans la société, sans aperce voir que Darwin n'a jamais prétendu à une application anthropologique stricte de la doctrine de la sélection, mais, en accord avec une position que n'auraient pas désavouée les marxistes réellement dialecticiens, a soutenu précisément le contraire. Or cette ambiguïté ne possède qu'une seule explication possible : elle réside dans le fait que Marx et Engels ont eux-mêmes caressé le projet (voir la lettre de Marx à Lassalle du 16 janvier 1861, déjà citée) d'utiliser la théorie darwinienne en vue de mettre au point une « sociobiologie » révolutionnaire où la victoire du prolétariat dans la lutte pour l'existence se fût harmonisée avec le mouve mentgénéral de la nature en devenir. Ce qui signifie que Marx et Engels euxmêmes ont implicitement tenté d'opérer pour leur propre compte ce qu'ils reprochèrent à juste titre à Malthus, et fort injustement à Darwin : de « reconnaître » dans la nature ce qu'ils voyaient ou voulaient voir d'abord dans la société, afin de légitimer et de « naturaliser » en retour ce qu'ils enten daient continuer à y voir. La « tentation de la synthèse », favorisée par le « bain » évolutionniste dans lequel était plongé Engels préparant la Dialectique de la nature, s'est ainsi muée en une dénégation réductionniste de Darwin lorsque Marx et Engels crurent avoir compris que Darwin se prêtait plutôt à la manipulation inverse — en fait, la même : seuls les termes (bourgeoisie, prolé tariat) sont intervertis — , celle du « darwinisme social » dont j'ai révélé par ailleurs les origines anté-darwiniennes. Le problème ne change pas : il est que Marx et Engels n'avaient lu ni La descendance de l'homme ni l'œuvre « synthétique » (socio-biologique) de Spencer. 3. Pour l'essentiel, c'est ce texte d'Engels (1875) qui restera dans la mémoire des marxistes. Or ce texte, de quatre ans postérieur à la première édi tion de La descendance de l'homme et qui l'ignore, est sans doute celui qui 116 PATRICK TORT manifeste, par rapport à Darwin, l'incompréhension la plus grande et la plus forte incitation à ne pas poursuivre sa lecture au-delà de ce qui semble être pour lui le livre unique de 1859 : répétant le jugement contenu dans la lettre de Marx du 18 juin 1862, et paraissant ne rien savoir du cheminement ultérieur de l'œuvre de Darwin, Engels y interdit préventivement et sans appel toute recon naissance future d'une anthropologie darwinienne, car il est habité par la cert itude qu'il l'a déjà rencontrée, confondant Darwin et les idéologues du « darwinisme social », ainsi que le confirme une lettre de Marx du 15 février 1869 à Paul et Laura Laf argue : « Darwin a été amené, à partir de la lutte pour la vie dans la société anglaise — la guerre de tous contre tous, bellum omnium contra omnes — à découvrir que la lutte pour la vie était la loi dominante de la vie animale et végétale. Mais le mouvement darwiniste, lui, y voit une raison décisive pour la société humaine de ne jamais s'émanciper de son animalité. » (Mes italiques.) Le geste d'Engels est donc à la fois réducteur et déplacé. Réducteur, car il s'efforce de faire apparaître la théorie sélective comme n'étant que la dernière version, biologique, d'une idéologie antérieurement frayée dans le corpus des philosophies politiques (Hobbes) et dans celui de l'économie politique et de la démographie bourgeoises (Malthus). Déplacé, parce que la référence à Hobbes désigne une théorie de l'état de nature (pré-contractuel) au sein de l'humanité comme état de guerre généralisé — alors qu'il n'est nulle part question de l'humanité dans L'origine des espèces — , et parce que la référence à Malthus néglige le fait que Darwin ne se sert de la théorie malthusienne de la population qu'en tant qu'elle lui fournit un modèle mathématique applicable à la nature, sans pour autant lui reconnaître de pertinence dans la société anglaise, où il en rejette, précisément, l'application. En outre, la lecture critique de Marx-Engels (à dominante finalement négat ive) manque singulièrement son but quant à l'analyse — pourtant éminem ment marxiste « de droit » — du rapport science/idéologie. Établir un rapport de continuité homogène entre d'une part les discours (idéologiques) de Hobbes et de Malthus (cette juxtaposition étant déjà en ellemême problématique), et d'autre part la théorie de la sélection naturelle, c'est postuler que cette dernière partage leur statut de pures idéologies, ce qui non seulement est insoutenable, mais est encore contredit par tous les passages où Marx et Engels (en fait, surtout Marx) lui reconnaissent une capacité d'explica tion scientifique du devenir naturel. Quant aux conséquences proprement idéo logiques de cette « idéologisation » du noyau de la théorie, elles sont dès lors évidentes : faire de Darwin le pur et simple relais applicatif d'une idéologie sociale antérieure (celle de la concurrence éliminatoire), c'est autoriser que le darwinisme puisse à juste titre servir à induire et à renforcer des idéologies du même type, du fait, précisément, qu'il est présenté comme leur étant à la fois cohérent et homogène. C'est exactement ce qui se produit dans l'argumentation du « darwinisme social ». En revanche, le fait de reconnaître là où elle réside la scientificité de la théorie darwinienne, aurait dû, dans le cadre d'une réflexion L 'Anthropologie darwinienne 117 épistémologique non obnubilée par l'urgence schématisante des luttes idéolo giques en Allemagne, conduire Marx et Engels à argumenter à partir d'elle pour la différencier à la fois de ce qui la précède (Hobbes, Malthus) et de ce qui prétend la suivre (le « darwinisme social »). Marx et Engels ont donc malencontreusement confondu le registre, grossi èrement homogène, de l'idéologie dominante à l'aube du système libéral avec le régime singulier et discontinu de l'innovation théorique en sciences. A partir du moment où il devient inévitable de reconnaître la théorie darwinienne comme une théorie scientifique (c'est-à-dire détenant par rapport aux groupes de faits qu'elle décrit et interprète un pouvoir explicatif confirmé par l'observation), une théorie conforme aux exigences de cohérence interne qui conditionnent son acceptabilité logique et productrice de connaissances positives dans le champ qu'elle explore, il est en droit impossible de continuer à ne voir en elle que le simple avatar d'une idéologie antérieure : son statut est irrémédiablement autre, ce qui au demeurant ne modifie en rien 1!'anecdote de son invention. Dans l'historiographie singulière de la découverte d'une théorie scientifique, l'idéologie, fréquemment, joue un rôle déclencheur. Il est tout à fait certain par exemple que, comme la plupart des intellectuels anglais qui sont ses contempor ains, Darwin a lu Hobbes et Malthus. Mais cette rencontre fût restée stérile — tout au moins à l'égard de l'histoire naturelle — si elle ne s'était à un certain moment rattachée à la réflexion fondamentale de Darwin sur la variation orga nique et la distribution géographique des espèces et des variétés d'êtres vivants, qui construisait alors le domaine d'objectivité scientifique dont l'exploration devait conduire son auteur à rechercher les modèles adéquats à la formulation d'une théorie explicative. Une fois la théorie formulée et reconnue comme scientifique, il est, en fait comme en droit, exclu que les éléments idéologiques antécédents, qui ont contribué causalement au « précipité » de son invention combinatoire, puissent y trouver une confirmation quelconque en tant que tels. Cependant, étant donné la non-distinction qui règne dans le champ idéologique lui-même, c'est précisément ce qui se passe. L'idéologie (ici, le « darwinisme social ») confond tactiquement causalité anecdotique et causalité essentielle, et ne cesse d'annexer comme lui étant homogène (en s 'aidant du fait historiographique de cette cau salité partielle et ponctuelle), la théorie scientifique dont elle entend exploiter l'aura de scientificité. Or que fait le « darwinisme social »? Il poursuit, à travers son interprétation de la théorie darwinienne et en se parant de sa capac itéd'application universelle, le discours de Hobbes sur l'état de nature comme état de guerre généralisé, en s'appuyant non plus sur Hobbes, référence idéolo gique fragile, mais sur la théorie sélective, référence scientifique forte. Il commet ainsi une double erreur tactique (et non erreur de tactique), reposant sur un double effet d'occultation : en amont, celle qui consiste à choisir pour modèle des relations sociales un « état de nature » qui par définition chez Hobbes est antérieur au pacte, c'est-à-dire à la socialite instituée contre l'état de nature pré-social ressenti et réfléchi comme réciprocité permanente du 118 PATRICK TORT risque de mort ; en aval, celle qui consiste à penser la société selon la théorie sélective en poursuivant la logique de l'état de guerre, alors que l'application de la théorie sélective à l'histoire des sociétés humaines parvenues à l'état de civil isation conduit Darwin lui-même à y affirmer l'exténuation tendancielle de la sélection naturelle comme loi. Plutôt que de croire que le « darwinisme social » était bien l'application de la théorie darwinienne à la société humaine, il aurait fallu comprendre qu'il était la continuation homogène de la théorie hobbesienne de l'état de nature dans le champ de l'analyse de la société. Ce qui d'ailleurs est une incohérence majeure par rapport à Hobbes lui-même. L'erreur de Marx et d'Engels vient ce de qu'ils ont préféré regarder du côté du « darwinisme social » plutôt que du côté de Darwin, et n'ont pas compris, de ce fait, que c'était à partir de Darwin qu'il fallait combattre le « darwinisme social ». En acceptant de considérer Darwin comme le père de la théorie des sélections sociales, Marx et Engels contribuèrent ainsi à faire considérer comme logiquement cohérente l'annexion, en réalité abusive et illégitime, du darwi nisme scientifique par les partisans des théories sociales inégalitaires. C'est ainsi que, portés par ce mouvement qui avait abusé Marx et Engels eux-mêmes, la plupart des commentateurs virent en Darwin celui qui avait fourni sur le ter rain de la nature une argumentation à ceux qui défendaient l'inégalité « naturelle » sur le terrain de la société, sans apercevoir que lorsque Darwin, attaché à sa seule logique, entreprend de la poursuivre lui-même sur le terrain de la société, il la leur retire. Au départ il y avait Hobbes — réduit à sa théorie de l'état de nature — , et, à travers et malgré l'annexion de la réfé rence à Darwin et de multiples emprunts-détournements de concepts, à l'arrivée il y a toujours ce même Hobbes mutilé, quoique paré d'appendices citationnels empruntés au texte (et non à la logique) de la nouvelle théorie biologique. Transhistoricité et non-inventivité, remaniement et recyclage. Aucune idéologie ne peut « naître » d'une science. L'idéologie naît toujours de l'idéologie. Cette traversée critique du premier rapport historique entre marxisme et darwinisme était nécessaire pour traiter la question délicate et capitale du lieu réel d'émergence d'une « dialectique de la nature ». Cette dialectique existe chez Darwin. Elle y existe sous la forme d'une théorie continuiste et matérial iste du rapport nature/société. L'opérateur dialectique de ce rapport est ce que j'ai nommé l'effet réversif de l'évolution. La logique dialectique qui se met en place entre L'origine et La descen dance pour produire une théorie cohérente et unitaire du devenir biologicosocial préserve (en tant qu'elle inclut comme essentielle la réversivité) la spécificité du social et de son analyse, et fonde l'autonomie de la sociologie sans rompre le continuum naturel-historique imposé par le fait que l'homme est également un objet des sciences du vivant. Le « degré de civilisation » se définissant dans une société par le niveau qu'y atteignent les principales formes d'actualisation de l'effet réversif (élim ination de l'élimination, protection des faibles, extension de la sympathie, L'Anthropologie darwinienne 119 compensation rationnelle et technologique des déficits instinctuels ou phys iques), il apparaît comme totalement conséquent, de la part de Darwin, qu'il se soit élevé, au nom de cette idée de la civilisation, contre la barbarie résiduelle ou résurgente des « civilisés » dans la traite et l'esclavage, les guerres de conquête et l'oppression coloniale. (Voir en particulier la lettre à Asa Gray du 5 juin 1861, et La descendance de l'homme, chap, vu.) Concernant le fait que Marx et Engels n'ont pas vu cette dialectique à l'œuvre chez Darwin — aveuglement déjà amplement expliqué par la non-lec ture de Spencer et de La descendance, ainsi que par l'obsession de la lutte idéo logique contre le « social-darwinisme » allemand — , j'émettrai une hypothèse complémentaire : Marx et Engels étaient encore trop attachés l'un et l'autre à la conception hégélienne du devenir : c'est aussi la recette, mal dégagée de sa gangue métaphysique, du « bond qualitatif » qui les a empêchés de s'ouvrir, comme Darwin les y invitait en matérialiste, à la conception dialectique du rap port nature/société comme continuité réversive. C'est pourquoi les marxistes continueront à penser la relation animal/homme, et la relation animalité/ société civile sur le mode exclusif de la rupture, entrant ainsi en contradiction avec le « Natura non facit saltum » dont Darwin avait fait un principe trans formiste. Un renversement continu n'est pas un saut. Or le recours à l'outil et au motif de l'homme producteur de ses moyens d'existence comme signes d'une humanité échappant brusquement à la nature, est encore une solution hégélienne à un problème traité différemment (en termes réellement matérial istes et assez nettement « dialectiques ») chez Darwin, qui ne permet plus que l'on occulte les continuités naturelles — notamment éthologiques — entre les hommes et les animaux supérieurs dont ils sont issus. Corrélativement, le « retard » politique des marxistes à intégrer la prise en compte de Y écologie dans la lutte politique, en dépit de certains passages réellement précurseurs d'Engels dans la Dialectique de la nature (e.g., p. 180 sq.), a un lien évident avec cette tradition de la rupture entre nature et société. On peut dire rapide mentque l'épistémologie marxo-engelsienne souffre de n'avoir pas fait réell ement le point sur le rapport entre science et idéologie para-scientifique. En témoigne notamment le rapport complexe entre la prétention affirmée du marxisme à la scientificité, et la division, interne à lui-même et contradictoire, entre dialectique matérialiste de l'histoire et dialectique de la nature, qui recoupe la division ultérieure et toujours problématique entre matérialisme historique — noyau scientifique de la théorie — et matérialisme dialectique — philo sophie d'accompagnement, auxiliaire de synthèse, à statut finalement idéolo gique. Cela entraîne une autre question : dans le marxisme des origines, n'y aurait-il pas une difficulté spéciale à penser le mode d'être et le statut de l'idéo logieen général ? 120 PATRICK TORT L'ANALYSE DES COMPLEXES DISCURSIFS : QUESTIONS DE MÉTHODE G. G.-E. : Les types de classification des sciences figurent comme une cons tante parmi vos thèmes de recherche, et plus précisément le rapport étroit qui unit telle conception d'un système des sciences à tel ou tel type de pression idéologique antérieure. On y retrouve la question de la localisation de la « science de l'homme » et du statut de son objet. A cet égard, l'anthropologie française semble en proie à une crise générale d'aboulie fréquemment reliée dans le discours à une sorte de désarroi épistémologique dont un numéro spé cial de L'Homme (97-98) s'est fait l'écho en 1986. Le projet épistémologique dans lequel vous vous inscrivez a-t-il l'ambition de jouer un rôle en ce domaine ? P. T. : Votre allusion indirecte à mes travaux sur Spencer et Comte (1987) m'incite à vous répondre d'abord sur un terrain historique. Il est rare qu'au xixe siècle une classification des sciences soit entreprise sans autre motif que celui d'une mise en ordre taxinomique effectuée par simple goût des beautés de la systématique. Les déterminations en sont généralement plus intenses, même lorsqu'elles n'apparaissent qu'à la faveur d'un long travail d' elucidation. Ainsi, pour rester à l'intérieur d'un même cadre historique, on peut prendre comme exemple le rapport critique que Spencer installe entre sa propre classification des sciences — fondée sur une représentation arborescente ou « en buisson » évoquant le modèle transformiste généalogique — et celle d'Auguste Comte, construite comme un étagement dont le parcours est linéaire, et qui emprunte la forme d'une pyramide à degrés. Chez Comte, chaque fois que l'on passe d'un degré à un autre, la science du degré supérieur intègre les déterminations qui caractérisent la science qui lui sert de socle, en ajoutant à son propre niveau un groupe de déterminations qui lui sont spécifiques, et absentes du niveau antérieur : ainsi par exemple de la physiologie par rapport à la chimie, et, natu rellement, de la « physique sociale » (sociologie) par rapport aux sciences phy siologiques. Ici, le « saut » est nécessaire pour l'accession à chaque palier de la pyramide : c'est par un tel « saut » que l'on passera de la physiologie à la sociologie, dont l'irréductibilité à la science des organismes est ainsi déclarée. En revanche, tout le dispositif de Spencer est en réalité orienté par l'intention inverse : faire apparaître la sociologie comme une dépendance directe de la bio logie, installer entre les deux domaines une continuité simple qui permette de systématiser l'analogie organiciste dans le domaine de l'étude de la société, afin d'en tirer une conclusion conforme en dernier lieu à la théorie générale de l'évolution : une société évolue comme un organisme (d'où soumission de ses membres à la loi de la concurrence vitale et du triomphe exclusif des plus aptes, fondement dogmatique de l'idéologie libérale). Certes les cheminements discurs ifs sont plus complexes et je ne puis faire ici que les schématiser. Mais cette L'Anthropologie darwinienne 121 schématisation est exacte, et permet de comprendre les enjeux de la classif ication des sciences dans l'époque considérée. D'une manière générale, on peut dire que l'enjeu réel de toutes les classifications des sciences produites dans la période positiviste et évolutionniste, c'est la place affectée à la science de l'homme et de la société. Et, bien entendu, du même coup, le rapport société/ nature, la place de l'homme dans la nature et son statut dans la société. Aborder maintenant la question du « projet épistémologique » — et il n'est pas seulement épistémologique — de l'analyse des complexes discursifs m'entraînerait à excéder largement les limites de cet entretien. Si l'on m'inter roge sur ses capacités de refondation de la discipline historique — et, plus précisément, sur ses rapports avec ce qui se dénomme traditionnellement « histoire des idées » ou « histoire des systèmes de pensée » (intitulé d'une chaire au Collège de France), je répondrai que l'ACD est d'abord un instr ument pour dépasser les échecs antérieurement enregistrés dans ce domaine, et qui sont, justement, des échecs de la méthode, ou plus précisément des échecs dus à un état rudimentaire de la construction méthodologique face à l'extraor dinairecomplexité des objets. Ce caractère rudimentaire tenait lui-même à la faiblesse des concepts descriptifs mis en œuvre pour rendre compte de la réalité complexe qu'ils avaient à appréhender. C'est ainsi que Michel Foucault — à qui l'on doit toutefois, sur ces questions, d'être sorti sinon des apories, tout au moins de la somnolence d'où les travaux initiateurs de Georges Canguilhem avaient commencé à tirer l'histoire des sciences — n'a pu faire, en pensant rompre avec l'ancienne « histoire des idées » (celle des « courants », des « influences », des « précurseurs », des « époques » et, précisément (?), des « idées »), que ré-enclore les « discours » dans des « formations » ou des « configurations » qui évoquent elles aussi la représentation de contours, de frontières, la possibilité ou l'obligation de circonscrire des zones d'homogénéité discursive correspondant à des périodisations discutables à la fois quant à leurs limites et quant aux domaines sur lesquels elles se règlent ou se modèlent (1'« Âge classique », par exemple). Dans une tout autre perspective, l'ACD entreprend de décrire et d'étudier les phénomènes d'engendrement et de conflictualisation des discours à partir d'une réalité au sein de laquelle l'unité n'est ni celle du discours, ni celle de l'objet, mais celle de Y enjeu par rapport auquel s'ordonnent des stratégies dis cursives en vue de leur affrontement. J'ai expliqué il y a un instant comment et pourquoi la place assignée à la science de l'homme et de la société dans une classification des sciences au xixe siècle pouvait être un enjeu. Tout comme j'ai montré il y a quelques années comment une classification historique des sys tèmes d'écriture et des codes de la représentation graphique renfermait au xvme siècle des enjeux qui n'étaient rien de moins que le maintien ou le déclin du pouvoir-dire chrétien en anthropologie (voir là-dessus Tort 1978a et 1981). Si l'on ramène la question à celle du bénéfice théorique que l'anthropologie contemporaine peut tirer d'une telle élaboration méthodologique, je répondrai d'abord qu'il peut consister à faire en sorte qu'elle connaisse un peu mieux son 122 PATRICK TORT histoire, et que de ce fait elle puisse trouver dans cette connaissance l'occasion de se comporter autrement par rapport à son objet. Il m 'apparaît urgent de constituer une épistémologie des sciences humaines, dont le « laboratoire », suivant une formule qui a fait ses preuves, sera naturellement l'histoire de ces mêmes sciences et des sciences dont elles sont nées, ou entre lesquelles elles sont nées. On y reconnaîtra que la structure des conflits théoriques contemporains n'est peut-être pas éloignée de celle qui réglait des affrontements plus anciens, pas forcément d'ailleurs dans les seules sciences « humaines ». Au plus pro fond de l'inquiétude actuelle, la quête éperdue des modèles extérieurs de scientificité, ainsi que la fragmentation des domaines d'étude en fonction parfois du choix opéré en faveur de l'un de ces modèles, reproduisent en anthropologie l'errance méthodologique des « systèmes artificiels » en histoire naturelle, avec l'horizon d'une « méthode naturelle » une et totalisante, qui ne sera sans doute jamais atteinte, sa fonction hautement dynamisante étant justement de demeurer une structure d'horizon. Nous sommes bien là au cœur d'un pro blème qui est de critériopraxis, donc de classification. Cela étant dit, je crois possible dans une large mesure une intégration des perspectives partielles, qui devrait notamment et d'abord dépasser l'opposition stérile, bien que significa tive, entre un structuralisme pris de désarroi devant la disparition des « ensembles » protégés sur lesquels il aimait à promener ses « grilles », et un marxisme qui serait à même de fournir une démarche et des concepts pour penser les processus souvent contradictoires du changement culturel, appel ésà devenir par simple nécessité historique l'objet majeur de la réflexion anthropologique . REFERENCES (OUVRAGES DE PATRICK TORT CONCERNÉS PAR CET ENTRETIEN) 1978a Warburton, Essai sur les hiéroglyphes des Égyptiens. Édition, notes, présentation par P. Tort, préface de J. Derrida. Paris, Aubier (« Palimpseste »). 1978b Physique de l'État. Examen du Corps Politique de Hobbes. Paris, Vrin. 1980 Évolutionnisme et linguistique. Paris, Vrin. 1981 La Constellation de Thot (hiéroglyphe et histoire). Paris, Aubier (« Présence et Pensée »). 1983 La Pensée hiérarchique et l'évolution. Les complexes discursifs. Paris, Aubier (« /?esonnances »). 1985a Misère de la sociobiologie, en collab. avec P. Acot, J.-P. Gase, J. Gervet, J.-M. Goux, G. Guille-Escuret, A. Langaney. Paris, PUF. 1985b La Querelle des analogues (Geoffroy Saint-Hilaire/Cuvier) . Plan de la Tour, Éditions d'Aujourd'hui (« Les Introuvables »). 1987 Spencer, Autobiographie (naissance de Vévolutionnisme libéral), précédée de Spencer et le système des sciences, par P. Tort. Paris, PUF (« Philosophie d'aujourd'hui »). 1988 La Raison classificatoire. Paris, Aubier (à paraître). Dictionnaire du darwinisme et de l'évolution. Paris, PUF (en préparation). L'Anthropologie darwinienne 123 ABSTRACT Patrick Tort, An Introduction to Darwinian Anthropology. An Interview with Georges Guille-Escuret. — Recalling how his book La pensée hiérarchique et l'évolution had, in 1983, reoriented the field of the interpretation of Darwinism, P. Tort contrasts « social Darwinism » — which was wrongly thought to be its consequence — with the very different truth represented by the anthropology of Darwin, which opens new perspectives for reflexion on the nature/culture and nature/society relationships. For over a century, this truth was not perceived, not even by Marx and Engels. The self-eliminating process of selec tion which takes place within « civilized » societies, is called by P. Tort the reversive effect of evolution. The method used in this work — the analysis of discursive complexes — should make it possible, through its later developments, to resolve, notedly in matters of classification, a certain number of key problems that have been raised by the traditional or structuralist approaches to the « history of ideas ». ZUSAMMENFASSUNG Patrick Tort, Einführung in die darwinsche Anthropologie. Ein Gespräch mit Georges Guille-Escuret. — P. Tort erwähnt die 1983 in seinem Buch La pensée hiérarchique et l'évo lution hervorgebrachte Umkehrung im Bereich der Darwinismusinterpretation und stellt gegen den « sozialen Darwinismus », den man daraus entstanden glaubte, die von Darwins Anthropologie sehr verschiedene Wahrheit auf, die die Überlegung über die Beziehungen Natur-Kultur und Natur-Gesellschaft zu ganz neuen Perspektiven führt. Diese über ein Jahrhundert lang — sogar von Marx und Engels — unbemerkte Wahrheit, die eine in den zivilisierten Gesellschaften sich selbst beseitigende Selektion zeigt, ist die des Umkehreffektf der Entwicklung. Die Durchführungsmethode in dieser Arbeit — die Analyse der diskur sivenKomplexe — müsste in ihren weiteren Entwicklungen das Lösen bestimmter Schlüsse lprobleme — besonders im Zusammenhang mit der Klassifizierung — gestatten, die von der traditionellen oder strukturalistischen Methode der alten « Geschichte der Gedanken » her vorgerufen werden. RESUMEN Patrick Tort, Introducción a la antropología darwiniana. Entrevista con Georges GuilleEscuret. — Recordando la revolución realizada en 1983 por su libro El pensamiento jerár quico y la evolución en el campo de la interpretación del darwinismo, Patrick Tort restablece aquí, contra el « darwinismo social » que se creía nacido de él, la verdad, muy diferente, de la antropología de Darwin. Esta verdad, que siguió siendo inadvertida (incluso por Marx y Engels) durante más de un siglo, y que descubre una selección que tiende a autoeliminarse en las sociedades « civilizadas » — es la del efecto reversivo de la evolución. El método util izado en este trabajo - el Análisis de los Complejos Discursivos (ACD) — podría permitir, en su desarollo ulterior, resolver, especialmente a propósito de la clasificación, algunos pro blemas estratégicos planteados por la gestión — tradicional o estructuralista — de la antigua « historia de las ideas ». (Traduit par l'auteur.)